samedi 11 mai 2013

En tremblant... François Euvé, Le mal toujours présent


Réfléchir sur le péché serait insuffisant si l'on ne réfléchissait pas sur la destinée de l'homme que ce péché entrave. Nous partirons d'une notion simple, qui n'a pas de connotation religieuse particulière, le bonheur. Qui ne souhaite pas être heureux ou, plus modestement, réussir sa vie ? Quels sont les obstacles sur ce chemin ? L'expérience du mal doit-elle faire douter d'un bonheur possible ?
RÉUSSIR SA VIE
Le thème du bonheur constituait déjà l'arrière-plan de l'éthique d'Aristote. Il peut se décliner de diverses façons, du plaisir immédiat à la béatitude de la vie éternelle. Ce thème est aussi présent au cœur de la tradition chrétienne, comme l'attestent les Béatitudes, premier discours de Jésus rapporté par le premier Évangile, celui de Matthieu (Mt 5, 3-12). C'est un bonheur possible, parfois déjà présent, même sous une forme paradoxale : « Heureux les pauvres... »
Thomas d'Aquin propose un commentaire des Béatitudes. Le grand théologien médiéval est frappé par la convergence entre les deux pôles qu'il cherche à réconcilier, l'Écriture chrétienne et la sagesse antique, incarnée par Aristote. Il emprunte au philosophe l'affirmation de l'universalité du bonheur, à laquelle il ajoute une pluralité d'interprétations : « Tous les hommes aspirent à être heureux, mais ils ne s'accordent plus lorsqu'il s'agit de dire ce qu'est le bonheur [beatitudo] : les uns désirent une chose, les autres une autre »1.
Invoquer ce désir de bonheur, c'est souligner que l'homme n'est pas heureux au moment où il éprouve cette aspiration. On désire ce que l'on n'a pas ; le bonheur se fait attendre. Mais le malheur survient, sous des formes diverses : maladies, deuils, pertes subites d'amis, épreuves en tous genres. D'où cette question légitime : l'homme est-il fait pour être heureux ?
La sagesse ancestrale, philosophie, religion, apporte des réponses, que ce soit pour la vie présente ou pour une éventuelle vie « future ». Les propositions divergent : accumuler des biens temporels, satisfaire ses désirs, agir selon la vertu, contempler les vérités divines 2. Les moins ambitieuses affirment que le bonheur est à notre portée, à condition de renoncer aux grands idéaux, aux désirs hors d'atteinte, aux aspirations trop lointaines. « Cultiver son jardin » est une maxime indémodable, surtout à notre époque, revenue des projets grandioses de transformation radicale du monde que portaient les idéologies désormais défuntes. On retrouve aisément, dans ce contexte, la sagesse antique qui fuit tout excès (hubris).
Pour Thomas d'Aquin, le bonheur authentique est dans la relation à Dieu. Mais pour l'homme d'aujourd'hui, cela ne va plus de soi ; aucun ciel n'impose plus sa loi à l'histoire humaine :
En première approximation, on pourrait dire que ce qui caractérise au mieux l'époque contemporaine, du moins dans les démocraties occidentales, c'est la conviction, joyeuse ou nostalgique selon les cas, que la réussite ou l'échec d'une vie ne saurait plus désormais s'évaluer à l'aune d'une transcendance. 3
C'est d'autant plus vrai que les grandes utopies de salut qui ont agité le XXe siècle en promettant à l'humanité un « avenir radieux » ont fini au mieux dans la médiocrité, au pis — le plus souvent — dans des millions de sacrifices inutiles. Les grands rêves de dépassement, d'auto-transcendance, si fascinants qu'ils aient pu être dans leur construction théorique, se sont achevés en utopies meurtrières. À quoi bon vouloir transformer radicalement le monde si c'est au détriment de l'humanité présente ? La sagesse contemporaine prescrit : « C'est ici et maintenant qu'il faut être heureux »4.
Le chemin le plus banal se satisfait de la possession immédiate. On pense aux images publicitaires ou aux récits de ceux qui ont « réussi dans la vie ». Pouvoir et richesse attirent, surtout ceux qui s'en estiment privés. Comme dans la Genèse, l'arbre interdit — ou celui que l'on pense tel — est toujours le plus désirable.
