vendredi 31 mai 2013

En prophétisant... Olivier Clément, une poétique des visages

Il faut refaire de l'homme une question — et lui dire que cette question n'est pas sans réponse ! Une question, beaucoup de questions :
Pourquoi la beauté ? Si le rosier était seulement une machine efficace, il n'aurait pas besoin de tant de fleurs. La beauté est une profusion inutile, la gratuité d'être, un sentiment transcendant de la joie d'être. Le point pourpre de la rose troue l'espace, troue la lumière parfois grise et plate, vers quel ailleurs ?
Pourquoi la mort ? Ou plutôt pourquoi savons-nous que nous mourrons ? Les animaux ne le savent pas, la guenon la plus intelligente traîne son enfant mort, essaie de le nourrir, jusqu'à ce que cette « chose » s'effiloche entre ses bras. Seul l'homme sait qu'il mourra et ressent la mort comme contre-nature. Si la mort, pour lui, n'est pas « naturelle », c'est qu'il n'est pas totalement prisonnier d'elle, qu'il pressent un autre état, une vie plus forte que la mort. Sa nostalgie, son désir, voire sa frénésie de transgression et de paroxysme cherchent un ailleurs… quel ailleurs ?
Et pourquoi l'amour, et pas seulement le sexe ? Pourquoi la passion tragique ou l'humble et bonne fidélité et pas seulement, comme le disait un « philosophe » du XVIIIe siècle, « l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes » ? Pourquoi la tendresse, parfois, au-delà du désir, ou les métamorphoses du désir en langage de la tendresse ? Quel ailleurs paradisiaque se laisse pressentir quand la rencontre des corps ne fait que prolonger la communion tremblante des regards ?
« Ainsi donc revenons aux corps, écrivait John Donne, ainsi les hommes pourront voir enfin l'Amour révélé ; les mystères d'amour croissent au fond des âmes mais le corps cependant est le livre d'Amour ».
Mais il n'y a pas seulement des questions. Il y a aussi des réponses. L'ailleurs vient à nous, se révèle. L'amour au-delà du désir, la beauté au-delà de l'utile, la non-naturalité de la mort nous ouvrent aux révélations de l'ailleurs. Il importera donc d'approfondir, à la lumière de l'Esprit Saint, le sens de l'éros, du cosmos, de la mort.
Face à la pauvre banalisation de l'éros, à la rage de tout montrer et de tout voir, nous rappellerons que l'éros peut devenir le langage d'une vraie rencontre entre deux personnes. Nous inventerons une poétique renouvelée pour l'amour et pour la femme : « Un jour, écrivait Rilke, la femme sera. Et ce mot "la femme" ne signifie plus seulement le contraire de l'homme, mais quelque chose de propre, valant en soi. Non plus un simple complément, mais une forme complète de la vie, la femme dans sa véritable humanité ». Alors, ajoute le poète, l'amour deviendra « deux solitudes [...] s'inclinant l'une devant l'autre ».
En ce qui concerne le cosmos, nous développerons les intuitions de saint François d'Assise et de la « contemplation de la nature » dans l'ascèse de l'Orient chrétien, contemplation, dit saint Isaac le Syrien, « des secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses ». Dans la divino-humanité, l'Esprit nous permet de déceler les essences spirituelles des choses, non pour nous les approprier mais pour nous les offrir les uns aux autres et, ensemble, au Dieu de la vie, après les avoir nommées, c'est-à-dire marquées de notre génie créateur.
Nous dirons enfin, nous témoignerons, de la victoire pascale sur la mort, victoire toujours présente, toujours renouvelée. La mort biologique est désormais une pâque, un passage vers une lumière très douce et très lucide à la fois où nous nous jugeons, où nous entrons, par la grâce de la Croix qui, dit Maxime le Confesseur, est le jugement du jugement, dans un processus de guérison, de cicatrisation, par la communion des saints qui combattent et prient pour le salut universel. Car Dieu n'est ni l'auteur de la mort, ni le responsable du mal, il est le crucifié du mal qu'il souffre avec nous pour nous ouvrir les voies de la résurrection.
Dans la démarche du poète — et par là sans doute, il prophétise —, il y a suscitation de l'éveil. Les vieux ascètes disaient que le plus grand des péchés est l'oubli : quand l'homme devient opaque, insensible, tantôt affairé, tantôt pauvrement sensuel, incapable de s'arrêter un instant dans le silence, de s'étonner, de chanceler devant l'abîme, qu'il soit d'horreur ou de jubilation. Incapable de se révolter, d'aimer, d'admirer, d'accueillir l'insolite des êtres et des choses. Insensible aux sollicitations secrètes, si fréquentes pourtant, de Dieu.
Alors intervient le poète, et je citerai d'abord le grand, le tragique, Pier Paolo Pasolini :
Il y a pour moi un vide dans l'univers
un vide dans l'univers
et de là tu chantes
C'est ce que peut hurler un prophète qui n'a pas la force de tuer une mouche
et dont la force est dans sa dégradante différence.
Ou encore, plus paisiblement (en apparence), Stéphane Mallarmé :
Je balbutie, meurtri : la Poésie est l'expression par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l'existence. Elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.
Ainsi la poésie — plus largement l'art — nous éveille. Elle nous approfondit dans l'existence. Elle fait de nous des hommes et non des machines. Elle rend nos joies solaires et nos blessures déchirantes. Elle nous ouvre à l'angoisse et à l'émerveillement.
La poésie prophétique de demain, dans le rayonnement de la Croix pascale, ne sera plus cette volonté d'auto-déification, d'auto-transfiguration, de conquête prométhéenne du Wonderland qui a animé l'alchimie du verbe en Occident depuis le romantisme allemand jusqu'au surréalisme : « Le vrai poète est omniscient, disait Novalis, le philosophe poétique est en état de créateur absolu », « la poésie est le réel absolu ». Et Rimbaud : « Je vais dévoiler tous les mystères : [...] mort, naissance, avenir, passé, cosmogonies, néant. Je suis maître en fantasmagories ». Et Nietzsche « Dès que l'homme s'est parfaitement identifié à l'humanité, il meut la nature entière », « je suis moi-même le fatum et, depuis des éternités, c'est moi qui détermine l'existence ». Mais le mythe du Wonderland s'est évanoui dans les chambres à gaz d'Hitler, dans les neiges de Sibérie où tant de cadavres ont été abandonnés, une plaque de bois attachée à la cheville. Un philosophe allemand a pu dire qu'après Auschwitz il ne pouvait plus y avoir de poésie. Pourtant, nous savons maintenant que bien des zeks ont tenu en se récitant des poèmes, en les récitant à leurs amis. Des poèmes du Wonderlana parfois, mais dépouillés de prométhéisme, rendus à leur nostalgie fondamentale. Des poèmes aussi de ces passeurs, de ces stalkers (au sens que Tarkovsky a donné à ce mot) entre des éclairs de parousie d'une part, la beauté et l'horreur du monde de l’autre. Je pense par exemple à Baudelaire, T. S. Eliot, Mandelstam, Pasternak et Akhmatova. Échos de la liturgie chez Pasternak :
Mais toute chair après minuit
Soudain fera silence.
Le printemps répandra le bruit
Que dès la première éclaircie
La mort sera à la merci
Du grand élan de Pâques
Humilité de la dernière rose chez Akhmatova :
Seigneur, tu vois combien je suis lasse
De ressusciter, de mourir et de vivre.
Prends tout, mais cette rose rouge
Que je sente encore sa fraîcheur
En arrière-plan, j'espère pour demain le développement d'une poésie liturgique rayonnante qui, tout en puisant dans la haute tradition d'Orient et d'Occident telle qu'elle se conserve dans les monastères bénédictins ou hésychastes, rappellera que le Christ ne cesse de descendre en enfer et que le nihilisme occidental, demain planétaire, oui, que le nihilisme est sans doute aujourd'hui le seul lieu possible de la Résurrection. Pareille poésie liturgique émergera comme une haute montagne où le céleste se condense dans la neige, qui elle-même donne naissance aux ruisseaux, aux rivières, aux prairies et aux vergers.
Ainsi est en train de naître, au-delà du Wonderland, au-delà aussi du ricanement et de la dérision contemporains, une poétique humble et grave des choses, des matières, qui part de leur apparaître concret pour y déceler la trans-apparition de la Sagesse, cette Sagesse, dit la Bible, ne cesse de jouer avec Dieu à travers la création. Chaque chose, contemplée par l'œil du cœur, s'ouvre alors sur des horizons infinis. Simplicité si profonde d'un Giorgio Mazzanti, dans il canto della Madre :
Oh il vento
sulle foglie degli olivi,
oh la luce dei mattini
terreni – 

