VATICAN II
n’est achevé, ses décrets sont en train
d'être publiés : ils nous laissent une impression
d'ambiguïté. Ils représentent certainement un
immense progrès, surtout sur le plan des relations humaines, ce qui est énorme.
Il y a certainement eu sur le plan
psychologique un effort d'ouverture, de
désappropriation absolument inattendu, disons : miraculeux. Cela
est gagné, cela est acquis, les changements sont visibles.
Il suffit
de mentionner Taizé qui est un immense carrefour où toutes les Églises se
rencontrent, Taizé qui était présente à Rome. Il suffit de penser à cette levée
d'excommunication entre Rome et Constantinople. Il suffit de penser à cette
fraternité entre tous ceux qui étaient présents, qu'ils fussent de l'Église
romaine ou non. Il suffit de
sentir ici même, en Suisse romande, le changement de climat, la fraternité qui
s'est installée, le fait qu'on va les uns dans les églises des autres, qu'un
pasteur prêche dans une église catholique et un prêtre dans une église
protestante. Tout cela est absolument neuf et magnifique.
Il
reste cependant que la question fondamentale n'a pas été posée, ni sur le plan
de l'Église romaine ni sur le plan d'aucune autre Église : de
quel Dieu parlons-nous ?
Est-ce
que nous parlons toujours du Roi des rois ?
du Pantocrator ? du
dominateur ? du Souverain des souverains ? Ou
parlons-nous du Dieu pauvre ? du
Dieu désapproprié ?
Est-ce
que le christianisme, pour nous, c'est la présence de Jésus-Christ ? Est-ce
que le christianisme est une philosophie, une vision du monde, un système de
pensée, une politique, une sociologie ? Ou bien
est-ce qu'il est, tout simplement, Jésus-Christ ? Est-ce
que le christianisme est une Présence ? Est-ce
que le christianisme est cette présence de Jésus en nous ? Est-ce
que le christianisme est, justement, cette
désappropriation divine installée, établie, enracinée en nous et vécue par nous ?
Tout le
problème est là. Et l'ambiguïté de Vatican II – comme d'ailleurs
de tout l’œcuménisme, avec tout ce qu'il comporte de positif, de
générosité, de dépouillement dans l'ordre psychologique – ce qui
fait l'ambiguïté de toutes ces situations, c'est qu'on n'a pas encore avoué le
Dieu chrétien.
On est
encore tiraillé entre un Dieu hérité de l'Antiquité, entre un Dieu du Vieux
Testament, entre un Dieu constantinien et pharaonique, entre
un Dieu médiéval ligoté par une philosophie, entre un Dieu-patron, entre un
Dieu paternaliste, et ce Dieu qui est dans la vision paulinienne de la seconde aux
Corinthiens – et de la première
déjà dans le fameux 13e chapitre – un
Dieu nuptial, un Dieu qui contracte avec
nous un mariage d'amour, un Dieu qui ne veut plus être situé
dans une catégorie de maître et de pouvoir, mais qui ne peut être conçu que
dans une catégorie de personne et d'amour.
Et
voilà, justement, sur quoi l'on hésite encore : nous
n'avons pas quitté le monde de l'objet pour entrer dans le domaine de la personne. Et on
le voit bien aux résistances de toutes les Églises – à commencer par
l'Église romaine – à
toutes les résistances que l'on tait, d'ailleurs, lorsqu'on participe à une
prière commune, avec raison ; mais
finalement, lorsqu'on rentre chez soi, chacun pense : « Oui, nous
pouvons aller jusque-là, mais pas plus loin ».
Pourquoi ? Parce
que nous sommes liés à la Bible, à la Tradition, à
notre histoire, parce qu'enfin nous sommes nous-mêmes et
que nous ne pouvons pas indéfiniment devenir les autres. Et ces résistances de
tous les côtés, il faut les comprendre dans leur hauteur ! Il ne
s'agit pas uniquement de frontières passionnelles, d'étroitesse d'esprit et de
cœur ; il
s'agit aussi – et surtout et d'abord et parfois exclusivement
– d'une
fidélité que l’on croit devoir garder à une position que
l'on considère comme divine.
Il est difficile de lire la première
encyclique du pape Paul VI, Ecclesiam
suam, sans
éprouver un malaise, ce malaise précisément : Ecclesiam suam, c'est l'invitation la plus brûlante,
la plus passionnée au dialogue. Mais quand on examine les paliers de
l'encyclique : nous offrons le dialogue aux communistes, oui, mais bien
sûr nous répudions l'athéisme, etc. ; nous offrons le dialogue aux non-chrétiens,
mais bien sûr nous ne cesserons pas d'affirmer la nécessité de Jésus-Christ ;
nous offrons le dialogue à nos frères chrétiens non catholiques, mais bien sûr
nous ne cesserons de proclamer la nécessité de Pierre. Et, finalement, tous ces
cercles qui vont en s'élargissant, en s'éloignant de Rome, gravitent pourtant
autour de Rome, autour de la primauté de Pierre, parce que c'est là
l'institution divine et qu'on ne peut pas demander moins à un souverain pontife
que de croire à la primauté de Pierre, dont il occupe la chaire.