Plus subtilement, on pense trouver le bonheur dans une sorte de réconciliation avec son destin, sur le modèle de l'ancien stoïcisme. Nous serions inscrits dans une totalité cosmique qui donnerait sens à notre existence. La vraie liberté consisterait à coïncider avec la nécessité du monde. Le libre arbitre, capacité arbitraire de choix, serait une illusion, qui peut être dangereuse si elle bouleverse l'harmonie cosmique. Il s'agirait plutôt de se réconcilier avec le monde tel qu'il est, sans nostalgie d'un passé qui n'est plus et ne reviendra jamais, sans refuge onirique dans un avenir qui n'existe pas encore. Le mot d'ordre serait de goûter la plénitude de l'instant présent.
Cette attitude, qu'on peut qualifier de « matérialisme » au sens où elle ne fait appel à aucune transcendance spirituelle, n'est pas sans grandeur. Elle ne doit pas être confondue avec la platitude radicale des utilitarismes qui promeuvent l'égoïsme ordinaire en programme de vie. La communion avec la totalité cosmique rejette l'individualisme de celui qui réduit le bonheur à la satisfaction de ses envies. Elle suppose un décentrement de soi au profit d'un espace plus large. Toutefois, cette attitude peut être qualifiée de « philosophie pour beau temps »5. Face à l'expérience du mal, maladie ou violence, l'acceptation sereine du moment présent devient vite intenable. C'est vrai pour soi-même : il est facile d'accepter son destin quand tout va bien, mais en cas d'épreuve, l'acceptation semble trop rationnelle. C'est vrai aussi face au mal subi par l'autre : le spectacle de la violence dans le monde conduit à vouloir y remédier. Cela implique des transformations sociales, sinon aussi radicales que dans les utopies désormais récusées, au moins décisives. La souffrance appelle une action. Certaines paroles consolatrices peuvent faire plus de mal que l'épreuve subie. L'aspect injustifiable du mal rencontré met en question nos certitudes.
Une troisième voie envisage le bonheur non plus seulement par rapport à soi ou à un monde anonyme, mais dans la relation concrète aux autres personnes humaines, « l'exigence d'une ‘existence avec les autres’ »6. Ces autres sont des personnes singulières : « Nous avons besoin des autres pour nous comprendre nous-mêmes, besoin de leur liberté et, si possible, de leur bonheur, pour accomplir notre propre vie »7. La rencontre de l'autre homme conduit à me décentrer si je veux le rencontrer en vérité, à faire le sacrifice de mon petit moi afin de ressentir ce qui l'anime : sortir de soi pour aller à la rencontre de l'autre. On se trouve ici confronté à la thématique de l'amour, qu'on la réfère ou non à la tradition chrétienne.
L'aspiration au bonheur met en évidence, par contraste, le caractère originaire du mal et de la souffrance 8. C'est le mal qui stimule l'agir et la pensée. La souffrance ne laisse pas indifférent. Face à la personne en détresse, on peut à la rigueur passer son chemin sans réagir, mais il est peu probable que cette rencontre ne m'affecte pas. Le sentiment éprouvé, même un bref instant, peut ne pas se traduire en manifestation extérieure, geste concret ou parole réconfortante ; il n'empêche que quelque chose a été ressenti. Dans les autres cas (les plus fréquents ?), quelque chose est fait pour venir en aide à autrui.
L'action est une réponse. La pensée en est une autre, plus durable peut-être. L'épreuve du mal, dans la mesure où il paraît injustifiable, où il ne s'inscrit pas dans l'ordre des choses, invite la raison à en chercher la cause. Il se pourrait que le point de départ soit cette épreuve plutôt que la simple curiosité, le désir de connaître pour connaître. Savoir « comment ça marche » est intéressant, mais chercher à comprendre « pourquoi j'ai mal » ou, plus simplement, « pourquoi ça ne marche pas » engage un enjeu autrement plus profond. L'étonnement premier est devant le mal 9. On l'a dit, l'identification de la cause permet d'initier le processus de guérison ou de réparation, en représentant déjà un premier pas sur le chemin de sortie, puisqu'elle relie un ensemble de faits que la souffrance tend à disjoindre, elle remet une cohérence là où les choses semblaient en être dépourvues. Le mal est ce qui ne devrait pas être. Pourquoi ? La réponse n'est pas immédiate, mais elle sera fournie par la raison qui, ayant identifié le réseau causal, saura agir sur lui, supprimer le mal à sa racine et le ramener par conséquent à l'inexistence d'où il n'aurait jamais dû sortir.
