vendredi 7 septembre 2012

En vieillissant... Anselm Grün, Lâcher prise


À LA NÉCESSITÉ d'accepter s'ajoute celle de lâcher prise. L'âge nous exhorte à nous y entraîner. Notre vie entière est un perpétuel lâcher-prise. À commencer par notre enfance et notre jeunesse, auxquelles nous ne pouvons nous accrocher. Afin d'évoluer et de nous renouveler, il nous faut en permanence nous défaire de ce qui est ancien. Avec l'âge, le processus devient de plus en plus manifeste et souvent douloureux. Nous devons abandonner notre vie professionnelle et cesser de nous identifier à elle. S'agissant de nos forces physiques, nous sommes également contraints de lâcher du lest : nous ne pouvons plus marcher, travailler et agir autant et aussi vite qu'autrefois. Enfin, les gens avec qui nous avons vécu et dont nous nous sentions proches s'éloignent de nous. En vieillissant, nous ne parvenons à lâcher prise que si nous avons commencé à nous y exercer dès notre jeunesse et à l'âge adulte.
À la fin de son Évangile, Jean raconte comment Jésus enjoint à Pierre de renoncer à tout ce qu'il a fait jusqu'alors. Jésus dit à Pierre :
En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune,
tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ;
quand tu auras vieilli,
tu étendras les mains,
et un autre te ceindra
et te mènera où tu ne voudrais pas.
(Jean 21, 18).
Manifestement, Pierre est très impulsif ; Jean n'a cessé de le décrire ainsi. Il est le premier à répondre à la question de Jésus : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jean 6, 67). Il est aussi celui qui refuse que Jésus lui lave les pieds. Mais lorsque Jésus le persuade de la nécessité du geste, il répond aussitôt d'un ton exalté : « Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » (Jean 13, 9). Cet homme si plein de vigueur doit, en vieillissant, renoncer à sa volonté propre. Désormais, il ne peut plus agir comme il l'entend, de la façon qui lui a jusqu'alors paru juste. Il doit étendre les mains et se laisser faire. Un autre le ceindra et le mènera où il ne veut aller.
Personne n'a envie de se laisser emporter vers la mort. La vieillesse, pourtant, nous invite à nous déprendre de notre conception de la vie et à accepter ce que Dieu exige de nous : notre propre mort. Celle-ci se produit par étapes. Nous devons d'abord nous défaire de notre volonté propre, puis de notre action, de nous-mêmes, enfin de la vie.
Pierre voudrait au moins s'enquérir du sort des autres. Aussi demande-t-il à Jésus ce qu'il advient du disciple aimé de lui. Mais Jésus de lui répondre : « Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que t'importe ? Toi, suis-moi » (Jean, 21, 22). Pierre doit renoncer à la comparaison. Il doit s'engager dans le chemin que Dieu lui a prescrit, sans chercher à savoir si les autres vivent plus longtemps que lui. Et il ne doit pas non plus comparer sa mort, que Dieu lui impose sur la croix, à celle des autres. Chacun meurt à sa façon et nul ne peut savoir avec certitude comment il mourra. Partant, nous devons nous détacher de notre mort même et nous en remettre à Dieu.
Les gens âgés doivent se déprendre d'un nombre grandissant de choses, ce qui est un processus douloureux. Je l'ai vécu avec ma propre mère qui, les vingt dernières années de sa vie, ne possédait plus que trois pour cent de ses facultés visuelles. Elle qui avait toujours aimé aller vers les autres et converser avec eux les reconnaissait à peine et devait attendre qu'on lui adressât la parole. Mais la conversation ne tardait alors pas à s'engager. Lorsque, un an avant de mourir, elle s'était cassé le col du fémur, elle avait dû renoncer au cercle de seniors dont elle faisait partie et cesser d'assister à l'office quotidien. Dans le même temps, beaucoup de ses proches s'en étaient allés, la précédant dans la mort. Parfaitement consciente de chacune de ces disparitions, elle en parlait ouvertement.
