mardi 21 août 2012

En incarnant... Maurice Zundel, L'espérance aujourd'hui


VATICAN II n’est achevé, ses décrets sont en train d'être publiés : ils nous laissent une impression d'ambiguïté. Ils représentent certainement un immense progrès, surtout sur le plan des relations humaines, ce qui est énorme.
Il y a certainement eu sur le plan psychologique un effort d'ouverture, de désappropriation absolument inattendu, disons : miraculeux. Cela est gagné, cela est acquis, les changements sont visibles.
Il suffit de mentionner Taizé qui est un immense carrefour où toutes les Églises se rencontrent, Taizé qui était présente à Rome. Il suffit de penser à cette levée d'excommunication entre Rome et Constantinople. Il suffit de penser à cette fraternité entre tous ceux qui étaient présents, qu'ils fussent de l'Église romaine ou non. Il suffit de sentir ici même, en Suisse romande, le changement de climat, la fraternité qui s'est installée, le fait qu'on va les uns dans les églises des autres, qu'un pasteur prêche dans une église catholique et un prêtre dans une église protestante. Tout cela est absolument neuf et magnifique.
Il reste cependant que la question fondamentale n'a pas été posée, ni sur le plan de l'Église romaine ni sur le plan d'aucune autre Église : de quel Dieu parlons-nous ?
Est-ce que nous parlons toujours du Roi des rois ? du Pantocrator ? du dominateur ? du Souverain des souverains ? Ou parlons-nous du Dieu pauvre ? du Dieu désapproprié ?
Est-ce que le christianisme, pour nous, c'est la présence de Jésus-Christ ? Est-ce que le christianisme est une philosophie, une vision du monde, un système de pensée, une politique, une sociologie ? Ou bien est-ce qu'il est, tout simplement, Jésus-Christ ? Est-ce que le christianisme est une Présence ? Est-ce que le christianisme est cette présence de Jésus en nous ? Est-ce que le christianisme est, justement, cette désappropriation divine installée, établie, enracinée en nous et vécue par nous ?
Tout le problème est là. Et l'ambiguïté de Vatican II comme d'ailleurs de tout l’œcuménisme, avec tout ce qu'il comporte de positif, de générosité, de dépouillement dans l'ordre psychologique ce qui fait l'ambiguïté de toutes ces situations, c'est qu'on n'a pas encore avoué le Dieu chrétien.
On est encore tiraillé entre un Dieu hérité de l'Antiquité, entre un Dieu du Vieux Testament, entre un Dieu constantinien et pharaonique, entre un Dieu médiéval ligoté par une philosophie, entre un Dieu-patron, entre un Dieu paternaliste, et ce Dieu qui est dans la vision paulinienne de la seconde aux Corinthiens et de la première déjà dans le fameux 13e chapitre un Dieu nuptial, un Dieu qui contracte avec nous un mariage d'amour, un Dieu qui ne veut plus être situé dans une catégorie de maître et de pouvoir, mais qui ne peut être conçu que dans une catégorie de personne et d'amour.
Et voilà, justement, sur quoi l'on hésite encore : nous n'avons pas quitté le monde de l'objet pour entrer dans le domaine de la personne. Et on le voit bien aux résistances de toutes les Églises à commencer par l'Église romaine à toutes les résistances que l'on tait, d'ailleurs, lorsqu'on participe à une prière commune, avec raison ; mais finalement, lorsqu'on rentre chez soi, chacun pense : « Oui, nous pouvons aller jusque-là, mais pas plus loin ».
Pourquoi ? Parce que nous sommes liés à la Bible, à la Tradition, à notre histoire, parce qu'enfin nous sommes nous-mêmes et que nous ne pouvons pas indéfiniment devenir les autres. Et ces résistances de tous les côtés, il faut les comprendre dans leur hauteur ! Il ne s'agit pas uniquement de frontières passionnelles, d'étroitesse d'esprit et de cœur ; il s'agit aussi et surtout et d'abord et parfois exclusivement d'une fidélité que l’on croit devoir garder à une position que l'on considère comme divine.
