EN
CE SIÈCLE DIT INCROYANT
Dans le dédale fortifié du
Mont Saint-Michel, une dame-touriste apercevant un jour un religieux de saint
Dominique en costume du temps eut cette exclamation scandalisée
— Quoi ! A notre
époque, il existe encore des gens pareils ?
On eût sans doute achevé de
confondre la dame-touriste en lui révélant que le porteur de ce costume
insolite, non content de se vêtir de bure et de se raser le sommet du crâne, se
rattachait en outre aux âges révolus par un triple vœu de pauvreté,
d'obéissance et de chasteté, en contradiction absolue avec ce que l'on croit connaître
de l'idéal moderne.
—
À notre époque, des vœux pareils !
J'entends d'ici le soupir
de la dame s'effondrant sous l'œil ironique des chimères, tandis que dans l'azur
saint Michel poursuit son combat immobile, perché, au plus haut du clocher,
comme un oiseau d'argent sur la carcasse de quelque animal fabuleux échoué sur
une plage à l'aurore des temps historiques.
Je ne sais s'il existe
aujourd'hui beaucoup de dames incapables de supporter la vue d'un moine dans
son décor naturel, mais, si nous sommes loin de l'art gothique, nous sommes à
une distance incalculable de l'esprit médiéval et l'écart grandit tous les
jours. Nous entretenons tout ensemble le plus grand respect pour les
cathédrales et la plus grande ignorance de la foi qui les a bâties, si bien que
celle-ci ne nous paraît souvent rien de plus, ni de mieux, qu'une sorte
de secret professionnel des architectes du XIIIe siècle
—
Qu'est-ce que
la foi ?
—
La foi, vous
dira le premier venu, est ce qui faisait sortir les cathédrales de terre et
leur permettait de s'élever, avec le minimum de contreforts, à des hauteurs
inconnues des maçons gallo-romains.
La foi est l'antique
recette de la voûte sur croisée d'ogives, abandonnée depuis la découverte du béton.
Nous n'avons plus besoin de foi pour bâtir.
—
Qu'est-ce que
le Dogme ?
—
Le Dogme
catholique est un local disciplinaire pour intelligences vagabondes, une sombre
maison d'arrêt où, au prix des menues humiliations de la fouille et de l'écrou,
les esprits retrouvent (la tête basse) le calme et la sécurité de la détention.
—
Les articles
de foi ?
—
Les articles
de foi sont autant de bornes imposées à l'humaine raison, à laquelle, d'une voix
chargée d'anathème, le Dogme a dit une fois pour toutes : « Tu n'iras
pas plus loin ».
Les comparaisons de ce
petit catéchisme athée ne sont pas entièrement inexactes, à cela près qu'elles
sont naturellement contraires à la vérité. Notre condition en ce monde
ressemble bien à celle du prisonnier dans son cachot, mais le dogme, c'est la
fenêtre, et si l'Église a jamais mis la main aux murs de notre prison, c'est
pour y faire des trous. L'athée n'est pas celui qui perce le mur pour regarder
au dehors, mais celui qui le rebouche dans l'espoir naïf d'oublier sa prison en
même temps que le monde extérieur. La hardiesse de l'esprit ne consiste pas à « dépasser
les limites du dogme », mais à les atteindre, et ce n'est pas à cause de
ses audaces que l'hérésie encourt la condamnation de l'autorité religieuse, c'est
à cause de ses timidités : on n'a jamais vu un hérétique dépasser le dogme de l'Incarnation, mais on en a
vu beaucoup qui manquaient de la vigueur intellectuelle nécessaire pour le concevoir
et ne révéraient qu'un homme ou adoraient un Dieu où l'Église reconnaît et
proclame un Dieu fait homme.
Méconnaissant
ainsi la foi, nous comprenons fort mal ceux qui en vivent, et de même que nous la
lions à une certaine forme d'art révolue, de même, sous les voûtes sonores de
nos abbayes, ce sont des religieux de Pierre que l'on s'attend à trouver, non
des moines vivants.
