vendredi 24 août 2012

En conciliant... Joseph Ratzinger, Vatican II, le combat autour du schéma XIII


La lutte autour du « schéma XIII », qui allait être adopté le 7 décembre 1965 sous le nom de constitution pastorale « sur l'Église dans le monde de ce temps »1 constituait le véritable centre des travaux de la dernière session du Concile. Ce texte, extérieurement le plus volumineux du Concile, fait sans aucun doute aussi partie de ses résultats les plus importants du point de vue du contenu et requiert de ce fait une attention plus minutieuse.
1 La préhistoire du texte
Ses antécédents remontent à la fin de l'automne 1962. Marquées par la scolastique romaine classique, les commissions préparatoires avaient envisagé de codifier tout l'état actuel de cette théologie en formulations claires et judicieuses, mais prisonnières du cercle inhérent au système, si bien que ce qu'elles gagnaient intrinsèquement en perfection et en clarté, elles le perdaient en contact avec la réalité. Les questions actuelles de l'homme d'aujourd'hui étaient en tout cas parfaitement prises en compte dans ces textes. Un texte traitait du problème de l'éthique chrétienne en général, un autre était consacré aux problèmes du mariage et de la famille. Mais leurs réponses étaient trop faites pour convaincre. Elles étaient empreintes d'une sûreté qui ne trouvait aucun fondement dans la révélation et d'une détermination autoritaire qui n'était tout simplement pas adaptée aux nuances du réel. Elles étaient aussi exprimées en des catégories qui trouvaient davantage leur origine dans l'Antiquité païenne que dans le christianisme. Le mariage fut envisagé sous la catégorie fondamentale de la finalité, sa moralité étant dérivée abstraitement du concept de nature. De la sorte, la convenance sociale du mariage semblait mise au-dessus de sa dimension inter-personnelle. Le ton d'ensemble était cantonné à l'affirmation et à l'accentuation des droits de l'Église qui recouvraient, sur le plan pratique, sa dimension de service.
Comme on s'en souvient, la discussion du premier de ces textes, le projet sur la révélation, conduisit à un vote générique de défiance à l'encontre de cette forme de théologie, à la base de tous ces projets de texte. Cela signifiait du coup l'exigence d'un nouveau commencement qui mettrait clairement de côté ce qui avait été fait précédemment comme insuffisant. La profondeur de ce bouleversement montrait jusqu'où portait la discussion engagée : il ne s'agissait pas de telle ou telle théorie, de telle ou telle spécialité d'érudit, mais d'une forme d'annonce de la parole de Dieu et de pénétration intellectuelle de celle-ci qui, dans son entier, faisait débat et ne pouvait pas recueillir l'approbation du Concile. Une fois que fut écarté le texte proposé, il restait à se demander : et maintenant, que faire ? C'est alors que, pour la première fois, s'esquissa l'idée de regrouper toutes les questions actuelles traitant de l'orientation chrétienne dans le monde d'aujourd'hui à l'intérieur d'un grand schéma nouveau sur l'Église dans le monde actuel, schéma qui aborderait les problèmes tournant autour de la famille et du mariage, de la guerre et de la paix, et d'autres semblables. Le cardinal Suenens, à qui le pape Montini donna son accord, conçut un nouveau programme d'ensemble du Concile. Son travail devait avoir pour sujet central l'Église en traitant en premier lieu les questions internes à l'Église et en second lieu la question de son rapport avec le monde extérieur 2.
Le programme était plus facile à concevoir qu'à transposer dans le réel. Ce n'est qu'au cours de l'année 1964 que le texte commença seulement à prendre forme. Son rédacteur principal était le rédemptoriste allemand Bernhard Häring, un spécialiste de théologie morale. À l'automne 1964, le projet de texte, essentiellement rédigé par lui, put être proposé à la discussion dans l'aula conciliaire. L'idée de base dérivait des événements qui avaient été à l'origine du schéma. Aux dispositions autoritaires, on devait privilégier le dialogue ; à la revendication de droits, on devait préférer la réflexion sur le service auquel est appelée l'Église dans la société ; à la finalité sociale, on devait privilégier la dimension personnelle ; à un concept de nature abstrait qui avait été essentiellement la base de la théologie morale jusqu'alors, on devait préférer une réflexion sur les réalités humaines concrètes et sur leur historicité. À partir de ces idées directrices, on développa en trois chapitres une anthropologie chrétienne générale et en quatre autres chapitres, on traita de quelques questions particulières : le mariage et la famille, la guerre et la paix, la problématique sociale, la relation des chrétiens à la culture et à la civilisation technique de notre temps.
La première et fondamentale difficulté inhérente à ce texte tenait au fait que celui-ci existait pour ainsi dire sous deux formes : dans le « schéma » proprement dit, et dans ses annexes où l'ensemble se trouvait en partie réécrit de manière plus précise. Il en résulta la nécessité de retravailler tout le projet à fond pour arriver à fondre les deux textes en un seul. À cela s'ajouta qu'une grande partie des affirmations restaient largement indéterminées et surtout que deux perspectives se croisaient de façon fort peu claire : d'un côté la volonté de s'écarter de la scolastique pour s'ouvrir à la Bible, de l'autre celle de s'adapter à la situation moderne et à son langage, ce qui avait pour conséquence que le texte ne pouvait être ni bibliquement exact ni véritablement conforme à la pensée moderne. Au terme des débats subsistait une approbation générique vis-à-vis de la voie empruntée, de la volonté qui avait été jusqu'alors manifestée, mais, en même temps, la nécessité de reprendre du tout au tout ce qui avait été vu.
On se retrouva en janvier à Ariccia, près de Rome, pour satisfaire à cette exigence. L'attaché de presse de la conférence épiscopale française, l'abbé Haubtmann, avait déjà réussi à préparer sur ces entrefaites un nouveau texte qui réussit à s'imposer face à un projet polonais élaboré lui aussi dans le même intervalle. Il était certainement d'une langue plus déliée, mais sa précision théologique laissait à désirer. Les Allemands, qui étaient venus les mains vides, durent s'en contenter, le critiquant et l'améliorant ici et là, mais sans le modifier fondamentalement. Dans les mois qui suivirent, le texte continua son chemin à travers les différentes étapes du travail en commission et, au cours de l'été, il put être envoyé aux Pères conciliaires.
