Jeanne d’Arc, relapse et
sainte
Ainsi tout cède autour de
la merveilleuse jeune fille à l'agonie. De semaine en semaine, de jour en jour,
d'heure en heure, l'interrogatoire dont on a voulu faire un miraculeux duel
d'éloquence où Jeanne a toujours le dernier mot — quel nouveau mensonge !
— l'a peu à peu arrachée hors d'elle-même, déracinée. Ah ! vous vîtes
lentement son regard se remplir d'ombre, et lorsque vous parûtes au seuil, son
premier geste de recul vers le mur, la naïve défense de son petit front baissé !
Ils étaient huit, ce mercredi 23 mai, huit hommes entre elle et le jour, la
fenêtre étroite avec un coin du ciel bleu, du ciel naïf de mai. Huit hommes,
huit clercs paisibles devant celle qui poussa tant de fois son cheval contre
les longues piques de quinze pieds, au milieu des cris et des jurons, entendant
ronfler les cordes d'arbalète, et les flèches sonner sur sa cuirasse. Maître
Pierre Maurice, chanoine de l'église de Rouen, et qui se dit lui-même insigne
(insigne docteur en théologie sacrée), lit la teneur de la cédule : « Item
tu as dit... Item tu as dit... Item tu as dit... Quant à cet article, les
clercs disent... » Douze fois, Jeanne évite son regard, et quand il
rencontre le sien par mégarde, le chanoine baisse aussitôt les yeux, toussote.
Pense-t-elle à la petite église lorraine, à sa paroisse ? N'est-ce point
son propre curé qui la chassera de son banc tout à l'heure, avant de chanter la
grand-messe, fermera sur elle la porte de l'église, de la même vieille main qui
si souvent la communia ? « Quant à ces articles, les clercs disent
que tu es schismatique, pensant mal sur l'unité et l'autorité de l'Église,
apostate, et jusqu'à ce jour pernicieusement errante en la foi ». Mais
ce sont là des mots entendus trop souvent, devenus si familiers, si monotones,
qu'ils ne lui donnent plus guère que de l'ennui. Ils l'ennuient. Elle regarde
par la fenêtre à la dérobée, compte les poutres du plafond, soupire, ainsi
qu'une écolière distraite... Mon Dieu ! à qui sont maintenant ses jolis
chevaux : d'abord les sept trottiers à la crinière en tresse, à la queue nouée ;
puis les cinq coureurs gorgés d'avoine, tout luisants, les douze belles bêtes ?
Écuyers, pages, sergents, chapelains, c'est vrai qu'elle avait un train de seigneur...
Quand cette cavalerie roulait derrière elle avec un bruit de tonnerre, comme
son cœur sautait vite !
Elle ne craignait ni les
coups, ni la mort, ni aucun être vivant : elle eût entraîné ses Français
n'importe où, elle aurait chargé contre cent hommes ! Parfois, sur son
passage, un moine mendiant pieds nus, la chevelure sordide, haussait les
épaules ou crachait dans la poussière ; de vieilles dames, à l'étape, pinçaient
les lèvres, en voyant sa jaque fine tombant au-dessus du genou « Item,
tu t'es revêtue d'habits somptueux, d'étoffes précieuses, de fourrures. Tu as
usé de longs tabards et de robes fendues. Et c'est chose notoire que lorsque tu
fus prise, tu portais sous ta chemise de mailles une huque de drap d'or ».
Qu'importe à ces prêcheurs, ces faux prêcheurs ? Sauraient-ils
seulement reconnaître un surcot d'armes d'un haubert, ou un chaperon festonné
d'un simple bonnet à cocarde ? Elle a aimé les chevaux, les défilés, les
parades, les nuits de bivouac pleines d'étoiles, les marches d'approche dans
les chemins creux entre deux murs de gazon, le débouché sur le plateau, le
claquement de cent bannières, les bêtes qui s'ébrouent, et la ville à prendre,
là-bas, toute bleue... Elle a aimé ce qu'aiment les soldats, à la manière des soldats,
qui ne s'attachent à rien, prêts chaque jour à tout quitter, qui viennent manger
leur pain de chaque jour dans la main de Dieu. Que vient-on lui reprocher maintenant
d'avoir jeté l'argent par les fenêtres ! Le roi remplissait ses coffres, y
puisait qui voulait. Dieu fit ainsi les gens de guerre. Lequel d'entre eux est
jamais devenu riche et ladre ? Il suffit bien qu'ils vivent et meurent
comme ces petits enfants qui leur ressemblent.