Quand meurt une personne avec laquelle nous avons vécu beaucoup de choses, avec laquelle nous avons partagé joies et peines, elle emporte toujours un peu de nous dans le royaume de Dieu. À chaque nouvelle disparition d'un proche grandit cette part de nous-mêmes qui a déjà franchi le seuil de la mort. Les gens âgés ont souvent le sentiment qu'une part importante d'eux-mêmes se trouve au-delà de ce seuil. Maintes choses dont s'émeuvent les autres leur paraissent sans importance car, au tréfonds de leur être, ils ont déjà rejoint l'autre monde. Aussi leurs regards se tournent-ils toujours plus vers l'intérieur.
Ma mère a vécu douloureusement le processus du lâcher-prise, qui, une fois achevé, a laissé la place à une profonde paix intérieure et à une grande tranquillité d'âme. Il lui a fallu non seulement se détacher des autres, mais aussi de son rythme de vie et des gestes rituels auxquels elle avait été fidèle jusqu'à un âge avancé. Un beau jour, elle me dit : « Je ne peux plus prier ». Elle qui jusque-là avait, deux fois par jour, récité son rosaire à l'intention de ses enfants et petits-enfants n'était tout simplement plus capable de se concentrer sur les mots. Contrainte de mettre fin à ses prières, elle dit ceci : « Cela suffit peut-être à Dieu que je dise oui. C'est la seule chose dont je sois encore capable ». Sa prière se simplifia de jour en jour ; et c'est justement dans cette simplicité qu'elle reconnut l'essence même de toute prière — l'abandon à Dieu de sa propre existence : « Que ta volonté soit faite ! »
Au cloître, chacun peut travailler aussi longtemps qu'il le souhaite, ce qui est salutaire. Jusqu'à un âge avancé, nos frères continuent d'être actifs et de se sentir utiles. Certains — et là réside toutefois le danger — ne savent pas reconnaître le moment opportun de céder leur place aux plus jeunes.
Johannes Kuhn relate un fait semblable à propos du célèbre évêque Otto Dibelius, à qui l'on doit la sentence : « Un chrétien est toujours en service ». Il était bon évêque, mais il ne voulait tout simplement pas abandonner sa fonction. Quelques prêtres lui rendirent un jour visite et lui dirent : « Monseigneur, vous avez été, à bien des égards, un modèle pour nous. Continuez de l'être en nous montrant que l'on peut vieillir sans être rivé jusqu'à son dernier souffle à toutes les tâches de sa fonction ». L'évêque, conscient de la chose, répondit en ces termes : « Vous avez raison. Quand on vieillit, il s'agit aussi d'être quelqu'un »1. Ce qui importe alors n'est plus ce que j'ai fait jadis et ce que je fais aujourd'hui, mais qui je suis.
Bien souvent, nous pensons déchoir en renonçant à notre travail, notre vitalité, nos missions, notre importance. Le taoïsme transmet une parabole qui nous enseigne ceci : notre véritable valeur se fait jour après que nous avons pris congé de toutes les valeurs apparentes. Cette parabole relate l'histoire d'un charpentier et de son apprenti, lequel s'étonna à la vue d'un vieux chêne, gigantesque et noueux :
Le charpentier dit à son apprenti : "Sais-tu pourquoi cet arbre est si gigantesque et si vieux ?" L'apprenti dit : "Non... pourquoi ?" Le charpentier répondit alors : "Parce qu'il est inutile. S'il était utile, on l'aurait depuis longtemps abattu, scié et utilisé pour la fabrication de lits et de tables. Mais comme il ne sert à rien, on l'a laissé pousser. C'est pourquoi il est tellement grand à présent et que l'on peut reposer dans son ombre"2.
Si ce chêne a pu librement croître en direction de la lumière, invitant les hommes à trouver le repos dans son ombre, c'est parce que le seul fait d'être un arbre constituait toute sa valeur. Lorsque nous nous déprenons de nos qualités apparentes, nous faisons l'expérience de notre véritable valeur, laquelle réside tout simplement dans notre nature humaine. C'est alors que notre existence devient féconde. D'autres viendront se reposer auprès de nous et devineront que, simplement là, nous ne voulons plus rien.