2— Le schéma de l'automne 1965
Il commençait par une analyse de la situation historique contemporaine, développait ensuite dans une première partie les traits fondamentaux de l'anthropologie chrétienne, où étaient également traités des problèmes comme celui de l'athéisme, de la signification anthropologique de la technique et de l'histoire, des questions comme celle de l'espérance chrétienne confrontée aux espoirs profanes de notre temps et enfin la place de l'Église dans le monde contemporain. La seconde partie, qui se rattachait plus fortement à l'ébauche de Häring, revenait sur les questions particulières et prenait position de manière détaillée sur des problèmes comme la signification de la science et de son autonomie, l'État, la communauté des peuples, l'aide aux pays sous-développés et des questions connexes. L'ensemble aboutissait, comme on l'a dit plus haut, à un document de 83 pages dans sa version latine, et de 120 dans sa version allemande. Il est clair qu'un document de cette ampleur, élaboré en si peu de temps, ne pouvait pas traiter les questions abordées avec tout le soin requis. Il ne pouvait pas non plus présenter pour les groupes d'experts un problème trop insurmontable.
Lorsqu'à l'automne 1965 furent pris les premiers contacts privés et que commencèrent les premières discussions, on s'aperçut que la vieille ligne de front entre intégristes et progressistes menaçait d'éclater. Il n'y avait plus l'ancienne majorité face à l'ancienne minorité, mais de nouveaux fronts qui se dessinaient face à de nouvelles questions et à leurs nouvelles interrogations. Certes, les intégristes s'étaient organisés entre-temps en une solide organisation intitulée « Coetus internationalis Patrum » dont les responsables étaient Mgr Sigaud, un Brésilien, Mgr Carli, un Italien, et Mgr Lefebvre, le Supérieur général des Spiritains. Il prenait comme modèle de ses travaux les discours tenus au Concile par les cardinaux Ruffini, Siri, Santos et Browne. Ce « Coetus », qui s'était constitué lors de l'automne de l'année 1964, déploya lors de la quatrième session une activité considérable. Sur toute une série de questions — surtout autour du problème de la liberté religieuse et du projet de texte sur le rapport de l'Église aux religions non chrétiennes (ce que l'on avait appelé auparavant le schéma sur les juifs) —, il combattit en formation serrée, entraînant avec lui environ deux cents évêques. Mais ici, avec le schéma XIII, il n'avait pas pris de position commune, pas plus d'ailleurs que le groupe des « progressistes » dans lequel d'ailleurs une opposition sembla apparaître provisoirement entre tenants de la théologie française et tenants de la théologie allemande, bien qu'il y ait eu, évidemment, des représentants de conceptions différentes, voire opposées, en chacun des camps.
a) Les problèmes de structure du texte
Le premier problème du texte tenait naturellement au langage utilisé. C'était une transposition latine du français. Cela signifiait que le texte avait été pensé en français et était à peine compréhensible en latin. Cela mettait en lumière les limites du latin : il devait exprimer un état de choses qui était étranger à ce monde dans lequel il s'était développé et où il puise toujours ses racines. Le monde qui avait trouvé son expression dans la langue latine n'était déjà plus le monde d'aujourd'hui. On ne peut pas franchir sans violence la frontière historique qui est liée à la langue.
Les problèmes de fond étaient plus sérieux. D'abord apparaissait en pleine lumière la contradiction dont avait déjà souffert le schéma de Häring, à savoir le dilemme que l'on pourrait décrire, en slogans incisifs, comme l'opposition entre biblicisme et modernité. Dans le combat contre le systématisme d'une pensée néoscolastique un peu étroite, les deux sensibilités avaient pu encore se retrouver. Car ces textes étaient ni bibliques ni empruntés au monde des hommes d'aujourd'hui. Celui qui adoptait le point de vue de la modernité pouvait pourtant se dire que l'ouverture à l'humanité et au siècle, présente aussi dans la pensée et le discours bibliques, devait inclure une ouverture au réalisme de l'être homme réel, ce qui devait naturellement conduire à la pensée, au discours et aux questions d'aujourd'hui. Inversement, celui qui privilégiait le point de vue biblique pouvait se dire que la destruction du système actuel pouvait signifier l'ouverture sur le fondement de la pensée et du discours théologiques dans le monde de la Bible qui était déjà si humain parce que traversé de part en part par le divin.
Personne ne contestera aujourd'hui qu'il y ait une raison objective à ce lien entre le biblique et le moderne, mais il est devenu clair aussi que les deux ne sont pas synonymes et que leur unité ne va pas de soi. Le monde biblique, en soi, est une réalité historique qui ne peut devenir nôtre sans une transposition intérieure. Notre monde, de son côté, ne peut être rapporté à son origine biblique sans un appel intérieur à ses forces et à ses fondements cachés. Le texte, dont la préoccupation première était de s'adresser aux hommes de ce temps, avait cherché à exprimer les idées théologiques fondamentales d'une manière actuelle et avait cantonné, peut-être plus encore que son devancier scolastique, la dimension biblique à une fonction ornementale. Cela n'hypothéquait pas seulement la portée œcuménique du texte mais cela rendait aussi le texte problématique pour l'homme contemporain car on devait alors se demander quel intérêt pouvait bien avoir pour quelqu'un se tenant à l'extérieur de l'Église une affirmation théologique qui s'était largement détachée de sa propre origine. Pour ceux qui se tenaient à l'intérieur de l'Église s'ajoutait la question de savoir quelle espérance pouvait encore bien se rattacher à un renouveau qui avait pour but de vouloir à tout prix satisfaire tout le monde.
Il devenait clair que le problème formel biblique moderne débouchait directement sur le problème essentiel du discours théologique. Le groupe des théologiens français qui avaient conçu le schéma défendait sa conception un peu de la manière suivante : si nous voulons nous adresser aux hommes d'aujourd'hui, nous ne pouvons pas directement commencer par les données les plus hautes de la théologie et de la foi. Nous devons bien plutôt débuter par ce qui est compréhensible et accessible à tous, et ensuite progresser pas à pas. Nous ne pouvons pas non plus offrir trop de théologie professionnelle mais, au contraire, nous devons plutôt sortir du ghetto de la spécialisation pour présenter simplement, donc sans protection scolastique, une réalité dont nous ne pourrons pas dissimuler la dureté derrière les artifices de notre savoir.
Personne ne contestera que dans le fond tout cela est juste et que l'une des tâches principales de la théologie aujourd'hui est de sortir des murs protecteurs du langage d'école pour aller directement à la rencontre du questionnement de l'homme vivant. Mais dans l'ébauche proposée par les Français, cette perspective avait conduit à ce que l'on commence d'une manière si rationnelle et si aimable qu'aucun fantôme théologique inattendu ne vienne troubler prématurément la réflexion et que l'on puisse, arrivé à la fin, en quelque sorte humblement confesser que l'on a bien encore quelque chose d'autre à ajouter : qu'à côté de cette belle représentation de l'homme comme être appelé à dominer le cosmos et à se déterminer librement sur son destin, il y a encore la christologie qui affirme que l'homme ne peut être sauvé que par le Christ.