*
* *
Maître
Pierre Maurice a fini sa lecture, pose le rouleau sur la table, s'essuie le front.
Les autres s'approchent. Il y a là, dans l'étroite petite chambre, les évêques de
Thérouanne et de Noyon, les maîtres Jean de Châtillon, archidiacre d'Évreux, Jean Beaupère, Nicolas
Midi, Guillaume Érart, André Marguerie, Nicolas de Venderès, archidiacres ou
chanoines de l'église de Rouen. Pour la première fois peut-être Jeanne échange
avec eux, avec eux ses juges, un regard d'impuissance désespérée, un regard
d'adieu. Ils ne sont déjà plus du monde, ils s'éloignent d'elle, s'effacent
avec une vitesse horrible. — « Ne nous laissez pas seuls, Jeanne ! hurlent
les vieux hommes épouvantés, ne vous séparez pas de nous ! Avouez ! Avouez !
Justifiez-nous ! N'emportez pas notre salut ! » Ils lui ouvrent
leurs bras, la supplient, appellent tendrement son âme... Et à cinq siècles de
distance, tout à coup, nous entendons s'élever ce murmure étrange, solennel,
puissant et doux, avec un flux et un reflux, prière ou menace, cette espèce de
chant mystérieux d'une qualité de tristesse inouïe, surhumaine, ce chant de
mort :
« Jeanne, amie très
chère, il est temps maintenant, pour la fin de votre procès, de bien peser ce
qui a été dit. Bien que par Mgr de Beauvais et par Mgr le vicaire de
l'Inquisition, quatre fois déjà vous ayez été admonestée très diligemment pour
l'honneur et révérence de Dieu, le repos des consciences, l'apaisement du scandale
causé, le salut de votre corps ; bien qu'on vous ait déclaré les dommages que
vous encourrez, tant en votre âme qu'en votre corps, si vous ne vous corrigez,
vous et vos dicts, et ne les amendez, en soumettant vos faits et dicts à
l'Église, et en acceptant son jugement, cependant jusqu'à ce jour, vous n'avez
voulu y entendre.
« Or, bien que
plusieurs parmi vos juges auraient pu se contenter des faits recueillis à votre
charge, ces mêmes juges, dans leur zèle pour le salut de votre âme et de votre
corps, ordonnèrent que vous seriez à cette fin admonestée de nouveau, qu'on
vous avertirait des erreurs, scandales, et autres défauts par vous commis, vous
priant, exhortant, avertissant, par les entrailles de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
qui a voulu souffrir si cruelle mort pour racheter l'humain lignage, que vous corrigiez
vos dicts, et les soumettiez au jugement de l'Église, comme tout loyal chrétien
est tenu de le faire. Ne permettez pas que vous soyez séparée de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui vous a créée pour avoir une part de sa gloire ; ne veuillez
élire la voie d'éternelle damnation, avec les ennemis de Dieu qui, chaque jour,
cherchent à inquiéter les hommes, en prenant parfois la figure du Christ, de l'ange
et des saintes, disant et affirmant qu'ils sont tels, ainsi qu'il est contenu
plus à plein dans les Vies des Pères et dans les Écritures.
« En conséquence si de
telles apparitions vous sont advenues, ne les veuillez croire ; bien plus,
repoussez de telles crédulités et imaginations ; acquiescez aux dits et
opinions de l'Université de Paris et des autres docteurs, qui entendent bien la
loi de Dieu et l'Écriture Sainte. Or, il leur est apparu qu'il ne faut donner
crédit à de telles apparitions, si la sainte Écriture n'en donne signe
suffisant ou miracle. Vous n'avez eu ni l'un, ni l'autre. Vous avez cru
légèrement à ces apparitions, au lieu de recourir à Dieu par oraison dévote, afin
qu'il vous rendît certaine ; vous n'avez pas eu recours à quelque prélat
ou personne ecclésiastique et instruite, qui aurait pu vous en assurer.
Cependant vous auriez dû le faire, attendu votre état, et la simplicité de vos
connaissances.
« Premièrement,
Jeanne, vous devez considérer ceci : en la seigneurie de votre roi, quand
vous y étiez, si quelque chevalier ou autre, né dans son domaine ou obéissance,
s'était levé, disant : "Je n'obéirai point au roi, et ne me
soumettrai à aucun de ses officiers", n'auriez-vous pas dit qu'il fallait
le condamner ? Que diriez-vous donc de vous-même, qui fûtes engendrée à la
foi du Christ, si vous n'obéissez pas aux officiers du Christ, c'est assavoir
aux prélats d'Église ! Quel jugement donnerez-vous de vous-même ! Désistez-vous,
je vous prie, de vos dires, si vous aimez Dieu, votre Créateur, votre précieux
époux et votre salut ; et obéissez à l'Église, en vous soumettant à son jugement.