Il est difficile de lire la première encyclique du pape Paul VI, Ecclesiam suam, sans éprouver un malaise, ce malaise précisément : Ecclesiam suam, c'est l'invitation la plus brûlante, la plus passionnée au dialogue. Mais quand on examine les paliers de l'encyclique : nous offrons le dialogue aux communistes, oui, mais bien sûr nous répudions l'athéisme, etc. ; nous offrons le dialogue aux non-chrétiens, mais bien sûr nous ne cesserons pas d'affirmer la nécessité de Jésus-Christ ; nous offrons le dialogue à nos frères chrétiens non catholiques, mais bien sûr nous ne cesserons de proclamer la nécessité de Pierre. Et, finalement, tous ces cercles qui vont en s'élargissant, en s'éloignant de Rome, gravitent pourtant autour de Rome, autour de la primauté de Pierre, parce que c'est là l'institution divine et qu'on ne peut pas demander moins à un souverain pontife que de croire à la primauté de Pierre, dont il occupe la chaire.
Et, sans aucun orgueil, sans aucune étroitesse de cœur ou d'esprit en toute bonne foi et avec une volonté passionnée de dialogue , on rend le dialogue pratiquement inefficace. Parce que, s'il est entendu que vous m'acceptez, moi communiste, mais que, déjà, d'avance, vous condamnez mon athéisme ; si vous m'acceptez, moi non-chrétien, bouddhiste ou shintoïste, mais si, d'avance, le Christ est nécessaire dans votre affirmation ; si vous m'accueillez, moi orthodoxe ou protestant, mais que, d'avance, vous ne pouvez pas imaginer l'Église sans la primauté de Pierre, le dialogue est déjà impossible puisque, finalement, il n'y a qu'une position, c'est la vôtre !
Je ne dis pas qu'il en puisse être autrement : je n'en sais rien, je ne veux pas me prononcer là-dessus pour l'instant. Ce que je veux dire, c'est qu'une telle position est certainement, dans l'esprit du pape, une position de fidélité.
« Puisque j'ai reçu ce dépôt, puisque le Christ a voulu que Pierre fût le Pasteur des pasteurs, puisque c'est sur lui qu'il a établi son Église, eh bien ! j'obéis, je suis fidèle, je garde le dépôt ; et, tout en fraternisant sur le plan psychologique, sur le plan humain, sur le plan social aussi loin que je puisse, je ne puis tout de même pas renoncer à ce dépôt qui m'a été confié ».
Comment ne pas comprendre cette position, cette douleur, cette ambiguïté, ce déchirement ? Que l'on retrouvera d'ailleurs dans les délibérations du concile sur la liberté religieuse, dans des textes comme celui-ci, sauf erreur : « Les protestants trouvent Dieu dans l'Écriture », qui a été corrigé : « Les protestants croient trouver Dieu dans l'Écriture ». Ce « croient trouver », évidemment, est un scrupule de « romain » qui se dit : « Oui, ils sont de bonne foi ; mais enfin ! il reste que la position authentique, c'est de trouver Dieu dans l'Écriture telle que l'Église romaine l'interprète et la comprend ». Toujours le même scrupule de fidélité qu'on retrouve d'ailleurs partout.
Si l'orthodoxie est fidèle aux sept premiers conciles, aux sept conciles comme aux sept sacrements, c'est une position de fidélité. Si les protestants sont fidèles à la Bible, c'est une position de fidélité. Et chacun, parce qu'il croit qu'il doit être fidèle, est disposé à aller aussi loin que possible, mais non pas de trahir ce qu'il considère comme un dépôt divin.
C'est pourquoi cette avance énorme sur le plan psychologique trouve finalement un obstacle émouvant de tous les côtés au nom d'une fidélité à laquelle on ne peut pas renoncer sans avoir l'impression de trahir.
Alors, comment joindre le Christ ? Comment faire tomber les murs de séparation ? Comment aboutir à cette communion sans compromis qui ne soit pas simplement une sorte d'attitude diplomatique où l'on tait les difficultés pour aller plus vite pour faire front contre le communisme, comme un évêque orthodoxe le disait devant moi : « Mais c'est urgent, il faut que nous soyons unis contre le communisme », ce qui me paraissait une position d'une étonnante et dangereuse fragilité ?
Mais non, il ne s'agit pas de cela ! Il faut que nous retrouvions le Christ ensemble. Mais comment Le retrouver ensemble avec ces institutions qui diffèrent et qui, d'une certaine manière, s'opposent ? Faut-il sacrifier l'Église pour retrouver Jésus ?
C'est une position impossible, parce que nous ne pouvons rien savoir de Jésus-Christ sans l'Église. Il est de toute évidence et personne ne le sent mieux que moi, qui sais bien toutes les limites du Livre que nous ne saurions rien de Jésus-Christ sans l'Église. Si Jésus a pris possession de l'histoire, lui qui n'a rien écrit (par bonheur !), c'est à travers la Communauté qui le rend présent et qui affirme qu'elle est envoyée pour le donner au monde.