Au fond, cette approche signifiait que l'on avait malencontreusement tiré de l'enceinte protectrice de la faculté de théologie ce genre d'affirmations que la théologie partage de toute façon avec n'importe quelle vision tant soit peu spirituelle et éthique de l'homme ; par contre, on avait laissé de côté, dans un congélateur conceptuel, ce qui est propre à la théologie : le discours sur le Christ et sur son œuvre, faisant apparaître cela comme inintelligible et démodé par contraste avec la partie plus aisément compréhensible. Dans ces conditions, on ne pouvait manquer de se demander de quoi il était question lorsqu'on parlait de salut et ce que pouvait donc bien signifier pour l'homme sa totalité, s'il peut être défini sans elle, et que l'on puisse ainsi en faire un portrait juste et satisfaisant. On avait un peu l'impression que les auteurs considéraient la dimension christologique même, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus central dans le christianisme et qui ne peut être accueilli que par la foi, comme un monde secondaire qui se déployait à côté du premier, celui de la vie réglée et ordinaire, un monde qui ne devait pas importuner prématurément et inutilement l'humanité. Un observateur impartial de ce texte devait finir par se dire : ou bien la foi au Christ touche véritablement le centre de l'existence humaine, elle est quelque chose de vraiment réel qui pénètre le cœur de l'homme de sorte qu'ayant accueilli la foi celui-ci ne peut plus se comprendre qu'à partir d'elle, ou bien elle est un monde parallèle qui existe à côté du monde habituel. Mais alors est-elle encore en mesure de réclamer quelque chose du plus profond de nous-mêmes, ou n'est-elle plus considérée que comme une sorte d'idéologie par ceux qui ont besoin d'un refuge face au réel ? Si la théologie ose sortir des enceintes universitaires, elle doit aussi avoir le courage de le faire jusqu'au bout. Elle ne peut pas, par prudence, laisser caché ce qu'elle possède de meilleur. Tel était l'enseignement qui se dégageait de la critique de ce texte.
À la contradiction entre biblicisme et modernité, entre théologie d'école et affirmation directe de la foi, se rattachait dans le texte un autre problème, plus formel, qui n'est pas moins important pour la possibilité qu'a la foi d'entrer en contact avec le monde de ce temps. On pourrait lui donner le nom de dilemme entre l'ambition de la foi et la liberté du dialogue. Le schéma s'était situé tout entier sous la catégorie du dialogue et était tombé assez souvent dans un langage où la foi apparaissait comme une sorte de philosophie obscure qui traite de choses sur lesquelles à vrai dire l'homme ne sait rien, alors qu'il désirerait — et même devrait — en savoir quelque chose, puisque, après tout, ces choses concernent son propre destin. Mais il entre dans l'essence de la foi d'être certitude et de donner à l'homme un terrain solide sur lequel il puisse se tenir et vivre précisément là où le savoir purement humain ne conduit au mieux qu'à des vraisemblances ou des conjectures. Là aussi la perspective était bien intentionnée. Pour ne pas déranger la position du dialogue, la foi fut considérée comme une contribution à l'éclaircissement de ces choses obscures dont on voulait s'entretenir. Mais le partenaire sait bien que le croyant, lui, ne tient pas ces choses pour aussi obscures s'il croit vraiment. Il se sent facilement trompé par l'apparence de recherche et de questionnement s'il réfléchit au fait que le doute n'est pas le contenu de la foi, mais l'opposé de celle-ci. C'était d'autant plus étonnant que le texte passait ensuite par endroit au sujet de choses profanes à des exigences et à des ordres qui lui tenaient à cœur sans qu'apparaissent de réels motifs. Ce n'est pas non plus sans malaise que l'on observait l'ample usage de la catégorie douteuse de « peuple de Dieu », comme si le peuple de Dieu ne ressentait les problèmes des autres hommes que par empathie et qu'il ne se composait pas lui aussi d'hommes avec toute leur humanité. On avait l'impression que ce « peuple de Dieu » était comme une sorte de groupe sociologique parmi d'autres qui cherchait à entrer en relation avec d'autres groupes. L'exigence spirituelle de la foi était ainsi projetée sur un plan qui lui convenait mal.
Il faut reconnaître que la difficulté à laquelle se heurtait le texte pour parvenir à une position appropriée était en fait extraordinairement grande. Car pour un dialogue chrétien vers l'extérieur, c'est-à-dire qui sorte de la sphère de la foi pour aller vers le monde profane, on manquait, sur le plan du magistère, d'expérience et de modèles. Le type même du langage magistériel est, depuis le début, d'un côté le symbole, c'est-à-dire la confession de foi reçue par tradition et qui lie celui qui l'accepte, et de l'autre côté l'anathème qui exclut. Dans les deux cas, il s'agit d'une forme d'expression qui n'a de sens qu'à l'intérieur de la sphère de la foi, parce qu'elle repose sur la prise en compte de l'autorité de la foi. Le rétrécissement du cercle de ceux qui étaient prêts à se plier aux exigences que le magistère appuie sur la foi est devenu, depuis le commencement des temps modernes, toujours plus inquiétant. De cette manière s'est développé, dans une mesure croissante, le besoin de développer une forme d'expression qui puisse également posséder hors du cercle étroit des croyants une force obligatoire. Mais, de manière significative, cette forme de langage a été construite par analogie avec le discours valable à l'intérieur de l'Église, ce qui lui a donné une structure autoritaire qui, certes, renonce à employer les mots de la foi, car elle se veut en fait l'explicitation du droit naturel et ainsi se réserve le droit de toucher tous les hommes. Cependant, on avait trop peu pris garde au fait que l'acceptation de la lecture du droit naturel faite par l'Église n'était vraiment possible que dans la foi. Plus l'injonction est autoritaire, moins elle peut espérer atteindre véritablement les oreilles de ceux qui se situent hors de l'Église.
C'était sans doute un mérite du projet conciliaire d'avoir reconnu ce problème et d'avoir essayé d'y répondre par une nouvelle forme de langage qui ne fût pas autoritaire. Il aurait certainement fallu encore une fois distinguer entre annonce et dialogue. Au lieu de recourir à l'exigence autoritaire, on aurait fait un premier pas en ce sens en s'avançant sur la voie de l'annonce qui ouvre les portes de la foi aux non croyants et qui ne requiert pas d'autre autorité que l'autorité intérieure de la vérité de Dieu qui se donne à reconnaître à l'auditeur dans le message même. Une telle tentative devrait en même temps inclure un essai de traduction, c'est-à-dire l'effort de rendre audible le message dans la langue de l'autre. C'est ici que la question du dialogue se fait sentir : elle ne supprime pas l'exigence portée par le message, mais elle concerne sa compréhensibilité et aussi ses limites qu'assez souvent celui qui porte l'annonce ne distingue pas très clairement : il a en effet tendance à mêler la foi à une situation donnée du monde de manière si indissoluble qu'il mêle aussi directement une part de lui-même au message qu'il annonce alors qu'il ne s'agit en fait que de sa manière à lui, personnelle, d'envisager la foi.
