Notre
communion au Corps du Christ ne s'arrête évidemment pas à l'Assemblée que nous
formons. Si nous formons vraiment le Corps du Christ, si nous sommes personnellement
unis au Christ ressuscité, nous sommes engagés dans le salut du monde comme
Jésus a donné sa vie. Notre Eucharistie est aussi importante pour que le monde
change et pour l'avènement du Règne de Dieu. Par elle-même et par son action
sur ceux qui vont y prendre part, elle est vraiment sacrement du Règne de Dieu,
signe efficace de sa présence. Nous sommes réellement associés à la Pâque par
laquelle le courant de la Vie nouvelle passe dans la création tout entière :
l'Eucharistie est missionnaire, l'unité qu'elle crée est ouverte sur le monde
qui attend la « manifestation des fils de Dieu ».
Cette
unité, comme le dit le document « Pain rompu », elle fait du peuple
de Dieu un peuple pour les autres de trois manières — et l'Eucharistie est la
source de son engagement à ces trois niveaux. L'Eucharistie fait de nous un
peuple de témoins (communion) : témoins de
l'amour de Dieu qu'ils ont reçu et qu'ils communiquent autour d'eux là où ils
vivent. Annoncer la Bonne Nouvelle c'est rendre palpable pour tous cette
puissance de l'amour qui libère et fait grandir par une attention humble et
chaleureuse à chacun, par une présence discrète et confiante qui fait exister
ceux qu'elle accueille. Ce témoignage est la première et essentielle
évangélisation — la mission de l'Église consiste à rendre contagieuse cette manière
d'exister qu'elle a découverte dans le Christ —, avec un grand respect des
consciences et des libertés car rien au monde ne peut faire naître l'amour que
l'amour, ni la persuasion, ni l'autorité, ni les obligations imposées, rien ne peut
forcer l'homme à aimer que la reconnaissance d'un autre amour, humble et
respectueux. Nous devons donc nous demander honnêtement si nous sommes vraiment
des témoins authentiques de Jésus-Christ, décidés à lutter contre les forces de
la mort par les seules armes de l'amour, comme l'Eucharistie nous y invite en
nous unissant au Serviteur de Dieu.
L'Eucharistie
fait aussi de nous un peuple de veilleurs (espérance)
qui apportent une espérance. Elle nous donne ce sens du Règne qui nous permet
de discerner dans les signes sa venue certaine et sa croissance. Nous sommes
appuyés sur notre foi en la résurrection de Jésus par laquelle Dieu a révélé la
puissance de l'amour plus fort que la mort. Cette conviction profonde nous
amène à prêter attention au moindre geste de compréhension et d'amour et à lui
accorder une valeur aussi grande qu'aux grands événements historiques qui
semblent bouleverser le monde mais n'atteignent que la surface et se succèdent
sans grande conséquence pour l'avenir du monde et de l'homme. Pour nous, un
seul homme donnant sa vie dans l'obscurité et l'humilité est au cœur de Dieu et
au cœur du monde. Il fait plus pour le recul des forces du mal et de la mort
qu'une armée. Veilleurs aux portes de la nuit, nous distinguons les lumières de
l'avenir et nous les désignons aux découragés pour qu'ils reprennent espoir et aux
puissants pour qu'ils les soutiennent. Pour nous, revivre l'Eucharistie dans
l'humble communion du Corps du Christ est notre joie, notre espérance et notre
force pour vivre et aider à vivre nos frères.
Enfin l'Eucharistie fait de
nous des frères universels car elle nous rend solidaires de toute
l'humanité. Nous sommes appelés à concrétiser autour de nous ce que nous recevons
dans le sacrement. « Le pain partagé nous convertit en hommes de partage ».
Et c'est ainsi que nous pouvons devenir force de transformation du monde. Nourris
de ce pain nous ne pouvons être rassasiés aussi longtemps que des hommes sont
affamés : affamés de pain et affamés de dignité, de justice, d'amour, de
tout ce qui rend l'homme humain. L'Eucharistie nous engage à rompre le pain
avec tout homme dans le besoin. Mais n'oublions pas que l'Eucharistie est le
repas pascal, le repas de la libération de l'Exode, de la libération de
l'esclavage, et Jésus nous libère par sa Pâque de l'esclavage du péché et de
la mort : comment alors vivre cette Eucharistie et ne pas nous engager dans la
libération de nos frères, une libération qui touche tout l'homme dans ses
chaînes et sa solitude — une libération extérieure et une libération
intérieure. Enfin la réconciliation et l'amour qui nous sont proposés sont à
communiquer aux hommes dans un engagement quotidien et concret pour que le
Règne de Dieu devienne la réalité.
Ainsi l'Église Corps du
Christ pour le monde doit poursuivre sa mission de service et d'amour.
N'oublions pas que le sacrement n'a pas sa fin en lui-même : l'Eucharistie
s'achève dans le Royaume qu'elle désigne et auquel elle initie, dans lequel
elle fait entrer et qu'elle réalise. C'est donc au Royaume qu'elle nous
renvoie. Chacun d'entre nous, habité par l'Esprit et le Corps du Christ devient
une semence de ce Règne dans le monde. Là où nous sommes, dans l'anonymat d'une
vie qui s'enfouit, la puissance de la résurrection peut habiter le monde où
nous vivons : sa force de transformation déborde largement nos pauvres
efforts humains pour peu que nous la laissions agir en nous, en nous ouvrant
totalement et donc humblement et pauvrement à son action. Chacun d'entre nous
porte la présence vivifiante et rayonnante du Christ ressuscité, s'il est assez
transparent pour qu'elle répande sa lumière et sa chaleur sur le monde. D'une
certaine manière, comme le dit un célèbre texte des origines du christianisme,
nous sommes ainsi l'âme du monde (A Diognète).