Qu'est-ce que c'est qu'un crucifié à l'époque romaine ? Rien. Quand Valerius, en l'an 9, crucifie 2000 Juifs, il s'en lave parfaitement les mains. Alors, un crucifié de plus ou de moins, cela ne pèse pas lourd dans les balances romaines.
Si ce crucifié a survécu, c'est uniquement par la Communauté ecclésiale. Jésus ressuscité dans la foi de l'Église, comme l'affirme la foi de l'Église, n'est pas apparu aux autorités qui l'avaient condamné. Si Jésus-Christ ressuscité était apparu à Pilate, était apparu aux sanhédrites, à Caïphe, à Anne, ça aurait été sensationnel ! On aurait pu, à la rigueur, enregistrer cet événement comme une espèce de monstruosité redoutable. Mais il n'en a rien été !
Le Christ ressuscité est apparu très discrètement et, justement, uniquement aux disciples, à ceux qui n'étaient rien, qui d'ailleurs n'ont rien compris à l'événement, jusqu'à la Pentecôte. C'est à eux qu'il est apparu, selon ce qu'ils pouvaient comprendre, pour leur permettre d'attendre l'événement essentiel qui allait changer leur cœur dans le feu de la Pentecôte. Sans eux, on ne saurait rien.
Impossible d'atteindre le Christ par d'autres voies que cette Église, cette Communauté et, très particulièrement dans cette Église, ceux qui vivent d'une manière personnelle, exemplaire, le Christ qui est la vie de leur vie.
Mais alors, s'il nous faut passer par cette Communauté, comment la discerner ? Où se trouve-t-elle ? Je crois que nous faisons un très grand pas si, suivant notre perspective, nous disons : mais l'Église est en avant de nous ! Comme Dieu, comme nous-mêmes : toujours en avant de nous.
Si vous lisez l'histoire de l'Église ce qu'on appelle « histoire de l'Église » à tort d'ailleurs : on ne peut pas écrire l'histoire de l'Église, qui est un mystère de foi si vous étudiez ce résidu d'histoire prétendument chrétienne qu'on appelle l'histoire de l'Église, comme si vous lisez la Bible dans certains épisodes, vous pouvez collectionner les monstruosités, vous faire un tableau tellement épouvantable des hommes d'Église que vous ne pouvez que les vomir avec dégoût.
Mais ce n'est pas cela, l'Église : l'Église authentique est en avant de nous. Elle sera toujours en avant de nous.
Et la preuve ou du moins le moyen de nous en rendre compte par une approche expérimentale c'est de nous rappeler que l'expérience centrale du christianisme, telle que saint Paul la conçoit, c'est celle de la désappropriation radicale de l'humanité de Jésus-Christ. Si Jésus nous intéresse passionnément, s'il est une Présence aujourd’hui, s'il est aussi actuel aujourd'hui que jamais plus actuel que jamais c'est en raison de cette désappropriation.
Nous verrons plus profondément pourquoi tout à l'heure. Mais, déjà, de rappeler ce caractère essentiel de l'expérience chrétienne qui est contenu dans la figure du second Adam nous empêche de désolidariser Jésus d'une incarnation dans l'histoire.
Jésus, justement, est le second Adam pour assumer l'histoire, pour s'exprimer à travers l'histoire, pour entrer dans l'humanité comme un ferment qui la rassemble et qui l'unifie. Parce que Jésus n'est pas un philosophe, parce qu'il n'apporte pas une doctrine qui puisse être séparée de lui comme le platonisme ou le plotinisme peuvent être séparés de leurs auteurs que le christianisme n'est pas un livre, mais une Personne, une Présence, on ne peut atteindre le christianisme que dans la Présence et la Personne de Jésus. Mais où, sinon dans l'humanité ?
Comment Dieu peut-il être une Présence expérimentée, vécue par l'homme, sinon dans l'homme ? Si l'humanité ne vit pas du Christ, si le Christ ne vit pas dans l'humanité, il n'y a plus aucun moyen de l'atteindre, car il ne s'agit pas, encore une fois, de réciter une doctrine, mais d'entrer en contact avec Quelqu'un qui est bien vivant aujourd'hui. Et où est-il vivant, sinon dans ceux qui le vivent ?
