Le
témoignage chrétien, langage de la nouvelle évangélisation
Être des témoins du Christ
pour le communiquer aux autres : le témoignage doit constituer pour
l'Église, en ces temps de nouvelle évangélisation, l'instrument privilégié de
son dynamisme missionnaire. Telle est l'orientation des Lineamenta de la
prochaine assemblée générale ordinaire du synode des évêques, convoquée du 7 au
28 octobre 2012 sur le thème de la transmission de la foi chrétienne « Comment
les communautés chrétiennes vivent-elles l'urgence d'appeler, de former et de
soutenir des fidèles qui puissent devenir des évangélisateurs et des éducateurs
en tant que témoins ? »1.
1.
Le témoignage dans le magistère récent de l'Église
Le Concile Vatican II a
largement employé et modulé le terme de témoignage 2. Il s'agit,
tout d'abord, du témoignage que Dieu se rend à lui-même à travers la création,
mais c'est aussi l'élément intrinsèque de la révélation de Dieu à travers
l'histoire des hommes 3. Le témoignage enfin désigne l'action des
chrétiens dans la société, avec une référence particulière à son efficacité
face aux non croyants 4, et à l'action missionnaire ad gentes 5.
Dans Lumen Gentium en
particulier (désormais LG), le témoignage se rapporte à la personne même
du Christ (LG 35) et à l'Esprit saint (LG 4), à la vie de
l'Église et aux fidèles 6, au sacerdoce commun des fidèles et au sacerdoce
ministériel (LG 10-12 et 41). Le témoignage exprime ensuite la modalité
de la révélation elle-même et de sa transmission, notamment en ce qui concerne
la mission apostolique poursuivie à travers le ministère épiscopal (LG 20-25).
La réflexion sur le témoignage entendu comme martyre y est particulièrement
importante : dans le chapitre V de la constitution, le témoignage s'y
inscrit, de façon très significative, à l'intérieur de la vocation universelle
à la sainteté de tous les fidèles et constitue le sommet de l'imitation du
Christ, une conformation parfaite au Christ dans le don de soi par amour.
« À ce témoignage
suprême d'amour rendu devant tous et surtout devant les persécuteurs, depuis la
première heure, quelques-uns parmi les chrétiens ont été appelés, et d'autres y
seront appelés sans cesse. C'est pourquoi le martyre, dans lequel le disciple
est assimilé à son maître, acceptant librement la mort pour le salut du monde,
et rendu semblable à lui dans l'effusion de son sang, est considéré par
l'Église comme une grâce éminente, et la preuve suprême de la charité. Que si
cela n'est donné qu'à un petit nombre, tous cependant doivent être prêts à
confesser le Christ devant les hommes et à le suivre sur le chemin de la croix,
à travers les persécutions qui ne manquent jamais à l'Église » (LG 42).
Le texte conciliaire
affirme ainsi à la fois la particularité du témoignage jusqu'à
l'effusion du sang, et l'universalité du devoir pour tout baptisé de confesser
publiquement sa foi. Nous retrouvons ici en un certain sens la vision
classique qu'exprime Origène dans un passage admirable : « Quiconque rend
témoignage à la vérité, que ce soit en paroles ou en actes, ou en œuvrant
de quelque manière que ce soit en sa faveur, on peut l'appeler à juste titre un
témoin. Mais le nom de témoin (martyres) au sens propre, la communauté
des frères, frappés par la force d'âme de ceux qui ont lutté pour la vérité ou
la vertu jusqu'à la mort, a pris l'habitude de le réserver à ceux qui ont rendu
témoignage au mystère de la vraie religion jusqu'à l'effusion du sang »7.
Paul VI, Jean-Paul II,
Benoît XVI approfondissent dans leur magistère la référence conciliaire au
témoignage chrétien dans la société. Certaines formules de Paul. VI, notamment
dans l'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, sont devenues
classiques : « L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins
que les maîtres [...] ou s'il écoute les maîtres, il le fait parce qu'ils
sont des témoins [...] C'est donc par sa conduite, par sa vie, que
l'Église évangélisera tout d'abord le monde, c'est-à-dire à travers son
témoignage vécu de fidélité au Seigneur Jésus, de pauvreté et de détachement,
de liberté face aux pouvoirs de ce monde, en un mot, de sainteté » (EN 41).