Pour pouvoir me défaire d'une chose, je dois l'avoir acceptée. Je ne peux me détacher de ma vie que si je l'ai aimée, que si je l'ai véritablement vécue. Selon Carl Gustav Jung, seul celui qui, une fois dépassé la première moitié de son existence, est disposé à mourir demeure réellement vivant. Jung a observé que ceux-là mêmes qui n'ont jamais appris à se battre dans leur jeunesse sont incapables, à un âge avancé, de lâcher prise et refusent d'accepter la vie telle qu'elle est. Le combat et la lutte, éléments constitutifs de la première moitié de l'existence, cèdent ensuite la place au détachement. Or celui qui n'a pas véritablement vécu ne possède rien dont il puisse se détacher. Quand il prend de l'âge, les regrets l'assaillent, l'empêchant d'accomplir cette mission fondamentale de la vieillesse. Jung décrit ainsi les vieux et les jeunes qui gâchent leur existence parce qu'ils ne s'adaptent pas aux missions respectives de leur âge :
« Un jeune qui ne se bat pas et qui ne triomphe pas laisse échapper le meilleur de sa jeunesse. Un vieux qui ne sait prêter l'oreille au secret que les ruisseaux, depuis les sommets, murmurent jusque dans les vallées est insensé ; c'est un esprit momifié, un passé pétrifié. Se tenant à l'écart de sa vie, il se répète telle une machine et ressasse à satiété. Que dire d'une civilisation qui a besoin de tels fantômes ? »3
Hermann Hesse a compris que lâcher prise avec l'âge participe de la nature humaine. Il compare le vieil homme à une feuille fanée qui regagne sa demeure en ondoyant au gré du vent.
Toutes les fleurs se veulent changer en fruits,
Les matins se muer en soirées ;
Sur terre nulle éternité,
Tout change, tout s'enfuit.
Le plus beau des étés
Aspire à l'automne, aime à se flétrir.
Feuille, ne tente pas de lutter
Lorsque le vent te vient ravir.
Poursuis tes jeux et ne résiste pas,
Laisse-toi faire en douceur.
Laisse le vent qui te brisa
Te porter vers ta demeure.4
Qui consent à lâcher prise s'emplit d'une légèreté nouvelle. Il se sent telle la feuille que le vent porte jusque dans sa demeure. Lâcher prise, selon Hermann Hesse, signifie également se débarrasser de soi ou encore se sacrifier :
La jeunesse a besoin de pouvoir se prendre au sérieux. La vieillesse a besoin de pouvoir se sacrifier, car ce qu'elle prend au sérieux la dépasse (...). La jeunesse a pour mission, pour aspiration et pour devoir de devenir ; l'homme mûr a pour mission de se débarrasser de lui-même ou, comme les mystiques allemands le disaient jadis, de "défaire son être".5
« Défaire son être », dans la conception de la mystique allemande, relève d'une mission spirituelle. Lâcher prise, selon elle, ne résulte pas d'une résignation, mais de l'aspiration à s'unir à Dieu. Il est nécessaire de se dépouiller de soi si l'on veut se mêler à l'origine de la vie et former un tout avec Dieu.
Je voudrais évoquer les différents domaines de notre existence qui exigent, quand vient le grand âge, que nous lâchions prise. Nous devons nous détacher de nos biens, de notre santé, de nos relations, de la sexualité, du pouvoir et enfin de nous-mêmes.
Se détacher de ses biens
Il nous est pénible de voir des gens âgés se cramponner à leurs richesses, tomber dans l'avarice et répugner à se déprendre du moindre bien. D'aucuns pensent qu'ils doivent surveiller leur fortune afin de léguer un plus gros héritage. Ma mère, quant à elle, disait qu'il valait mieux donner d'une main vivante et chaleureuse que d'une main morte et froide.
Si les vieillards sont rivés à leurs biens, c'est souvent parce qu'ils ont perdu la notion d'eux-mêmes, parce qu'ils croient pour ainsi dire « puiser dans leurs richesses le sentiment d'être toujours en vie »6.
Ils continuent à accumuler, épargner et amasser comme s'ils pouvaient ainsi écarter et étouffer toute idée de la fin, comme s'ils allaient vivre éternellement. Donner ou rendre quoi que ce soit leur procure un mal pour ainsi dire physique, comme s'ils devaient se défaire d'une part d'eux-mêmes. Posséder, pour eux, signifie vivre, être encore en vie. En amassant les biens, ils font en quelque sorte des réserves de « vie ». 7
Qui confond sa vie et ses biens mène une froide existence. Mais qui, en prenant de l'âge, est capable de se détacher de ses richesses, d'en faire don aux démunis ou de les léguer à ses enfants accède à la liberté d'âme et découvre un aspect essentiel de sa nature humaine. Un psaume dit ceci :
Ne crains pas quand l'homme s'enrichit,
quand s'accroît la gloire de sa maison.