Entre le mal et la raison, il existe une longue histoire conflictuelle. Entre la prétention à l'explication intégrale des théodicées et la démission sceptique qui renonce à comprendre se trouvent tous les programmes des grandes philosophies : sans doute n'y aurait-il pas de philosophie s'il n'y avait pas de mal. La philosophie propose des distinctions : une première catégorisation distingue le mal subi, le malheur, et le mal commis, la faute. Nous sommes partis de l'expérience du mal subi, car elle est la plus immédiate. Comment penser le second ? Dans ce cas, l'homme est actif : il commet le mal. Dans quelle attitude est-il le plus humain ? N'est-ce pas lorsqu'il agit ? L'intérêt du philosophe se déporte progressivement vers la faute. S'il y a malheur, c'est qu'il y a faute. Entre souffrance et péché, la balance n'est pas égale : le malheur est parfois la conséquence directe de sa propre faute, parfois de celle de quelqu'un d'autre (ses parents, par exemple). Parfois encore il y a indirectement faute dans la mesure où rien n'a été fait pour empêcher ce malheur — en supposant que l'homme le puisse.
La sensibilité ancienne valorisait la faute ; la sensibilité contemporaine, on l'a dit, prête davantage attention aux victimes. On peut estimer ce déplacement conforme à la logique évangélique : Jésus paraît davantage concerné par la guérison des souffrants que par la dénonciation des coupables. À la limite, cela conduit à marginaliser le péché, en tant que culpabilité assumée.
L'AVENTURE MODERNE
La sensibilité croissante à la souffrance et à la victime présente des traits caractéristiques.
Le premier est celui du progrès. Il ne s'agit pas seulement de soulager la souffrance, comme s'y emploie la médecine, de rétablir l'équilibre ou la cohérence d'un organisme, mais aussi de le transformer, l'améliorer. Malgré la violence qui semble démentir périodiquement cette marche en avant de l'humanité, malgré même une malice indéracinable dans le cœur humain (le « mal radical » selon l'expression de Kant), l'espoir est là d'un avenir meilleur. Il ne sera pas meilleur simplement parce que les maux auront été éradiqués, mais parce qu'une métamorphose aura fait coïncider l'état des choses avec les aspirations les plus profondes de l'homme. Le mal fait « voir des problèmes et des anomalies là où on ne voyait que la nature éternelle des choses »10. L'utopie est un rêve, mais le chemin qui y conduit est déjà tracé.
Une autre caractéristique est la valeur donnée à la personne. Les droits de l'homme sont une invention moderne. La sagesse antique ne les ignore pas, mais elle leur préfère la cité ou l'ordre cosmique, auxquels la personne individuelle doit se soumettre. Ces deux traits de la modernité sont couplés : il y a progrès parce qu'il y a responsabilité des acteurs. L'action humaine n'est plus référée à l'ordre cosmique. Philippe Nemo fait l'hypothèse que « c'est la morale judéo-chrétienne de l'amour ou de la compassion qui, en apportant une sensibilité inédite à la souffrance humaine, un esprit — sans équivalent dans l'histoire antérieure connue —de rébellion contre l'idée de la normalité du mal, a donné le premier branle à la dynamique du progrès historique »11. Il voit cette morale tout particulièrement à l'œuvre dans le Sermon sur la montagne 12 (Mt 5-7), où la miséricorde prime sur la justice. Dans ce texte en effet, ce qui est requis du disciple est un « toujours plus », qui excède l'équilibre de la justice traditionnelle. Celle du disciple doit dépasser celle des scribes et des pharisiens qui observent la Loi.
La responsabilité de la personne est cruciale. Emmanuel Levinas a montré avec vigueur comment l'humain s'inaugure dans la responsabilité infinie envers autrui. Pour lui, « c'est autrui qui est le principe régulateur de mon comportement »13. Il n'est pas seulement une composante du monde, une « substance », comme la pierre ou l'étoile, intégrées dans un ensemble plus vaste qui leur donnerait leur consistance. La chose a valeur d'usage, elle est destinée à être transformée ; autrui a valeur par lui-même, il est une fin et non un moyen, distinguait Kant. Je ne me définis que face à l'autre, dans la conscience que je n'aurai jamais fini d'épuiser la dette que j'ai contractée envers lui. Celle-ci, comme l'aveu augustinien, fait échapper au fatum et met en mouvement l'histoire.