Jean-Paul II approfondit
cette réflexion dans de nombreux documents 8. L'encyclique Fides
et Ratio souligne en particulier que la connaissance à travers le
témoignage « s'avère souvent sur le plan humain plus riche que la simple
évidence, car elle inclut un rapport interpersonnel et met en jeu non seulement
les capacités cognitives personnelles mais encore la capacité plus radicale de
se fier à d'autres personnes et de rentrer dans un rapport plus stable et plus
intime avec elles ». Le rôle du martyr est par ailleurs réévalué : « C'est
le témoin le plus vrai de la vérité de l'existence. Il sait qu'il a trouvé dans
la rencontre avec Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne
pourra lui arracher cette certitude. Ni la souffrance ni la mort violente ne
pourront le faire revenir sur l'adhésion à la vérité qu'il a découverte dans sa
rencontre avec le Christ. Voilà pourquoi jusqu'à ce jour le témoignage des
martyrs fascine, suscite l'approbation, rencontre l'écoute et est suivi » (Fides
et Ratio, 32).
Benoît XVI revient à
plusieurs reprises, directement ou indirectement, sur la question, et de façon
particulièrement incisive dans son exhortation apostolique post-synodale Sacramentum
Caritatis. Reprenant le thème classique du rapport entre témoignage,
martyre et eucharistie, à partir des Pères de l'Église et des actes des
martyrs, il définit la dynamique du témoignage en ces termes : « Nous
devenons témoins lorsque, par nos actions, nos paroles et nos comportements, un
Autre transparaît et se communique. On peut dire que le témoignage est le moyen
par lequel la vérité de l'amour de Dieu rejoint l'homme dans l'histoire, l'invitant
à accueillir librement cette nouveauté radicale. Dans le témoignage, Dieu
s'expose, pour ainsi dire, à la liberté de l'homme »9.
Ce passage met clairement
en évidence le lien étroit entre le don de la vérité de Dieu, qui s'expose dans
la personne du témoin, et le drame de la liberté humaine appelée à le
reconnaître.
2.
Le témoignage chrétien : forme de la révélation, et critère de crédibilité
À la lumière de cet
enseignement et des réflexions théologiques qu'il engendre, on peut affirmer
que le témoignage revêt une valeur double : il constitue la forme même,
le « langage », pourrait-on dire, par lequel la révélation
chrétienne se manifeste ; et, dans le même temps, il est un motif
de crédibilité de la révélation elle-même 10. De fait, si Jésus
Christ est présenté dans l'Écriture comme « témoin fidèle »
(Apocalypse 1,5), « digne de foi et véridique » (ibid. 3,14)
et comme celui qui est venu « rendre témoignage à la vérité » (Jean
18,37), on comprend que le témoignage constitue d'une part la forme à travers
laquelle la vérité de Dieu se donne à nous ; et que d'autre part, le
témoignage devient la garantie qui rend crédible la communication même de la
vérité.
Chez Jean, la révélation
même de Dieu est désignée par le terme de témoignage : Jean
Baptiste (Matthieu 3,16 ; Marc 1,10 ; Luc 3,22 ;
Jean 1,29-34) et le « disciple que Jésus aimait » (Jean, 19,35 ;
21,24) témoignent à propos de Jésus, l'un au début de sa mission publique, lorsqu'il
voit l'Esprit Saint descendre sur lui ; l'autre, au terme de sa mission,
alors que, le regard déjà empli du mystère de la résurrection, il voit en
l'homme crucifié le Fils de Dieu. Les œuvres que Jésus accomplit lui rendent
témoignage (Jean 10,25), mais aussi et surtout le Père (Jean 5,36
sq) et l'Esprit Saint (Jean 16,13 sq) ; et le Paraclet lui-même lui
rendra témoignage en conférant à ses disciples la capacité de témoigner.