La question de savoir si, avec le texte final, on a vraiment réussi à trouver une forme appropriée de langage ecclésial à destination du monde extérieur reste ouverte. Le simple fait d'avoir essayé constitue déjà un pas important en avant et peut être considéré comme un tournant dans la pratique du magistère ecclésiastique qui, en abandonnant sa position antérieure, celle d'une exigence autoritaire, en est revenu d'une manière nouvelle à sa fonction missionnaire et donc par là, beaucoup plus fortement, à la vulnérabilité de la simple Parole et à la mission qu'elle a reçue d'elle pour agir.
b) Le principal problème quant au contenu : la foi face au monde de la technique
La véritable contradiction que le schéma renfermait se rapportait à un problème que tout ce qui a été dit jusqu'à présent ne touchait que de l'extérieur : le problème de la relation fondamentale du christianisme à un monde marqué par la technique. À partir de la pensée de Teilhard de Chardin, une position semble se développer qui cherche à résoudre le problème par l'identification la plus large possible de l'espérance chrétienne à la foi moderne au progrès en présentant le processus progressif d'hominisation du monde à l'aide de l'idée du Christ cosmique comme processus de christification. Le point oméga vers lequel tend tout le processus voit coïncider dans cette perspective le stade final du développement de la technique et la christogenèse parvenue à son point d'accomplissement. L'utopie technique et l'attente chrétienne du royaume de Dieu coïncident et l'effet du façonnage du monde par la technique apparaît en même temps comme une activité directement chrétienne, la préparation même du royaume de Dieu. La réconciliation du christianisme et du monde moderne paraît ainsi complète 3.
Le schéma s'était évidemment écarté d'une telle construction simpliste, qui pouvait, dans une certaine mesure aussi, paraître caricaturer outrageusement le propre projet de Teilhard, mais qui existait cependant en tant que tendance à l'intérieur du teilhardisme. En ce qui concerne le schéma conciliaire, malgré toute la distance prise par rapport à ces idées, il subsistait en lui une fascination presque naïve pour le progrès, fascination à peine tempérée par l'ambivalence qui caractérisait les progrès concrets de l'humanité. Il y avait certainement quelque chose de grand, un pas significatif de grande portée historique, sur lequel on ne devait plus revenir, dans cette renonciation au ressentiment contre la civilisation technique qui avait régné largement dans les esprits et qui provenait en grande partie de l'orientation médiévale de la pensée de l'Église. Mais en même temps il faudrait ajouter que ce ressentiment ne sera complètement éteint que le jour où l'on sera devenu libre de voir paisiblement l'aspect négatif et de reconnaître sans euphémisme la régression qui affecte aussi le progrès, c'est-à-dire la distance qui existe entre progrès technique et progrès humain. La question véritablement décisive dont il s'agit ici va cependant plus loin. Elle se laisse en quelque sorte formuler dans l'alternative suivante : quel est le rapport entre rédemption technique et rédemption par la foi ? Quel rapport entre progrès technique et espérance chrétienne ? La solution proposée par un teilhardisme vulgarisé consiste, comme on l'a vu, à les identifier. La faiblesse du schéma tenait, en gros, à ce que l'un et l'autre n'étaient pas suffisamment distingués.
Sans aucun doute, la technique procure à l'homme, et sous de multiples aspects, une sorte de rédemption. Tant de choses autrefois espérées dans la foi sont maintenant attendues de la technique : la victoire sur la maladie, sur la famine, sur le froid et sur la chaleur, sur la pauvreté, l'âge et même la mort. La technique offre à l'homme une espérance qui non seulement l'atteint lui-même en tant qu'individu mais aussi qui concerne l'humanité tout entière et va ainsi au devant des aspirations les plus profondes de l'homme. Elle lui donne une espérance qui est assez grande pour qu'il lui consacre sa vie. Ce qui conduit sans aucun doute à se poser cette question : que représente alors, comparée à elle, l'espérance chrétienne ? Le teilhardisme, nous l'avons vu, a pratiquement présenté, avec l'aide d'une christologie cosmique, le progrès technique comme un progrès christologique et il a donc appelé les chrétiens à s'enrôler à son service. Mais, même dans la forme édulcorée que lui a donné le schéma XIII, le considérable surcroît de sens apporté par le christianisme restait reconnaissable, même lorsque, sporadiquement, les affirmations sur l'attente chrétienne du monde à venir étaient réduites aux espoirs générés par la technique. Le schéma, en envisageant la relation du chrétien au monde technique, tendait fondamentalement à voir la signification du christianisme dans la lumière sacrée qui auréolait le travail technique au lieu de le déployer à partir d'un tout autre plan, celui de la passion de la vie humaine et de l'amour humain.
On peut peut-être expliquer ce qui vient d'être dit en recourant à une expression. Le schéma parlait des victoires du genre humain et renvoyait par là aux étapes significatives du progrès technique. L’Écriture, elle aussi, parle de victoire, mais pour elle cela renvoie à la foi et, à travers la foi, à l'amour dont le Cantique des Cantiques dit qu'il est plus fort que la mort. Le Nouveau Testament dit en quelque sorte la même chose lorsqu'il dévoile la figure du Christ dans laquelle l'amour s'est révélé plus fort que la mort, le Christ ne reculant pas devant son destin, l'exécution sur la croix. Le Nouveau Testament pose la croix comme étant la grande victoire de Jésus-Christ, victoire par laquelle un homme a véritablement vaincu la mort de telle sorte qu'il est devenu Seigneur de tout l'univers (Ph 2, 4-11). Le sens de l'affirmation chrétienne, à partir de cela, ne peut consister en une glorification de la technique. Il se manifeste bien plutôt dans la découverte d'un domaine qui n'est pas supprimé par la technique. En fin de compte, il faut bien admettre que le monde n'est pas racheté par des appareils, mais par l'amour. Et le chemin qui relie la mentalité chrétienne à la mentalité technicienne ne passe pas par la sacralisation de cette dernière, mais par l'idée, sobrement comprise, de l'amour. Le service qu'apporte la technique est christianisé lorsqu'il est conduit par une mentalité qui vise à humaniser l'homme, lorsqu'il sert l'amour. Ce n'est que dans cette mesure qu'il est au service du christianisme, et ce n'est aussi que dans cette mesure qu'il constitue un progrès. Le message chrétien n'a pas pour tâche de glorifier la technique — celle-ci n'en a d'ailleurs pas besoin —, mais de lui donner les critères dont elle a besoin pour bien s'orienter.
c) Question et réponse dans le schéma XIII
Ce qui vient d'être dit permet d'éclairer l'horizon sur le fond duquel s'est déroulée la discussion concernant le schéma XIII qui, par ailleurs, avait à traiter toute une série de questions de la plus haute complexité concernant le mariage et la famille, Église et question sociale, guerre et paix, développement de la communauté des peuples. Il était nécessaire pour esquisser un bilan du schéma XIII de délimiter le cadre de cet horizon parce que, même après l'adoption du texte, les questions qu'il soulevait continuaient à se poser. Il ne pouvait entrer dans la perspective du Concile d'écarter tout d'un coup la problématique fondamentale du rapport entre foi et compréhension de l'existence humaine contemporaine. La signification du dialogue conciliaire autour du schéma XIII consistait bien plus dans le fait d'avoir identifié ces problèmes, de les avoir reconnus comme tels et d'avoir posé un pas sur la voie de leur résolution, tout en s'engageant à continuer de cheminer sur cette voie.