Pourtant, il y en a !
Et pas seulement dans l'ombre des couvents où l'invisible Lumière de la contemplation
tient leur âme attentive et silencieuse, mais sur toutes les routes, dans tous
les chemins, qu'ils sont parfois les premiers à tracer, souvent les derniers à
parcourir, vêtus de blanc, de noir ou de marron, barbus ou rasés, chaussés des
sandales franciscaines ou du brodequin jésuite, armés du rosaire ou du
crucifix, ils n'ont pas l'air dépaysés le moins du monde an siècle d'Einstein,
ils marchent à la vapeur ou au pétrole comme vous et nous, passent les mers en
avion et tissent autour de la terre, capuchon et scapulaire au vent, un réseau
de monastères, d'écoles, d'hôpitaux et d'institutions religieuses ou sociales,
solide, serré, dont les mailles rompues sont inlassablement renouées d'un jour
— ou d'un siècle — à l'autre, et qui fait de l'Église catholique et apostolique,
capitale Rome, la plus grande puissance spirituelle de tous les temps.
Des Augustins Récollets aux
Missionnaires de la Sainte-Famille, la simple nomenclature des Ordres occupe
plusieurs pages de l'Annuaire pontifical et l'on dit que Mgr le
secrétaire de la Sacrée-Congrégation des religieux, qui administre les trois
cent mille religieux et les huit cent mille religieuses de l'univers chrétien,
est seul à en connaître la liste complète, comme à pouvoir mettre un habit sur
le nom, de « Caracciolin » ou d' « Antonin de saint Hormisdas ».
Chose étrange, en vérité,
déconcertante pour les dames-touristes : à se pencher sur les rôles de Monseigneur,
on s'aperçoit que le recrutement de ses armées, loin de diminuer inexorablement
à mesure que l'on s'éloigne du moyen âge, se maintient à travers l'histoire
comme si la quantité nécessaire et suffisante de « sel de la terre »
avait été fixée une fois pour toutes par un mystérieux décret. La courbe
statistique est mouvementée, mais elle ne marque nulle tendance générale à s'infléchir.
Le rythme des fondations reste égal, imperturbable, au milieu des guerres et
des révolutions ; de même qu'une épidémie fait éclore les dévouements,
ainsi une juste loi semble compenser le désordre des mœurs ou des idées par une
recrudescence de pieuses vocations, et tandis que le conquérant, le politique,
le prophète social croient déranger la balance des forces et incliner l'histoire,
une main invisible est là, qui rétablit doucement l'équilibre à leur insu.
Certes, nous n'en sommes
plus aux grandes moissons religieuses du moyen âge, mais si le déclin des
Ordres avait obéi aux lois qui règlent d'ordinaire la chute des institutions
périmées, il n'y aurait plus un seul moine sur la terre depuis longtemps. La
coalition de la Réforme et de la Renaissance eût vaincu, les foyers de vie monastique
se fussent éteints l'un après l'autre, la Révolution n'eût point trouvé à
combattre d'autres « superstitions » que les siennes et Napoléon n'aurait
pas eu à nous faire savoir qu'il était hostile au retour des religieux, « l'humiliation
monacale étant destructrice de toute vertu, de toute énergie et de tout
gouvernement ». La situation, nette de tout candidat au cloître, nous eût
épargné ce martial aphorisme qui succédait de peu à la bousculade de Brumaire,
où l'on avait vu les représentants des vertus civiques sauter par les fenêtres
et plonger dans les massifs de Saint-Cloud à l'apparition des moustaches de la
Garde (le souvenir des religieux martyrs de la Terreur n'était pas très loin
non plus).
Le XXe siècle,
enfin, à l'enseigne du Matérialisme scientifique et du Progrès réunis, eût
régné sans partage sur les esprits et sur les cœurs. Il ne s'est rien produit
de tel. De 1850 à 1900, on ne compte pas moins de dix-sept grandes fondations
nouvelles. Je cite : Missions africaines, Prêtres du Saint-Sacrement,
Salésiens de saint Jean Bosco, Pères Blancs, Prêtres du Sacré-Cœur... L'âge
d'or du scientisme athée aura été celui d'une nette renaissance religieuse,
demeurée obscure, bien entendu, à ses propres contemporains.
