mardi 17 mai 2011

En méditant... Hans Urs von Balthasar, Bouc émissaire et Trinité

Pourquoi ce procès, se terminant par une condamnation à mort, qui a eu lieu il y a presque deux mille ans préoccupe-t-il l'humanité encore aujourd'hui ? N'y a-t-il pas eu d'innombrables autres simulacres de procès tout aussi spectaculaires, jusqu'à nos jours, dont l'injustice criante devrait autant nous émouvoir et nous occuper aussi durablement que l'antique procès qui a eu lieu à Jérusalem au moment de la pâque. Mais toute la cruauté des camps d'extermination et des archipels du goulag occupent moins l'humanité — à en juger d'après le flux incessant et même grandissant de livres et de débats sur Jésus — que l'exécution de cet innocent que rapporte la Bible : même Dieu — en le ressuscitant d'entre les morts — a pris son parti et confirmé son droit.
Aurait-il donc été — on en discute — le grand bouc émissaire, unique et définitif de l'humanité qui l'a chargé de toute sa culpabilité, et qui, comme agneau de Dieu, a enlevé cette culpabilité ? C'est ce qu'affirme un ethnologue contemporain, René Girard, dont les livres font grande sensation ces dernières années en Amérique, en France et maintenant aussi en Allemagne. D'après lui, toute culture humaine depuis l'origine repose sur le mécanisme du bouc émissaire, c'est-à-dire sur l'invention astucieuse des hommes pour surmonter leurs agressions mutuelles et trouver une paix provisoire : en concentrant ces agressions sur un bouc émissaire, choisi presque au hasard, en le désignant comme victime, ce qui devrait apaiser telle ou telle divinité en colère ; mais cette colère divine ne serait, d'après Girard, rien d'autre que l'agressivité mutuelle des hommes. Et si ce mécanisme doit sans cesse se répéter après un temps de paix relative pour que l'histoire du monde puisse se poursuivre à peu près convenablement, il aurait atteint son point culminant dans le rejet général de Jésus par les païens, par les juifs et par les chrétiens : les péchés de tous sont déchargés sur Jésus, il les aurait vraiment pris sur lui et emportés, si bien que celui qui le croit peut désormais vivre en paix avec ses frères.
La pensée de Girard est intéressante ; elle permet d'actualiser d'une manière nouvelle le procès de Jésus. Mais à lui aussi il faut poser la question : pourquoi cette mise à mort précisément serait-elle, après tant d'autres, l'événement final de l'histoire du monde et l'avènement de la fin des temps ? Les hommes se sont déchargés de leur culpabilité sur beaucoup d'innocents boucs émissaires, pourquoi alors ce seul porteur des péchés aurait-il apporté un changement global pour le monde ?
Pour le croyant, la réponse est simple : ce qui est d'une efficacité décisive, ici, ce n'est pas le fait qu'une fois de plus nous nous serions défait volontiers de notre culpabilité. Naturellement, personne ne veut endosser la responsabilité : Pilate s'en lave les mains et se déclare innocent, les juifs se retranchent derrière leur Loi, qui leur prescrit de condamner tout blasphémateur, ils agissent par piété et crainte de Dieu. Même Judas regrette ce qu'il a fait, et redonne l'argent du sang ; et comme on ne le lui reprend pas, il le jette aux pieds des grands prêtres. Personne ne veut en être responsable. Mais c'est justement en voulant s'en disculper, qu'ils sont convaincus par Dieu qu'ils sont coresponsables de la mort de ce juste. En fin de compte, ce n'est pas ce que font les hommes qui est important.
Mais l'important, c'est qu'il se trouve quelqu'un qui veut et peut prendre sur lui leur faute. Aucun des autres boucs émissaires ne l'a pu. C'est à cause de cette capacité de prendre sur lui, que, selon la compréhension du Nouveau Testament, le Fils de Dieu s'est fait homme. Pour vivre en vue de « l'heure » qui l'attend à la fin de sa vie, en vue du terrible baptême dont, disait-il, il devait être baptisé ; en vue de l'heure où ce n'est pas seulement extérieurement qu'il serait enchaîné et traîné devant les tribunaux, où ce n'est pas seulement son corps qui serait déchiré par la flagellation et cloué sur la croix, mais l'heure qui s'introduit jusque dans son âme, dans son esprit, dans sa plus intime relation à Dieu son Père, et qui remplit tout de la frayeur mortelle de l'abandon, comme d'une substance totalement étrangère, hostile, mortellement empoisonnée qui lui interdit tout accès à la source qui le fait vivre.
C'est dans l'horreur de ces ténèbres, dans cet abandon loin de Dieu qu'il prononce les paroles au mont des Oliviers : « S'il est possible, Père, éloigne de moi cette coupe ». La coupe dont il est question est bien connue de l'Ancien Testament : c'est la coupe remplie de la colère et du courroux de Dieu, que les pécheurs doivent boire jusqu'à la lie, qui menace et qui est imposée à maintes reprises à Jérusalem l'infidèle ou aux peuples ennemis comme Babylone. C'est dans la même horreur d'obscurcissement spirituel qu'il pousse le cri sur la croix demandant pourquoi Dieu a abandonné le supplicié. Celui qui crie sait seulement qu'il est abandonné, mais, dans une telle obscurité, il ne peut plus savoir pourquoi. Il ne doit pas le savoir, car la seule pensée qu'il pourrait s'agir de porter les ténèbres des autres, serait un allégement, un rayon de lumière. Mais même cela ne lui est pas concédé pour le moment, car, avec un sérieux absolu, il s'agit du rétablissement de la relation entre Dieu et le monde coupable.