En définitive, la présence
de Jésus de Nazareth dans l'histoire, sa vie, ses paroles, ses gestes, et tout
particulièrement sa mort et sa résurrection, sont l'exposition de Dieu,
l'exégèse du Dieu que personne n'a jamais vu (Jean 1,18). Mais
l'aventure humaine même de Jésus de Nazareth, qui s'expose totalement lui-même
jusqu'à la mort de la croix, est aussi le « signe de Jonas » (Matthieu
12,39), le signe le plus grand qui rend digne de foi cette révélation faite
aux hommes. En ce sens, la forme de la révélation contient sa propre
crédibilité. Il s'agit du reste de l'un des points clef de la théologie de
Hans Urs von Balthasar 11.
Le témoignage du chrétien
porte la marque de deux dimensions indissociables. Les chrétiens sont avant
tout des témoins de la nouveauté absolue que Dieu nous a communiquée à travers
l'humanité crucifiée et ressuscitée du Christ. En ce sens, le témoignage prend,
concrètement, la figure de l'annonce, du kérygme. Il s'agit d'un témoignage de
confession de foi. La vérité vivante reste ainsi contemporaine de chacun de
nous dans le témoignage de l'Église. Et, par ailleurs, la vie des chrétiens, et
le martyre en particulier, deviennent signe et motif de crédibilité de
l'annonce elle-même. La véracité du message se mesure au fait que le témoin est
prêt à risquer sa propre vie pour cette annonce.
La pensée moderne, à
travers toute son évolution, a tenté de séparer ces deux dimensions, de nier
l'une ou l'autre, ou de les réduire, selon d'innombrables variantes, qu'il
s'agisse du monde des Lumières ou de l'idéalisme, du romantisme ou du
positivisme, et jusqu'à la phase actuelle de « pensée faible » propre
à la postmodernité.
Et pourtant, si critique
soit-elle vis-à-vis de l'expérience ecclésiale, la modernité nous semble
pouvoir constituer paradoxalement un atout pour la foi chrétienne. Car les
éléments mêmes qui émergent de l'histoire de la pensée moderne dégagent une
sorte de champ où le témoignage peut trouver un terrain fertile : non
seulement pour la transmission du message chrétien, mais aussi pour affronter
les problèmes anthropologiques de notre temps.
3.
Les questions soulevées par la modernité
Il faut avant tout
souligner une opposition fondamentale : l'importance que l'époque
patristique puis le Moyen-Âge attribuaient traditionnellement, dans la vie de
l'Église et dans la réflexion théologique, à l'autorité du témoin et du
témoignage, autorité qui ouvrait la voie à la Notitia Dei, alors que la
modernité en Occident proclame d'emblée l'émancipation du sujet face à toute
autorité, en particulier l'autorité ecclésiastique. À partir du rejet radical
de l'idée médiévale de la potentia Dei absoluta et du conflit interne de
la chrétienté occidentale surgit l'impératif suivant : penser la société
et la coexistence civile « etsi Deus non daretur », c'est-à-dire
sans aucune référence à l'expérience religieuse. La foi devient ainsi étrangère
à la construction de la société et ne relève que de la conscience individuelle.
C'est ainsi que commence, selon une interprétation généralement accréditée, le
processus de sécularisation de l'Occident 12. Le modèle culturel de
référence, d'abord déiste puis rationnel, tend à ne reconnaître aucune valeur
ajoutée d'ordre surnaturel à la révélation chrétienne. De sorte que l'on ne
reconnaît plus au témoignage chrétien la capacité de communiquer une
connaissance qui dépasse ce que la raison humaine peut atteindre d'elle-même 13.
Le témoignage n'apparaît plus comme une forme de révélation : il oscille
plutôt entre ce que l'on considère comme une « connaissance de deuxième ordre »,
et une sorte d'exaltation romantique, un exemple d'héroïsme —ce qui risque du
reste de le réduire à une situation où le sujet ne se réfère qu'à lui-même, et non
à une vérité transcendante 14.
Mais c'est à Friedrich
Nietzsche, prophète tragique du nihilisme contemporain, que l'on doit la
critique la plus radicale : le martyre, assure-t-il dans plusieurs de ses
écrits, est incapable par sa nature même de communiquer la vérité. Évoquant —
non sans sarcasme — le rôle des prêtres dans Ainsi parlait Zarathoustra, il
écrit : « Sur le chemin qu'ils suivaient, ils ont inscrit les signes
du sang, et leur folie enseignait qu'avec le sang on témoigne de la vérité.
Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité »15.