Mais ceux qui le vivent, qui sont-ils ? Nous pouvons le vivre un jour et puis le renier le lendemain. Ceux qui nous le proposent peuvent avoir été convaincus hier et renier demain. Comment savons-nous qu'un homme vit de Jésus-Christ, que Jésus-Christ vit en lui totalement, sans être limité par lui ? Combien d'hommes ont identifié Jésus-Christ avec l'Occident, avec la France, avec la France aristocratique, avec la France de l'Ancien Régime, avec la France monarchique ? C'est-à-dire avec eux-mêmes finalement, avec leurs préjugés, avec leur biologie de classe, en toute bonne foi, en voyant dans le christianisme la dorure de leur maison, la suprême couronne de leur blason ?
Comment est-il possible de trouver Jésus-Christ ? Si Jésus-Christ n'a pas laissé d'écrits, si Jésus-Christ ne peut être qu'un vivant que l'on rencontre, si Jésus-Christ n'est connu que par ceux qu'il a envoyés, où trouver Jésus-Christ ? Qui sont les envoyés de Jésus-Christ ? Comment les discerner ? Comment démêler ce qui est d'eux et ce qui est de lui ?
C'est justement cela qui constitue la mission de l'Église : c'est la désappropriation radicale, c'est justement que les envoyés les apôtres et ceux qui les remplacent, ceux qui les continuent ne peuvent disposer de rien, ne peuvent disposer de ce témoignage, de cette Présence, de cette grâce. Ils ne peuvent disposer de rien, ils ne peuvent que le donner dans un état d'effacement total, ils ne peuvent le donner d’eux-mêmes, car, dès qu'ils s'imposent, ils deviennent « Satan » au sens évangélique, ils deviennent l'Antéchrist, ils deviennent ce que Pierre a été au sanhédrin lorsqu'il a juré qu'il ne connaissait pas « cet homme ».
Ils ne sont donc les témoins, ils ne sont les envoyés, ils ne peuvent le représenter, c'est-à-dire le rendre présent, ils ne peuvent nous conduire à lui comme à Quelqu'un qui est ici, maintenant, au milieu et au-dedans de nous, que dans un effacement absolu et radical. Cela dit pour l'Institution, cela dit pour la mission apostolique, cela dit pour la succession apostolique qui continue la mission des apôtres ; c'est, essentiellement, une mission de désappropriation de démission foncière et de pauvreté absolue.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les envoyés, que les apôtres n'ont pas à proposer une doctrine qui s'oppose à une autre doctrine, mais à communiquer une Présence, celle-là même qui est la désappropriation infinie et éternelle, en étant eux-mêmes dans un état absolu de désappropriation.
Le témoignage chrétien, ce n'est pas le témoignage d'un homme qui enseigne sans être engagé, qui propose un thème de méditation. Le témoignage chrétien, c'est celui d'un sacrement, c'est un signe qui s'efface radicalement de ce qu'il signifie et qu'il transmet.
En sorte que l'espace est universellement ouvert, que nous ne dépendons de rien ni de personne, que l'apôtre ne peut pas nous lier à l'intelligence qu'il a du témoignage qu'il rend, parce qu'il n'entre dans son propre témoignage qu'au degré de sa foi et de son amour. Alors, en le proposant, il ne se propose pas lui-même. En le proposant, il ne peut pas nous coiffer de ses limites. Il nous laisse en face du témoignage comme en face de Quelqu'un, de l'Unique, de Jésus-Christ dans sa désappropriation infinie, qui nous invite à nous désapproprier radicalement de nous-mêmes. Tout est là !
Dieu nous garde de séparer l'Église et le Christ ! Dieu nous garde de vouloir atteindre Jésus-Christ en dehors de l'Église ! Ce serait purement chimérique. Alors, nous nous fabriquerions un Christ avec des fragments du Nouveau Testament reliés arbitrairement dans un portrait qui aurait, finalement, notre figure.
Mais non ! Pour atteindre le Christ, il faut justement puisque c'est la seule voie entrer dans le témoignage apostolique propagé à travers l'histoire par la succession apostolique, mais recevoir ce témoignage virginalement, en sachant qu'on n'est jamais lié à ceux qui le proposent, parce qu'ils ne peuvent nous le proposer valablement que dans une démission radicale d'eux-mêmes, nous laissant en face de Jésus-Christ au niveau de notre foi et de notre amour, pour aboutir d'ailleurs à la seule conclusion qu'on puisse tirer d'un tel témoignage ou d'une telle rencontre : il s'agit de faire le vide en nous, de faire de nous un espace illimité où le Dieu de pauvreté puisse se respirer et se recevoir.