À bien des égards, ce qui est presque plus important que les solutions apportées par le texte, c'est la mentalité qui leur est sous-jacente et qui a produit une nouvelle sorte de discours dans l'Église : le courage d'adopter un document ouvert, qui souhaite être non pas une définition close sur elle-même, mais un commencement qui doit conduire plus loin. C'est avec cette conviction fondamentale que le Concile a retrouvé son unité, après les difficultés du début, malgré toutes les affirmations insatisfaisantes qui demeuraient. Car cette conviction pouvait être approuvée conjointement par cette grande majorité d'évêques qui avaient porté le Concile et lui avaient donné sa physionomie. La résistance, au terme, n'était plus alors le fait que d'un groupe relativement restreint qui percevait l'esprit du Concile comme un rejet de la Tradition chrétienne et donc comme une dangereuse erreur.
3 — Vers le texte définitif de la constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps
Si, d'après ce qui vient d'être dit, il était d'abord nécessaire de voir les problèmes qui ont caractérisé après le Concile le schéma XIII, devenu entre-temps la constitution pastorale sur l'Église et le monde de ce temps, et de comprendre ces mêmes problèmes dans l'ouverture créée par cette constitution, ce qui du même coup permet de circonscrire l'ambition du Concile, il serait cependant injuste de ne parler que de problèmes. Le texte, tout provisoire qu'il paraisse, offre de vastes orientations, riches de contenu, que nous nous devons d'examiner brièvement dans une dernière partie qui formera notre conclusion. Tenter, même par esquisse, de présenter la totalité de ce qui a été traité dépasserait de loin les limites de ce travail, car la taille du document à commenter, malgré toutes les tentatives du Concile pour le raccourcir à la fin des délibérations, s'est encore accru de deux pages, s'ajoutant ainsi aux 83 pages grand format en latin du texte initial. On se bornera donc à mettre en évidence la physionomie du texte définitif grâce à trois exemples en lesquels le caractère de la constitution, sa manière de discuter les problèmes et d'aller à la rencontre des questions des hommes de ce temps seront dans une certaine mesure rendus perceptibles.
a) Le chrétien et le monde technique
Le premier exemple peut se rattacher à la question fondamentale développée plus haut sur la relation du chrétien au monde technique qui est traitée dans le troisième chapitre de la première partie et intitulée « L'activité humaine dans l'univers ». Le texte commence, au n°33, par formuler le problème. Il renvoie à la nouvelle situation de l'homme qui vit une heure historique en ce sens où le pluralisme des différentes cultures le cède toujours davantage à la domination de la civilisation technique qui conduit à une unification croissante de l'humanité. La caractéristique propre à cette civilisation réside en particulier dans le fait que l'emploi systématique de la technique sur un donné scientifiquement reconnu confère à l'homme un pouvoir sans précédent sur l'univers, pouvoir qui produit une orientation nouvelle de l'existence reposant essentiellement sur la réduction des choses à l'état d'instruments au service de l'activité humaine. Mais cela signifie que la relation fondamentale de l'homme au réel est changée : celui-ci n'est plus considéré, essentiellement, qu'en fonction de son utilité pour l'homme. L'homme ne se situe plus en face du monde comme celui qui contemple ou qui s'étonne, mais il adopte la posture de celui qui mesure, qui pèse, qui agit. De la sorte le mystère religieux qui habitait les choses disparaît peu à peu, puisqu'il ne peut faire l'objet d'aucune approche méthodique. À la place de l'attitude fondamentale d'attente, marquée par la prière, apparaît une attitude où l'on se sait responsable de son propre destin.
Face à la situation ainsi décrite, le Concile n'éclate pas en lamentations. Il commence par délimiter ses compétences. Même si la foi, fondamentalement, dit le texte (n°33), offre à l'homme des indications sur l'origine et sur la fin de sa destinée, cela ne signifie pas pour autant que l'Église soit en mesure de répondre de manière immédiate à chacune des questions qui se posent. Elle relie bien plutôt dans la foi les questions qui lui sont posées à la recherche de l'humanité en vue de trouver des réponses à toutes ces questions. Un pas supplémentaire est accompli dans le paragraphe suivant (n°34) où il est dit que cette attitude nouvelle possède une légitimité fondamentale. Dans l'une des nombreuses versions qui ont précédé le texte final avait été introduite l'idée selon laquelle une approche qui prend sans crainte les choses pour ce qu'elles sont correspond au dessein créateur et doit être encouragée car elle s'oppose à une interprétation magique de ce dessein. Les évêques latino-américains, particulièrement engagés dans la lutte contre l'adultération de la foi chrétienne par la magie, avaient insisté pour introduire cette précision. Ils avaient discerné que la sobriété de la science, qui dissipe l'éclat magique des choses, constitue le meilleur allié de la foi : l'objectivité de la science correspond à l'intention de base de la création bien plus que cette forme fausse de divinisation du monde qui s'oppose aussi bien à la science qu'à la foi 4. Dans la version finale du texte, cette précision n'a pas été reprise mot à mot, mais son esprit demeure : la vision scientifique du monde qui présuppose, d'un côté, qu'il n'est pas divin et, de l'autre, que sa structure est logique, susceptible d'être mise en lumière par la raison, correspond à cette compréhension de l'univers qui le considère comme créé (c'est-à-dire non divin en soi) et provenant du Logos, c'est-à-dire du Verbe rempli de l'Esprit de Dieu, et donc par conséquent à l'image du Logos, rationnellement structuré. On pourra même dire que les sciences de la nature ne peuvent prospérer que sur la base d'une telle compréhension. C'est sur la base de tels compléments que l'affirmation du texte prend sens. Autrement elle pourrait facilement passer pour une apologie facile : « On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se détourner du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant » (n° 34).
Cette idée est développée dans un paragraphe ultérieur (n°36) et aboutit à la doctrine expressément enseignée de l'autonomie des réalités terrestres, doctrine qui sera reprise dans les chapitres plus détaillés de la deuxième partie concernant le domaine des sciences et de la vie politique 5. Le texte ne recule pas devant la mention de la méconnaissance de cette donnée fondamentale dans le passé de l'Église et renvoie, dans une note (n°7), à l'affaire Galilée. On peut résumer les conséquences de cette présentation du problème dans la maxime suivante : agir chrétiennement veut dire agir de manière juste, sans inféodation fausse aux règles de l'Église qui nieraient l'autonomie des réalités terrestres et contrediraient la différence existant entre elle et le royaume de Dieu, différence qui fonde le caractère provisoire du domaine ecclésiastique et la limitation de ses compétences profanes 6.