L'homme qui s'expose lui-même au martyre rendrait en réalité un très mauvais
service à la vérité, car il ferait apparaître en fait uniquement la
stratification de sa conscience, une conscience conditionnée par les
conventions sociales. Le fait de mourir martyr ne saurait prouver aucune
vérité, sinon les conditionnements inconscients du sujet. Nous assistons ici,
de toute évidence, à la naissance de l'idée de déconstruction du sujet qui va
dominer de plus en plus la culture de l'Occident.
La
critique nietzschéenne du martyre nous permet de trouver le lien entre l'exigence de liberté
de l'homme moderne et le renoncement à l'exigence de vérité propre à la
postmodernité. En effet, face à l'échec, l'un après l'autre, de tous les
projets d'auto-rédemption concoctés depuis la deuxième moitié du XIXe
siècle, on voit s'ébaucher progressivement la figure ambivalente de la pensée
postmoderne : celle-ci tend à accepter la dissolution du sujet-individu au
bénéfice d'un sujet collectif rassurant où puissent régner la liberté, la
tolérance, et même l'amour, pourvu que l'on renonce définitivement à la vérité.
L'adieu à la vérité semble être la condition pour l'établissement d'une
société plurielle. La vérité est congédiée non plus, ou non plus seulement,
parce qu'impossible à atteindre, mais parce qu'elle apparaît paradoxalement
comme une ennemie de la liberté et de la tolérance.
La théologie — surtout en
ses manuels — a apporté à ces contestations jusque vers la moitié du XXe
siècle une réponse qui s'est avérée insuffisante dans la mesure où elle risque
d'opposer au rationalisme exacerbé un concept de révélation et de vérité « absolue »
qui ne met pas assez en évidence sa pertinence anthropologique 16.
Pour répondre au rationalisme d'un côté, au fidéisme de l'autre, la théologie
devra souligner fortement la séparation entre la forme de la révélation, et le
motif de sa crédibilité 17. Ce n'est donc pas un hasard si le
témoignage, en l'occurrence le martyre, est considéré dans les manuels de
théologie comme un « motif externe de crédibilité » de la révélation,
comme un « miracle moral », comme la capacité, insufflée par une
grâce spéciale, de résister au-delà des forces humaines à la persécution ;
mais sans que cela constitue un langage fait pour communiquer la vérité, une
forme de révélation 18.
Or, sous l'impulsion du
concile Vatican II, l'orientation théologique actuelle ouvre une possibilité
extraordinaire : celle de saisir, dans le témoignage chrétien, le langage
capable de réconcilier les éléments que la modernité nous a livrés disjoints,
c'est-à-dire la liberté et la vérité 19. Car l'homme contemporain en
quête de liberté, tendu entre désir d'autonomie et promesse d'accomplissement,
ne peut — et c'est son drame — cesser de chercher l'absolu, l'inconditionné,
qui seul peut fonder et orienter sa liberté elle-même ; pourtant, il ne
peut donner une adhésion totale à un tel fondement sans sembler renoncer à la
liberté elle-même. Le « retour des dieux » qui caractérise
paradoxalement notre temps, et leur multiplication inévitable dans le monde
contemporain, ne sont que le signe de leur incapacité à répondre à la promesse
inassouvie de bonheur dont est constituée structurellement la liberté de
l'homme. C'est dans cette tension qu'émerge, confusément mais inexorablement, le
désir de Dieu aujourd'hui en Occident 20.
4.
Le témoignage comme langage : entre vérité et liberté
C'est à ce point précis que
le témoignage se manifeste et revêt toute sa signification humaine et
chrétienne pour notre temps. Dégagé des liens du conceptualisme théologique qui
voulait répondre au rationalisme des Lumières, le témoignage surgit ainsi comme
méthode de connaissance et de communication : une méthode à travers
laquelle la vérité de Dieu s'offre à la liberté de l'homme, et à ses exigences
de bonheur et d'accomplissement.