Exactement comme notre
arrogant XXe siècle, notre siècle de la vitesse, de la télévision,
du radar et de la machine à penser, qui semble exclure toute possibilité de
recueillement, toute forme de vie intérieure, notre âge atomique enfin voit, —
ou plutôt ne voit pas, car les événements lui passent trop vite devant les yeux
pour qu'il puisse voir quelque chose, — un renouveau de monachisme médiéval
s'implanter, croître et embellir dans les pays les plus entichés de progrès mécanique,
à dix pas des grandes concentrations industrielles d'Amérique du Nord, par
exemple, où les Trappistes contemplatifs du plus pur style roman prennent un
essor étonnant en dépit, que dis-je ! sous la poussée du matérialisme environnant.
Après cela, d'ambitieux
mortels peuvent toujours s'imaginer qu'ils écrivent l'Histoire. Dans la
meilleure hypothèse, ils n'en écrivent que la moitié.
— Assez, assez !
Dirait-on pas, à vous entendre, que le monde est en train de
s'emmoiniller sans s'en apercevoir ?
Oh ! Je ne verse pas
dans l'optimisme apostolique de ces chrétiens conquérants de 1935 que l'on a
vus conquis les uns après les autres par la politique, je ne prétends pas que
ce siècle soit un siècle de foi comparable à celui de saint Bernard, encore que
le nombre des appelés ne donne aucune indication valable sur le nombre des élus,
les temps de pléthore religieuse, au bout du compte, n'étant peut-être pas plus
riches de saintetés authentiques que les temps de disette spirituelle. Il me
suffit que ce soit un siècle comme les autres, apportant, lui aussi, la preuve
qu'à travers les vicissitudes de l'esprit religieux chaque génération fournit
son contingent régulier de porteurs d'Évangile, apôtres, ermites ou missionnaires.
Il est permis de les récuser, de tout ignorer d'eux, de leur vocation, de leur
genre de vie, de leur témoignage. Mais ils existent, ils n'appartiennent pas au
XIIe siècle, mais au nôtre, et tandis que nous croyons révolu le
temps des moines, tandis qu'un grand nombre d'entre nous rangent tout
naturellement les vérités de foi au rayon des mystères et fabliaux du moyen
âge, tous les jours des hommes jeunes, sains de corps et d'esprit, frappent à
la porte des maisons de prière et demandent l'habit qui surprend si fort les
dames-touristes du Mont Saint-Michel.
Car l'homme d'aujourd'hui
n'est pas toujours et exclusivement passionné de mécanique, de mécanique
industrielle, de mécanique sociale et de mécanique sexuelle.
Il
arrive qu'il sente le poids de son éternelle destinée, qui est aussi le poids
de sa couronne.
Un
voyage à travers les grands Ordres monastiques donne plus d'une fois les
émotions fraîches d'une exploration. Il n'est pas nécessaire de franchir les
mers, ni même de parcourir un nombre élevé de kilomètres : il suffit le
plus souvent de passer d'un cloître à l'autre pour avoir l'impression de
changer de planète. La distance du Jésuite au Franciscain est aussi grande que
celle du Martien des romans d'anticipation au rêveur incorrigible
dont la lune est le logis traditionnel Ils diffèrent en tout, par le caractère,
la pensée, le visage, le costume et le style. Sous tous les climats, l'humble
maison franciscaine semble retenir un peu du gai soleil de Toscane entre ses murs
de brique rouge, tandis que la bâtisse carrée du Jésuite n'offre pas plus de
prise à l'imagination qu'un classeur administratif. Préparé à l'action par
quatorze années de formation intellectuelle et morale, le Jésuite sort de son
école avec la force et la vitesse d'un obus de marine : il ira éclater où
l'on voudra, un obus ne choisit pas son objectif.