Sachez que si vous ne le faites et persévérez en cette erreur, votre âme sera
condamnée au supplice éternel, et perpétuellement tourmentée ; et pour ce
qui est du corps, je ne fais grand doute qu'il ne vienne à perdition.
« Que le respect
humain et une inutile vergogne, qui peut-être vous dominent, ne vous retiennent
plus, en raison de ce que vous avez été dans de grands honneurs que vous
estimez perdre en agissant comme je vous le dis. Car il faut préférer l'honneur
de Dieu, le salut de votre âme et de votre corps ; vous perdez tout si
vous ne faites ce que je vous dis ; car vous vous séparez ainsi de
l'Église et de la Foi que vous avez promise au saint sacrement de baptême, vous
retranchez l'autorité de Notre-Seigneur de celle de l'Église, qui est cependant
régie, gouvernée par son esprit et autorité. Car il a dit aux prélats de
l'Église : "Qui vous ouit, m'ouit, et qui vous méprise, me méprise".
« Donc, considérant
attentivement ces choses, au nom de Mgr de Beauvais et Mgr le vicaire de
l'Inquisition, de vos juges, je vous admoneste, je vous prie, je vous exhorte
que par cette piété que vos portez à la Passion de votre Créateur, par cette
dilection que vous devez avoir pour le salut de votre âme et de votre corps,
vous corrigiez et amendiez les erreurs susdites, que vous retourniez à la voie
de la Vérité en obéissant à l'Église, et en vous soumettant à son jugement et à
sa détermination. En ce faisant, vous sauverez votre âme et vous rachèterez, comme
je l'espère, votre corps de la mort. Mais si vous ne le faites, et si vous vous
obstinez, sachez que votre âme sera engloutie dans le gouffre de la damnation ;
quant à la destruction de votre corps, je la crains. Ce dont Jésus-Christ daigne
vous préserver ! »
*
* *
L'immense
murmure du monde invisible s'apaise par degrés, puis monte de nouveau, retombe
encore, se prolonge... Nulle force humaine ne saurait désormais rétablir
l'équilibre qu'un prêtre obscur vient de rompre, peut-être à son insu. La puissante houle, accourue
des extrémités de la vie à l'appel d'un nom sacré, berce un moment dans son
creux la petite martyre, puis la laisse étendue, les dents serrées, les yeux
clos, déjà morte. Ainsi la vîtes-vous, jadis, vieux sire de Gamaches, roulant à
terre du haut des murs de la redoute, le fer d'une flèche à travers la
poitrine, entraînant dix ennemis dans sa chute retentissante, pêle-mêle,
lorsque vous vous jetâtes en avant, vieux sanglier, tenant votre hache à deux
mains... Mais cette fois, où Dieu l'a mise, la pauvrette, nul ne viendra la
reprendre : les paroles qu'elle vient d'écouter en silence, sa chère petite
tête penchée vers la terre, humblement, l'ont retranchée de tout ce qui vit, de
la Sainte Église universelle, de l'univers pardonné. Ils l'ont atteinte au vif
de l'âme, au principe de son être, dans sa tendre, sa pure espérance, ou plutôt
c'est l'amour, son innocent amour, le doux nom même de Jésus qui vient de lui
éclater dans le cœur. Évêques de Thérouanne et de Noyon, maîtres Beaupère,
Midi, Érart et Maurice, licencié Venderès, licencié Marguerie, elle est à vous,
emportez ce corps gisant. La voilà entre vos mains prisonnière, plus faible
qu'un petit enfant, avec ses folles pensées, son vain honneur, le rêve brisé de
sa jeunesse, cette Jeanne qui se vantait d'entrer par la brèche dans les bonnes
villes forcées : « Quant à cet article, les clercs disent que tu
es traîtresse, rusée, désirant cruellement l'effusion du sang humain,
séditieuse ». La voilà donc heureusement rendue à son tour, elle qui prit
tant d'autres à rançon ! Morte ou vive, la voilà cette fois hors de péril,
au giron des hommes de paix.