La vérité de Dieu,
manifestée sous la forme du témoignage, ne s'impose pas à l'homme comme une
évidence rationnelle incoercible propre à entraver son autonomie, mais se
communique dans l'humilité du signe qui atteste et qui s'offre à la liberté de
l'autre, à sa reconnaissance. Dans le témoignage, la vérité exalte et postule
la liberté elle-même, elle l'exige comme son interlocuteur propre. Sous la
forme du témoignage, la vérité se montre non comme un concept abstrait mais
comme une Personne 21, comme une personne qui confère à l'homme et à
la femme la capacité de donner un sens authentique et définitif à leur
existence, les libérant de l'idolâtrie qui exténue le désir en le vouant à la
déception et au vide. « La vérité vous rendra libres » (Jean 8,31) ;
« Si le Fils vous libère, vous serez réellement libres » (Jean 8,36).
La vérité sans la liberté
se réduit à des énoncés abstraits qui restent étrangers à la vie réelle, et qui
sont perçus comme une menace pour l'autonomie de la personne, pour ses désirs
et sa propre liberté. Par ailleurs, une liberté déliée de tout rapport avec la
vérité transcendante risque inévitablement une dérive narcissique dans laquelle
elle s'enferme, ou, en sens inverse, une aliénation qui dissout le sujet dans
l'illusion idolâtre.
Pour l'homme contemporain
donc, jaloux de sa liberté mais dramatiquement désorienté dans sa recherche de
vérité, le témoignage se présente comme un langage qui évoque et invoque
continuellement, sans jamais l'annuler, la liberté de son interlocuteur 22.
En ce sens, on peut considérer l'acte de témoigner à titre plein comme l'acte
de communiquer par excellence. Le témoignage a ici un caractère performatif,
c'est le sérieux du langage 23 :
La signification, c'est-à-dire la vérité donnée, est véhiculée par la « chair »,
par le corps vivant (Leib) du sujet ; celui-ci s'ouvre à son
destinataire en raison de ce qu'il a de plus précieux et pour lequel il n'hésite
pas à s'exposer totalement lui-même. Le témoignage s'adresse à l'autre au cœur
même de sa liberté par un ensemble sans pareil de gestes et de paroles. Le
destinataire, face à la provocation du témoignage, ne peut rester neutre :
il est appelé à prendre position dans la mesure où la réalité présente dans le
témoignage a comme référence la réalité qui met en branle sa propre liberté
vers son accomplissement. Le témoin porte le nom qui va accomplir la
promesse dont sa propre existence manifeste la trace.
Voilà pourquoi la figure du
témoignage constitue pour notre temps une synthèse des thèmes de l'époque
moderne et contemporaine. Tous les conflits suscités au nom de la vérité
doivent être revus et corrigés non point en destituant la valeur majeure de la
vérité, mais en montrant qu'il n'y a point accès à la vérité sans la
liberté.
D'où l'importance,
absolument actuelle, de la liberté religieuse, sur laquelle Benoît XVI a
insisté récemment encore 24. Il ne s'agit pas là d'un relativisme,
d'un irénisme facile, qui jugerait toutes les religions égales ; bien au
contraire, la liberté religieuse trouve son fondement dans la conscience très
claire que la recherche de la vérité, c'est-à-dire en fin de compte de Dieu,
est l'acte qui confère éminemment tout son poids à la liberté du sujet. Le
témoignage chrétien est la forme par laquelle la vérité de Dieu et la liberté
de l'homme se rencontrent dans le champ de l'histoire.
5.
Le martyre et le retour de Dieu
Le témoin apparaît ainsi —
pour répondre à Nietzsche — comme celui qui s'expose lui-même dans sa relation
à l'autre, pariant pour ainsi dire sur la liberté de l'autre, lequel peut
s'ouvrir ou se fermer à son témoignage.
Que se passe-t-il lorsque
ce témoignage empreint de respect, d'amour, de prudence, se heurte à un refus,
voire à une violence homicide ? Le résultat que l'on espérait — l'accueil
de l'annonce — s'est transformé en son contraire, le rejet brutal jusqu'à la
suppression de celui qui apportait le témoignage. Nous sommes là apparemment
devant l'échec de toute tentative de communication.
Et pourtant cet échec
manifeste hautement le caractère inconditionnel de la vérité de Dieu. Le martyr
ne meurt pas parce que fidèle à une idée ou à une conviction, si sublime
soit-elle ; le martyr plutôt s'expose et se livre à l'autre, qu'il ne
cesse d'aimer, parce qu'il est possédé au plus profond de lui-même par l'amour
pour le Christ et, en Lui, pour tout homme et pour sa liberté. Tout comme Jésus
lui-même en sa mort a embrassé et pardonné ceux qui n'accueillaient pas son
témoignage.
