Pourquoi la beauté ? Si le rosier était
seulement une machine efficace, il n'aurait pas besoin de tant de fleurs. La
beauté est une profusion inutile, la gratuité d'être, un sentiment transcendant
de la joie d'être. Le point pourpre de la rose troue l'espace, troue la lumière
parfois grise et plate, vers quel ailleurs ?
Pourquoi la mort ? Ou plutôt pourquoi savons-nous
que nous mourrons ? Les animaux ne le savent pas, la guenon la plus
intelligente traîne son enfant mort, essaie de le nourrir, jusqu'à ce que cette
« chose » s'effiloche entre ses bras. Seul l'homme sait qu'il mourra
et ressent la mort comme contre-nature. Si la mort, pour lui, n'est pas « naturelle »,
c'est qu'il n'est pas totalement prisonnier d'elle, qu'il pressent un autre
état, une vie plus forte que la mort. Sa nostalgie, son désir, voire sa
frénésie de transgression et de paroxysme cherchent un ailleurs… quel ailleurs ?
Et pourquoi l'amour, et pas
seulement le sexe ? Pourquoi la passion tragique ou l'humble et bonne fidélité
et pas seulement, comme le disait un « philosophe » du XVIIIe
siècle, « l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes » ?
Pourquoi la tendresse, parfois, au-delà du désir, ou les métamorphoses du désir
en langage de la tendresse ? Quel ailleurs paradisiaque se laisse pressentir
quand la rencontre des corps ne fait que prolonger la communion tremblante des
regards ?
« Ainsi donc revenons
aux corps, écrivait John Donne, ainsi les hommes pourront voir enfin l'Amour
révélé ; les mystères d'amour croissent au fond des âmes mais le corps
cependant est le livre d'Amour ».
Mais il n'y a pas seulement
des questions. Il y a aussi des réponses. L'ailleurs vient à nous, se révèle.
L'amour au-delà du désir, la beauté au-delà de l'utile, la non-naturalité de la
mort nous ouvrent aux révélations de l'ailleurs. Il importera donc
d'approfondir, à la lumière de l'Esprit Saint, le sens de l'éros, du cosmos, de
la mort.
Face à la pauvre
banalisation de l'éros, à la rage de tout montrer et de tout voir, nous
rappellerons que l'éros peut devenir le langage d'une vraie rencontre entre
deux personnes. Nous inventerons une poétique renouvelée pour l'amour et pour
la femme : « Un jour, écrivait Rilke, la femme sera. Et ce mot
"la femme" ne signifie plus seulement le contraire de l'homme, mais
quelque chose de propre, valant en soi. Non plus un simple complément, mais une
forme complète de la vie, la femme dans sa véritable humanité ». Alors,
ajoute le poète, l'amour deviendra « deux solitudes [...] s'inclinant
l'une devant l'autre ».
En ce qui concerne le
cosmos, nous développerons les intuitions de saint François d'Assise et de la « contemplation
de la nature » dans l'ascèse de l'Orient chrétien, contemplation, dit
saint Isaac le Syrien, « des secrets de la gloire de Dieu cachée dans les
êtres et les choses ». Dans la divino-humanité,
l'Esprit nous permet de déceler les essences spirituelles des choses, non pour
nous les approprier mais pour nous les offrir les uns aux autres et, ensemble,
au Dieu de la vie, après les avoir nommées,
c'est-à-dire marquées de notre génie créateur.
Nous dirons enfin, nous
témoignerons, de la victoire pascale sur la mort, victoire toujours présente,
toujours renouvelée. La mort biologique est désormais une pâque, un passage vers
une lumière très douce et très lucide à la fois où nous nous jugeons, où nous
entrons, par la grâce de la Croix qui, dit Maxime le Confesseur, est le jugement du jugement, dans un processus
de guérison, de cicatrisation, par la communion des saints qui combattent et
prient pour le salut universel. Car Dieu n'est ni l'auteur de la mort, ni le
responsable du mal, il est le crucifié du mal qu'il souffre avec nous pour nous
ouvrir les voies de la résurrection.
Dans
la démarche du poète — et par là sans doute, il prophétise —, il y a
suscitation de l'éveil. Les vieux ascètes disaient que le plus grand des péchés
est l'oubli : quand l'homme devient opaque, insensible, tantôt affairé,
tantôt pauvrement sensuel, incapable de s'arrêter un instant dans le silence, de
s'étonner, de chanceler devant l'abîme, qu'il soit d'horreur ou de jubilation.
Incapable de se révolter, d'aimer, d'admirer, d'accueillir l'insolite des êtres
et des choses. Insensible aux sollicitations secrètes, si fréquentes pourtant,
de Dieu.
Alors
intervient le poète, et je citerai d'abord le grand, le tragique, Pier Paolo
Pasolini :
Il
y a pour moi un vide dans l'univers
un vide dans l'univers
et de là tu chantes
un vide dans l'univers
et de là tu chantes
C'est ce que peut hurler un
prophète qui n'a pas la force de tuer une mouche
et dont la force est dans sa dégradante différence.
et dont la force est dans sa dégradante différence.
Ou
encore, plus paisiblement (en apparence), Stéphane Mallarmé :
Je
balbutie, meurtri : la Poésie est l'expression par le langage humain
ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l'existence. Elle doue
ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.
Ainsi
la poésie — plus largement l'art — nous éveille. Elle nous approfondit dans
l'existence. Elle fait de nous des hommes et non des machines. Elle rend nos
joies solaires et nos blessures déchirantes. Elle nous ouvre à l'angoisse et à l'émerveillement.
