Un jour, tout alla réellement mieux. Il dormit dix heures magnifiques, d'un noir absolu, sans grisé, sans ces clairs d'étoffe usée que traverse la lampe des insomnies. « Laissez-le manger », dit le docteur. Le café au lait se garda de descendre sottement, sans rien dire ni se faire remarquer, imitant l'eau tiède. Son arome familier et renouvelé à la fois, décapé, rafraîchi, présenta le relief grattant des choses neuves. Il prit le temps de faire valoir au passage sa douceur écumeuse, cette saveur fringante, et si gaie, ce goût de café qui n'est qu'à lui.
L'air entrait par la fenêtre grande
ouverte. Bientôt, Augustin fut capable de se reposer dans un nid d'oreillers
qui garnissait le fauteuil, près de cette fenêtre heureuse. Alors et non avant,
il connut la douceur de respirer. Un air tout frais fourni, jamais utilisé, tombé du ciel le matin même,
coulait intarissablement par l'ouverture des lèvres, y maintenait comme un bain
intérieur froid et azuré, faisant penser à des torrents de montagne, à ces glaciers
qu'il n'avait jamais vus. Tout était gai, plein d'odeurs de jardins. L'année
lui présentait ce morceau de printemps supplémentaire, réservé aux
malades : les premiers rires d'avril dont ils n'ont pu jouir, y
persistent, gardés pour eux. Christine marchait encore sur la pointe des pieds,
mais c'était légèreté, envol, bonheur.
Une certaine mollesse lui restait,
qui rendait le lit savoureux. Les draps entretenaient avec les courbes de son
corps un contact amical, minutieux et discret, semblable à un repos entre ciel
et terre, dans des nuées mythologiques, sur de l'air épaissi et portant.
Le goût des livres lui revint, mais
peu à la fois. Un certain détachement s'y joignait comme une lassitude de
choses trop aimées, un désir de promenades sur d'autres terres, où tout serait
nouveau, langues, géographie, détail des cités et, des
hommes. De la fenêtre, face aux jardins, que dominait son fauteuil de malade,
on voyait maintenant déferler la pleine houle des feuillages. La convalescence,
traînante visiteuse, s'éternisait entre les portes. Et la tête, encore lourde
dès qu'elle prétendait, à la manière normale, se tenir toute droite sur les
épaules, se faisait, sur un oreiller, aérienne et sans poids, toute prête aux
ravissements et aux langueurs.
L'édition Brunschvicg de Pascal se
trouvait entre ses mains. C'est ce livre qu'il revoit encore, lorsque, après
bien des changements et des années, il se rappelle ce temps de sa vie, et
l'émotion particulière qu'il allait y rencontrer.
Il était plongé dans la Prière pour le bon usage des maladies.
Ces phrases unies, d'une densité de liquide lourd, coulaient jusqu'à son cœur,
dont la malléabilité sentimentale l'étonnait, presque du même mouvement dont il
absorbait l'air pur. Elles frappaient sur lui des chocs légers, de petits
sursauts de contrition douce, des demi-regrets de se sentir peu conforme au
détachement qu'exprimait Pascal, et surtout sans désir de le devenir.
« ...Je ne vous demande ni
santé, ni maladie, ni vie, ni mort ; mais que vous disposiez de ma santé
et de ma maladie, de ma vie et de ma mort... Je ne sais lequel m'est
profitable... » Ces paroles mal ajustées à sa carrière, à sa position, à
ses besoins, réservées aux âmes plus rapprochées des saints, peut-être ne
définissaient-elles, pour les cœurs ordinaires, qu'un devoir d'admiration, de
nostalgie et d'humilité ? Peut-être exigeaient-elles plus ? Il
semblait à Augustin qu'il devait ne discuter rien, ne discriminer rien ;
se contenter de subir cette force et cette amertume à travers une inondation de
douceur et de repentir. La maladie rassemblait en un courant unique l'épars
ruissellement de sa vie, prohibait les déversoirs secondaires, le rejetait aux
pentes essentielles.
C'était il ne se rappelait plus quel
dimanche, la maison silencieuse, son père sorti il ne savait où, sa mère et ses
sœurs parties pour quelque tâche dominicale. L'on semblait s'être entendu pour
lui réserver une heure de solitude et de sommeil. Des airs de clairon sonnaient
aigrement, très loin, pour quelque grosse
fête populaire.
La Prière pour les maladies offrant parmi ses notes des références au Mystère de Jésus, il s'y reporta.
L'édition Brunschvicg présentait à cette page un fac-similé du manuscrit de
Pascal, avec son papier sali, les traits entre les paragraphes, les grands S
rigides, et tous les détails de l'écriture ardente. On croyait voir dans la
demi-obscurité d'une chambre carrelée de rouge, chauffée aux bûches, meublée
d'un lit à courtines, sa pâle main écrire près d'un rayonnage d'in-folios, puis
s'interrompre pour soutenir son front.