Et,
sans aucun orgueil, sans aucune étroitesse de cœur ou d'esprit
– en toute bonne foi et avec une
volonté passionnée de dialogue –, on
rend le dialogue pratiquement inefficace. Parce que, s'il est entendu que vous
m'acceptez, moi communiste, mais que, déjà, d'avance, vous condamnez mon
athéisme ; si vous m'acceptez, moi non-chrétien,
bouddhiste ou shintoïste, mais si, d'avance, le Christ est nécessaire dans
votre affirmation ; si
vous m'accueillez, moi orthodoxe ou protestant, mais que, d'avance, vous ne
pouvez pas imaginer l'Église sans la primauté de Pierre, le dialogue est déjà impossible
puisque, finalement, il n'y a qu'une position, c'est la vôtre !
Je ne
dis pas qu'il en puisse être autrement : je n'en
sais rien, je ne veux pas me prononcer là-dessus pour l'instant. Ce que je veux
dire, c'est qu'une telle position est certainement, dans l'esprit du pape, une
position de fidélité.
« Puisque
j'ai reçu ce dépôt, puisque le Christ a voulu que Pierre fût le Pasteur des
pasteurs, puisque c'est sur lui qu'il a établi son Église, eh bien !
j'obéis, je suis fidèle, je garde le dépôt ; et,
tout en fraternisant sur le plan psychologique, sur le plan humain, sur le plan
social aussi loin que je puisse, je ne puis tout de même pas renoncer à
ce dépôt qui m'a été confié ».
Comment
ne pas comprendre cette position, cette douleur, cette ambiguïté, ce
déchirement ? Que l'on retrouvera d'ailleurs dans
les délibérations du concile sur la liberté religieuse, dans des textes comme
celui-ci, sauf erreur : « Les
protestants trouvent Dieu
dans l'Écriture », qui a
été corrigé : « Les
protestants croient trouver Dieu dans
l'Écriture ». Ce « croient
trouver », évidemment, est un scrupule de « romain » qui se
dit : « Oui,
ils sont de bonne foi ; mais
enfin ! il reste que la position
authentique, c'est de trouver Dieu dans l'Écriture telle
que l'Église romaine l'interprète et la comprend ». Toujours le
même scrupule de fidélité qu'on retrouve d'ailleurs partout.
Si
l'orthodoxie est fidèle aux sept premiers conciles, aux sept conciles comme aux
sept sacrements, c'est une position de fidélité. Si les protestants sont
fidèles à la Bible, c'est une position de fidélité. Et chacun, parce qu'il
croit qu'il doit être fidèle, est disposé à aller aussi loin que possible, mais
non pas de trahir ce qu'il considère comme un dépôt divin.
C'est
pourquoi cette avance énorme sur le plan psychologique trouve finalement un
obstacle – émouvant de tous les côtés – au nom
d'une fidélité à laquelle on ne peut pas renoncer sans avoir l'impression de
trahir.
Alors,
comment joindre le Christ ?
Comment faire tomber les murs de séparation ?
Comment aboutir à cette communion sans compromis qui ne soit pas simplement une
sorte d'attitude diplomatique – où
l'on tait les difficultés pour aller plus vite – pour
faire front contre le communisme, comme un évêque orthodoxe le disait devant
moi : « Mais
c'est urgent, il faut que nous soyons unis contre le communisme », ce
qui me paraissait une position d'une étonnante et dangereuse fragilité ?
Mais
non, il ne s'agit pas de cela ! Il
faut que nous retrouvions le Christ ensemble. Mais comment
Le retrouver ensemble avec ces institutions qui
diffèrent et qui, d'une certaine manière, s'opposent ? Faut-il
sacrifier l'Église pour retrouver Jésus ?
C'est
une position impossible, parce que nous ne pouvons rien savoir de Jésus-Christ
sans l'Église. Il est de toute évidence – et personne ne le
sent mieux que moi, qui sais bien toutes les limites du Livre – que
nous ne saurions rien de Jésus-Christ sans l'Église. Si Jésus a pris possession
de l'histoire, lui qui n'a rien écrit (par bonheur !),
c'est à travers la Communauté qui le rend présent et qui affirme qu'elle est
envoyée pour le donner au monde.