À sa mort, il n'en peut rien emporter,
avec lui ne descend pas sa gloire.
(Psaume 49, 17-18).
Nous devons nous rappeler que notre mort est inéluctable et qu'elle nous contraindra à nous défaire de la totalité de nos biens. C'est pourquoi il convient que nous nous exercions avant l'heure à ce que la mort exige de nous. En nous séparant intérieurement de nos richesses, nous parviendrons plus facilement à nous abandonner à Dieu. Qui s'agrippe à ses biens s'écrase violemment au sol ; seul qui s'en est libéré est à même de s'abîmer avec légèreté et douceur dans les mains aimantes du Très-Haut.
Un frère de l'abbaye raconte que son père, ayant atteint un âge avancé, se met à faire don de choses auxquelles il tenait beaucoup, cherchant à offrir aux personnes appropriées les livres qui lui étaient chers. Ce vieux père sent manifestement que lâcher prise le libère. En offrant ce qui lui était précieux, il réjouit son prochain et lui témoigne son estime.
En renonçant à ses biens, le vieil homme s'ouvre aux autres et établit avec eux un nouveau type de relation. À l'inverse, celui qui s'ensevelit sous ses biens est condamné à une solitude grandissante.
Se détacher de sa santé
Beaucoup assimilent leur santé à un bien et voudraient la conserver aussi longtemps que possible.
Il convient, bien entendu, de mener une existence saine et de prendre soin de sa santé. Certains, toutefois, s'acharnent à vouloir la préserver, ce qui les conduit souvent à l'hypochondrie, à la peur maladive de tomber malade. La santé devient alors l'unique objet de leurs pensées :
On observe avec angoisse tous les symptômes de la vieillesse, on pense à chaque instant percevoir les signes avant-coureurs d'une éventuelle affection ; à force de s'examiner soi-même, on se croit plus avisé que les autres. Des réactions tout à fait normales deviennent suspectes ; le pouls, la digestion, l'appétit sont soumis à un contrôle permanent. Ce mode de vie prétendument sage gâche la plupart des instants susceptibles de procurer quelque joie — un paradoxe dont on n'a alors pas même conscience.8
Celui qui fait de sa santé l'unique objet de ses pensées s'interdit toute joie de vivre. Il n'est plus même capable d'apprécier la nourriture, redoutant en permanence ses effets nuisibles. Dans le même temps, il sent au fond de lui que sa santé lui échappe. S'acharnant à vouloir la conserver, il sombre dans l'angoisse.
Pour un grand nombre de personnes âgées, la visite du médecin est la seule occasion de voir du monde et d'être écoutées. Beaucoup d'entre elles puisent dans la présence d'autrui un grand réconfort et aiment parler d'autre chose que de leurs maladies : de politique, d'art, de questions philosophiques ou religieuses, autant de sujets qu'elles ne peuvent aborder qu'en laissant de côté leurs problèmes de santé.
Nous devons nous préoccuper de notre corps, mais avec mesure. Quel que soit notre acharnement en la matière, nous finissons par vieillir et par nous affaiblir. Il importe alors de lâcher prise. L'époque actuelle a tendance à considérer la santé comme le bien suprême, la transformant parfois en ersatz de religion. Érigeant en Dieu ce qui est limité, ce culte de la santé, dur et impitoyable, finit par pétrir celui qui s'y adonne.
La vieillesse nous invite à pénétrer les profondeurs de la nature humaine. Je ne peux y parvenir qu'en me détachant de ma santé et en me posant ces questions : qui suis-je véritablement ? Ma santé est-elle le seul critère d'après lequel je me définis ? De quoi est constituée ma valeur intrinsèque, celle qui se tapit au plus profond de moi ? Lorsque mes forces m'abandonnent se fait jour l'image véritable et originelle que Dieu s'est faite de moi. Je ne pourrai vivre une vieillesse calme et joyeuse que si Dieu est le véritable contenu et le but ultime de mon existence. Celui qui idolâtre sa santé est taraudé par la peur incessante de la voir disparaître.