Augustin entre dans le mystère de
Jésus. Tout est ténèbres. Les mots si doux, si lourds, composent de graves
phrases noir mat, à l'unique début : Jésus. Tout s'y dit à voix
basse : chuchotement distinct et persistant d'un grand malade lucide qui
règle tout avant sa mort.
Comme il vient, pour la première fois
depuis qu'il lit le texte célèbre, d'apercevoir, malgré un recul de plus de
deux siècles, Pascal lisant et écrivant devant lui, Augustin contemple
maintenant un autre personnage à travers une distance bien plus grande encore,
une individualité douce, simple et très mystérieuse, parlant, souffrant comme
l'un de nous et toutefois suspecte de quelque effrayante identité avec le
Très-Haut. Sans doute, il y a les précisions dogmatiques. Mais ce que Pascal
montre à travers les pénombres, c'est moins le Verbe du dogme trinitaire que
Jésus dans son humanité, dont il va verser tout le sang. Ainsi dut le voir, il
y a deux mille ans, quelque disciple galiléen, pas très informé encore, mais
docile et soupçonneux de quelque grand secret.
Ce corps humain blanchâtre, étendu
sous les Oliviers, ce gisant semblable à tous les autres, écrasé, pitoyable,
suant le sang devant la mort, cet homme des basses classes, timide, débile,
d'épaules étroites, assez peureux, petit diseux de bonne aventure, mystique et
magicien, en dégoût aux grands juifs, totalement ignoré des proconsuls rasés,
maîtres de la terre, il est tout cela, et autre chose. Une Présence formidable,
une Puissance de Cause Première, joue autour de cette plate douleur de pauvre
homme. Elle pénètre ce chétif, elle le traverse, sans l'arracher à son
incognito terrifiant. Cette extrémité de bassesse humaine est accolée à cette
cime.
Non qu'on distingue rien encore des
Pâques prodigieuses, dans ces ténèbres du Jeudi Saint. C'est une puissance
masquée qui baigne ce moribond, sans qu'on sache si elle descend sur lui ou
s'en exhale, ni pourquoi elle laisse dédaigneusement la Mort et la Douleur
frapper, se jouer, faire saigner et souffrir, comme si elles se trompaient
d'homme. Ce jardin plein de nuit, rouge de torches, est inintelligiblement
lugubre. Il faut parler bas, s'agenouiller, ne pas dormir, pendant qu'agonise
Jésus.
Est-ce le tutoiement ? ou le mot
d'agonie ? ou cette vision de bras cloués, raidis à angle droit, en un
supplice de brute ? Augustin ne peut dire pour quelle raison précise et
spécifiable, mais son cœur n'est que cire, où pénètrent, tournent, fondent, et
coupent les mots de ce gisant. Des frémissements parcourent, son corps, des pieds à la nuque. La pendule-réveil, posée
sur la cheminée, bat dans sa boîte ouverte, d'un petit son méticuleux. C'est le
seul bruit de la maison.
D'un geste amolli de malade, Augustin
repose le livre des Pensées sur la
table ronde auprès de lui, tout ouvert, les feuilles contre le bois. Cette
marée de misère et de Toute-Puissance qui déferle des Oliviers a fini par
l'envelopper, lui, Augustin, après Pascal (après bien d'autres), dans ces mêmes
flots où baigne le Christ.
Jésus lui parle comme à Pascal :
« Je pensais à toi dans mon agonie ». Aucune distinction entre les
deux âmes ; celle qui écoute en ce moment même, et celle qui, voici deux
cent cinquante ans, entendit ces paroles, dans les effusions et les larmes
d'une méditation de saint.
Augustin ne peut se méprendre :
c'est bien lui qui se sent aimé, choisi, sollicité. Une sorte d'appel pressant
et murmuré effleure son cœur comme un petit souffle.
Le silence où se propage cet appel
est différent des autres silences : milieux inertes, simples absences de
bruit. C'est le mutisme des attentes, encore vibrant du message qu'il vient de
transmettre, attentif et chargé, tout pénétré d'une terrible douceur. Augustin
se sent, d'être distingué par Dieu, une confusion à s'évanouir.
Plus tard, bien plus tard, lorsque,
ayant eu le temps d'interpréter et de comparer, il revoit ces moments tels
qu'en réalité ils furent, un des points suprêmes de sa vie, il réfléchit qu'à
d'autres dates, l'appel se fût composé avec des préoccupations sans nombre pour
lui et pour les siens, des questions d'argent, de santé, de carrière, des
circonstances extérieures encombrées, toutes les lettres de change tirées sur
le destin.
Et qu'au contraire, à cette date-là,
et dans la jeunesse de sa pensée, tout était déblayé, net, expectant, réduit à
l'essentiel autour de
lui et en lui, simplifié comme une chambre de moine : rien qu'un plancher
lavé, une paillasse de maïs, un prie-Dieu sous un Crucifix. Un paysage moral
d'une sévérité solitaire, où la vue n'accroche rien.