Qu'est-ce
que c'est qu'un crucifié à l'époque romaine ? Rien. Quand
Valerius, en l'an 9, crucifie 2000 Juifs, il s'en lave parfaitement les
mains. Alors, un crucifié de plus ou de moins, cela ne pèse pas lourd dans les
balances romaines.
Si ce
crucifié a survécu, c'est uniquement par la Communauté ecclésiale. Jésus
ressuscité dans la foi de l'Église, comme l'affirme la foi de l'Église, n'est
pas apparu aux autorités qui l'avaient condamné. Si Jésus-Christ ressuscité
était apparu à Pilate, était apparu aux sanhédrites,
à Caïphe, à Anne, ça aurait été sensationnel ! On
aurait pu, à la rigueur, enregistrer cet événement comme une espèce de monstruosité
redoutable. Mais il n'en a rien été !
Le
Christ ressuscité est apparu très discrètement et, justement, uniquement aux
disciples, à ceux qui n'étaient rien, qui d'ailleurs n'ont rien compris à
l'événement, jusqu'à la Pentecôte. C'est à eux qu'il est apparu, selon ce
qu'ils pouvaient comprendre, pour leur permettre d'attendre l'événement
essentiel qui allait changer leur cœur dans
le feu de la Pentecôte. Sans eux, on ne saurait rien.
Impossible
d'atteindre le Christ par d'autres voies que cette Église, cette Communauté et,
très particulièrement dans cette Église, ceux qui vivent d'une manière
personnelle, exemplaire, le Christ qui est la vie de leur vie.
Mais
alors, s'il nous faut passer par cette Communauté, comment la discerner ? Où se
trouve-t-elle ? Je crois que nous faisons un très grand
pas si, suivant notre perspective, nous disons : mais
l'Église est en avant de nous ! Comme
Dieu, comme nous-mêmes :
toujours en avant de nous.
Si vous
lisez l'histoire de l'Église – ce
qu'on appelle « histoire de l'Église » à tort
d'ailleurs : on ne peut pas écrire l'histoire de
l'Église, qui est un mystère de foi – si
vous étudiez ce résidu d'histoire prétendument
chrétienne qu'on appelle l'histoire de l'Église, comme si vous lisez la Bible
dans certains épisodes, vous pouvez collectionner les monstruosités, vous faire
un tableau tellement épouvantable des hommes d'Église que vous ne pouvez que
les vomir avec dégoût.
Mais ce n'est pas cela, l'Église :
l'Église authentique est en avant de nous. Elle sera toujours en avant de nous.
Et la
preuve – ou du moins le moyen de nous en
rendre compte par une approche expérimentale – c'est
de nous rappeler que l'expérience
centrale du christianisme, telle que saint Paul la conçoit, c'est celle de la
désappropriation radicale de l'humanité de Jésus-Christ. Si Jésus nous
intéresse passionnément, s'il est une Présence aujourd’hui, s'il
est aussi actuel aujourd'hui que jamais – plus
actuel que jamais – c'est
en raison de cette désappropriation.
Nous
verrons plus profondément pourquoi tout à l'heure. Mais, déjà, de rappeler ce
caractère essentiel de l'expérience chrétienne qui est contenu dans la figure
du second Adam nous empêche de désolidariser Jésus d'une incarnation dans
l'histoire.
Jésus,
justement, est le second Adam pour assumer l'histoire, pour s'exprimer à
travers l'histoire, pour entrer dans l'humanité comme
un ferment qui la rassemble et qui l'unifie. Parce que
Jésus n'est pas un philosophe, parce qu'il n'apporte pas une doctrine qui puisse
être séparée de lui – comme
le platonisme ou le plotinisme peuvent être séparés de leurs auteurs – que le
christianisme n'est pas un livre, mais une Personne,
une Présence, on ne peut atteindre le christianisme que dans
la Présence et la Personne de Jésus. Mais où,
sinon dans l'humanité ?
Comment
Dieu peut-il être une Présence expérimentée, vécue par l'homme, sinon dans
l'homme ? Si l'humanité ne vit pas du Christ,
si le Christ ne vit pas dans l'humanité, il n'y a plus aucun moyen de
l'atteindre, car il ne s'agit pas, encore une fois, de réciter une doctrine,
mais d'entrer en contact avec Quelqu'un qui est bien vivant aujourd'hui. Et où
est-il vivant, sinon dans ceux qui le vivent ?
Mais
ceux qui le vivent, qui sont-ils ? Nous
pouvons le vivre un jour et puis le renier le lendemain. Ceux qui nous le
proposent peuvent avoir été
convaincus hier et renier demain. Comment savons-nous
qu'un homme vit de Jésus-Christ, que Jésus-Christ vit en
lui totalement, sans être limité par lui ?