Cela signifie aussi que l'humanité de l'homme n'est jamais complètement définie : l'homme est un être en devenir. L'héritage judéo-chrétien accentue ce trait : la création de l'homme à l'image de Dieu ne peut pas être considérée comme effectivement accomplie du seul fait de Dieu, dans le seul instant de l'acte créateur d'un premier homme, mais elle requiert aussi, et non moins nécessairement, le fait de l'homme, sa libre participation à l'acte qui institue l'homme 14.
Le péché serait alors refus de participer à ce processus créateur, démission de la liberté.
Le XXe siècle est un tournant. Il est marqué par une série de violences où est mis en cause le principe d'humanité. C'est ainsi qu'apparaît en droit la notion de crime contre l'humanité. L'idéal d'un progrès rationnel, d'une amélioration continue de l'espèce humaine, s'efface devant la découverte des atrocités commises par des acteurs qui, à bien des égards, semblaient rationnels : « Cette histoire de la raison, qui commence avant Socrate et culmine, de trois manières différentes, dans la pensée des Lumières, dans la philosophie spéculative de Hegel et dans le positivisme comtien, s'achève dans les camps de la mort »15. Le dessein de transformer le monde et l'humanité n'a pas complètement disparu. La technologie continue à se développer ; les attentes demeurent à l'égard d'une médecine de plus en plus performante, mais le doute s'est insinué dans les esprits : peut-on' atteindre le bonheur par le seul progrès de la connaissance ? La crise écologique aggrave la situation, en dévoilant les effets pervers du progrès technique et de la croissance économique.
Dans le même temps, la vision scientifique de l'homme se précise. Dans la modernité classique, l'homme vit au sein d'un monde duel où se distinguent la « chose pensante » (l'esprit, le monde humain proprement dit) et la « chose étendue » (le reste des choses, les objets du monde matériel). L'homme manipule à sa guise une matière qui, par essence, ne peut lui résister. Dépourvue de finalité, réduite à un fonctionnement mécanique, la nature est remise à la maîtrise de l'homme. Avec le progrès scientifique, ce schème mécanique se généralise au vivant et même à l'humain. La théorie évolutionniste montre la continuité entre l'inerte et le vivant, entre le vivant et l'humain. Les neurosciences décryptent le fonctionnement cérébral à l'aide de modèles mécaniques. Que reste-t-il alors de spécifiquement humain ? Parler de volonté, de liberté a-t-il encore un sens si l'on peut expliquer les actions humaines à l'aide de modèles tirés du monde de la matière ?
Notre époque serait-elle marquée par un retour du fatalisme ? L'intérêt revient pour la sagesse antique, le stoïcisme en particulier, une attitude équilibrée, réaliste qui tient compte de cette profonde insertion de l'humain dans la nature, en écartant tout excès de transcendance 16. La situation présente semble partagée entre deux attitudes contradictoires : la grande sensibilité à la souffrance des victimes et la culpabilisation croissante face aux risques écologiques. Ces deux attitudes, poussées à l'extrême, risquent de paralyser la pensée et l'action. Dans le premier cas, je me vois victime d'un mal dont je ne me juge pas responsable, et j'exige la compassion de la part d'autrui. Dans le deuxième cas, à l'inverse, la responsabilité écrasante que je m'attribue est disproportionnée par rapport à ce que je peux réellement entreprendre.
La sensibilité au mal et à la souffrance n'est pas un phénomène récent. D'après Philippe Nemo, c'est une caractéristique de l'héritage biblique et un élément moteur de l'aventure occidentale. Dans un premier temps, le versant actif est privilégié : voir le mal — ou en être soi-même victime — incite à agir, et ce d'autant plus qu'on aura perçu avec plus d'acuité un dysfonctionnement, même sous l'apparence de normalité. C'est à la faveur des violences inouïes du XXe siècle que le renversement se produit. Régis Meyran souligne ce qui oppose la Première à la Seconde Guerre mondiale pour les soldats que l'on qualifierait aujourd'hui de « névrosés » : en 1918, « le névrosé de guerre était un fraudeur, un simulateur ou un lâche ». L'épreuve endurée aurait dû l'inciter à combattre davantage. En 1945, après la libération des camps, les études attirent l'attention sur « la culpabilité lancinante de celui qui n'accepte pas d'avoir survécu au milieu de tant de morts ». Ainsi, « le névrosé est devenu une victime »17.