Bien sûr ces affirmations positives ne sont pas isolées. Elles ne le peuvent pas. Car le monde technique — nous l'avons déjà souligné — a ses propres questions et lui-même pose question. Le déchiffrement de la structure physique des choses n'épuise pas le déchiffrement de l'être même. Il nous fait seulement expérimenter le mystère de celui-ci dans toute sa profondeur et avec lui, le mystère de notre propre existence. Pourquoi tout cela ? De telles questions montrent à quel niveau se situe proprement le christianisme : il ne fait pas concurrence à la technique mais soulève ces questions originelles de l'homme auxquelles la vision technique du monde assigne une nouvelle place sans pour autant pouvoir les supprimer. Cette réalité proprement chrétienne apparaît dans le texte conciliaire très clairement dans cette phrase empruntée à Gabriel Marcel : « L’homme vaut plus par ce qu'il est que par ce qu'il a » (n°35). « Être » et « avoir » apparaissent comme les deux ordres de l'existence humaine : l'être comme l'espace de décision proprement humain qui demeure toujours identique sous les changements qui affectent l'avoir. C'est sur l'horizon de cette permanence que se détache l'ambivalence du « progrès », qui fait grandir dans la même mesure les possibilités d'autodestruction de l'homme et les possibilités de véritable humanisation de son être. Le « progrès » possède donc une double face inquiétante. Ce n'est pas la technique qui détermine s'il agit en vue du salut ou de la perdition. Cette détermination vient d'ailleurs (n°37). Cette remarque conduit à faire un dernier pas. Elle ouvre une échappée sur l'unique force véritablement salvatrice : la puissance rédemptrice de l'amour qui ne trouve finalement sa garantie la plus sûre que dans celui qui par nature est l'amour même. Celui qui n'a pas seulement l'amour mais qui est l'amour...
b) La doctrine sur le mariage et la famille
Prenons comme deuxième exemple de l'état du texte final ses développements sur le thème du mariage et de la famille (2ème partie, chapitre I). Il est bien sûr complètement impossible de présenter une par une les déclarations du Concile sur ce sujet aux aspects multiples. On ne cherchera donc qu'à mettre en évidence la nouvelle structure qui sous-tend ses affirmations dans ce domaine.
Si l'on veut comprendre la forme qu'a revêtue jusqu'alors la théologie morale sur la question du mariage, il faut se reporter aux circonstances particulières de ses origines. Le Nouveau Testament ne contient pas de morale détaillée, mais juste une série d'impératifs concrets, ainsi qu'une orientation nouvelle et capitale qui découle de l'antithèse entre loi et grâce. À l'égard des préceptes, c'est-à-dire à l'égard du contenu de la morale, il en reste à des allusions, et la dualité entre loi et grâce met davantage en évidence les limites d'une pure morale qu'elle ne sert de point de départ à une présentation d'ensemble de la morale. Cela pourrait bien être l'une des causes principales du fait que la cristallisation de la forme concrète de l'idée morale du Nouveau Testament dans le christianisme des origines se soit inspirée largement des modèles contemporains de la pensée morale, et en particulier de l'éthique stoïcienne 7. Le recours à l'Antiquité, spécialement au Portique, eut pour conséquence la prédominance dans la doctrine du mariage de deux catégories.
1 — Le mariage fut essentiellement considéré sous l'angle de la génération, au double sens que le mariage est ordonné au « genus humanum », au genre humain comme tel, et donc à la « generatio », au sens social de propagation de ce même genre humain. Selon cette conception, le mariage concerne l'homme en tant qu'être sexué, qua genus, et n'a rien à faire au fond avec sa dimension individuelle et personnelle. Cette conception orientée vers la génération cantonne le mariage au plan biologique et le fait apparaître surtout comme moyen de propagation de l'espèce. Le concept de finalité s'offre ainsi comme catégorie fondamentale pour en réguler l'éthique. Dire de la génération d'une descendance qu'elle est la « fin première » du mariage est apparu jusqu'à aujourd'hui comme l'expression classique en théologie morale aussi bien qu'en droit canonique 8.
2 — Sans préjuger de sa grandeur spirituelle, il faut bien dire que la position de base du stoïcisme relève du naturalisme, tout simplement parce que le Portique découvre l'action indicatrice du Logos, son sens divin universel, dans une nature tenue pour divine. En conséquence, la norme morale ne peut être autre chose que l'agir « kata physin », c'est-à-dire conforme à la nature.
La morale de l'Église a là aussi largement suivi les conceptions du Portique, si bien que nous pouvons dire que la réduction du mariage à la génération et le naturalisme des préceptes qui en norment l'usage forment le double cadeau empoisonné de l'Antiquité à la doctrine chrétienne du mariage. Cette confusion s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans les catégories de la théologie morale qui le concernent.
C'est ayant ce fond présent à l'esprit que l'on peut essayer de voir si l'affirmation de la constitution sur l'Église et le monde de ce temps s'est écartée ou non de ces deux catégories. En effet, on ne voit pas apparaître dans le texte ce langage qui tient la génération d'enfants pour la fin première du mariage et qui prescrit à l'éthique matrimoniale de « suivre la nature ». Avec cette élimination des catégories antiques, qui ne s'est pas réalisée sans peine, on voit se dessiner avec la plus grande clarté le tournant énergique du nouvel ancrage de la morale par rapport aux formes extrinsèques jusque-là véhiculées par la tradition en théologie morale. À la conception orientée sur la génération s'oppose désormais une conception personnaliste qui ne peut pas négliger pour autant la dimension essentiellement sociale du mariage si elle ne veut pas, de l'autre côté, tomber dans des raccourcis problématiques 9. Il est encore plus important de noter que les normes venues d'en bas, d'une nature dont, en vérité, le sens n'est pas univoque, s'opposent à une évaluation d'en haut, venant du lien spirituel entre mariage et famille. En conséquence, le texte renvoie à la conscience, à la parole de Dieu, à l'Église enseignante comme aux instances propres à délivrer des normes d'agir éthique dans le mariage.