Laissant le Jésuite et le
petit Frère de saint François d'Assise, vous quittez l'école à feu pour le
séjour doré de l'enluminure. Et quelle surprise émerveillée pour le voyageur
qui goûte, — oh ! du bout des lèvres, et comme on prend avec précaution
d'un plat exotique, — la douceur de la paix bénédictine, et la sérénité
neigeuse de la contemplation cartusienne ! Auprès de ce monde temporel qui
tend de toutes ses forces à la standardisation complète des citoyens, que les
instituts de « sondages » commencent d'ailleurs à compter par paquets
de cent mille, l'univers religieux est si divers qu'il conviendrait mieux de
parler à son propos des mondes spirituels. Un lieu commun affirme que « les
caractères se révèlent dans lés grandes occasions ». Eh bien, les moines
sont des hommes qui se placent volontairement devant les grandes occasions du
silence et du jeûne perpétuels, de la solitude ou du martyre : la richesse
et la diversité des caractères nés de ces confrontations héroïques défie
l'inventaire.
LES ORDRES DANS L'ÉGLISE
Si l'on pouvait, sans excès
d'humour, comparer l'Église à une « république autoritaire » présidée
par le Pape et administrée par le clergé séculier, alors on pourrait dire que
les Ordres religieux tiennent à peu près dans l'Église catholique la place des
corps constitués dans l'État, les uns représentant le corps enseignant, les
autres la magistrature, les Jésuites l'armée, les Dominicains la Sorbonne, les
Ordres purement contemplatifs jouant un rôle comparable à celui des grands
établissements de crédit ou de ces banques privilégiées qu'on appelle « instituts
d'émission ».
Certes, l'analogie est
lointaine. Il faut, pour le moins, spiritualiser la comparaison. La Trappe, la
Chartreuse, le Carmel ressemblent à des banques dans la mesure où celles-ci,
sans exercer directement aucune activité commerciale ou industrielle (on ne
fabrique rien dans une banque) détiennent un pouvoir considérable sur l'organisme
social : la Trappe, la Chartreuse, le Carmel détiennent un pouvoir
analogue sur l'économie spirituelle de l'Église sans participer davantage à son
action visible. La prière, le flux de la vie intérieure tiennent ici le rôle
dévolu ailleurs à l'argent.
Si la Compagnie de Jésus
est comparable à une armée, c'est par la discipline exemplaire qu'elle sait
obtenir de ses membres et surtout par son vœu spécial d'obéissance au Saint-Siège,
qui permet au Pape de disposer d'elle à son gré pour la fondation d'une
université, le lancement d'une mission, telle œuvre apostolique ou charitable, comme
un général désigne un objectif à ses troupes et les manœuvre selon les besoins
de sa stratégie : prête à occuper n'importe quelle position sur un ordre de
Rome, la Compagnie n'est pas moins prête à l'évacuer au premier contre-ordre, abandonnant
l'œuvre entreprise et le terrain conquis avec la simplicité du soldat changeant
de secteur ou de garnison. Sur la terre comme au ciel donne un bon
exemple de cette obéissance de type militaire, dans une situation, toutefois,
où le rose et le noir sont un peu trop sommairement répartis. On connaît le thème
de la pièce de Fritz Hochwalder : un envoyé du Vatican, pour des raisons politiques
mal fardées de théologie, somme les Jésuites de céder à la gloutonnerie de
colons cruels et grossiers les territoires d'Amérique du Sud qu'ils gouvernent avec sagesse pour de bonheur des
indigènes. Faut-il s'incliner, ou désobéir au Pape, et poursuivre contre sa
volonté une expérience heureuse que la population verrait interrompre avec
désespoir ? Un personnage de théâtre hésite pendant trois heures devant
cette redoutable option. Un vrai Jésuite se pose la question après avoir bouclé
ses valises, en attendant le bateau.