DU MAL INJUSTIFIABLE À LA RÉCIPROCITÉ DES CONSCIENCES
Les développements précédents procédaient plutôt d'une analyse sociale. Est-ce la bonne approche ? Ne serait-il pas plus justifié d'analyser la conscience individuelle, celle qui affronte le mal sans toujours pouvoir lui conférer une dimension plus générale, plus métaphysique ? Mais ne risque-t-on pas alors de ramener au premier plan le problème irritant de la culpabilité ? Rentrant en elle-même, la conscience risque de rencontrer à nouveau cette zone obscure qu'elle serait fort tentée d'oublier, de repousser plus loin, dans l'irrationnel.
Est-il cependant possible d'échapper à cette confrontation ? N'en va-t-il pas de la valeur de l'homme que de s'affirmer dans une conscience irréductible à toute autre instance, capable même de refuser toute tentative de réduction qui lui serait imposée par une de ces théories ? Une autre expérience est possible lorsque la conscience singulière découvre qu'elle n'est elle-même que dans la rencontre d'autres consciences qui ont traversé les mêmes épreuves.
Dans une remarquable analyse, Jean Nabert définit le mal comme l'injustifiable, c'est-à-dire comme ce qui ne devrait pas être mais qui est pourtant. Il existe de l'injustifiable qui résiste à toutes les entreprises de la pensée normative. Son contenu est impossible à définir, car il échappe à toute caractérisation précise. Il « n'est pas plus quelque chose que l'esprit n'est quelque chose »18. Ce qui le qualifie est plutôt l'opacité, aux antipodes de la transparence de la raison. Sa persistance montre la limite des entreprises de la raison. Il ne s'agit sans doute pas d'un échec définitif, car ces entreprises peuvent toujours être recommencées, affinées, poussées plus loin. Aucune limite ne peut leur être imposée a priori. Et pourtant, la zone d'ombre accompagne les progrès de la lumière, « de nouvelles tensions apparaissent, plus subtiles et plus profondes, qui ajournent l'espérance d'une adéquation entre l'être et ses actions »19. L'injustifiable n'est toutefois pas le mal car la complicité du vouloir lui fait défaut : je ne veux pas que cela soit, mais que vais-je faire face à cela ?
Après l'injustifiable, la deuxième étape est celle de la causalité impure. La volonté intervient alors pour écarter le mal, lutter contre lui. L'homme pressent que c'est dans la réaction au mal que se constitue la conscience humaine. Il réalise que ce combat rencontre des résistances (en dehors de soi, dans la nature, chez les autres). Pourtant, la motivation de la volonté rencontre « à l'intérieur de soi, un empêchement plus caché, plus invincible que ne le sont les résistances venant de la nature »20. Le mal n'est pas seulement extérieur ; il est aussi déjà présent à l'intérieur de la conscience. On ne peut comprendre la situation en théorisant un affrontement entre une liberté pure, dégagée de toute codétermination — le libre arbitre — et la nature comprise comme le règne de la nécessité. Il y a quelque chose d'impur dans la causalité du Moi, qui vient d'un élément déjà présent dans la conscience, qui la précède et qui la fausse. Cette impureté conteste le schème du rationalisme moral qui voudrait que chaque acte, chaque production de la volonté recommence l'être du Moi ; elle rejette l'idée d'une construction de soi à partir de soi, auto-fondation absolue, liberté détachée de toute histoire.
Parler de causalité impure n'est pas situer la conscience dans le mal. Combattre le mal dans le monde est une action bonne. L'impureté des motivations ne pervertit pas le résultat. Une distinction doit être faite entre le plan des motivations et celui des résultats de l'action.
