Combien
il faut avoir passé, combien il faut avoir vécu de Carêmes pour commencer
seulement à en identifier le goût ! Le goût très particulier, non pas de l'insipide, mais de
cela dont le goût s'est simplement absenté.
« Et crachant sur lui ils prirent un roseau, et ils le frappaient
à la tête » (Mt 27, 3o) — Ils se mettaient activement à la déconstruction,
à la décomposition du visage, et voilà que, paradoxalement, plus le visage de
Jésus se brouillait, plus il devenait transparent ;
plus on le rendait opaque, plus il devenait miroir. À l'étiage de son
expression propre, le visage devient lieu commun, puisque aussi bien il récolte
alors en lui-même tous les nôtres : Jésus prend tout l'homme en pleine face, l'innocent
autant que la brute. Ce visage-là, désormais, fera partie de nos universaux :
il vérifiera, il questionnera sans cesse cet « universel »,
entre autres, que nous appelons la beauté. Jésus creuse pour moi ses traits,
Jésus descend pour moi au plus bas du visage, Jésus se met pour moi en cet
état, en cet étiage, et il y demeure,
pour que je puisse m'y arrêter. Dans cet exercice élémentaire de la vie
chrétienne qui est la méditation de la passion du Seigneur, il n'y a au fond
qu'une seule station : celle que l'on fait au visage pour y demeurer :
Providebam Dominum
in conspectu meo semper (Ps XV, 8). L'homme seul, au fond,
mérite que l'on s'y arrête, chemin faisant.
Carême,
de la déchirure du cœur (Jl 2, 13) à la fraction du pain (Lc 26, 26) ;
de notre défaite à notre réfection entre ses mains très saintes. De nos propres
débris, Jésus fait la vaisselle de son souper, et il n'en veut point d'autre,
même, que celle-là.
« L'Esprit du Seigneur est sur moi » (Lc 4, 18) –
Un « sur-moi » qui ne s'impose ni ne pèse, puisque c'est un oiseau.
Tentation – Épousant en sa retraite, en sa détresse, la
prière d'un autre désemparé, Jésus demandait : « Qui me donnera les ailes
de la colombe, que je vole et me repose ? » (Ps 54, 7). Et voilà que
la Colombe elle-même, après avoir été sa couronne (Lc 3, 22), devenait son
pennage. « Jésus, rempli d'Esprit Saint, est-il écrit, s'en retourna du
Jourdain et il était conduit dans le désert par l'Esprit » (Lc 4, 1).
Jésus s'abandonnait, le premier, au don de la Colombe. Et Jésus pouvait
poursuivre tout bas son chemin et son psaume : « Voici que j'ai tiré
de long dans ma fuite et que j'ai demeuré en solitude ». (Ps 54, 8)
Légèreté, étonnante légèreté de l'enfant Jésus innovant, essayant à nouveau –
c'est-à-dire avec le pennage de l'Esprit – la nature de l'homme. Jésus,
inventeur et vérificateur, en lui-même, d'un homme nouveau. Jésus, le premier
d'entre nous, capable de voler.
Tentation
– « Il était conduit au désert par l'Esprit » (Lc 4, 1). « Je la conduirai au désert et je lui parlerai au cœur » (Os 2,
14) – Confiance totale de Jésus dans l'Esprit, en cette
expérience, en cette probation. Confiance :
fiançailles. Fiançailles de Jésus, de l'homme Jésus, avec ce Souffle dont on se
souviendra que, dans sa langue et sa représentation spontanée, il est l'Éternel
féminin. Et réciproquement, à travers Jésus, à travers cette conduite active de
Jésus par l'Esprit, fiançailles du Dieu fort avec l'Humanité, car l'homme, l'homme
tout seul, cet homme-là, tout seul, est responsable de la Femme –
prononce tout bas la réponse positive de la Femme en sa totalité, étant son cœur
même.
Tentation
– « Dis que ces
pierres deviennent des pains »
(Mt 4, 3) – D'un simple geste intérieur, Jésus repousse cette cuisine
qu'on lui apporte. Jésus repousse la tentation de parler tout seul,
c'est-à-dire de faire un usage solitaire, utilitaire, autarcique, des mots et
des choses. Dans la rigueur de son jeûne, Jésus s'abstient de manger le langage
lui-même : il n'a de parler qu'en compagnie :
avec le Père et avec nous. Il n'a de parler que pour donner à manger. Il n'a de
parler qui ne soit un festin qu'il donne. Au Père et à nous. Jésus ne veut pas
manger les mots, ce manger en solitaire qui fait le fond de toute espèce de
magie. Jésus ne veut pas parler tout seul, parce que ce parler-tout-seul, faisant
déjà du bruit, insulterait au silence du Père dans lequel il entend demeurer.