Combien d'hommes ont identifié Jésus-Christ avec
l'Occident, avec la France, avec la France aristocratique, avec la France de
l'Ancien Régime, avec la France monarchique ? C'est-à-dire avec eux-mêmes
finalement, avec leurs préjugés, avec leur biologie de classe, en toute bonne
foi, en voyant dans le christianisme la dorure de leur maison, la suprême
couronne de leur blason ?
Comment
est-il possible de trouver Jésus-Christ ? Si
Jésus-Christ n'a pas laissé d'écrits, si Jésus-Christ ne peut être qu'un vivant
que l'on rencontre, si Jésus-Christ n'est connu que par ceux qu'il a envoyés,
où trouver Jésus-Christ ? Qui
sont les envoyés de Jésus-Christ ?
Comment les discerner ?
Comment démêler ce qui est d'eux et ce qui est de lui ?
C'est
justement cela qui constitue la mission de l'Église : c'est
la désappropriation radicale, c'est justement que
les envoyés – les apôtres et ceux qui les remplacent,
ceux qui les continuent – ne
peuvent disposer de rien, ne peuvent disposer de ce
témoignage, de cette Présence, de cette grâce. Ils ne peuvent disposer de rien,
ils ne peuvent que le donner dans un état
d'effacement total, ils ne peuvent le donner d’eux-mêmes,
car, dès qu'ils s'imposent, ils deviennent « Satan » au
sens évangélique, ils deviennent l'Antéchrist, ils deviennent ce que Pierre a
été au sanhédrin lorsqu'il a juré qu'il ne connaissait pas « cet
homme ».
Ils ne
sont donc les témoins, ils ne sont les envoyés, ils ne peuvent le représenter,
c'est-à-dire le rendre présent, ils ne peuvent nous conduire à lui
comme à Quelqu'un qui est ici, maintenant, au milieu et au-dedans de nous, que
dans un effacement absolu et radical. Cela dit pour l'Institution, cela dit
pour la mission apostolique, cela dit pour la succession apostolique qui
continue la mission des apôtres ; c'est,
essentiellement, une mission de désappropriation de démission
foncière et de pauvreté absolue.
Qu'est-ce
que cela veut dire ? Cela
veut dire que les envoyés, que les apôtres n'ont pas à proposer une doctrine
qui s'oppose à une autre doctrine, mais à communiquer une Présence, celle-là
même qui est la désappropriation infinie
et éternelle, en étant eux-mêmes dans un état absolu de désappropriation.
Le
témoignage chrétien, ce n'est pas le témoignage d'un homme qui enseigne sans
être engagé, qui propose un thème de méditation. Le témoignage chrétien, c'est
celui d'un sacrement, c'est un signe qui s'efface radicalement de ce qu'il
signifie et qu'il transmet.
En
sorte que l'espace est universellement ouvert, que nous ne dépendons de rien ni
de personne, que l'apôtre ne peut pas nous lier à l'intelligence qu'il a du
témoignage qu'il rend, parce qu'il n'entre dans son propre témoignage qu'au
degré de sa foi et de son amour. Alors, en le proposant, il ne se propose
pas lui-même. En le proposant, il ne peut pas nous coiffer
de ses limites. Il nous laisse en face du témoignage comme en face de
Quelqu'un, de l'Unique, de Jésus-Christ dans sa désappropriation infinie, qui
nous invite à nous désapproprier radicalement de nous-mêmes. Tout est là !
Dieu
nous garde de séparer l'Église et le Christ ! Dieu
nous garde de vouloir atteindre Jésus-Christ en dehors de l'Église ! Ce
serait purement chimérique. Alors, nous nous fabriquerions un Christ avec des
fragments du Nouveau Testament reliés arbitrairement dans un portrait qui
aurait, finalement, notre figure.
Mais
non ! Pour atteindre le Christ, il faut
justement – puisque c'est la seule voie – entrer
dans le témoignage apostolique propagé à travers l'histoire par la succession
apostolique, mais recevoir ce témoignage virginalement, en sachant qu'on n'est
jamais lié à ceux qui le proposent, parce qu'ils ne peuvent nous le proposer valablement que
dans une démission radicale d'eux-mêmes, nous laissant en face de Jésus-Christ
au niveau de notre foi et de notre amour, pour aboutir d'ailleurs à la seule
conclusion qu'on puisse tirer d'un tel témoignage ou d'une telle rencontre : il
s'agit de faire le vide en nous, de faire de nous un espace illimité où le Dieu
de pauvreté puisse se respirer et se recevoir.
L'apostolat
chrétien, aujourd'hui moins que jamais, ne peut consister en une
doctrine proposée ou un système du monde.