L'apostolat chrétien, aujourd'hui moins que jamais, ne peut consister en une doctrine proposée ou un système du monde.
Des chrétiens peuvent être choqués par une mission musulmane à Londres ou à Zurich, ils peuvent être choqués par une mission hindoue à Genève ou à Paris, en disant : « Mais pourquoi ? Est-ce que nous n'avons pas le christianisme ? »
Mais les hindous peuvent dire la même chose, et Gandhi le pensait : « Est-ce que nous n'avons pas une spiritualité qui nous convient ? Pourquoi la mettez-vous en doute ? Pourquoi, au lieu de nous écouter, au lieu de prendre contact avec notre âme, pourquoi venez-vous nous apporter un Évangile préfabriqué, que vous ne vivez pas vous-mêmes d'ailleurs, sous prétexte qu'il est la vérité ? »
Aujourd'hui, moins que jamais, nous ne pouvons catéchiser les nations qui ne sont pas chrétiennes, comme si nous l'étions nous-mêmes. Aujourd'hui, plus que jamais, le témoignage chrétien ne doit être que cette présence illimitée et offerte, qui est la Présence personnelle de Dieu.
Et nous retrouvons, ici justement, toute la grandeur du monde de la personne : la personne est inexprimable, la personne est ineffable. Vous ne pouvez pas connaître une intimité en la disant, mais en vous échangeant avec elle.
Les mots qui véhiculent l'amour sont des mots-sacrements, ce sont des mots-personnes, ce sont des mots vivants, ce sont des mots créateurs, ce sont des mots transparents et diaphanes dont le sens ne peut être compris dans la lettre, qui ne s'éclaire que dans la lumière des intimités qui s'échangent. Une personne, on ne peut la connaître qu'autant qu'on l'aime, et autant qu'on la vit et qu'on se donne à elle ; à plus forte raison pour le personnalisme infini, exemplaire, suprême, qui est d'ailleurs au cœur du nôtre puisque nous ne nous échangeons que dans ce point unique qui est le centre des centres. À plus forte raison, pour la connaissance de Dieu, faut-il naître à Dieu, en Dieu, de Dieu, en étant enraciné dans son amour. C'est alors seulement qu'on le connaît.
Et si on veut aider les autres à le rencontrer, si on a le souci de sa Présence dans les autres, on ne peut que s'effacer radicalement en lui pour ne pas le limiter, pour n'en pas faire une idole, pour qu'il apparaisse immédiatement comme le champ infini d'une liberté radicale.
C'est pourquoi l'Institution n'est pas une institution : l'Église n'est pas une institution, elle est infiniment plus. Elle est un sacrement, elle se situe dans cet ordre de la personne où tout doit être pris du dedans, où tout doit être pris dans l'amour et dans la liberté, où tout est assimilé dans la désappropriation et dans la pauvreté.
Et c'est pourquoi il y a une espérance possible : non pas dans l'Église caricaturée par nous et en nous, caricaturée par les hommes d'Église éventuellement, comme il est arrivé souvent et comme il arrive encore comme d'ailleurs par les apôtres qui n'ont rien compris mais dans cette Église qui est devant nous, qui sera toujours devant nous comme un appel, comme une vocation, comme une exigence d'amour qui offre à Dieu la chance d'une incarnation indispensable à sa Présence dans l'histoire.
Dieu ne peut être un événement dans l'histoire, il ne peut être une expérience dans l'histoire qu'en s'incarnant dans l'humanité. Et l'Église n'est pas autre chose que ce Dieu incarné dans l'humanité, avec la garantie d'une désappropriation absolue qui empêche absolument – toute espèce d'appropriation par les disciples ou par les hiérarques, qui maintient ce courant virginal de la présence du Christ accessible à toutes les âmes qui s'ouvrent à la pauvreté et qui l'accueillent dans la désappropriation d'eux-mêmes.
Approche mystique du corps mystique impossible d'ailleurs à atteindre autrement dans un agenouillement qui n'exclut personne. Le christianisme n'est pas la propriété des chrétiens, le Christ n'est pas le monopole d'un pays, d'une civilisation, d'une culture ou d'un langage. Le Christ est à tous, il est en tous, personne n'est en dehors. Il s'agit simplement de le reconnaître comme la Présence qui nous unit dans sa démission infinie. Et on ne peut le faire, on ne peut favoriser cette reconnaissance que si l'on devient, pour les autres, une présence illimitée.