La causalité impure se révèle une « intime complaisance au Moi »21. L'action morale se veut désintéressée, pure, et pourtant elle ne l'est pas autant qu'on le voudrait. L'adéquation d'un acte à une loi morale, que l'on pense sincèrement bonne, laisse un sentiment mitigé, et révèle bien mieux qu'une transgression cette impureté de motivation : « L'égoïsme est la raison d'être de la causalité impure »22. Voilà ce que Nabert qualifie de péché. L'ambivalence de ce sentiment demeure car, « par le sentiment du péché, nous sommes ramenés, bien au-delà de la transgression de la loi, à l'idée d'une conscience pure dont nous sommes la négation vivante »23. Par-dessous ce sentiment retentit encore l'appel de la conscience pure, comme une affirmation plus originaire que toutes les décisions concrètes, réelles mais ambiguës : « Par-delà toute relation empirique, la conscience éprouve au fond de soi une aspiration invincible qui la fait se refuser à croire que tout espoir de restauration — ou plutôt de recréation — de son être lui est interdit »24. L'écoute de cet appel ou de cette « voix »25 atteste que l'impureté de la conscience peut être transcendée par une autre instance, plus essentielle.
Le péché se révèle comme complaisance, avons-nous dit, en nous appuyant sur Nabert. C'est la fermeture sur soi qui rend la causalité impure, si accordée soit-elle en apparence à l'objectivité morale. Cette complaisance n'est pas nécessairement autojustification ou contemplation narcissique de soi : à l'inverse, elle peut prendre la forme d'une auto-accusation. Par là, l'analyse de Nabert rejoindrait paradoxalement la dénonciation faite par Nietzsche de la culpabilité, le pécheur se torturant lui-même « sur la roue cruelle d'une conscience inquiète et voluptueusement malade »26. Se sentir coupable serait encore se tourner vers soi-même, chercher en soi la cause de ce malaise, dans une sorte de complicité avec une souffrance que l'on s'inflige à soi-même.
La rencontre de l'autre brise le cercle de la complaisance. La conscience ne peut rester isolée : « C'est grâce à la diversité de ces relations de réciprocité que chaque Moi, cessant d'être prisonnier d'un seul visage, se libère pour soi, comme en retrait, et tend à s'affirmer à titre de conscience de soi supérieure à toutes ces relations »27. L'être est impuissant à se régénérer par ses propres forces, mais l'appel à la vie qui lui est adressé ne résonne pas dans le vide.
La lutte entreprise contre le mal permet de saisir la division intérieure de la conscience : « Nous ne comprenons pas le mal, mais nous comprenons qu'il est possible chaque fois qu'une liberté détourne au seul profit du Moi propre les conditions sans lesquelles il n'est pas de justification réelle pour la conscience »28. Ces conditions sont celles de l'accomplissement authentique de la personne dans l'ouverture à autrui : « L'existence du Moi est d'autant plus forte qu'il s'ouvre davantage à d'autres »29.
LA RENCONTRE RÉVÉLATRICE
L'existence du mal est massive, autour de soi et en soi. Aucun terrain neutre, aucun fondement vraiment solide ne peut servir de point d'appui fiable pour entamer le combat avec la garantie de l'emporter. Le piège des morales est de prétendre indiquer un chemin infaillible en indiquant ce qui est permis et défendu. C'est la tentation biblique de « la connaissance de ce qui est bon et mauvais » (Gn 2,17). Faudrait-il adopter une forme de scepticisme qui assume ce résultat en ne proposant à l'homme qu'une gestion raisonnable de sa vie ?
La tradition biblique est plus ambitieuse. Elle a la prétention de « refuser la normalité du mal »30. Elle affirme une création bonne, sans trace de mal originel. L'existence effective du mal dans le monde ne peut être récusée, mais la Bible défend que son apparente efficacité ne ruine pas définitivement la bonté de la création, pas plus que la victoire de la mort individuelle ne signe la défaite définitive de la vie. Est-ce à dire que, à défaut d'une origine naturelle, cosmique, le mal serait d'origine humaine ? L'humanité serait-elle responsable de la perversion d'une création bonne ? Est-il vrai que cette culpabilité lancinante, irréductible, qui tapisse le fond de ma conscience, qui m'habite avant même que j'aie commencé à la découvrir serait, sinon la vérité de mon existence, du moins une composante inamissible, impossible à écarter à moins d'« idéalisme » ou d'anesthésie ? L'humanité serait-elle irrémédiablement « enfermée dans le péché » ?