Des chrétiens peuvent être choqués
par une mission musulmane à Londres ou à Zurich, ils peuvent être choqués par
une mission hindoue à Genève ou à Paris, en disant : « Mais pourquoi ?
Est-ce que nous n'avons pas le christianisme ? »
Mais
les hindous peuvent dire la même chose, et Gandhi le pensait : « Est-ce
que nous n'avons pas une spiritualité qui nous convient ?
Pourquoi la mettez-vous en doute ?
Pourquoi, au lieu de nous écouter, au lieu de prendre contact avec notre âme,
pourquoi venez-vous nous apporter un Évangile préfabriqué, que vous ne vivez
pas vous-mêmes d'ailleurs, sous prétexte qu'il est la vérité ? »
Aujourd'hui,
moins que jamais, nous ne pouvons catéchiser les nations qui ne sont pas
chrétiennes, comme si nous l'étions nous-mêmes. Aujourd'hui, plus que
jamais, le témoignage chrétien ne doit être que cette présence illimitée et
offerte, qui est la Présence personnelle de
Dieu.
Et nous
retrouvons, ici justement, toute la grandeur du monde de la personne : la
personne est inexprimable, la personne est ineffable. Vous ne pouvez pas
connaître une intimité en la disant, mais en vous échangeant avec elle.
Les
mots qui véhiculent l'amour sont des mots-sacrements, ce sont des
mots-personnes, ce sont des mots vivants, ce sont des mots créateurs, ce sont
des mots transparents et diaphanes dont le sens ne peut être compris dans la
lettre, qui ne s'éclaire que dans la lumière des intimités qui s'échangent. Une
personne, on ne peut la connaître qu'autant qu'on l'aime, et autant qu'on la
vit et qu'on se donne à elle ; à plus
forte raison pour le personnalisme infini, exemplaire, suprême, qui est
d'ailleurs au cœur du
nôtre puisque nous ne nous échangeons que dans ce point unique qui est le
centre des centres. À plus forte raison, pour la
connaissance de Dieu, faut-il naître à Dieu, en Dieu, de Dieu, en étant
enraciné dans son amour. C'est alors seulement qu'on le connaît.
Et si
on veut aider les autres à le rencontrer, si on a le souci de sa Présence dans
les autres, on ne peut que s'effacer radicalement en lui pour ne pas le
limiter, pour n'en pas faire une idole, pour qu'il apparaisse
immédiatement comme le champ infini d'une liberté radicale.
C'est
pourquoi l'Institution n'est pas une institution :
l'Église n'est pas une institution, elle est infiniment plus. Elle est un sacrement, elle
se situe dans cet ordre de la personne où tout doit être pris du dedans, où
tout doit être pris dans l'amour et dans la liberté, où tout est assimilé dans
la désappropriation et dans la pauvreté.
Et
c'est pourquoi il y a une espérance possible : non
pas dans l'Église caricaturée par nous et en nous, caricaturée par les hommes d'Église
éventuellement, comme il est arrivé souvent et comme il arrive encore – comme
d'ailleurs par les apôtres qui n'ont rien compris – mais
dans cette Église qui est devant nous, qui sera toujours devant nous comme un
appel, comme une vocation, comme une exigence
d'amour qui offre à Dieu la chance d'une incarnation indispensable à sa
Présence dans l'histoire.
Dieu ne
peut être un événement dans l'histoire, il ne peut être une expérience dans
l'histoire qu'en s'incarnant dans l'humanité. Et l'Église n'est pas autre chose
que ce Dieu incarné dans l'humanité, avec la garantie d'une désappropriation
absolue qui empêche – absolument
– toute espèce d'appropriation par les disciples ou par les
hiérarques, qui maintient ce courant virginal de la présence du Christ
accessible à toutes les âmes qui s'ouvrent à la pauvreté et qui l'accueillent
dans la désappropriation d'eux-mêmes.
Approche
mystique du corps mystique –
impossible d'ailleurs à atteindre autrement – dans
un agenouillement qui n'exclut personne. Le christianisme n'est pas la
propriété des chrétiens, le Christ n'est pas le monopole d'un pays, d'une
civilisation, d'une culture ou d'un langage. Le Christ est à tous, il est en
tous, personne n'est en dehors. Il s'agit simplement de le reconnaître comme la
Présence qui nous unit dans sa démission infinie. Et on ne peut le faire, on ne
peut favoriser cette reconnaissance que si l'on devient, pour les autres, une
présence illimitée.
Comme,
cette Présence illimitée, nous ne la sommes que par intermittence et
très mal et très imparfaitement, nous atteignons l'Église, que nous avons à
être, d'une façon aussi très approximative. Mais enfin ! c'est
là notre vocation, c'est là l'appel qui s'adresse à nous, c'est là la mission
qui nous attend et que nous avons à accomplir.