La
poésie prophétique de demain, dans le rayonnement de la Croix pascale, ne sera
plus cette volonté d'auto-déification, d'auto-transfiguration, de conquête
prométhéenne du Wonderland qui a animé l'alchimie du verbe en Occident depuis le
romantisme allemand jusqu'au surréalisme : « Le vrai poète est
omniscient, disait Novalis, le philosophe poétique est en état de créateur
absolu », « la poésie est le réel absolu ». Et Rimbaud : « Je
vais dévoiler tous les mystères : [...] mort, naissance, avenir, passé,
cosmogonies, néant. Je suis maître en fantasmagories ». Et Nietzsche « Dès
que l'homme s'est parfaitement identifié à l'humanité, il meut la nature
entière », « je suis moi-même le fatum
et, depuis des éternités, c'est moi qui détermine l'existence ». Mais le mythe du Wonderland
s'est évanoui dans les chambres à gaz d'Hitler, dans les neiges de Sibérie
où tant de cadavres ont été abandonnés, une plaque de bois attachée à la
cheville. Un philosophe allemand a pu dire qu'après Auschwitz il ne pouvait
plus y avoir de poésie. Pourtant, nous savons maintenant que bien des zeks ont tenu en se récitant des poèmes,
en les récitant à leurs amis. Des poèmes du Wonderlana parfois, mais
dépouillés de prométhéisme, rendus à leur nostalgie fondamentale. Des poèmes
aussi de ces passeurs, de ces stalkers
(au sens que Tarkovsky a donné à ce mot) entre des éclairs de parousie
d'une part, la beauté et l'horreur du monde de l’autre. Je pense par exemple à
Baudelaire, T. S. Eliot, Mandelstam, Pasternak et Akhmatova. Échos de la
liturgie chez Pasternak :
Mais
toute chair après minuit
Soudain fera silence.
Le printemps répandra le bruit
Que dès la première éclaircie
La mort sera à la merci
Du grand élan de Pâques
Soudain fera silence.
Le printemps répandra le bruit
Que dès la première éclaircie
La mort sera à la merci
Du grand élan de Pâques
Humilité
de la dernière rose chez Akhmatova :
Seigneur,
tu vois combien je suis lasse
De ressusciter, de mourir et de vivre.
Prends tout, mais cette rose rouge
Que je sente encore sa fraîcheur
De ressusciter, de mourir et de vivre.
Prends tout, mais cette rose rouge
Que je sente encore sa fraîcheur
En arrière-plan, j'espère
pour demain le développement d'une poésie liturgique rayonnante qui, tout en
puisant dans la haute tradition d'Orient et d'Occident telle qu'elle se
conserve dans les monastères bénédictins ou hésychastes, rappellera que le
Christ ne cesse de descendre en enfer et que le nihilisme occidental, demain planétaire,
oui, que le nihilisme est sans doute aujourd'hui le seul lieu possible de la
Résurrection. Pareille poésie liturgique émergera comme une haute montagne où
le céleste se condense dans la neige, qui elle-même donne naissance aux ruisseaux,
aux rivières, aux prairies et aux vergers.
Ainsi est en train de
naître, au-delà du Wonderland, au-delà aussi du ricanement et de la
dérision contemporains, une poétique humble et grave des choses, des matières,
qui part de leur apparaître concret pour y déceler la trans-apparition de la
Sagesse, cette Sagesse, dit la Bible, ne cesse de jouer avec Dieu à travers la
création. Chaque chose, contemplée par l'œil du cœur, s'ouvre alors sur des
horizons infinis. Simplicité si profonde d'un Giorgio Mazzanti, dans il canto
della Madre :
– Oh il vento
sulle foglie degli olivi,
oh la luce dei mattini
terreni –
splendore dei tramonti
– Oh ! le vent
sur les feuilles des oliviers,
oh ! la lumière de la terre des
matins –
la splendeur des couchers de soleil
sulle foglie degli olivi,
oh la luce dei mattini
terreni –
splendore dei tramonti
– Oh ! le vent
sur les feuilles des oliviers,
oh ! la lumière de la terre des
matins –
la splendeur des couchers de soleil
Alors le cœur profond
s'ébranle, chaque chose, chaque personne semble un miracle.
Pareille poésie prophétise.
Non qu'elle vaticine ou prédise l'avenir. Dans son humilité, dans son
dépouillement, dans sa gloire secrète, elle ne déchiffre pas l'avenir, elle le
rend possible. Prophète signifie celui
qui parle pour. Celui qui parle pour le plus secret, le plus inaperçu, le
plus méprisé, le plus faible - ce Dieu qu'Élie pressentit non dans la tempête
ni le tremblement de terre, mais dans un murmure à la limite du silence.
Alors soyons patients.
Aujourd'hui, tout l'essentiel semble souterrain, comme la grotte de la Nativité,
comme la grotte du cœur. Il le faut. Il faut que le Dieu de la liberté et de la
joie rejoigne l'homme postmoderne, à
la fois adulte et refusant de l'être, à la fois puissant et désespéré, au plus
secret de son angoisse et de son désir. C'est le cri prophétique de Dimitri
Karamazov condamné au bagne, au labeur dans les souterrains, ceux aussi de l'âme,
condamné pour un crime qu'il a commis sans le commettre, comme nous tous :
« Si l'on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous la terre.
[...] Alors nous, les hommes souterrains, nous entonnerons dans les entrailles
de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie. Vive Dieu et sa joie !
Je l'aime ! »
Olivier Clément, in Une saison en littérature (DDB)