Tentation
– « Jésus était
poussé au désert par le vent »
(Lc 4, 1) – « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, et tu
ne sais ni d'où il vient, ni où il va ; ainsi en va-t-il de quiconque est né du vent » (Jn 3, 8) – Au désert, Jésus prend le vent pour directeur. Jésus
consent, dès le seuil du désert, et se met sous la direction spirituelle du
vent. Jésus conçu du vent (cf. Lc 1, 35) entre ici volontairement en partage de
l'Inconnu. Au désert, il prend conscience de sa naissance et l'approfondit :
il prend sciemment naissance du vent, de ce même vent duquel il a été conçu, et
nul ne sait ni d'où il vient, ni où il va lui-même. Jésus s'habille
du vent, s'alite dans le vent et, consolidant son propre mystère en cette
solitude, épaissit à dessein l'inconnaissance que nous avions déjà de lui.
Sæculum nostrum in illuminatione vultus tui (Ps
LXXXIX, 8) – Vision prophétique : le
siècle en un éclair. Notre siècle dans un éclair de lucidité qui n'est pas le
nôtre, mais celui de Dieu en nous. Ce petit siècle que nous sommes, chacun de
nous, dans l'éclair du Visage, dans la douceur du Visage aussi instantané qu'imprévu : voilà
le jugement dernier.
Lavement des pieds (Jn 13, 4-5) :
Jésus arrose son jardin d'enfants.
Associer
constamment, dans l'exercice ordinaire de notre existence, de grands efforts
d'infini et de grands efforts de finitude. Tâcher de nous faire à la promesse
que nous sommes infinis, et tâcher de nous faire à la certitude prochaine que
nous sommes finis. Tâcher de finir, et néanmoins tâcher de commencer. Tâcher de
nous résoudre, et néanmoins tâcher de nous ouvrir. Voilà les deux directions
simultanées de notre métier le plus intime, puisque nous en sommes nous-même la
matière et le perpétuel chantier.
Tentation
et Transfiguration – Si les
deux épisodes ne se suivent pas dans la chronologie de la vie de Jésus telle
que la présentent les Synoptiques, il n'en reste pas moins qu'ils sont
consécutifs dans l'ordre des évangiles dominicaux du Carême et que leur
association nous est devenue instinctive dans cet espèce d'inconscient
scripturaire que forme spontanément en nous la liturgie. Et de fait, il y a bel
et bien là deux « étapes » de
Jésus ; non pas seulement de Jésus isolé,
mais de Jésus dans notre intérêt, de
Jésus quant à notre intéressement à ce qu'il est, quant à notre être-à-l'intérieur
de ce qu'il est. Dans la canicule du désert comme dans l'incandescence de la
cime, Jésus, l'homme Jésus est porté à la haute température de Fils. Et il y a
là, pour nous, par la grâce pédagogique de la liturgie, deux leçons
d'être-fils, deux étapes dans l'apprentissage de notre propre affiliation au Père,
en Jésus-Christ.
Ce
n'est pas de renoncer à la chair qu'il s'agit, mais de renoncer à la chair
– je veux dire à un certain esprit charnel
– dans la chair même. Car l'esprit est en tout et toujours la
seule matière véritable du renoncement.
Transfiguration
– « Il prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et il monta sur
la montagne pour prier » (Lc9,
z8). Dans l'invite qu'il leur fit, il commença sans doute d'user des mots dont
il devait user plus tard : « Voici
que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20, 17)
– La Transfiguration amorce l'Ascension, mais comme une
ascension pédestre, pénible, temporelle, et dont une montagne est encore
l'instrument. En son Ascension principale, Jésus monte sans marchepied, tout
seul et dans la plénitude d'une agilité dont il est l'inventeur :
l'Enfant, allégé par sa mort – dans sa
mort même – n'a plus besoin de
rien pour se hausser au Père.
Transfiguration
– « Il prend Pierre, Jacques et Jean, et les emmène sur une
haute montagne » (Mt 17, 1). Il
prend Pierre et il l'emmène. Il prend une pierre, parmi d'autres, et il la
pose, comme cela, sur la montagne. Il vient de tout poser sur Pierre (cf.
Mt 16,
18), et il pose Pierre à son tour. Il conduit et il construit ce qu'il porte,
ce qu'il pose là-haut, avec une audace inouïe d'architecte, c'est la
cathédrale.
Tentation – Au
désert, Jésus fait le vide en lui-même. Au désert, Jésus fait le désert en
lui-même. Il y a là bel et bien une
étape et un exercice pratique de sa
kénose. Exinanivit semetipsum (Ph II, 7). Son inanition physique – et postea esuriit (Mt IV, 2)
– est le symptôme et la traduction
d'une inanition beaucoup plus fondamentale, ontologique :
celle qui est désormais sa condition, sa « forme »
même (formam servi accipiens, Ph II, 7). Au désert, Jésus accumule pour nous, en
lui-même, la grâce capitale du vide. Il capitalise le vide pour nous le
proposer, pour nous le partager comme grâce. Et c'est pour avoir fait ainsi le
vide en lui-même, pour avoir fait de lui-même le Vide par excellence, qu'il pourra
se permettre, en toute autorité, de faire le vide autour de lui. Auferte ista hinc. « Mettez-moi
tout ça dehors ! » (Jn
2, 16). Le ménage au-dehors suit
logiquement l'inanition intérieure.