Si
toutes les Églises – je veux
dire toutes les institutions, que l'on confond trop souvent avec l'Église, en
prenant les choses par le dehors au lieu
de les prendre par le dedans – si nous étions tous au même point de
démission, de désappropriation, si nous renoncions à porter une doctrine et une
vérité-objet, si nous nous enracinions sur le plan de la personne, qui est un
plan de réciprocité où les intimités humaines et divines s'échangent dans la
pauvreté infinie de l'amour, il n'y aurait plus de problème parce qu'enfin nous
serions chrétiens authentiquement et que le Christ serait devenu notre seule et
unique respiration.
Bien
sûr que réaliser une telle unité n'est pas possible sans changer les structures
du monde actuel – les
structures économiques d'abord – sans
abolir les classes, sans renoncer à cette Église de bourgeois qui est une
caricature de l'Église, sans faire tomber les barrières qui
séparent les employeurs des employés, sans donner à tous les hommes les mêmes
chances au départ pour qu'ils se qualifient, selon leurs capacités et leur
fécondité, au sein de la communauté, pour qu'enfin tout un chacun, traité selon
l'honneur que requiert sa qualité de fils de Dieu, puisse, au-delà des besoins
physiques satisfaits assez largement, atteindre à
l'univers de la personne et y inscrire cette création, en avant de lui-même,
qui est indispensable à l'accomplissement de son
humanité.
Il
faudra arriver à cette réforme, il faut l'entreprendre sans retard, d'abord en
nous-mêmes, d'abord en nous désappropriant de tout ce qui est à nous – situation,
biens, argent, confort – en nous dépouillant de
tout cela dans la mesure où, pourvus du nécessaire, les autres, ne l'étant pas,
ont besoin que nous procédions à une autre distribution qui
établisse peu à peu une égalité de dignité et d'honneur. Et cela, bien
sûr, non seulement dans nos vies individuelles, mais dans nos
groupements professionnels, dans la mesure où nous pouvons exercer une
influence quelconque dans la Cité. Dans toutes les décisions que
notre bulletin de vote commande, chaque fois, nous avons à prendre position
prudemment et sans clameur et sans démagogie et sans ressentiment, simplement
parce que c'est juste, parce qu'il n'y a pas
d'amour sans justice. Il faut que nous arrivions à détruire ce paternalisme
monstrueux qui sépare les hommes en deux humanités qui, naturellement, ne
peuvent pas avoir le même Dieu.
Si le
Dieu de Jésus-Christ, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ est vraiment le « Dieu du
cœur humain », comme
dit saint François de Sales, il faut qu'il soit le Dieu de tous. Il faut donc
qu'il ne soit jamais confondu avec le dieu d'une classe qui ne peut pas être le
dieu d'une autre classe.
Mais
pour faire cette réforme dans le respect de l'homme, c'est-à-dire sans
mobiliser des passions obscures et diviseuses, sans flatter des ressentiments
meurtriers, pour établir cette réforme dans la justice, pour
accomplir cette révolution dans la dignité, il faut d'abord nous recentrer dans
le centre unique qui est le Dieu vivant à l’intérieur
de nous-mêmes. Car finalement, s'il y a
une justice, s'il y a une dignité, s'il y a un honneur, s'il faut que
tous les hommes aient les mêmes chances, si le mendiant chaque jour à ma porte
a le droit de vider mes poches, ce n'est pas parce qu'il a faim – le
loup peut avoir faim aussi – c'est
parce qu'il est un homme comme moi, comme
moi il est chargé de Dieu, comme moi il a la vie divine à vivre
et à communiquer ; parce que j'ai la charge de Dieu en lui
autant qu'en moi ; parce que c'est le même Dieu, c'est
le même centre et, ensemble, nous coïncidons dans le même point.
C'est
dans cette perspective que la révolution s'impose. Mais elle s'impose non pas
pour massacrer, les uns contre les autres, mais pour les sauver tous
d'eux-mêmes, tous : pour
les désapproprier de ces défaillances passionnelles que signale Rush, pour que,
tous ensemble, nous voulions sauver ce trésor qui nous est confié à tous et
à
chacun. Et, sans doute, nous ne pouvons pas espérer pour aujourd'hui
l'accomplissement de cette révolution. Nous devons la commencer par nous, à
chaque instant, la renouveler en nous à chaque battement de notre cœur, parce que
nous ne pouvons l'accomplir que face à cette pauvreté divine qui nous appelle
et nous requiert.