En réalité, le pardon que
le Christ invoque du Père pour ceux qui le tuent, celui que le martyr offre à
son bourreau, impliquent dans l'acte de la liberté la violence homicide
elle-même — et l'arrachent ainsi, paradoxalement, à l'absurdité d'un monde
privé de sens : le rejet même du témoignage est saisi dans l'acte suprême
de liberté dont la grâce de Dieu rend le martyr capable, à l'imitation du
Seigneur. Plus le destinataire tend à éliminer le témoin, plus la vérité de
l'amour qui se communique se montre dans toute sa force inconditionnelle.
On mesure ici toute la
différence avec la figure caricaturale du martyr telle que la présente
Nietzsche. Le martyr n'apparaît plus comme l'auteur d'un geste inconscient
commandé par les stratifications incontrôlables de son propre moi. Le pardon
que le martyr offre à ses bourreaux, tel un écho du pardon offert par le Christ
sur la croix, montre la puissance de la liberté des enfants de Dieu qui, par
cet acte, arrachent le monde à un absurde injustifiable.
Paolo Martinelli (ofm cap), in
Communio 37-2012
(Texte abrégé, traduit de
l'italien par Viviane Ceccarelli.
Titre original : La testimonianza cristiana corne linguaggio
per la missione evangelizzatrice della Chiesa oggi)
Titre original : La testimonianza cristiana corne linguaggio
per la missione evangelizzatrice della Chiesa oggi)
1. Synode des évêques —
XIIIe assemblée générale ordinaire, La nouvelle évangélisation
pour la transmission de la foi chrétienne. Lineamenta (Cité du Vatican, 2
février 2011, n°22).
2.
Pour ce qui suit, Voir J. PRADES LOPEZ, Notas para la recepciòn teol6gica de
la enserianza magisterial sobre et testimonio, in Revista Espaiiola de
Teologia 70 (2010) 73-92.
3.
Voir Dei Verbum, nos 3, 4, 17, 18, 19. Voir Gaudium et
Spes, en particulier no21.
4.
Ad gentes use abondamment et diversement du vocabulaire du témoignage.
Voir particulièrement nos 11-12.
5. Voir pour les religieux,
Lumen Gentium, 31, 44 ; et pour les laïcs Lumen Gentium, 33-35,
38-41.
6. ORIGENE, In Johannem,
II, 210.
7. L'exhortation Christifideles
laici (1988) comporte 40 occurrences appartenant au lexique testimonial. Le
n°34 est particulièrement significatif : « À eux, en particulier, il
revient de témoigner que la foi constitue la seule réponse pleinement valable, que
tous, plus ou moins consciemment, entrevoient et appellent, aux problèmes et
aux espoirs que la vie suscite en chaque homme et en toute société ». On
relève 70 occurrences dans l'encyclique Redemptoris missio (1990), qui
considère le témoignage comme forme première d'évangélisation.
8. Sacramentum
Caritatis §85.
Sur ce point Benoît XVI affirme : « le témoignage jusqu'au don de
soi-même, jusqu'au martyre, a toujours été considéré dans l'histoire de
l'Église comme le sommet du nouveau culte spirituel : "Offrez vos
corps" (Romains, 12, 1). Considérons, par exemple, le récit du
martyre de saint Policarpe de Smyrne, disciple de saint Jean : tout le
drame est décrit comme une liturgie, ou mieux : le martyr lui-même devenant
Eucharistie. Pensons aussi à la conscience eucharistique qu'exprime Ignace d'Antioche
en vue de son martyre : il se considère comme "le froment de
Dieu" et désire devenir dans le martyre "pur pain du Christ" ».
J. Ratzinger avait exprimé le même lien dans sa recherche théologique : J.
RATZINGER, La comunione nella Chiesa, Cinisello Balsamo 2004, 117.
10.
Voir L. LATOURELLE, Testimonianza, I-II,
in. R. Latourelle — R. Fisichella, Dizionario di
Teologia Fondamentale, Cittadella Editrice, Assise, 1990, 1320-1331.