Dans notre lecture du récit de la guérison de l'aveugle-né, nous avions entendu Jésus refuser le moindre lien direct entre le malheur et le péché, qu'il soit le sien ou celui des ancêtres. Cette distinction fait aussi l'objet du Livre de Job, un texte étrange, dérangeant, poème de sagesse qui ne se réfère pas explicitement à la tradition juive classique et qui n'a cessé d'intriguer les commentateurs. Job est présenté comme un homme intègre et droit, « craignant Dieu ». Sa richesse manifeste, selon l'interprétation habituelle, qu'il est béni de Dieu, récompensé de sa piété. Il est pourtant frappé par le malheur sous toutes ses formes : perte de ses biens, de ses enfants, maladie. À ses amis qui veulent lui faire prendre conscience d'un mal qui l'habite, d'un malheur mérité par quelque faute cachée, même ancienne, oubliée, Job proteste de son innocence. Elle est confirmée par Dieu à la fin du livre : « C'est Dieu lui-même qui contredit l'explication de ce mal par le péché des origines »31.
La force du poème vient de ce qu'il n'est pas une méditation paisible, rationnelle sur l'origine du mal et de la souffrance. C'est une lamentation, un cri. Le propos de Job, déplorant le jour de sa naissance, contraste avec les réflexions pondérées de ses amis. Ces dernières peuvent être justes sur le fond ; elles sont fausses dans ce contexte précis, désaccordées de ce qui se passe, et elles s'avèrent incapables d'entendre vraiment la situation présente. La plainte de Job est une imprécation lancée à Dieu, un Dieu espion, un Dieu du regard : « Quand cesseras-tu de m'épier ? » (Jb 7,19) — un Dieu qui semble vouloir que l'homme soit coupable pour justifier sa propre justice (Jb 9,29.) Il faut que Job expulse de lui cette image de Dieu pour pouvoir lui clamer son innocence. Mais écarter une fausse image de Dieu n'est pas se priver de transcendance : c'est bien à Dieu que Job adresse la question : « Combien ai-je de crimes et de fautes ? » (Jb 13,23) C'est dans la souffrance que Job ose lui parler.
Le récit présente cette souffrance comme une mise à l'épreuve. Malgré son malheur, malgré surtout ces images perverses de Dieu qui encombrent encore sa conscience, Job reste fidèle jusqu'au bout. Il s'adresse à Dieu plutôt qu'à des amis qui voudraient l'enfermer dans une culpabilité imaginaire pour mieux justifier leurs raisonnements. Dans l'épreuve décisive, Dieu reste le seul interlocuteur possible.
Le Livre de Job a le mérite de désarticuler la liaison perverse, toujours récurrente, entre malheur et culpabilité. Job est un solitaire, une victime innocente, mais d'abord — au commencement et à la fin de l'histoire —, c'est un « maître », possédant famille et troupeaux, « le plus grand de tous les fils de l'Orient » (Jb 1,3). Le malheur le dépouille, car tout le monde le fuit, ses amis le repoussent ; pourtant, à la fin, il recouvre tous ses biens. Dieu le récompense en lui redonnant tout ce qu'il avait perdu, et même davantage. La fin est un retour au commencement, sans que le seuil de la mort ait été franchi.
La Bible présente une autre figure de victime innocente, Jésus de Nazareth. Comme Job, il souffre, abandonné de tous, même de celui qu'il appelait son Père (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »). Les deux figures sont-elles comparables ?
Avant de souffrir, à la fin de sa vie, Jésus a été celui qui soulageait la souffrance des autres, en particulier ceux et celles qu'il rencontrait au hasard de sa route. La contemplation de Jésus insulté, fouetté, crucifié, agonisant a pu attirer le regard au point de faire oublier la figure plus discrète de celui qui « passait en faisant le bien ». Il y a chez lui, comme en tout homme sans doute, mais de façon plus manifeste, une compassion pour le malheur d'autrui. La parabole du bon Samaritain (Lc 10,29-37) met en exergue la différence entre ceux qui passent leur chemin sous divers prétextes — ils ont vu, mais font comme s'ils n'avaient rien remarqué — et celui qui se laisse toucher par le blessé au bord de la route.
Il n'y a pas en Jésus que de la compassion, au sens d'une sympathie universelle un peu vague. Chez lui, elle se transforme en une « force » qui guérit. L'activité thaumaturgique du Christ est devenue, pour notre époque contemporaine, un peu étrange, presque magique. Derrière le miracle, l'esprit rationnel soupçonne sinon la supercherie, du moins le hasard ou l'inexplicable. Les miracles évangéliques ont été trop souvent exploités comme arguments apologétiques, preuves de l'action divine. Une telle présentation peut empêcher d'y lire, plus simplement, la force de la compassion.