Une énergique reprise rend à Augustin
la possession de ses remparts intérieurs que l'émotion commençait de forcer. Il
est, lui, Augustin, surpris en pleine maladie, aux prises avec un appel d'une
douceur tragique. Des lassitudes de sa convalescence, il faut qu'il fasse
soudain sortir les forces nécessaires à mesurer cet appel et l'ampleur possible
de ses exigences.
Des saints, au début de leur vie de
saints, ont du premier coup tendu en offrande, comme une corbeille au bout des
bras, le détail futur de leur vie. Mais Augustin n'est qu'épouvante.
Qu'est-ce qui s'agite dans cette
épouvante ? De bien petites choses en vérité, sans proportion avec
l'Immense : toute sa carrière terrestre, les grands concours, les
réalisations déjà commencées... Elles jouent l'adresse et la prudence, et même
le dévouement religieux : « Quand tu auras conquis ces titres, et
puis ces autres, et puis encore ceux-là, avec quelle autorité ne parleras-tu
pas au nom du Christ ? Comme on t'écoutera ! » Levée en masse
des arguments et des défenses pour le bonheur en danger. D'autres motifs aussi,
d'une sorte plus chaude : les chastes tendresses, les fiançailles
inépuisables, toutes les symphonies de la joie. Aucun nom sur ces
préfigurations passionnées, rien qu'une direction obscure où tendent
d'essentiels désirs.
Oh ! les terrifiants moments, où
Dieu confie véritablement aux hommes, avec la tâche de créer leur vie, une
délégation de la Causalité ! Perdue dans son oreiller, la pauvre tête
malade souffre, s'angoisse. Augustin reprend le petit volume en incertitude et
désespoir. Il tombe sur la ligne : « Seigneur, je vous donne
tout ».
C'est un coup de poing en pleine
poitrine.
Ainsi, comme dans les consultations
par le livre, où les anxieux tirent une solution fortuite de la page qui tombe
sous leur main, Dieu a daigné penser à lui de la manière la plus individuelle,
au moment précis de son besoin.
Comme Pascal, il a subi cet
ajustement personnel des grâces dont sont pleines et comblées toutes les vies
des saints, et celle même de l'auteur du Mystère.
« J'ai versé telle goutte de
sang pour toi ».
Augustin est emporté sur les hautes
mers. Ballotté, inerte, entre l'acceptation et la résistance, également loin
des deux, fétu sur de grands flots, il se murmure à lui-même, tandis qu'il
maintient sa tête hors de l'eau :
— Seigneur, mon Dieu, je ne pourrai pas !
Il pleure à sanglots bas, de regrets,
de détresse et de la terreur de Dieu. Cœur que disputent deux combattants, il
mesure en tremblant les forces respectives. Une sorte de sécurité abjecte
grandit dans son désespoir.
En vain, la même voix sourde et
impérieuse, qui a jeté dans l'existence le Temps et l'Univers, descend-elle à
cet inconcevable aveu :
— Je t'aime... plus ardemment que tu n'as aimé tes
souillures...
Entre elle et celui qu'elle poursuit,
s'interpose un bouclier mou, fait de plat sens commun et de prudence humaine,
qu'elle ne traversera pas.
Peut-être a-t-il pris, pour immédiat
appel, une poussée d'exaltation née de la maladie... « Tes
souillures »... sans doute, mais tes réalisations permises ? ton
terrestre bonheur béni ?... « Je prendrai le temps de voir clair, le
temps et l'aide... Il est des moyens légitimes, voulus de Dieu, mes propres
réflexions, mes lectures, des conseils ; autant de critères de toute
vocation possible ». Le mot de vocation l'épouvante encore. Il ne se rassure
que parce qu'elle est loin. Ces phrases de défense et d'autres semblables
sortent d'inépuisables réserves de sens pratique, de froideur et de raison.
L'attente ardente s'attiédit. L'appel
relâche ses insistances.
Il s'affaiblit moins qu'il ne se tourne vers ailleurs, comme s'il s'était
trompé, qu'il cherchât quelque autre, à tâtons, dans la même pièce, d'un doigt que tentent
d'autres cœurs. Un sentiment précis du positif prononce des mots qu'Augustin ne
veut pas entendre, quelque chose comme : « Tu t'es bien
défendu ».
Mais la tristesse et l'incertitude,
nées de l'appel méprisé, portent avec elles comme une clarté rétrospective.
L'appel n'a été ni subit ni isolé. Maints moments antérieurs de la treizième à
la seizième année, s'éclairent à cette nouvelle lumière, obscurs lorsqu'ils se
produisirent. Des plénitudes mêlées d'espérance, sans rapport à rien de
terrestre, vaguement connexes à du sacré. De rares moments lumineux, pas
toujours liés à des cérémonies ou à des communions, allant, venant, sans grande
raison, dans son âme, brises douces, sortes de poussées vers des lieux d'où
l'on voit de plus près l'autel.
Le tintamarre de fête populaire se
détourne vers des rues extérieures, et l'on sent plus lointaine la ville qui
mange, boit, s'amuse et fait du bruit.
Joseph Malègue, in Augustin, ou le
Maître est là