Celui qui traverse douloureusement cette nuit est simplement l'Innocent, car personne d'autre ne pourrait supporter cela efficacement pour les autres. Quel autre homme, ordinaire ou exceptionnel, aurait en lui l'espace suffisant pour accueillir tout le péché du monde ? Un seul peut avoir en lui un tel espace : celui qui est le vis-à-vis divin du Père éternel, à savoir le Fils qui est Dieu, même comme homme.
C'est un mystère insondable, car il y a une différence infinie entre le sein qui engendre en Dieu, le Père, et le fruit engendré, le Fils, bien que les deux soient un seul Dieu en l'Esprit Saint. Certains théologiens l'affirment de nos jours avec raison : c'est sur la croix précisément que cette différence devient tout à fait évidente et que le mystère de la Trinité divine est pleinement révélé. La distance est si grande — car en Dieu tout est infini — que toute l'aliénation et le péché du monde y trouvent place, que le Fils peut les assumer dans sa relation au Père, sans que l'amour mutuel éternel entre le Père et le Fils dans l'Esprit Saint en souffre ou même en soit modifié. Le péché est détruit par le feu de cet amour, car « Dieu, dit l'Écriture, est un feu dévorant », qui ne tolère en lui rien d'impur, mais le détruit.
Jésus le Crucifié subit à notre place notre éloignement de Dieu et notre obscurité, et cela d'autant plus douloureusement qu'il n'en est pas responsable. Cette situation ne lui est pas familière, mais étrangère et tout simplement horrible. Oui, il souffre plus profondément que ce qu'un homme ordinaire peut endurer, même s'il était condamné à être loin de Dieu, car seul le Fils fait homme sait réellement qui est le Père et ce que signifie d'être privé de Lui, de l'avoir perdu apparemment pour toujours.
Cela n'a aucun sens d'appeler cette souffrance enfer, car il n'y a aucune haine de Dieu en Jésus, mais seulement une souffrance plus profonde et plus intemporelle que ce qu'un homme ordinaire pourrait supporter dans sa vie ou après sa mort.
De même, nous ne dirons en aucun cas que Dieu le Père « punit » le Fils souffrant à notre place. Ce n'est pas de punition qu'il s'agit, car l'œuvre qui est en train de s'accomplir entre le Père et le Fils sous l'action de l'Esprit Saint est pur amour, le plus pur qui soit ; elle ne peut donc être qu'une œuvre accomplie dans la plus authentique liberté, aussi bien par le Fils que par le Père et l'Esprit Saint. L'amour de Dieu est d'une telle richesse qu'il peut prendre aussi cette forme d'obscurité par amour pour notre monde obscur.
Et nous-mêmes, que pouvons-nous faire ? « De la sixième à la neuvième heure, l'obscurité se fit sur tout le pays. » Comme si le cosmos percevait ce qui se passe ici de décisif, comme s'il prenait part aux ténèbres qui envahissent l'âme du Christ. Il n'est pas nécessaire que nous y prenions part aussi nous : nous sommes suffisamment étrangers et obscurs sans cela. Il nous suffirait, dans le monde obscur qui nous entoure, de nous accrocher fermement à la foi, et de tenir pour vrai que c'est aux ténèbres du Golgotha que nous sommes redevables de toute cette lumière intérieure, de toute cette joie et cette assurance, de toute cette confiance en la vie, et de ne jamais oublier d'en remercier Dieu.
Dans cette action de grâces, nous pouvons également exprimer, tout à fait marginalement, la demande que, si Dieu le permet et si cela pouvait contribuer à la réconciliation du monde avec Dieu, nous puissions participer un tout petit peu aux souffrances de la Croix, à l'angoisse et l'obscurité intérieures. Jésus nous dit lui-même qu'une telle participation est possible quand il nous demande de porter chaque jour notre croix. (cf. Lc 14.26) Paul aussi l'affirme lorsqu'il dit souffrir ce que le Christ lui a réservé à lui et aux chrétiens. Lorsque notre vie devient difficile et nous semble une impasse, nous pouvons garder confiance : cette obscurité même peut être incluse dans la grande obscurité de la rédemption qui laisse poindre la lumière de Pâques. Et lorsque ce qui nous est demandé paraît trop lourd, lorsque les souffrances deviennent intolérables et que le destin qui nous est imposé paraît presque un non-sens, c'est alors que nous sommes le plus proche de l'homme crucifié sur le lieu du crâne, car il a vécu la même chose pour nous, par anticipation, avec une inconcevable intensité. Nous ne pouvons exiger alors que ce qui paraît être un non-sens prenne un sens qui nous tranquillise ; nous ne pouvons que persévérer en silence, comme le crucifié, sans visibilité face à l'obscur abîme de la mort. Au-delà de cet abîme nous attend ce que nous ne pouvons pas voir maintenant, ni même croire, un autre abîme de lumière où toute la souffrance du monde est assumée dans le cœur toujours ouvert de Dieu. II nous sera alors permis, avec l'apôtre Thomas, de poser notre main dans cette plaie béante : plaie où nous pourrons ressentir corporellement que l'amour de Dieu dépasse toute pensée humaine, pour prier avec le disciple : « Mon Seigneur et mon Dieu ».
 

Hans Urs von Balthasar, in Tu couronnes l’année de Tes bontés