Comme, cette Présence illimitée, nous ne la sommes que par intermittence et très mal et très imparfaitement, nous atteignons l'Église, que nous avons à être, d'une façon aussi très approximative. Mais enfin ! c'est là notre vocation, c'est là l'appel qui s'adresse à nous, c'est là la mission qui nous attend et que nous avons à accomplir.
Si toutes les Églises je veux dire toutes les institutions, que l'on confond trop souvent avec l'Église, en prenant les choses par le dehors au lieu de les prendre par le dedans – si nous étions tous au même point de démission, de désappropriation, si nous renoncions à porter une doctrine et une vérité-objet, si nous nous enracinions sur le plan de la personne, qui est un plan de réciprocité où les intimités humaines et divines s'échangent dans la pauvreté infinie de l'amour, il n'y aurait plus de problème parce qu'enfin nous serions chrétiens authentiquement et que le Christ serait devenu notre seule et unique respiration.
Bien sûr que réaliser une telle unité n'est pas possible sans changer les structures du monde actuel les structures économiques d'abord sans abolir les classes, sans renoncer à cette Église de bourgeois qui est une caricature de l'Église, sans faire tomber les barrières qui séparent les employeurs des employés, sans donner à tous les hommes les mêmes chances au départ pour qu'ils se qualifient, selon leurs capacités et leur fécondité, au sein de la communauté, pour qu'enfin tout un chacun, traité selon l'honneur que requiert sa qualité de fils de Dieu, puisse, au-delà des besoins physiques satisfaits assez largement, atteindre à l'univers de la personne et y inscrire cette création, en avant de lui-même, qui est indispensable à l'accomplissement de son humanité.
Il faudra arriver à cette réforme, il faut l'entreprendre sans retard, d'abord en nous-mêmes, d'abord en nous désappropriant de tout ce qui est à nous situation, biens, argent, confort – en nous dépouillant de tout cela dans la mesure où, pourvus du nécessaire, les autres, ne l'étant pas, ont besoin que nous procédions à une autre distribution qui établisse peu à peu une égalité de dignité et d'honneur. Et cela, bien sûr, non seulement dans nos vies individuelles, mais dans nos groupements professionnels, dans la mesure où nous pouvons exercer une influence quelconque dans la Cité. Dans toutes les décisions que notre bulletin de vote commande, chaque fois, nous avons à prendre position prudemment et sans clameur et sans démagogie et sans ressentiment, simplement parce que c'est juste, parce qu'il n'y a pas d'amour sans justice. Il faut que nous arrivions à détruire ce paternalisme monstrueux qui sépare les hommes en deux humanités qui, naturellement, ne peuvent pas avoir le même Dieu.
Si le Dieu de Jésus-Christ, le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ est vraiment le « Dieu du cœur humain », comme dit saint François de Sales, il faut qu'il soit le Dieu de tous. Il faut donc qu'il ne soit jamais confondu avec le dieu d'une classe qui ne peut pas être le dieu d'une autre classe.
Mais pour faire cette réforme dans le respect de l'homme, c'est-à-dire sans mobiliser des passions obscures et diviseuses, sans flatter des ressentiments meurtriers, pour établir cette réforme dans la justice, pour accomplir cette révolution dans la dignité, il faut d'abord nous recentrer dans le centre unique qui est le Dieu vivant à l’intérieur de nous-mêmes. Car finalement, s'il y a une justice, s'il y a une dignité, s'il y a un honneur, s'il faut que tous les hommes aient les mêmes chances, si le mendiant chaque jour à ma porte a le droit de vider mes poches, ce n'est pas parce qu'il a faim le loup peut avoir faim aussi – c'est parce qu'il est un homme comme moi, comme moi il est chargé de Dieu, comme moi il a la vie divine à vivre et à communiquer ; parce que j'ai la charge de Dieu en lui autant qu'en moi ; parce que c'est le même Dieu, c'est le même centre et, ensemble, nous coïncidons dans le même point.
C'est dans cette perspective que la révolution s'impose. Mais elle s'impose non pas pour massacrer, les uns contre les autres, mais pour les sauver tous d'eux-mêmes, tous : pour les désapproprier de ces défaillances passionnelles que signale Rush, pour que, tous ensemble, nous voulions sauver ce trésor qui nous est confié à tous et à chacun. Et, sans doute, nous ne pouvons pas espérer pour aujourd'hui l'accomplissement de cette révolution. Nous devons la commencer par nous, à chaque instant, la renouveler en nous à chaque battement de notre cœur, parce que nous ne pouvons l'accomplir que face à cette pauvreté divine qui nous appelle et nous requiert.