C'est le signe d'une communication rétablie, là où la maladie isolait le malade de la société humaine ou l'enfermait dans son propre malheur. Le cas des lépreux, dont plusieurs sont guéris, est emblématique. Quel que soit son malheur, le souffrant est mis à part physiquement, ou moralement ; il est différent des autres, et cette différence est insupportable. Or il semble que Jésus ne peut supporter l'exclusion, car la vie humaine est faite de relations. En effet, ce qui frappe le plus est la volonté de maintenir la relation jusqu'au bout, jusqu'au terme de la mort. Dans l'Évangile de Jean, il est dit à propos de ses disciples qu'« il les aima jusqu'au bout » (Jn 13,1). Aucun repli sur soi, aucune complaisance envers soi, même aux moments où elle serait le plus compréhensible : à l'agonie, lors du dernier combat, Jésus ne s'enferme pas dans son malheur. Sur la croix, il pardonne à ses bourreaux, promet à l'un des brigands crucifié avec lui qu'il sera « dans son paradis », il remet son esprit à un Dieu qui, pourtant, lui semble si loin.
Ainsi se rejoignent souffrance et culpabilité. La souffrance isole, fragmente, disperse les groupes, renferme sur soi. Elle est le plus grand défi à la construction de soi dans la relation à l'autre. Y aura-t-il à proximité une main tendue, un regard qui cherche le contact ? Dieu n'est-il pas ce regard attentif d'un ami, et non plus celui, accusateur, de Jéhovah devant Caïn ?
François Euvé, in Crainte et tremblement,
Une histoire du péché (Seuil)

1. Thomas d'Aquin, Lectura super Matthaeum, éd. R. Cai, Turin/ Rome, Marietti, 1951, cap. 5, 2, p. 403-408.
2. Ibid.
3. Luc Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002, p. 19.
4. Ibid., p. 28.
5. Ibid., p. 428.
6. Ibid., p. 468.
7. Ibid , p. 471.
8. Jérôme Potée, Le Mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Armand Colin, 2000, p. 14.
9. Ibid , p. 21.
10. Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ?, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 38.
11. Ibid., p. 35. Ce n'est pas dire que la modernité est de provenance directement chrétienne. Il y aurait trop de contre-arguments. Mais l'intérêt de cette thèse est qu'elle tranche précisément avec le lieu commun de l'opposition radicale entre modernité et christianisme.
12. « Sermon » est ici simplement la transposition du latin sermo qui signifie « discours » : il s'agit du grand discours de Jésus au début de l'Évangile de Matthieu. La « montagne » sur laquelle il est prononcé est un renvoi à la montagne du Sinaï où la Loi a été donnée à Israël.
13. Agata Zielinski, Levinas. La responsabilité est sans pourquoi, Paris, PUF, « Philosophies », 2004, p. 103.
14. Joseph Moingt, Dieu qui vient à l'homme De l'apparition à la naissance de Dieu, Paris, Cerf, « Cogitatio fidei », 2005, p. 204.
15. Jérôme Porée, Le Mal, op. cit., p. 9.
16. Les philosophies d'André Comte-Sponville et de Luc Ferry, malgré leurs différences, en sont de bons exemples : voir André Comte-Sponville et Luc Ferry, La Sagesse des modernes. Dix questions pour notre temps, Paris, Robert Laffont, 1998.
17. Régis Meyran, « Les effets pervers de la victimisation », Sciences humaines, n° 178, janvier 2007.
18. Jean Nabert, Essai sur le mal, Paris, Cerf, 1997, p. 59.
19. Ibid. , p. 60.
20. Ibid., p. 66.
21. Ibid., p. 68.
22. Alain Cugno, L'Existence du mal, Paris, Seuil, « Points Essais », 2002, p. 112.
23. Jean Nabert, Essai sur le mal, op. cit., p. 104.
24. Jean Lacroix, Philosophie de la culpabilité, op. cit., p. 67.
25. Voir Gaudium et Spes, n° 16.
26. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., troisième dissertation, § 20, p. 873.
27. Jean Nabert, Essai sur le mal, op. cit., p. 113.
28. Ibid., p. 163.
29. Alain Cugno, L'Existence du mal, op. cit., p. 119.
30. Antoine Vergote, « Condition monothéiste du péché », op. cit., p. 63.
31. Ibid., p. 67.