11.
Voir en particulier H. U. von BALTHASAR, La Gloire et la Croix. Les
aspects esthétiques de la révélation I. Apparition,
Aubier, 1965 ; Idem., L'amour seul est
digne de foi, collection « Foi Vivante »,
Aubier-Montaigne, 1966. Sur la question dans son ensemble, voir R. FISICHELLA, Credibilità
in Dizionario di teologia fondamentale, 212-230.
12.
Voir F. BOTTURI, Le tappe della secolarizzazione, in La Chiesa
del Concilio, Milan, 1985, 153-164 ; P. HAZARD, La
crise de la conscience européenne, « collection idées »,
Gallimard, Paris, 1961 ; W. PANNENBERG, Cristianesimo in un mondo secolarizzato,
Brescia 1990 ; voir M. SECKLER - M. KESSLER (dir.), La
critica della rivelazione in W KERN - H. J. POTTMEYER - M.
SECKLER, Corso di teologia fondamentale. II : Trattato sulla
rivelazione, Brescia 1990, 28-65.
13. Comme Kant le
systématisera plus tard, la valeur du christianisme apparaît dans le fait
d'être le vecteur symbolique des valeurs morales que l'homme éclairé reconnaît dans
son autonomie, en s'émancipant de l'autorité ecclésiastique (La religion
dans les limites de la seule raison). Par conséquent le témoignage ne
saurait devenir le véhicule et la forme de connaissance de ce qu'il est
impossible de connaître par d'autres voies.
14. Dans cette perspective,
le témoin apparaît tel non en référence à une réalité/ vérité dont il doit
témoigner, mais en référence à l'héroïsme du geste accompli : le témoignage
acquiert de ce fait un caractère essentiellement autobiographique.
15.
Nietzsche, Œuvres, trad. Henri Albert révisée par
Jean Lacoste, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, t. II,
p. 353. Il développera cette critique dans L'Antichrist.
16.
Voir G. COLOMBO, La teologia manualistica, in La ragione teologica,
Milan, 1995, 305-335.
17.
Voir P. MARTINELLI, Fede e ragione tra testimonianza della vérité e umana liberté,
in Frontiere. Rivista di Filosofia e teologia 5, 2008, 169-174.
18.
Voir P. MARTINELLI, La testimonianza. Vérité di Dio e
liberté dell'uomo, Paoline, Milan, 2002.
19.
Voir A. SCOLA, Liberté umana e verità a partire
dell 'enciclica « Fides et Ratio », in
R. FISICHELLA (dir.) Fides et Ratio. Lettera enciclica di Giovanni Paolo 11.
Testo e commento teologico-pastorale, San Paolo, Cinisello Balsamo, 1999, 223-243. J.
RATZINGER, « Liberté et vérité », in Communio
XXIV, 2, 1999, 83-101.
20. Voir S. ABBRUZZESE, Un modern° desiderio di Dio. Ragioni del credere in ltalia,
Rubettino, Soveria Mannelli 2010.
21. Voir H. de LUBAC, La
révélation divine, Cerf, Paris, 1968 (ed. it. La
rivelazione divina e il senso dell'uomo, Jaca
Book. Milan, 1985, 49).
22.
Voir J. PRADES LOPEZ, El lenguaje del testimonio cristiano en una sociedad plural,
in Teologia y catequesis 117 (2011) 27-45.
23. On entend répondre ici
au fait que l'une des formes les plus puissantes du nihilisme est liée au
développement de la sémiotique contemporaine, parce qu'elle enferme le signe
linguistique dans la combinaison infinie de signifiants et de signifiés sans
renvoyer à la réalité ontologique : voir F. BOTTURI, Secolarizzazione e
nichilisrno, in Vita e pensiero 1 (1997) 22-32.
24. Voir en particulier le Message
du Saint Père Benoît XVI pour la XLIV journée mondiale de la paix (1er
janvier 2011) : La liberté
religieuse, voie pour la paix (Cité du Vatican, 8 décembre 2010). Voir
également J. RATZINGER, Fede verità tolleranza. Il cristianesimo e le
religioni nel mondo, Cantagalli, Sienne 2003.