On peut naturellement se demander s'il s'agit en l'occurrence plus que d'un changement de terminologie et si le renvoi au magistère ecclésiastique ne conduit pas pratiquement à conserver la vieille doctrine sous des habits neufs. Bien que cette objection ne soit pas totalement injustifiée dans la mesure où elle met de fait en lumière le silence du texte sur le problème concret du contrôle des naissances, elle ne vaut pas à l'égard de tout le texte. Il ne revient pas au même de dire, d'un côté, que toute la morale matrimoniale tourne autour de l'idée d'espèce, avec le devoir de la propager et de le faire selon la nature, et, de l'autre, de renvoyer à la conscience, à la parole de Dieu et à la responsabilité devant ses propres enfants, les autres espèces et la communauté humaine. La manière dont la conscience peut entrer en action, l'atmosphère d'ensemble de la décision éthique et de la mission morale est dans les deux cas essentiellement différente. Car ce n'est pas la même chose de se demander si l'agir d'un individu correspond à la catégorie du naturel, ou bien si elle correspond à sa responsabilité devant les hommes avec lesquels la communauté matrimoniale entre en rapport, si elle se montre responsable face à la parole d'un Dieu personnel qui a donné comme modèle à l'amour des époux la perfection de son amour, perfection révélée dans celui du Christ pour l'Église (cf. Éph 5, 25-33).
c) La doctrine concernant la guerre et la paix
La question abondamment débattue de la position de l'Église à l'égard de la guerre moderne pourra servir de troisième exemple (2ème partie, chapitre V, section 1). Là aussi, on ne cherchera évidemment pas à commenter toutes les nuances et tous les détails qu'offre le texte de la constitution. On se bornera de nouveau à mettre en lumière la structure de l'argumentation, ce qui pourra faire apparaître la nouveauté et les avancées du texte. La théologie morale catholique avait, depuis saint Augustin — là encore à la remorque d'idées antiques 10 — développé la théorie de la guerre juste afin de pouvoir soumettre la guerre, elle aussi, à des normes éthiques. Mais le canon classique des conditions de possibilité de la guerre juste a été profondément remis en question par la réalité entièrement nouvelle et les aspects terribles de la guerre moderne. Par ailleurs, ce ne serait pas une simplification moins dangereuse et moins absurde que de condamner les hommes d'État, et les citoyens qui leur sont fidèles, qui jugent bon en leur âme et conscience de défendre leur patrie. Il en a résulté pour l'éthique, et la position éthique du chrétien, un profond dilemme qui ne fait que rendre encore plus manifeste ce dilemme fondamental que n'a pas effacé la doctrine de la guerre juste, qui, en réalité, n'avait pu que le masquer terriblement. Car en considérant bien son visage réel, et tout ce qu'elle provoque et déchaîne, on doit certainement dire que toute guerre, « intrinsèquement », mérite d'être condamnée. Car, « intrinsèquement », la guerre est toujours quelque chose de tellement effrayant qu'il est difficile de lui accoler le qualificatif de « juste ». Mais, en même temps, la solution du désarmement total est irréalisable et l'injustice ne s'en donnerait pas moins libre cours. Le problème gagne encore en intensité si nous lui associons, de manière concrète, la question des armes atomiques : les débats de ces dernières années sont encore dans toutes les mémoires 11.
Devant cet état de choses, le Concile ne s'est pas cru investi du pouvoir de donner une instruction univoque et définitive fixant les limites de l'utilisation des armes modernes même si, en se rattachant à la pensée de Pie XII, il stigmatisait comme criminelle une utilisation des armes modernes qui anéantirait sans distinction cités et régions entières 12. On s'était ainsi éloigné d'une détermination statique de la guerre juste qui prétendrait fixer avec exactitude et une fois pour toute ce que la guerre juste peut être et ne peut pas être. D'un côté, une telle détermination aurait certes eu l'avantage d'énoncer clairement des interdits, mais d'un autre côté, en attribuant à ce qui reste permis l'étiquette du « juste », elle lui aurait donné une apparence qui n'aurait pas été acceptable sans réserve. Face à la nouvelle situation devant laquelle nous nous trouvions désormais, le Concile a choisi de passer d'une éthique statique de la guerre juste à une éthique dynamique de l'état d'urgence reconnaissant les complications de notre situation historique présente caractérisée par un devoir « intrinsèque » qui est le plus souvent une impossibilité, où l'alternative « tout ou rien » se révèle finalement moralement destructrice malgré sa logique apparente, où, enfin, on doit s'efforcer de s'approcher le plus possible de ce qui est authentiquement juste pour faire respecter un comportement moral qui ne peut atteindre sa valeur la plus totale. Une telle attitude correspond parfaitement à la pédagogie de Dieu avec les hommes telle que l'Écriture en témoigne. Il suffit de se rappeler que Jésus explique à ses disciples que dans la morale matrimoniale, Moïse n'avait autorisé la répudiation, qui s'opposait à l'ordre originel, qu'en raison de « votre dureté de cœur » (Mt 19, 8). Cette dureté de cœur qui rend nécessaire les concessions pour que les hommes finissent par s'orienter vers leur devoir, n'est pas limitée à l'Ancien Testament. Le problème de la guerre et de la paix montre qu'elle est bien présente encore aujourd'hui.
À partir d'un tel point de départ, on peut seulement dire que le but doit être la paix totale, de faire fondre les armes pour forger des socs de charrue, de mettre hors la loi toute guerre (n°78). Mais nous n'en sommes pas encore arrivés là. Si bien que notre attitude morale doit être de tout faire pour y conduire, rendre possible ce but, ce qui, concrètement, signifie : se soucier du droit des peuples, établir des conventions pour humaniser la guerre, renoncer à la puissance des armes partout où cela est possible, respecter le rejet du service militaire pour motif de conscience (ce qui implique alors un service civil), travailler au désarmement et, à l'institution d'une autorité internationale, veiller aux limites de ce qui est véritablement criminel, appeler les chefs d'État à peser leurs énormes responsabilités, d'autant plus grandes que les armes sont plus modernes. Face à cette question si difficile, il faut en appeler à la conscience et à la responsabilité des experts et de ceux qui sont investis de la confiance des peuples plutôt que de produire des normes abstraites (n°80).
Peut-être dira-t-on que ce résultat est bien maigre. Mais n'est-ce pas aussi que notre situation est pleine d'ambiguïtés, de faiblesses et d'impossibilités ? Je crois que le texte, malgré son indétermination, est cependant bon parce qu'il invite à ne jamais tenter que ce qui est possible et au fond exige davantage de cette manière qu'en réclamant ce qui est incontestablement irréalisable. De nouveau, comme en matière de mariage ou de morale familiale (même s'il s'agit naturellement d'une question toute autre), il me semble que le véritable progrès se situe dans le schéma de pensée qui soutient des déclarations ne prétendant pas fixer, sur cette question qui dépend de tant d'implications techniques, politiques et historiques, de règles définitives indépendantes de l'histoire, mais qui introduit dans le « permis » un facteur de trouble en le réduisant à une concession provisoire autorisée dans une histoire qui est dynamique et en laquelle nous sommes encore loin de pouvoir réaliser ce qui serait au fond la seule chose authentiquement juste.