Se détacher de ses relations
En vieillissant, le cercle de nos connaissances se rétrécit. Des proches nous précèdent dans la mort, nous livrant à notre solitude. Nos enfants, quant à eux, ne peuvent pas nous consacrer autant de temps que nous le souhaiterions. Nombreux sont ceux qui, en prenant de l'âge, craignent de voir l'être aimé disparaître avant eux, les abandonnant aux ruines d'une existence privée de sa substance.
La perte d'un être cher dont nous avons des années durant partagé la vie est bien sûr douloureuse. Mais la vieillesse exige que nous puisions en nous-mêmes notre élan vital, au lieu de nous définir par rapport aux autres. Seul celui qui supporte la solitude peut voir en l'être aimé un don de la vie et jouir de sa présence. Lorsque je réfléchis à l'éventualité de perdre ce dernier, je suis contraint de me demander qui je suis et comment je conçois ma propre existence. II peut alors m'arriver de réaliser qu'au lieu de vivre par moi-même, je me suis désespérément accroché à l'autre et que je n'ai cessé de me définir par rapport à lui.
Fritz Riemann écrit à ce sujet :
N'ayant pas véritablement quitté l'enfance, on ne vit que par rapport et en réaction à l'autre, au lieu de vivre par soi-même. Si cet autre vient à disparaître, c'est pour ainsi dire le monde qui s'effondre ; on n'a plus personne à qui s'adapter, sur qui se régler ou dont on puisse satisfaire les exigences — autant de choses qui, jusque-là, avaient en quelque sorte comblé l'existence.9
Ces personnes ne vivent pas par elles-mêmes, mais se fondent dans la vie des autres. Elles n'ont pas le sentiment de renoncer à leur personnalité propre, une notion qui leur est étrangère. Songer à l'éventuelle perte de l'être aimé les incite à découvrir qui elles sont réellement et à vivre par elles-mêmes.
Les couples doivent se familiariser avec l'idée que l'un précédera l'autre dans la mort, le livrant à une situation inconnue dont il devra s'accommoder. Certains s'accrochent si frénétiquement à l'autre qu'ils ne parviennent pas, même après sa disparition, à lâcher prise. Le détachement de l'être aimé est douloureux et seule une longue période de deuil permet d'établir avec lui une relation nouvelle et intime.
D'autres confondent le deuil avec le « culte des morts », agissant comme si rien n'avait changé, comme si l'être aimé était toujours là. D'autres encore se jettent à la hâte dans une nouvelle relation afin de remplacer celui qui a disparu :
C'est pour elles-mêmes qu'elles ont besoin d'un autre, ou plus exactement de la place que ce dernier occupe dans leur vie. Le compagnon devient pour ainsi dire interchangeable dès lors qu'il n'est là que pour permettre à l'autre de mener une existence inchangée, lui épargnant ainsi la tâche de devenir un individu à part entière.10
Ces réactions, aussi compréhensibles puissent-elles être, ne mènent toutefois pas loin. La vieillesse exige de nous que nous apprenions à être seuls. Le détachement de l'être aimé me plonge dans une profonde solitude que je dois endurer afin d'accéder à moi-même et de découvrir ma propre existence. C'est alors seulement que je peux envisager une nouvelle relation. En me précipitant, je ne fais que masquer ma solitude, infligeant à un autre la tâche ingrate de la combler. Afin de réussir le deuil, je dois traverser différentes phases. La première consiste à prendre congé de l'être aimé. En mon for intérieur, je dois lui faire mes adieux et le laisser partir. Jamais plus je ne le serrerai dans mes bras ni ne l'embrasserai, jamais plus je ne pourrai le toucher ni lui parler. La seconde phase du deuil est souvent marquée par un sentiment de révolte : je refuse d'admettre la perte de l'autre. Je dois passer par ces moments de rébellion et ne pas réprimer la douleur éprouvée, celle-là même qui, s'il peut arriver qu'elle me plonge dans le chaos, me conduit à la troisième phase du processus : la paix intérieure et la découverte, au fond de mon âme, de nouvelles perspectives.