Il y a plus encore si
l'Eucharistie nous fait participer à la vie même du Royaume ; elle nous
place dans la communion des Saints, là où Dieu est tout en tous. Et notre champ
d'action s'élargit aux dimensions du monde. Nous sommes membres de ce Corps
universel où chaque cellule peut agir sur d'autres sans même avoir conscience
de le faire : nous sommes en communication réelle par l'Esprit et par
l'amour. Rien ne peut nous séparer les uns des autres, nous sommes tous
solidaires. Dès lors notre intercession, inséparable bien entendu du don réel
de notre vie — condition d'entrée dans le Règne —, notre intercession vaut
pour le monde. Peut-être sommes-nous actuellement soutenus par la prière
d'hommes et de femmes que nous ne connaissons pas — qui ne nous connaissent pas
— et qui prient et se donnent pour nous. Nous devons, nous aussi, prier pour
ceux que nous ne connaissons pas mais qui sont exposés aujourd'hui à la
persécution, à la guerre, à la faim, au martyre... Notre prière alors est communication
du courant de l'amour et de la Vie que nous avons reçus et qui va irriguer les
cellules malades ou exposées. Je crois à cette communion universelle dans la
Vie, à cette communion mystérieuse de la puissance de la résurrection, parce
que je crois à la communion des Saints dans l'unique Corps du Christ.
Mission : présence — communion —
célébration — sacrifice.
Allez dans la paix du Christ.
Nous pouvons donc
maintenant rentrer chez nous. Après une semaine hors de nos conditions normales
d'existence, nous allons retrouver les difficultés quotidiennes et le danger est
grand de retomber de haut. Cette retraite n'aurait servi à rien si elle ne vous
donnait au moins quelques lignes de force pour la vie de tous les jours. Comme
l'Eucharistie conduit au Règne et se vérifie dans notre pratique quotidienne pour
que le Règne vienne, la retraite devrait conduire à vivre la réalité avec un
regard neuf et un esprit renouvelé. Chacun d'entre nous, selon ses besoins et
son histoire personnelle a, je l'espère, saisi un fil. Je ne crois pas aux
résolutions ni aux révolutions subites et durables. En revanche je crois à la
lente maturation de la parole dans un cœur : si une parole vous a frappé,
laissez-vous habiter et peu à peu envahir par elle, elle modifiera votre
comportement, si vraiment c'est une parole venue de Dieu, et, sans crispation
ni efforts surhumains, elle vous transformera en profondeur.
C'est ainsi que pour moi la
parabole du grain de blé qui meurt est l'axe central de ma vie chrétienne, et
si vous relisez vos notes, vous verrez que toute cette méditation sur l'Eucharistie
est orientée par cette parole, ce qui est naturel puisqu'elle s'applique en
premier lieu au mystère pascal.
Ce que je voudrais au
moins, c'est que vous emportiez de ces huit jours, un peu de la paix du Christ.
Ma conviction profonde est que Dieu est Amour et que, lorsque l'on a découvert
l'amour et qu'on lui a donné notre confiance, plus rien ni personne ne peut
nous atteindre. La paix du Christ vient de cette expérience de la libération
intérieure que donnent la confiance et l'amour. Nous sommes appelés à faire cette
expérience par la rencontre de Jésus-Christ, le partage de sa Vie dans
l'Eucharistie et le partage de la nôtre dans nos communautés et nos milieux de
vie.
La
paix nous protégera alors de la solitude, de la peur, du découragement, de
l'incompréhension ou de la persécution rien ne peut nous séparer de l'amour du
Christ (Rm 8, 39).
Forts
de cette paix, rappelons-nous enfin que la Messe reste à achever, que la
retraite reste à vivre.
Ite
Missa est 1.
Voilà
notre Messe et voilà votre liturgie, maintenant que vous descendez du Calvaire,
emportant dans vos cœurs l’Hôte ineffable, comme un divin ferment : pour
investir toute créature de Sa Présence, pour les incorporer toutes à Son Être,
pour faire de chacune, autant qu’elle en est capable, et Son Corps et Son Sang.
Oh !
dites cet Amen qui adhère en chaque être à tout ce qu’il tient de Dieu ;
soyez le oui qui révèle et suscite le meilleur, le sourire vivant qui ouvre les
portes de lumière, le visage de mère qui est l’accueil du premier amour.
Allez,
la Messe n'est point achevée tant qu'un corps est affamé, tant qu'une âme est
meurtrie, tant qu'un cœur est blessé, tant qu'un visage est fermé — tant que « Dieu
n'est pas tout en tous » (1 Co 15, 28).
Voici
tout l'univers dans vos mains comme une hostie, pour être consacré par votre
charité et rendu à sa vocation divine qui est d'aimer et de chanter. « Tout
est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 23).
Allez,
c'est la Mission divine, dans la Moisson divine, pour recueillir tous les épis
dispersés dans les collines en un seul pain vivant.
Pierre Claverie †, in Donner sa vie (cerf)
1. Maurice ZUNDEL, Le
Poème de la sainte Liturgie, Œuvre de St-Augustin — DDB, Saint-Maurice,
(Suisse) — Paris, 1934, p. 316 « Ite missa est ».