Si l'on réfléchit un instant à cette assertion, il saute immédiatement aux yeux qu'elle est très appropriée pour conduire au plus profond du christianisme à partir d'un point de vue apparemment presque profane. Car quel abîme ne s'ouvre-t-il par devant tout agir humain lorsque nous commençons à admettre que notre comportement moral dans ce domaine — comme en tous les autres d'ailleurs — est bien éloigné de celui qui est authentique, lorsque nous reconnaissons que la justice que nous cherchons à édifier n'est qu'un palliatif d'ordre au milieu d'un état de totale injustice ? Avec quel réalisme et quelle immédiateté la voix de saint Paul peut nous atteindre alors, lorsque, débarrassés de nos spéculations protectrices, nous devons admettre que notre justice n'est qu'un dispositif d'urgence au milieu de toutes nos injustices ! Quel appel à la miséricorde de Celui qui rend juste les injustes peut-il s'élever à la vue d'une telle situation ! Le réalisme de l'homme qui fait l'aveu de sa réalité, sans chercher à l'embellir, porte en soi l'appel caché au mystère de la miséricorde qui s'est manifesté dans la foi au Christ. Déceler cet appel au Christ dans la profondeur du cœur humain pour rendre ainsi capables les hommes de l'entendre, tel était le vœu le plus cher du Concile. Il a tenté, en cette heure historique qui est la nôtre, d'accomplir de façon neuve le service de la foi comme service de l'homme et pour l'humanité, afin de servir, en servant l'homme, ce Dieu qui voulut se faire homme.
Joseph Ratzinger, in Mon Concile Vatican II (Artège)

1. Les efforts déployés autour de ce schéma ont déjà fait l'objet de multiples publications théologiques : voir la série éditée par J. B. Metz, Weltverstiindnis im Glauben, op. cit. ; pour bien comprendre les travaux du Concile il est également utile de se référer au travail du secrétaire de la commission théologique, G. Philips, Die Kirche in der Welt von heute [L'Eglise dans le monde d'aujourd'hui], in : Concilium 1 (1965) 458-467.
2. À vrai dire, ce plan n'a jamais été accepté dans son ensemble : le Concile a — heureusement — renoncé à une systématisation totale de ses affirmations pour simplement juxtaposer les textes qu'il produisait. Il a ainsi évité les dangers d'un certain narcissisme ecclésiologique. La constitution sur la Révélation a surtout permis au discours du Concile sur l'Église d'être ouvert vers le haut, c'est-à-dire vers le Dieu qui parle, l'Église n'étant alors que l'auditeur qui écoute : « Verbum Dei religiose audiens », « Quand il écoute religieusement la parole de Dieu », c'est ainsi que commence le texte qui, du coup, résume parfaitement à travers ce geste de l'écoute l'attitude générale du Concile.
3. La critique la plus tranchante de cette position (qui ne renferme qu'un aspect de la pensée de Teilhard) a été formulée par H. U. von Balthasar, Die Gottvergessenheit und die Christen [L'oubli de Dieu et les chrétiens], in : Hochland 57 (1964/1965), pp. 1-11.
4. Cela ne signifie naturellement pas que la perte de la dimension symbolique et que la réduction de l'être à l'utilité technique constituent un progrès du rapport véritable au réel. Voir sur ce point J. Ratzinger, Die sakramentale Begründung der christlichen Existenz [La fondation sacramentelle de l'existence chrétienne], Freising, 1966.
5. n°36 : « C'est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques, nomme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. (...) À ce propos, qu'on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d'esprits jusqu'à penser que science et foi s'opposaient ». n°42 « Certes, la mission propre que le Christ a confiée à son Église n'est ni d'ordre politique, ni d'ordre économique ou social : le but qu'il lui a assigné est d'ordre religieux ». Application au domaine politique au n°76 : « L’Église, qui en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d'aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine. Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l'Église sont indépendantes l'une de l'autre et autonomes ».
6. Je me suis efforcé de présenter de manière plus détaillée ces éléments dans mon travail Der Christ und die Welt von heute [Le chrétien et le monde d'aujourd'hui], in J. B. Metz, op. cit. (cf. note 5), pp. 143-160, et en particulier pp. 157 sv.
7. Voir J. Stelzenberger, Die Beziehungen der frühchristlichen Sittenlehre zur Ethik der Stoa [Les relations de la morale chrétienne de l'Antiquité à l'éthique stoïcienne], Munich, 1933 ; M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères, Paris, 1957 ; J. Rief, Stoizismus [Le stoïcisme], in : L.Th.K. X, 1088-1090.
8. Voir C.I.S. Can. 1013 § 1 : « Matrimonii finis primarius est procreatio atque educatio prolis [La fin première du mariage est la procréation et l'éducation des enfants] ». Voir H. Volk — R. Angermair, Ehe [Mariage], in : L.Th.K. III, 680-690.
9. Ce sont surtout des évêques africains qui, après la discussion du texte, ont fait part, sur le mode de la conversation, du danger afférent. En fait, on devra dire que le point d'ancrage personnaliste de la théologie moderne du mariage risque de méconnaître le sens essentiellement social du mariage et menace de tomber — d'une autre façon — dans des constructions étrangères et au réel et à la Révélation.
10. Voir par exemple le Pseudo-Aristote (Anaximène), Ad Alex. (éd. Bekker, t. II, 1425, 10 sv.) ; R. Hauser, Krieg [Guerre], in : L. Th,.K. VI, 640-643.
11. Voir par exemple l'ouvrage collectif Atomare Kampfmittel und christliche Ethik. Diskussionbeitriige deutscher Katholiken [Armes atomiques et éthique chrétienne. Contributions à la discussion des catholiques allemands], Munich, 1960 ; Kann der atomare Verteidigungskrieg ein gerechter Krieg sein ? [La guerre défensive atomique peut-elle être une guerre juste ?], in Studien u. Berichte der Kath. Akademie in Bayern [Études et rapports de l'Académie catholique de Bavière], cahier 10, Wurtzbourg, 1960 ; bibliographie plus large in : L.Th.K. VI, 643.
12. N° 80 §4 : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l'homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation ». On trouve les mêmes propos chez Pie XII, Allocution du 30 septembre 1954, A.A.S. 46 (1954) 589. D'autres références dans la note 2 de la Constitution. À cause des tendances apparemment pacifistes du texte des n°80 et 81, le cardinal Spellmann ainsi que neuf autres Pères conciliaires avant le vote final, avait dans une lettre ouverte réclamé le rejet de tout le chapitre sur la guerre et la paix, voire de tout le schéma. Dans un mémoire opposé, Mgr Garrone, à qui incombait la rédaction de l'ensemble du schéma, et Mgr Schröffer,, qui présidait la sous-commission permanente, rejetaient les reproches infondés. Néanmoins le chapitre recueillit 483 voix négatives, contre 1710 positives et 8 nulles. Le succès d'ensemble du schéma ne pouvait dès lors plus être mis en danger par cette action.