Une fois détaché de l'autre, je peux instaurer avec lui une relation différente. Parce que je ne m'accroche plus à lui, le défunt peut devenir un compagnon d'âme et me révéler toutes sortes d'aptitudes et de dispositions qui, tapies au fond de moi, ne demandent qu'à s'épanouir.
Se détacher de la sexualité
Beaucoup continuent, en vieillissant, de vivre avec ferveur et bonheur l'érotisme et la sexualité. Il faut cesser de croire que celle-ci s'engourdit avec l'âge ; ne règne-t-il pas, au sein d'un grand nombre de couples âgés, une tendresse qui fait plaisir à voir ?
Il arrive que des personnes âgées s'étonnent de tomber amoureuses et qu'elles n'osent pas même en parler. Pourtant, Éros et la sexualité demeurent, quel que soit l'âge, d'importantes sources de joie. Le refoulement et la suspicion dont elle fait l'objet dans plus d'un cercle religieux ont éloigné beaucoup de la sexualité ; d'où l'importance, quand vient l'âge mûr, de repenser la chose.
Il existe maintes façons de vivre sa sexualité une fois franchi le seuil de la vieillesse. Il n'est, en la matière, point de norme. Une chose est certaine : notre rapport à la sexualité se révèle avec l'âge. Certains sont obnubilés par leur vie sexuelle et sentent dans le même temps que cette source de plaisir tend à se tarir. Ils se rabattent alors sur des « formes prégénitales de l'assouvissement des pulsions »11, reportant sur l'alimentation leur entière attention :
Ce que l'on a mangé et comment on l'a mangé, ce qui est digeste et ce qui ne l'est pas occupe le centre des conversations et il n'est pas rare de voir des vieillards se transformer en voraces comme s'ils craignaient d'être privés ou comme si seule la nourriture était encore cligne d'intérêt.12
Il arrive également que le déplacement de la sexualité se manifeste dans le « désir d'observer des actes sexuels, dans le voyeurisme et l'exhibitionnisme » :
Le vieil homme lubrique apparaît dans de nombreuses représentations de Susanne au bain. Les vieux insatisfaits et pleins de fiel qui, geignant et maugréant, tourmentent leur entourage ne sont pas rares. Devenus agressifs et destructeurs, ils éprouvent à l'égard des plus jeunes animosité et jalousie, et semblent transformer en haine et en méchanceté toute l'énergie dont ils disposent.13
Face aux troubles du comportement sexuel, il convient de redécouvrir la quintessence de la sexualité. Avec l'âge, l'exaltation amoureuse se transforme en tendresse. Beaucoup de gens âgés donnent le sentiment d'avoir intégré la sexualité à cette nouvelle étape de leur existence.
Prenant au sérieux leur corps, ils en prennent également soin. À l'inverse, beaucoup de ceux qui se détournent de la sexualité se négligent et se laissent aller. La négligence est toujours le signe d'un rapport malsain à la sexualité ; il ne s'agit pas de refouler celle-ci mais d'être attentif à sa transformation. Afin d'accéder à la maturité sexuelle, il est nécessaire de se détacher en partie des pulsions et de pénétrer l'essence même de la sexualité : un amour fait de désir et de volupté, mais aussi de tendresse, de complicité et d'intimité. C'est alors que le don mutuel de plaisir et autres formes d'expression de la tendresse s'enrichissent d'une profondeur nouvelle.
Se détacher du pouvoir
Les gens âgés ont souvent peine à se dépouiller de leur pouvoir et de leur influence. C'est le cas de certains hommes politiques qui, y puisant la conscience de leur propre valeur, répugnent à abandonner leurs fonctions. Dans les entreprises familiales, on observe souvent que le père rechigne à confier ses responsabilités à son fils. Même lorsque ce dernier est déjà désigné comme son successeur, il arrive que son père ne le laisse pas agir à sa guise. C'est ainsi qu'éclatent d'innombrables conflits.
Qui ne parvient à se défaire de sa puissance cherche à compenser l'amenuisement de ses forces par des efforts accrus, voulant prouver aux « jeunes » qu'il est encore le maître. Cependant, « cela accentue non seulement le fardeau moral mais aussi le risque d'échec, car la défense d'une position, l'obsession de ne pas échouer finissent par l'emporter sur la tâche à remplir, pouvant engendrer de nouvelles erreurs d'appréciation. Ce fardeau moral supplémentaire provoque souvent ou, du moins, favorise les maladies cardiaques »14.