L'armée
jésuite étant mise à part en raison de sa disponibilité totale à l'égard du
Saint-Siège ; tous les Ordres dépendent de Rome comme la chrétienté
entière en dépend, mais d'une manière directe, le privilège de l' « exemption »
dispensant la plupart d'entre eux du contrôle de l' « ordinaire »,
c'est-à-dire des évêques. Cependant, à l'ombre du Vatican, les pouvoirs de Mgr
le Secrétaire de la Sacrée-Congrégation des religieux ne sont pas beaucoup plus
étendus que ceux d'un chef de cabinet de l'Élysée. Les religieux se gouvernent
eux-mêmes selon la charte qu'ils tiennent de Rome depuis dix ans, ou dix
siècles, et qui fait de chaque Ordre une sorte de principauté ou de république
confédérée au sein de l'Église.
Tout Ordre a ses
représentants au Vatican, où ils agissent un peu en ambassadeurs. Mais, à côté
de cette représentation diplomatique, ils fournissent au Saint-Siège les deux
tiers des « consulteurs » des grandes Congrégations pontificales et
la majeure partie du personnel enseignant des collèges romains. Dans le domaine
politique, le régime des États-Unis offrirait une analogie acceptable :
les États confédérés, avec leurs traditions, leurs coutumes et leurs lois
propres, relèvent néanmoins du pouvoir central de Washington et participent eux-mêmes
au gouvernement de l'Union sans rien perdre, dans les limites de leur territoire,
de leurs prérogatives particulières en matière de droit. Mais pour que la
comparaison soit satisfaisante, il faudrait encore que le mode de gouvernement
local diffère dans chaque État comme il varie avec chaque Ordre religieux.
Le régime bénédictin, par
exemple, est d'essence monarchique. L'Abbé bénédictin concentre tous les
pouvoirs et règne à vie sur son monastère ; toutes les abbayes de saint
Benoît constituent de petites principautés indépendantes très conventionnellement
unifiées sous le sceptre honorifique d'un « Abbé-président ». Au
contraire, les Dominicains sont nettement démocrates. Ils pratiquent l'élection
temporaire à tous les échelons et poussent même la ressemblance avec le système
qui est le nôtre jusqu'à changer fort souvent de gouvernement, c'est-à-dire de
Prieurs et de Provinciaux. La démocratie dominicaine dure pourtant depuis près
de huit siècles : le vœu de perfection des électeurs explique sans doute
ce phénomène de longévité.
Le
régime des Chartreux est de style aristocratique. Le Prieur de Chartreuse est
élu à vie, comme l'Abbé bénédictin, mais, à la différence de celui-ci, qui
règne sans partage sur sa maison et ne rend compte à personne de son
administration, le Prieur cartusien relève du « chapitre général », assemblée
annuelle et souveraine des prieurs de tous les couvents de l'Ordre.
Quant aux Jésuites, leur
sens de l'autorité se traduit par l'élection de trois « candidats »
entre lesquels le Pape choisit le « Général » de l'Ordre, qu'il nomme à
toutes les charges.
Ainsi le monde religieux
pratique indifféremment les grandes formes classiques de gouvernement que le
monde politique estime en général incompatibles. Elles se trouvent même
combinées dans la plupart des Ordres. L'Abbé-monarque bénédictin est élu au
suffrage universel, — à deux degrés, — il est prisonnier de sa Règle autant qu'un
roi d'Angleterre peut l'être de la tradition britannique, et, si les
Dominicains peuvent passer pour « démocrates », c'est parce que les fonctions
gouvernementales, chez eux, sont limitées dans le temps. Dans la société
religieuse, les principes démocratiques, aristocratiques et monarchiques se mêlent,
s'entrecroisent et se contre-butent si bien qu'il est difficile de discerner la
part de chacun dans le remarquable équilibre de l'édifice. En tout cas, le
principe de l'élection libre — et secrète — est partout à la base du pouvoir.