Dieu est pauvre, il n'a rien, Dieu est désarmé, Dieu ne peut rien en nous sans nous, Dieu ne peut être une réalité de l'histoire qu'en s'incarnant et il ne peut s'incarner qu'à travers notre visage.
Si nous ne nous prêtons pas à cette incarnation, rien ne se passera. Dieu deviendra de plus en plus absent, irréel, illusoire, et cc ne sont pas les raisonnements sur la cause première qui en rétabliront la nostalgie dans l'humanité. Pour que l'humanité retrouve Dieu, il faut que nous créions l'homme en nous cet homme qui est en avant de nous – que nous devenions cet espace où le Dieu vivant peut s'exprimer, peut se respirer, et que nous joignions les autres dans la justice et dans l'amour, mais dans ce centre, là où se situent leur dignité et la nôtre, dans un commun dépôt qui nous est confié à tous et qui est la vie du Dieu vivant.
Et l'espérance, malgré toutes nos défaillances, l'espérance d'aujourd'hui, c'est justement que notre avenir immédiat ne se fonde pas sur l'homme-robot que nous sommes, mais sur l'homme en avant de nous-mêmes que nous avons à devenir, cet homme en qui exclusivement Dieu se peut révéler, et d'ailleurs dont la création j'entends la création de l'homme a pour motif suprême précisément de donner à ce Dieu, à ce Dieu désarmé et pauvre et abandonné et désapproprié et fragile et toujours menacé – une assise ; de lui offrir un sacrement ; de se prêter à lui comme un signe vivant pour qu'il apparaisse dans l'histoire comme une Présence réelle.
Et nous retrouvons ainsi la croix comme notre unique espérance, la croix non pas comme une chose à maintenir, mais la croix comme l'appel, comme le de profundis de ce Dieu qui ne peut rien qu'aimer et qui ne sera agissant au cœur de notre histoire que si notre amour l'accueille et le reçoit.
La croix ne doit pas durer toujours, mais la croix durera tant que durera notre durcissement. Elle durera tant que nous ne serons pas une Présence réelle. Elle durera tant que Dieu ne se trouvera pas tout en tous, tant que nous ne serons pas, tous ensemble, rassemblés en ce seul point qui nous arrache à la durée et à l'espace, ce point d'éternité qui est déjà, aujourd'hui, la vie éternelle. Car, justement, la vraie vie, la vie de la personne, n'est pas dans le temps sidéral on ne peut pas parler d'avant ou d'après quand il s'agit de la vie de la personne.
Quand l'enfant naît de vous, quand il surgit devant vous, ce visage inconnu que la mère portait dans son sein, vous savez bien par quelles voies biologiques il est venu au monde. Mais cela n'est rien : c'est le monde-robot. Mais quand sa personnalité sourit, transparaît, éclate, d'où vient-elle ? Justement d'ailleurs, non pas du robot, mais de cette durée qui est un présent infini, éternel, toujours jaillissant, toujours créateur, et qui demeure à jamais. Là, il n'y a pas d'avant ni d'après : nous sommes au centre, au commencement sans commencement, à l'origine, à la source, que nous reconnaissons dans la mesure, d'ailleurs, où nous nous faisons hommes, où nous devenons personnes, où nous faisons de nous un espace de lumière et d'amour universel et illimité.
Mais comment pratiquement aboutir à tout cela ? Comment, pratiquement ? Comment ne pas faire de cela une inflation verbale ? Comment ne pas voir dans tout cela une espèce de symphonie de mots ? Comment le vivre ? Il n'y a qu'une seule manière, c'est de nous identifier, au jour le jour, avec l'homme qui nous fait face – dans la famille, dans l'atelier, au bureau, dans la maison, dans le quartier, dans la rue, dans l'autobus – de nous identifier avec l'humain qui nous fait face, dans le silence de l'agenouillement intérieur, en coïncidant avec son centre le plus intime – qui est aussi notre centre le plus intime – de manière à communier à travers lui avec le Dieu vivant.
À ce moment-là, il n'y a plus de paroles, il n'y a plus d'inflation verbale ; il y a une redécouverte, il y a une communion, il y a de nouveau une prise de contact et une prise de conscience. Et on sait que c'est cela, l'éternité ! Ce n'est pas demain, ce n'est pas après-demain, ce n'est pas après la mort, ce n'est pas au-delà, ce n'est pas derrière les étoiles ; c'est là, au centre le plus intérieur, quand je me joins dans le silence, à travers l'autre humain, à l'Autre divin qui est notre commune respiration.