Plus le vieil homme s'accroche à son pouvoir, plus il s'entoure d'ennemis. Les plus jeunes se rebellent contre lui et c'est alors qu'il va droit à la catastrophe : incapable de déléguer son pouvoir de son plein gré et en toute confiance, il se le voit arracher de force — par la mort ou par la rébellion des plus jeunes. Lorsque les vieux sont chassés de leurs fonctions, un départ honorable n'est plus guère possible.
Lâcher prise ne signifie pas cesser d'exister. Au contraire, renoncer à sa puissance permet souvent de s'épanouir en donnant à son existence une orientation nouvelle. À l'âge de vingt-six ans, mon père a ouvert un commerce en gros d'appareils électriques. Deux de ses fils et sa fille ont plus tard rejoint l'entreprise. Après en avoir confié la responsabilité à ses deux fils, mon père a continué dans l'affaire. Un vieil homme venait tous les jours au magasin pour acheter quelque chose : une ampoule, une pile, un disque... En réalité, il venait tout simplement pour discuter avec mon père. Il émanait de ce dernier une telle équanimité que les gens d'un certain âge avaient plaisir à venir.
Mon père n'était pas attaché au pouvoir ni à l'argent ; tout cela revêtait peu d'importance à ses yeux. Sa bonhomie et sa bienveillance faisaient de lui un interlocuteur apprécié, ce qui a d'ailleurs profité à son entreprise. Toute personne qui pénétrait dans son magasin avait le sentiment d'y être accueillie et prise au sérieux.
Nombre de personnes âgées sont tout à fait disposées à renoncer au pouvoir. Mais, dès lors que la chose se concrétise, elles en éprouvent la difficulté. Désireux de lâcher du lest, un homme d'affaires d'une soixantaine d'années a confié à son fils la pleine responsabilité de son entreprise. C'est en voyant les gens passer devant son bureau et entrer dans celui de son fils qu'il a senti combien cette situation le faisait souffrir. Lâcher prise, bien qu'il l'eût sciemment voulu, s'avérait moins facile qu'il ne se l'était imaginé. Cessant d'être sollicité et tenu au courant, il a pris conscience de la difficulté qu'il éprouvait à se retirer réellement. Assumant sa décision, il a souffert en silence jusqu'à ce que la transformation intérieure s'opère et qu'il consente du fond de son cœur à lâcher prise, pouvant jouir enfin de la liberté acquise.
Se détacher de son ego
Nous devons, en prenant de l'âge, nous défaire de notre ego — la tâche la plus ardue qui nous soit imposée. Les sages de toutes les religions nous disent la même chose : l'ego doit disparaître afin de laisser place à ce qui le dépasse. Ainsi Jésus demande-t-il à ses disciples de renier leur ego : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive » (Marc 8, 34).
En grec, « renier » signifie dire non, résister, prendre du recul. Il faut résister à la tendance égotiste à s'emparer de tout, à vouloir tout s'approprier. Se détacher de ses biens, de son pouvoir ou de sa santé revient toujours à se défaire de son ego. S'identifiant à ce qu'ils possèdent, d'aucuns n'atteignent jamais le tréfonds de leur être. Pour Carl Gustav Jung, il s'agit de quitter l'ego pour pénétrer le moi. Les biens, affirme-t-il, renforcent le masque qui dissimule l'ego. Celui-là est parfois si épais qu'il nous empêche de percevoir le moi tapi au fond de nous. Or qui ne parvient à devenir soi-même demeure immature.
Se déprendre de son ego afin de s'ouvrir à Dieu constitue un défi spirituel. Selon Jung, seul celui qui est disposé à accueillir en lui l'image de Dieu accède à son moi véritable. Ce qui, en termes religieux, signifie que ce n'est plus l'ego, mais Dieu qui doit régner en nous.
En proclamant le règne de Dieu, Jésus a annoncé la Bonne Nouvelle. C'est en acceptant l'empire de Dieu, en le laissant régner en nous que nous devenons nous-mêmes : Dieu nous délivre, nous sauve, nous guérit et nous aide à atteindre l'intégrité de notre être.