Un Chartreux vote comme vous et moi, encore qu'une campagne électorale fasse
moins de bruit dans son couvent que dans nos rues. On ne voit pas de candidat
au priorat trinquer à son futur mandat, pour ce bon motif que nul ne fait acte
de candidature. Au lieu d'être précédées de six semaines d'éloquence, de
banquets et de tournées générales, les élections cartusiennes s'annoncent par
trois jours de jeûne et de silence renforcé. C'est la mort des réunions
publiques. Afin que l'on ne vienne point troubler le jugement des électeurs
sous prétexte de l'éclairer, tout conciliabule préalable est interdit. Enfin,
le votant est invité par les statuts de la communauté à se rappeler ceci :
que, « de deux prieurs possibles, dont l'un est plus expert dans les
choses temporelles, l'autre plus spirituel, il faut élire ce dernier ».
Les mœurs monacales sont
contraires aux nôtres en tout, ou peu s'en faut. Alors qu'un Topaze, quel que
soit le tonnage de ses pots-de-vin, peut mourir avec l'assurance qu'il se
trouvera au moins un collègue pour célébrer la pureté de son désintéressement,
on cite dans les chartreuses ce modèle d'oraison funèbre prononcée devant la dépouille
d'un officier de l'Ordre : « C'eût été un assez bon moine, s'il avait
su vaincre certain instinct de la propriété tout à fait déplorable en soi et
particulièrement vain dans le genre de vie qu'il avait choisi ». Nous
n'avons pas, nous autres, l'ambition d'être parfaits. Aussi avons-nous, sur les
Chartreux, l'avantage de n'enterrer que des hommes de Plutarque.
LE TEST DE SAINT BENOÎT
Le plus grand des
législateurs monastiques a été, au VIe siècle, saint Benoît de
Nursie, ex-ermite des grottes de Subiaco, assiégé de disciples (il avait dû les
répartir en douze communautés), en qui l'Église salue le « Patriarche des
moines d'Occident » et dont la Règle reste le chef-d'œuvre du genre.
C'est, en soixante-douze articles d'une remarquable concision, un recueil
d'instructions morales ou pratiques portant avec précision sur tous les points
de l'état religieux, fixant en quelques lignes apparemment éternelles la part
de l'oraison, du travail et du repos dans une existence consacrée au service
divin. Ces courtes pages contiennent un précis de spiritualité, un code de gouvernement
monastique et une série de définitions chrétiennes si claires, si parfaites
qu'elles ont fourni à la plupart des grands Ordres les principes de leur vie
contemplative.
Du VIe au XIIIe
siècle, tous les moines d'Orient ou d'Occident ont été des « contemplatifs ».
On ne concevait pas que la vie proprement religieuse pût prendre une autre
forme que la contemplation, laquelle est tout autre chose qu'un dolce farniente
bercé de rêveries métaphysiques et de patenôtres ensommeillées.
L'incompatibilité du « monde » et du christianisme paraissait
alors si bien établie que l'idée de quitter le monde pour mener une vie
chrétienne semblait toute naturelle aux esprits vraiment religieux. Faire son salut
dans le « siècle » passait pour une entreprise non pas impossible,
certes, mais des plus aléatoires, contrairement à l'opinion presque unanime des
chrétiens modernes, qui s'intéressent d'ailleurs beaucoup moins à leur salut
personnel et beaucoup plus à celui du voisin, qu'ils s'emploient à « rechristianiser »
par toutes sortes d'audacieux procédés, au besoin en se déchristianisant eux-mêmes.
En tout cas, au long des soixante-douze articles de sa Règle, saint Benoît ne
prend pas une seule fois la peine de justifier une forme de vie dont personne,
parmi les fidèles sérieux, ne mettait en doute la valeur, la perfection et même
la nécessité.
Aujourd'hui,
hélas ! nous sommes tout à fait sûrs que les gens du VIe siècle
étaient dans l'erreur, et rien n'est aussi ardu, ici-bas, que de légitimer la
vocation contemplative. Rien ne sert de dire que ces moines immobiles et reclus
ont, en fait, l'histoire le prouve, converti l'Europe au christianisme, tandis
que toute notre agitation ne l'empêche pas de perdre la foi à vive allure, on reste
incrédule devant ce miracle d'apostolat statique, et
l'on persiste à tenir le couvent de contemplatifs pour le dernier refuge de l'oisiveté,
de la faiblesse et de l'égoïsme. Qu'y faire ?