Qui saurait le secret de
cette minute étrange aurait la clef de tout le reste, mais le secret est bien
gardé. Il semble seulement qu'un fil soit rompu qui reliait les uns aux autres
les principaux acteurs du drame, et ils gesticulent entre ciel et terre un
moment, comme des pantins disloqués. C'est désormais à elle-même que la petite
martyre fait face, et elle ne s'en doute pas. Ses juges ne s'en doutent pas
davantage. Comme ces insectes qui au cœur de leur proie vivante déposent un
ver, ils ont fait rentrer le doute dans cette âme d'enfant, et l'ignoble fruit
venu à terme, ils ne reconnaissent plus leur victime, la cherchent, implorent
d'elle ce que par leur faute elle n'est plus capable de donner, une parole
pure, intacte, qui leur apporterait la certitude ou le pardon. Littéralement,
ils lui ont volé son âme. Deux jours encore, avec une impatience grandissante,
ils secoueront vainement ce cadavre, puis las de cette lutte ridicule, ils
jetteront au feu le jouet brisé. Qu'on brûle bien les os ! Qu'on sème au
vent la cendre ! — À quoi bon ? L'enfant inconnue a emporté son
secret. La nuit qu'ils ont appelée sur elle les recouvre à leur tour.
Il faut regarder cette
agonie en face, ou mieux il y faut entrer. Qu'elle est profonde, qu'elle est
froide ! Tout le feu du bûcher ne l'échauffera pas. Mais les curieux
s'arrêtent au seuil, jettent en hâte les drapeaux, les couronnes, la palme, le laurier
— des roses, des roses, des roses — et ils reçoivent en plein visage l'haleine
glacée du fleuve où fut roulée sa cendre. Alors ils s'en vont. Allez-vous-en !
À quoi bon prolonger cinq cents ans, ou plus, un procès de réhabilitation qui ne
tend qu'à expliquer, excuser, justifier les vivants ? Un seul importe :
désormais Jeanne est sainte, et nous la prions comme telle. Si l'on mesure à
l'aune de l'expérience humaine une telle aventure, elle apparaît
invraisemblable. La chance de la pauvre fille était si petite, l'affaire si obscure
et les intérêts en jeu si puissants ! Mais Dieu sait venger ses saints.
*
* *
Car
l'heure des saints vient toujours. Notre Église est l'église
des saints. Qui s'approche d'elle avec méfiance ne croit voir que des portes
closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle. Mais
notre Église est l'église des saints. Pour être un saint, quel
évêque ne donnerait son anneau, sa mitre, sa crosse, quel cardinal sa pourpre,
quel pontife
sa robe blanche, ses camériers, ses suisses et tout son temporel ? Qui ne voudrait
avoir la force de courir cette admirable aventure ? Car la sainteté est une
aventure, elle est même la seule aventure. Qui l'a une fois compris est entré
au cœur de la foi catholique, a senti tressaillir dans sa chair mortelle une
autre terreur que celle de la mort, une espérance surhumaine. Notre Église
est l'église des saints. Mais qui se met en peine des saints ? On
voudrait qu'ils fussent des vieillards pleins d'expérience et de politique, et
la plupart sont des enfants. Or l'enfance est seule contre tous. Les malins
haussent les épaules, sourient : quel saint eut beaucoup à se louer des
gens d'église ? Hé ! Que font ici les gens d'église ! Pourquoi
veut-on qu'ait accès aux plus héroïques des hommes tel ou tel qui s'assure que
le royaume du ciel s'emporte comme un siège à l'Académie, en ménageant tout le
monde ? Dieu n'a pas fait l'Église pour la prospérité des saints, mais pour
qu'elle transmît leur mémoire, pour que ne fût pas perdu, avec le divin miracle,
un torrent d'honneur et de poésie. Qu'une autre église montre ses saints !
La nôtre est l'Église des saints. À qui donneriez-vous à garder ce
troupeau d'anges ? La seule histoire, avec sa méthode sommaire, son
réalisme étroit et dur, les eût brisés. Notre tradition catholique les emporte,
sans les blesser, dans son rythme universel. Saint Benoît avec son corbeau,
saint François avec sa mandore et ses vers provençaux, Jeanne avec son épée,
Vincent avec sa pauvre soutane, et la dernière venue, si étrange, si secrète,
suppliciée par les entrepreneurs et les simoniaques, avec son incompréhensible
sourire — Thérèse de l'Enfant Jésus. Souhaiterait-on qu'ils eussent tous été,
de leur vivant, mis en châsse ? assaillis d'épithètes ampoulées, salués à
genoux, encensés ? De telles gentillesses sont bonnes pour les chanoines.