Dieu
est pauvre, il n'a rien, Dieu est désarmé, Dieu ne peut rien en
nous sans nous, Dieu ne peut être une réalité de l'histoire qu'en s'incarnant
et il ne peut s'incarner qu'à travers notre visage.
Si nous
ne nous prêtons pas à cette incarnation, rien ne se passera.
Dieu deviendra de plus en plus absent, irréel, illusoire, et cc ne sont pas les
raisonnements sur la cause première qui
en rétabliront la nostalgie dans l'humanité. Pour que l'humanité
retrouve Dieu, il faut
que nous créions l'homme en nous – cet
homme qui est en avant de
nous – que nous devenions cet espace
où le Dieu vivant peut s'exprimer, peut se respirer, et que nous
joignions les autres dans la justice et
dans l'amour, mais dans ce centre, là où se
situent leur dignité et la nôtre, dans un commun dépôt
qui nous est confié à tous et qui est la vie du Dieu vivant.
Et
l'espérance, malgré toutes nos défaillances, l'espérance d'aujourd'hui,
c'est justement que notre
avenir immédiat ne se fonde pas sur l'homme-robot que nous
sommes, mais sur l'homme en avant de nous-mêmes
que nous avons à devenir, cet homme en qui exclusivement Dieu se peut révéler,
et d'ailleurs dont la création – j'entends
la création de l'homme – a pour
motif suprême précisément de donner à ce
Dieu, à ce Dieu désarmé – et
pauvre et abandonné et désapproprié et fragile
et toujours menacé – une
assise ; de lui offrir un sacrement ; de se
prêter à lui comme un signe vivant pour qu'il
apparaisse dans l'histoire comme une Présence réelle.
Et nous
retrouvons ainsi la croix comme notre unique espérance, la croix non pas comme une chose à
maintenir, mais la croix comme l'appel, comme le de
profundis de ce Dieu qui ne peut rien qu'aimer et qui ne sera
agissant au cœur de notre histoire que si notre
amour l'accueille et le reçoit.
La
croix ne doit pas durer toujours, mais la croix durera tant que durera notre
durcissement. Elle durera tant que nous ne serons pas une Présence réelle. Elle
durera tant que Dieu ne se trouvera pas tout en tous, tant que nous ne serons
pas, tous ensemble, rassemblés en ce seul point qui nous arrache à la durée
et à l'espace, ce point d'éternité qui est déjà, aujourd'hui, la
vie éternelle. Car, justement, la vraie vie, la vie de la personne, n'est pas
dans le temps sidéral – on ne
peut pas parler d'avant ou d'après – quand
il s'agit de la vie de la personne.
Quand l'enfant naît de vous, quand il
surgit devant vous, ce visage inconnu que la mère portait dans son sein, vous
savez bien par quelles voies biologiques il est venu au monde. Mais cela n'est
rien : c'est le monde-robot. Mais quand sa personnalité sourit,
transparaît, éclate, d'où vient-elle ? Justement d'ailleurs, non pas du
robot, mais de cette durée qui est un présent infini, éternel, toujours
jaillissant, toujours créateur, et qui demeure à jamais. Là, il n'y a pas
d'avant ni d'après : nous sommes au centre, au commencement sans commencement,
à l'origine, à la source, que nous reconnaissons dans la mesure, d'ailleurs, où
nous nous faisons hommes, où nous devenons personnes, où nous faisons de nous
un espace de lumière et d'amour universel et illimité.
Mais comment pratiquement aboutir à
tout cela ? Comment, pratiquement ? Comment ne pas faire de cela une
inflation verbale ? Comment ne pas voir dans tout cela une espèce de
symphonie de mots ? Comment le vivre ? Il n'y a qu'une seule manière,
c'est de nous identifier, au jour le jour, avec l'homme qui nous fait face –
dans la famille, dans l'atelier, au bureau, dans la maison, dans le quartier, dans
la rue, dans l'autobus – de nous identifier avec l'humain qui nous fait face,
dans le silence de l'agenouillement intérieur, en coïncidant avec son centre le
plus intime – qui est aussi notre centre le plus intime
– de manière à communier à travers lui avec le Dieu vivant.
À ce
moment-là, il n'y a plus de paroles, il n'y a plus d'inflation verbale ; il y a
une redécouverte, il y a une communion, il y a de nouveau une
prise de contact et une prise de conscience. Et on sait que c'est cela,
l'éternité ! Ce n'est pas demain, ce n'est pas
après-demain, ce n'est pas après la mort, ce n'est pas au-delà, ce n'est pas
derrière les étoiles ; c'est
là, au centre le plus intérieur, quand je me joins dans le silence, à travers
l'autre humain, à l'Autre divin qui est notre commune
respiration.