splendore dei tramonti  

 Oh ! le vent
sur les feuilles des oliviers,
oh ! la lumière de la terre des
matins

la splendeur des couchers de soleil
Poétique des choses, demain des visages, car le monde, le monde de Dieu et de l'homme, le monde du Dieu fait homme et de l'homme appelé à se déifier, n'existe que dans le champ de la rencontre des regards, de la communion des visages. L'art abstrait de Kandinsky a permis à son ami Alexej von Jawlensky d'accéder au mystère du visage, à ses structures secrètes, à son Lik, disent les Russes, c'est-à-dire à son icône potentielle (par opposition à Lieina, qui signifie masque). « J'éprouvais le besoin de trouver une forme pour le visage, car j'avais compris que la grande peinture n'était possible qu'en ayant un sentiment religieux. Et ceci, je ne pouvais le rendre que par le visage humain ». Tant d'éclairs chez un Berdiaev, un Athénagoras, plus récemment un Emmanuel Levinas, annoncent cette poétique des visages, et parfois, à la télévision, un visage de vérité, de sainteté – ces dernières semaines celui de sœur Emmanuelle, longtemps compagne des chiffonniers du Caire, à la télévision française – s'impose, parmi tant de mufles, de becs et de groins, comme Véronique sur les portements de croix de Jérôme Bosch...
Alors le cœur profond s'ébranle, chaque chose, chaque personne semble un miracle.
Pareille poésie prophétise. Non qu'elle vaticine ou prédise l'avenir. Dans son humilité, dans son dépouillement, dans sa gloire secrète, elle ne déchiffre pas l'avenir, elle le rend possible. Prophète signifie celui qui parle pour. Celui qui parle pour le plus secret, le plus inaperçu, le plus méprisé, le plus faible - ce Dieu qu'Élie pressentit non dans la tempête ni le tremblement de terre, mais dans un murmure à la limite du silence.
Alors soyons patients. Aujourd'hui, tout l'essentiel semble souterrain, comme la grotte de la Nativité, comme la grotte du cœur. Il le faut. Il faut que le Dieu de la liberté et de la joie rejoigne l'homme postmoderne, à la fois adulte et refusant de l'être, à la fois puissant et désespéré, au plus secret de son angoisse et de son désir. C'est le cri prophétique de Dimitri Karamazov condamné au bagne, au labeur dans les souterrains, ceux aussi de l'âme, condamné pour un crime qu'il a commis sans le commettre, comme nous tous : « Si l'on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous la terre. [...] Alors nous, les hommes souterrains, nous entonnerons dans les entrailles de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie. Vive Dieu et sa joie ! Je l'aime ! »
Olivier Clément, in Une saison en littérature (DDB)