Le
monde moderne ne comprend pas qu'il soit plus difficile de faire un chrétien
qu'un radical-socialiste, il n'a pas la moindre notion de la bataille sanglante
qu'un chrétien est obligé de soutenir contre lui-même jour après jour s'il entend
rester fidèle à l'esprit de son christianisme : le monde moderne, pour
tout dire, n'a pas lu les soixante-douze préceptes du chapitre IV de la Règle
de saint Benoît, qui donnent aux âmes éprises d'idéal le moyen de faire une
honorable carrière. Les voici, dans leur éblouissante simplicité :
1. Premièrement, aimer le
Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces.
2. Ensuite, le prochain
comme soi-même.
3. Puis, ne point tuer.
4. Ne point commettre
l'adultère.
5. Ne point voler.
6. Ne point convoiter.
7. Ne point porter faux
témoignage.
8. Honorer tous les hommes.
9.
Et ce que nous ne voudrions pas que l'on nous fît, ne point le faire à autrui.
10.
Se renoncer soi-même.
11.
Châtier son corps.
12.
Ne point s'attacher à ce qui flatte les sens.
13.
Aimer le jeûne.
14. Soulager les pauvres.
15. Vêtir ceux qui sont
nus.
16.
Visiter les malades.
17. Ensevelir les morts.
18. Secourir ceux qui sont
dans l'épreuve.
19. Consoler les affligés.
20.
Se faire étranger aux mœurs du siècle.
21. Ne rien préférer à
l'amour du Christ.
22. Ne point satisfaire sa
colère.
23.
Ne point se réserver une heure pour la vengeance.
24.
Ne point garder de fausseté dans son cœur.
25.
Ne point donner une paix menteuse.
26.
Ne point se départir de la charité.
27.
Ne point jurer de peur du parjure.
28.
Dire la vérité de cœur comme de bouche.
29.
Ne point rendre le mal pour le mal.
30.
Ne point faire d'injustice, mais supporter patiemment celle qui nous serait
faite.
31.
Aimer ses ennemis.
32.
Ne point répondre à la malédiction par la malédiction, mais plutôt par la bénédiction.
33.
Soutenir persécution pour la justice.
34.
N'être ni superbe.
35.
Ni adonné au vin.
36.
Ni grand mangeur.
37.
Ni avide de sommeil.
38.
Ni paresseux.
39. Ni murmurateur.
40.
Ni détracteur.
41.
Mettre en Dieu son espérance.
42. Le bien que l'on
découvre en soi, l'attribuer à Dieu, non à soi-même.
43. Quant au mal, s'en
reconnaître toujours coupable, et se l'imputer.
44. Craindre le jour du
jugement.
45. Avoir frayeur de
l'enfer.
46. Désirer la vie
éternelle de toute l'ardeur de son âme.
47. Avoir chaque jour la
mort présente devant les yeux.
48. Veiller à toute heure
sur ses actes.
49. Tenir pour certain
qu'en tout lieu Dieu nous regarde.
50.
Briser aussitôt contre le Christ les pensées mauvaises qui surviennent dans le cœur.
51. Et les découvrir à un
ancien versé dans les choses spirituelles.
52. Garder ses lèvres de
toute parole méchante ou perverse.
53. Ne pas aimer à parler
beaucoup.
54. Ne point dire de
paroles vaines.
55. N'aimer point le rire
trop fréquent et aux éclats.
56. Entendre volontiers les
lectures saintes.
57. Vaquer fréquemment à la
prière.
58. Confesser chaque jour à
Dieu, dans la prière, avec larmes, ses fautes passées, et à l'avenir s'en
corriger.
59. Ne pas accomplir les
désirs de la chair.
6o. Haïr la volonté propre.
Obéir en toutes choses aux enseignements de l'Abbé, alors même que, ce qu'à
Dieu ne plaise, il se démentirait dans ses œuvres, nous rappelant ce précepte
du Seigneur : ce qu'ils disent, faites-le, ce qu'ils font, gardez-vous de l'imiter.