Tout au long de notre existence, nous pouvons nous exercer à nous détacher de notre ego : par la méditation, l'amour, la prière. Mais c'est seulement en prenant de l'âge que nous comprenons la douloureuse signification du détachement de soi. Impossible alors de nous dérober : en nous accrochant désespérément à notre ego, nous ne ferions que précipiter notre ruine. Partant, nous ne pouvons réussir notre vieillesse que si nous sommes disposés à nous défaire, en toutes circonstances, de notre ego.
Nous nous dégageons de celui-ci lorsque nous consentons du plus profond de notre cœur à ne plus être au centre de l'intérêt général, à ne plus être sollicités par autrui, à perdre notre pouvoir et notre influence. Libre à nous de réagir avec amertume aux petites mortifications quotidiennes ou de les considérer comme une exhortation à nous libérer de notre ego et à accepter de nous appauvrir. La pauvreté intérieure et extérieure cesse alors de nous tourmenter et se transmue en liberté de l'âme. Seul qui s'est dépouillé de son ego est véritablement libre et à même de laisser Dieu régner en lui. Accédant au salut et à l'intégrité de son être, il se confond avec l'image originelle et authentique que Dieu s'est faite de lui. La mystique évoque la mort de l'ego. Il ne s'agit pas tant de briser celui-ci que de nous détacher de nous-mêmes, ce que Jean Tauler décrit avec pertinence :
Dieu veut que l'homme soit pauvre. Quitte-toi ! Si l'on te prend ton bien ou ton ami, ta famille, ton trésor ou toute autre chose à laquelle est attaché ton cœur, c'est pour que, nu et pauvre, tu confies à Dieu le fond de ton âme. C'est là que Dieu te cherche : laisse-le te trou-ver ! (...) C'est pourquoi dis, lorsque sans crier gare la souffrance, visible ou invisible, fond sur toi : "Sois le bienvenu, mon cher, mon unique, mon fidèle ami ! Ce n'est pas ici que je t'avais soupçonné ni attendu".15
La vie brise notre ego ; elle dissipe les illusions dont nous nous sommes bercés. Et il est de notre devoir, en dépit des souffrances qu'elle nous inflige, de la laisser faire. Au lieu de nous lamenter lorsque nous perdons ce à quoi nous tenions, nous devrions y voir l’œuvre de Dieu et accueillir ce dernier comme notre ami, celui qui nous exhorte à renoncer à nous-mêmes. Angelus Silesius a exprimé par ces paroles de défi le processus douloureux du détachement de soi :
Toi qui représentes, sais et aimes de ce monde les choses, de ton fardeau tu n'es point délivré. 16
Tant que nous représentons quelque chose aux yeux du monde, que nous brillons grâce à nos connaissances, que nous possédons biens et richesses et que nous nous définissons par rapport aux autres, nous courons le danger de nous agripper à ces valeurs. Qui se dégage de son ego n'est contraint de perdre ni ses relations ni son savoir, mais il cesse d'en faire dépendre sa valeur d'être humain. S'abandonnant à Dieu, il devient un homme libre.
Anselm Grün, in L’art de bien vieillir

1. Johannes Kuhn, Aufbruch in ein neues Land. Das Alter ais Aufgabe, Stuttgart, 1986, p. 36.
2. Cité d'après Henri Nouwen, Zeit, die uns geschenkt ist. Âlterwerden in Gelassenheit, Fribourg-en-Brisgau, 1983, p. 49.
3. Carl Gustav Jung, Gesammelte Werke, vol. VIII, Zurich, 1967, p. 466.
4. Hermann Hesse, Mit der Reife wird man immer jünger. Betrachtungen und Gedichte über das Alter, Francfort, 1990, p. 56.
5. Ibid. p. 80.
6. Fritz Riemann, Die Kunst des Alterns, Stutt-gart, 1981, p. 111.
7. Ibid. p. 111 sa.
8. Ibid., p. 112.
9. Ibid., p. 110.
10. Ibid., p. 111.
11. Ibid., p. 37.
12. Ibid., p. 41.
13. Ibid., p. 40.
14. Ibid., p. 113.
15. Cité par Richard Evnter, « Last und Segen der Einsamkeit », in Alter werden — zufrie-den sein, éd. par Karl Stelzer, Munich / Lucerne, 1976, p. 80 sq.
16. Cité d'après ibid., p. 80.