Divagations
spirituelles, sentimentales et esthétiques d’un amoureux de Rome
De retour d’un mémorable pèlerinage à
Rome, je voudrais vous faire partager mes passions. Visiter l’Italie et surtout
Rome, faire le Grand Tour comme on
disait à l’époque, était indispensable pour former le goût de tout jeune homme
bien né du XVII-XVIIIe siècle. Pour un artiste, cela s’avérait
nécessaire. Certes, les choses ont changé, et, pour bien apprécier Rome, il
faudrait faire abstraction du bruit incessant, de la circulation chaotique, de
la chaleur, des Romains eux-mêmes…La chose est assez facile, il suffit d’entrer
dans une vénérable basilique où le temps semble s’être arrêté, et de rêver… « La vie est un songe » : c’est un lointain souvenir de
collège, une œuvre de Pedro Calderòn de la Barca (1600-1681) qui marqua mon
adolescence. La réalité, la vraie, est au-delà du rideau, une fois refermé sur
la scène du théâtre de notre vie qui se déroule comme une comédie, souvent même
comme une tragédie, et qui a pourtant valeur d’éternité.
Le premier jour, en allant vers Saint
Paul Hors-les-Murs, nous avons été accueillis par l’église Sainte-Marie in Aracœli et le Capitole dont la place
a été conçue par Michel-Ange, avec en son centre la belle statue de Marc-Aurèle
et les deux Dioscures au sommet de l’escalier monumental. Quelle vue magnifique
sur le Forum, théâtre de tant de gloires, maintenant en ruine ! L’Empire
Romain a été voulu par Dieu pour y répandre la vraie foi : Rome et la
Grèce sont le substrat culturel, philosophique et juridique sur lequel s’est
greffée l’Église. Les empires sont éphémères et j’imagine Jésus pleurant sur
Jérusalem, mais l’Église restera, elle, jusqu’à la fin des temps. Voulez-vous
rêver ? Promenez-vous sur la Via Appia : le paysage y est idyllique,
les cyprès et les pins parasols bordent la voie, alternant avec tombeaux, bas-reliefs
funéraires, ruines et cippes. Il me semble entendre les pas des légions romaines
partant conquérir le monde, les pas des Apôtres Pierre et Paul : « Qu’ils sont beaux les pieds de ceux
qui annoncent la bonne nouvelle » (Rm 10,5) et peut-être aussi les
gémissements du jeune Saint Tarcisius, dont le front innocent ruisselle de sang,
les bras croisés sur sa poitrine pour défendre l’Eucharistie. A quelques pas de
là, il y a les catacombes : devant les tombeaux des martyrs, on y recueille le frémissement héroïque des premiers
temps de l’Église, décrit par les distiques du Pape Damase en beaux caractères
philocaliens. Les tombeaux des Apôtres Pierre et Paul sont le but principal de
notre pèlerinage. Si le tombeau vide du Christ est le fondement de notre foi, dans
celui de Pierre il y a le cœur de l’Église, toujours vivant par son successeur,
le Pape, qui continue à nous confirmer dans cette foi. Auprès de la tombe de
Saint Paul, il nous semble entendre l’écho de sa parole véhémente, expression
de son zèle si ardent pour le Christ.
À part les assez nombreuses églises
paléochrétiennes et médiévales témoignant de la foi des chrétiens des premiers
siècles, telles Saint-Étienne Rotondo,
Sainte-Marie-au-Transtévère, Sainte-Praxède ou les Quatre-Saints-Couronnés, c’est
la splendeur des églises baroques qui attire particulièrement mon attention.
Oh, elles n’ont point la frivolité du rococo nordique, au contraire. Le
baroque, héritier de l’Antiquité et de la Renaissance, est le style catholique
par excellence. L’esprit baroque semble désirer cette harmonie entre Dieu et la
nature, le surnaturel et le naturel, l’âme et le corps, la beauté spirituelle
et physique : tout cela se trouve réconcilié par le paradoxe de
l’Incarnation du Verbe de Dieu fait chair. Cet univers exubérant et rhétorique
du baroque a répondu aux attentes de la Contre-Réforme. C’est dans la pénombre
dorée de ces églises que j’aime me recueillir. Sous leurs autels, il y a
parfois le corps insoupçonné d’un saint, et lorsque un faisceau de lumière
éclaire un détail, c’est tour à tour un angelot malicieux qui vous sourit, ou
une tête de mort qui ricane : le trompe l’œil et la réalité. C’est dans ce
clair-obscur que le baroque a si bien su exprimer la vie et la mort. Tout se
déroule comme une représentation, un opéra sacré, un acte tragique mi-profane
mi-sacré, mi-sensuel mi-innocent, mi-humain mi-divin, mi-saint mi-pécheur. Du
haut des autels, des personnages à la noble allure semblent poser pour
l’éternité : hiératiques ou héroïques, méditatifs ou courroucés,
martyrisés et pourtant les yeux levés vers le Ciel en une douce extase, d’une
beauté presque outrancière ou d’une laideur répugnante. Les voûtes semblent
exploser et nous aspirer dans un
mouvement convulsif vers un profond ciel turquoise et une lumière
éblouissante : c’est l’apothéose d’un saint, reçu au Ciel dans un
frémissement de corps et un bruissement d’ailes angéliques. Pour terminer
comment ne pas évoquer la douceur des soirées romaines ? Lorsque le jour
se confond avec la nuit et que le ciel est d’un bleu magnifique avec des
reflets orangés, assis sur une terrasse ou se promenant en dégustant une glace :
on se sent chez-soi ! Mais, gare à vous, on est toujours épiés, non
seulement par les innombrables français que vous croisez, mais par les nombreux
saints qui vous regardent du haut des façades majestueuses. Hélas, mes
divagations doivent prendre fin, il faut rentrer avant 23h00, sous peine de
passer la nuit sous un pont !…Demain, il nous faudra retourner à Paris,
mais désormais, chacun portera Rome dans son cœur.
Comme j’aime l’Église ! Elle est
ma mère !
Don Carlo Cecchin