61. Ne pas chercher à
passer pour saint avant de l'être.
62. Accomplir chaque jour,
dans sa vie, les préceptes de Dieu.
63. Aimer la chasteté.
64. Ne haïr personne.
65. Être sans jalousie et
ne point céder à l'envie.
66. N'aimer point la
contestation.
67. Fuir les honneurs.
68. Révérer les anciens.
69. Aimer ceux qui sont
plus jeunes.
70. Prier pour ses ennemis,
dans la charité du Christ.
71. Rentrer en paix, avant
le coucher du soleil, avec ceux dont nous a séparés une discorde.
72. Et ne jamais désespérer
de la miséricorde de Dieu.
Tels sont les
soixante-douze mots d'ordre préliminaire du code de la sainteté bénédictine.
C'est à peine si l'on retrouve une dizaine d'entre eux dans la moyenne morale
établie par l'usage.
Aimez-vous les tests ?
Marquez d'un point rouge
chacun des préceptes que vous pratiquez d'une façon habituelle.
Si, en bonne conscience,
vous comptez un minimum de cinq points rouges, vous pouvez faire un excellent
député M. R. P.
À vingt, vous êtes un
chrétien de bon conseil ; à trente-six, la morale ordinaire n'est déjà
plus pour vous qu'un mauvais souvenir : vous commencez à vous mouvoir sans
trop grimacer sur le plan supérieur de la charité. Mais, si vous atteignez à
soixante-douze points rouges, alors saint Benoît, pour toute louange, dira simplement
que l'on peut espérer faire de vous, un jour, un homme quelque peu spirituel.
Ajoutez à cette liste de prescriptions élémentaires huit heures quotidiennes de
prière commune ou privée, huit heures de travail aux champs, — comme les Trappistes,
— dans une bibliothèque ou un atelier, — comme les Bénédictins, — et vous aurez
une idée de ce que l'on entend par « vie contemplative ». L'oisiveté
n'y a pas une heure à elle, la faiblesse a tôt fait de chercher un autre refuge,
et l'égoïsme n'y est pas à l'aise, mon Dieu, c'est le moins qu'on puisse dire.
Mais le « test »
contraire est également révélateur. On peut marquer de points bleus les commandements
de saint Benoît que l'éducation moderne, la morale courante, l'habitude enfin, tiennent
pour démodés, arbitraires, absurdes ou impossibles.
La contre-épreuve donne des
résultats surprenants. Le chrétien modéré constate que la moitié de son
christianisme est passée par profits et pertes, et qu'il s'est établi peu à
peu, à la place, une demi-religion, ou plutôt une sorte de contre-religion
spontanée dont personne n'a jamais défini les principes. Tout à l'heure, devant
son maigre total de points rouges, il s'étonnait de cheminer si loin de la
perfection. Devant ses points bleus, il s'aperçoit, non seulement que la
sainteté est hors d'atteinte, mais qu'à vrai dire il n'en veut pas.
[…] Au terme de ce voyage
le lecteur aura vu, je l'espère, que je n'avais pas même abordé le sujet...
Car, de la mystérieuse puissance qui meut cet univers, enrôle et discipline des
âmes — et des muscles — de vingt ans ; de l'étrange pouvoir qui s'exerce
sur certains hommes et leur fait trouver bon de mener dans le jeûne et le
silence, entre quatre murs, une existence recluse d'otage à perpétuité ;
de la secrète présence qui emplit la cellule du Chartreux, si bien que l'on
peut dire sans nul paradoxe que le Chartreux est un homme qui fuit les autres
pour être moins seul ; de la joie inconnue pour laquelle tant de cœurs
renoncent à toutes les joies ; de l'invisible beauté qui séduit à jamais
l'âme contemplative ; de ce mystère, de cette puissance, de cette beauté,
je n'ai rien dit — et pourtant c'est bien cela, le sujet !
FIN
André Frossard, in Le Sel de la Terre (1961)