Ils vécurent, ils souffrirent comme nous. Ils furent tentés comme nous. Ils
eurent leur pleine charge et plus d'un, sans la lâcher, se coucha dessous pour
mourir. Quiconque n'ose encore retenir de leur exemple la part sacrée, la part
divine, y trouvera du moins la leçon de l'héroïsme et de l'honneur. Mais qui ne
rougirait de s'arrêter si tôt, de les laisser poursuivre seuls leur route
immense ? Qui voudrait perdre sa vie à ruminer le problème du mal, plutôt que
de se jeter en avant ? Qui refusera de libérer la terre ? Notre
Église est l'église des saints. Tout ce grand appareil de sagesse, de
force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n'est rien de lui-même,
si la charité ne l'anime. Mais la médiocrité n'y cherche qu'une assurance
solide contre les risques du divin. Qu'importe ! Le moindre petit garçon
de nos catéchismes sait que la bénédiction de tous les hommes d'Église ensemble
n'apportera jamais la paix qu'aux âmes déjà prêtes à la recevoir, aux âmes de bonne
volonté. Aucun rite ne dispense d'aimer. Notre Église est l'église des saints.
Nulle part ailleurs on ne voudrait imaginer seulement telle aventure, et si
humaine, d'une petite héroïne qui passe un jour tranquillement du bûcher de l'inquisiteur
en Paradis, au nez de cent cinquante théologiens. « Si nous sommes arrivés
à ce point, écrivaient au pape les juges de Jeanne, que les devineresses
vaticinant faussement au nom de Dieu, comme certaine femelle prise dans les
limites du diocèse de Beauvais, soient mieux accueillies par la légèreté
populaire que les pasteurs et les docteurs, c'en est fait, la religion va
périr, la foi s'écroule, l'Église est foulée aux pieds, l'iniquité de Satan
dominera le monde !... » Et voilà qu'un peu moins de cinq cents
ans plus tard l'effigie de la devineresse est exposée à Saint-Pierre de Rome —
il est vrai peinte en guerrière, sans tabart ni robe fendue ! — et à cent
pieds au-dessous d'elle, Jeanne aura pu voir un minuscule homme blanc,
prosterné, qui était le pape lui-même. Notre Église est l'église des saints.
Du Pontife au gentil clergeon qui boit le vin des burettes, chacun sait
qu'on ne trouve au calendrier qu'un très petit nombre d'abbés oratoires et de
prélats diplomates. Seul peut en douter tel ou tel bonhomme bien-pensant, à
gros ventre et à chaîne d'or, qui trouve que les saints courent trop vite et
souhaiterait d'entrer au paradis à petit pas, comme au banc d'œuvre, avec le
curé son compère. Notre Église est l'église des saints. Nous respectons
les services d'intendance, la prévôté, les majors et les cartographes, mais notre
cœur est avec les gens de l'avant, notre cœur est avec ceux qui se font tuer. Nul
d'entre nous portant sa charge — patrie, métier, famille, — avec nos pauvres
visages creusés par l'angoisse, nos mains dures, l'énorme ennui de la vie quotidienne,
du pain de chaque jour à défendre, et l'honneur de nos maisons, nul d'entre
nous n'aura jamais assez de théologie pour devenir seulement chanoine. Mais
nous en savons assez pour devenir des saints. Que d'autres administrent en paix
le royaume de Dieu ! Nous avons déjà trop à faire d'arracher chaque heure
du jour, une par une, à grand-peine, chaque heure de l'interminable jour,
jusqu'à l'heure attendue, l'heure unique où Dieu daignera souffler sur sa
créature exténuée, ô Mort si fraîche, ô seul matin ! Que d'autres prennent
soin du spirituel, argumentent, légifèrent : nous tenons le temporel à pleines
mains, nous tenons à pleines mains le royaume temporel de Dieu. Nous tenons
l'héritage des saints. Car depuis que furent bénis avec nous la vigne et le blé,
la pierre de nos seuils, le toit où nichent les colombes, nos pauvres lits pleins
de songe et d'oubli, la route où grincent les chars, nos garçons au rire dur et
nos filles qui pleurent au bord de la fontaine, depuis que Dieu lui-même nous visita,
est-il rien en ce monde que nos saints n'aient dû reprendre, est-il rien qu'ils
ne puissent donner ?
Georges Bernanos, in Jeanne relapse et sainte