Alors, c'est Jésus-Christ, c'est vraiment Jésus-Christ rencontré, expérimenté, redécouvert dans son visage identifié avec l'homme : « J'ai eu faim, j'ai eu soif, j'étais en prison, j'étais en haillons, c'était moi ». Alors, nous sommes de nouveau au commencement, au commencement du monde, au commencement de l'univers, au commencement de l'humanité, au commencement de nous-mêmes et au cœur de l'éternel.
Et il faut tout le temps, tout le jour, recommencer cette démarche, retourner à ce recueillement, nous enraciner de nouveau dans ce silence créateur ; cesser de nous écouter, ne plus faire de bruit avec nous-mêmes, regarder ce visage inscrit, imprimé dans nos cœurs, jusqu'à ce qu'enfin le dialogue jaillisse, le dialogue créateur, le dialogue libérateur qui est à la fois notre humanisation parfaite et l'incarnation réelle de Dieu.
Alors, l'Église devient une réalité, cette Église en avant de nous, cette Église que nous sommes, tous et chacun, cette Église en avant de nous qui n'est telle que virginale, c'est-à-dire dépouillée, désappropriée, réduite à l'état de sacrement, de signe vivant de l'Unique, qui est le grand Pauvre, dont le visage nous appelle, qui a infiniment besoin de nous parce que, étant l'amour, il ne peut jamais s'exprimer autrement qu'à travers l'amour.
C'est par là que nous arriverons à un œcuménisme authentique, c'est par là que nous serons universels, que nous n'imposerons rien, que nous ne prétendrons à rien, que nous ne voudrons rien réformer, rien enseigner. Car il n'y a pas à enseigner l'amour ni à enseigner une personne, il y a à la rendre présente dans la totale démission de soi.
C'est alors que tout commence, c'est alors que la vie vaut la peine d'être vécue, c'est alors qu'on n'a plus le souci de soi, de son salut, de sa mort, de sa prédestination, parce qu'on est enfin en face de la suprême déréliction. Rien ni personne n'est plus abandonné que Dieu, rien ni personne n'a plus besoin de nous que Dieu, car toutes les détresses du monde, toutes les misères du monde, toutes les pauvretés du monde n'ont une telle dimension que parce que Dieu est en péril, que Dieu va mourir, qu'il est crucifié et que nous seuls avons le pouvoir de le décrucifier et d'en faire un Dieu vivant, un Dieu pascal, comme nous espérons le faire, comme nous le ferons à notre petite mesure, comme nous voulons le faire, si nous avons le courage toutefois de ne pas nous scandaliser de nos défaites, de ne pas nous dépiter de nos dépits, de ne pas nous mettre en colère de nos colères, de ne pas nous exaspérer de nos défaillances. Car tout cela nous concerne et n'a pas d'importance si, constamment, nous visons simplement à être pour Dieu une disponibilité foncière afin qu'il soit, si nous nous demandons, à chaque instant : « Mais qu'est-ce qui va lui arriver ? »
Car tout est là : qu'est-ce qui va lui arriver ? Si nous mourons dans un instant, qu'importe ! pourvu que Dieu ne meure pas, pourvu que notre mort soit encore une affirmation de sa vie, pourvu que notre mort soit la défaite de la mort, pourvu que notre mort soit un cri de résurrection de Dieu.
Que Dieu soit ! Tout est là. Que votre règne arrive ! Oui, mais pas dans les mots. Ce règne ne peut arriver que si nous y consentons, que si, sans nommer Dieu car il n'a pas de nom – nous creusons en nous l'espace infini où il pourra enfin répandre sa vie et révéler aux hommes à quelle liberté ils sont appelés : cette liberté infinie qui est le pouvoir de se donner, de se déraciner de l'homme-robot, de le transfigurer, d'en faire un sacrement qui illumine tout l'univers et qui, pénétrant tous les mécanismes physico-chimiques, les assouplit aux fins de l'Esprit et forme enfin tout cet univers comme un immense corps, le nôtre, comme un immense corps, le sien, le Corps du Christ, ce corps ressuscité dont Jésus sera la tête, dans la mesure où nous accepterons d'être des créateurs et de vivre notre vie d'homme en avant de nous.
Père Maurice Zundel,
conférence donnée au Cénacle de Genève, 6 février 1966
in Ses pierres de fondation,
textes choisis et présentés par
le père Gilbert Géraud (Anne Sigier)