Alors,
c'est Jésus-Christ, c'est vraiment Jésus-Christ rencontré, expérimenté,
redécouvert dans son visage identifié avec l'homme : « J'ai eu
faim, j'ai eu soif, j'étais en prison, j'étais en haillons, c'était moi ». Alors,
nous sommes de nouveau au commencement, au commencement du
monde, au commencement de l'univers, au commencement de
l'humanité, au commencement de nous-mêmes et au cœur de
l'éternel.
Et il
faut tout le temps, tout le jour, recommencer cette démarche, retourner à ce
recueillement, nous enraciner de nouveau dans ce silence créateur ; cesser
de nous écouter, ne plus faire de bruit avec nous-mêmes, regarder ce visage
inscrit, imprimé dans nos cœurs, jusqu'à
ce qu'enfin le dialogue jaillisse, le dialogue créateur, le dialogue
libérateur qui est à la fois notre humanisation parfaite et l'incarnation réelle
de Dieu.
Alors,
l'Église devient une réalité, cette Église en avant de nous, cette Église que
nous sommes, tous et chacun, cette Église en avant de nous qui n'est telle que
virginale, c'est-à-dire dépouillée, désappropriée,
réduite à l'état de sacrement, de signe vivant de l'Unique, qui est le
grand Pauvre, dont le visage nous appelle, qui a infiniment besoin de nous
parce que, étant l'amour, il ne peut jamais s'exprimer autrement qu'à travers
l'amour.
C'est
par là que nous arriverons à un œcuménisme
authentique, c'est par là que nous serons universels, que nous n'imposerons
rien, que nous ne prétendrons à rien, que nous ne voudrons rien réformer, rien
enseigner. Car il n'y a pas à enseigner l'amour ni à enseigner une personne, il
y a à la rendre présente dans la totale démission de soi.
C'est
alors que tout commence, c'est alors que la vie vaut la peine d'être vécue,
c'est alors qu'on n'a plus le souci de soi, de son salut, de sa mort, de sa
prédestination, parce qu'on est enfin en face de la suprême déréliction. Rien
ni personne n'est plus abandonné que Dieu, rien ni personne n'a plus besoin de
nous que Dieu, car toutes les détresses du monde, toutes les misères du monde,
toutes les pauvretés du monde n'ont une telle dimension
que parce que Dieu est en péril, que
Dieu va mourir, qu'il est crucifié et que nous seuls avons le pouvoir de le
décrucifier et d'en faire un Dieu vivant, un Dieu
pascal, comme nous espérons le faire, comme nous le ferons
à notre petite mesure, comme nous voulons le faire, si nous avons le courage
toutefois de ne pas nous scandaliser de nos défaites, de ne pas nous dépiter de
nos dépits, de ne pas nous mettre en colère de nos colères, de ne pas nous
exaspérer de nos défaillances. Car tout cela nous concerne et n'a pas
d'importance si, constamment, nous visons simplement à être pour Dieu une
disponibilité foncière afin qu'il soit, si nous nous demandons, à chaque
instant : « Mais
qu'est-ce qui va lui arriver ? »
Car
tout est là : qu'est-ce qui va lui
arriver ? Si nous mourons dans un instant,
qu'importe ! pourvu que Dieu ne meure pas, pourvu
que notre mort soit encore une affirmation de sa vie, pourvu que notre mort
soit la défaite de la mort, pourvu que notre mort soit un cri de résurrection
de Dieu.
Que
Dieu soit ! Tout est là. Que votre règne arrive ! Oui,
mais pas dans les mots. Ce règne ne peut arriver que si nous y consentons, que si,
sans nommer Dieu – car
il n'a pas de nom – nous creusons en nous l'espace
infini où il pourra enfin répandre sa vie et révéler aux hommes à quelle
liberté ils sont appelés : cette
liberté infinie qui est le pouvoir de se donner, de se déraciner de
l'homme-robot, de le transfigurer, d'en faire un sacrement qui illumine tout
l'univers et qui, pénétrant tous les mécanismes physico-chimiques, les assouplit
aux fins de l'Esprit et forme enfin tout cet univers comme
un immense corps, le nôtre, comme un immense corps, le sien, le Corps du
Christ, ce corps ressuscité dont Jésus sera la tête, dans la mesure où nous
accepterons d'être des créateurs et de vivre notre vie d'homme en avant de
nous.
Père Maurice Zundel,
conférence donnée au Cénacle de Genève, 6 février 1966
in Ses pierres de fondation,
textes choisis et présentés par
le père Gilbert Géraud (Anne Sigier)
conférence donnée au Cénacle de Genève, 6 février 1966
in Ses pierres de fondation,
textes choisis et présentés par
le père Gilbert Géraud (Anne Sigier)