Nul jardin suspendu qui ne prenne racine en quelque ici-bas :
nul ici-bas, déjà, qui ne soit un jardin.
Ne
soyons pas effarés de n'avoir à approcher la plupart du temps de l'autel du
Seigneur, du tabernacle du Seigneur, que nos questions et nos doutes. Il ne
veut recevoir de nous que ce qui nous reste, que ce qui reste de nous devant
lui. Dès l'instant que nous en faisons la plus simple objection, c'est-à-dire
l'offrande, nos questions deviennent des acquiescements et nos doutes des certitudes.
Nos questions et nos doutes sont la matière particulière, insigne – la
plus honnête – de notre eucharistie.
L'enfant
prodigue – « Comme il était encore loin, son père le vit… »
(Lc 15, 2o). Et le petit fils aussi, naturellement, vit son père de loin. Le
grand fils revenait des champs. Il avait son champ à lui, borné. Le père et son petit fils avaient le leur,
autrement vaste : le champ, l'échange des regards.
« Et lui, passant au milieu d'eux, allait son chemin »
(Lc 4, 30)
– Toute la vie de Jésus tient dans ce
trait. Sa vie publique. Sa vie qui continue, cachée, jusqu'en ce qu'elle a de
public. Toute la démarche de Jésus tient dans ce trait, et tout son usage des choses.
Jésus marche en public comme il a marché jusqu'alors :
à pas de désert. C'est au désert (Lc 4, 1-13) qu'il a appris à passer son
chemin, et chaque pas qu'il fait désormais instaure autour de lui cet espace
d'indifférence et d'indépendance qui préserve l'amour (car l'amour naît libre
de choisir et ne peut exister que dans l'indifférence à tout autre-chose).
Jésus transporte désormais le désert sous ses sandales et sous la plante de ses
pieds. Pour s'attacher comme il veut, à qui il veut, Jésus traverse le marché
des choses. Jésus passant au milieu d'eux... Pas seulement au milieu d'eux,
mais, aguerri qu'il est désormais par le désert, au milieu de toutes les choses
possibles et proposées. Indifférent au pain, aux jeux, et aux empires.
La
pureté ne consiste pas négativement dans l'abstention ni dans l'exemption,
mais, de façon positive et dynamique, dans la mobilisation générale de l'être
et dans sa marche unanime vers une fin qui le ramasse tout entier. Est pur
celui qui veut et qui va. L'intention existentielle est, par définition,
intrinsèquement pure, pour autant qu'elle fait, dynamiquement, l'unité du
sujet. Unam petii a Domino (Ps XXVI,
4). Deus meus, volui (Ps XXXIX, 9).
Méditation
pour le dimanche Oculi
qui est le troisième du Carême
– dimanche des yeux. Carême des yeux.
Non pas seulement mortification des yeux, mais vie, et vie éternelle des yeux. Illumination des yeux (Ep 1, 18). Mes yeux, semper ad Dominum. Les yeux de
l'aveugle-né (Jn 9). Les yeux du père prodigue, posés sur l'enfant (Lc 15, 20).
Et finalement les yeux de Jésus, posés sur Pierre, comme braises dans la nuit
(Lc 22,
61). Fonder l'édifice de la vie
spirituelle, non pas simplement sur l'infinitude du voir-Dieu, mais sur la
précision du regard de Jésus-Christ, posé sur moi, sur Jésus-Christ « durcissant
sa face » (Lc 9, 51) sous l'enclume des douleurs (cf. Is 5o, 6-7).
Visage de Jésus, là, dans l'ombre, pierre précieuse de ses yeux, pierre précise
qui fait sourdre mon regard. Et il fait bon faire attention à cette pierre à
feu, à cette braise, là, dans l'ombre, à cette lampe qui se lève avant l'aube. Cui bene
facitis attendentes quasi lucernæ
lucenti in caliginoso loto, donec
dies elucescat (1
P I, 19).
Je
ne suis pas chrétien aussi longtemps que je proteste – aussi
longtemps que je pense en mon intime que je n'ai rien à voir avec cet homme et
qu'il n'a rien à voir-avec
moi (cf. Mt 26, 69-74). Je deviens chrétien lorsque je réalise et lorsque je
confesse que cet homme me « regarde ». Non pas seulement l'Homme, dans sa divinité, mais
l'homme – cet homme, homo
(Jn IX, 11), ecce homo (In XIX, 5)
– dans sa singularité historique
absolue et inévitable. Car l'homme Jésus, l'homme d'avant Pâques, déjà, me « regarde »
et a bel et bien à voir avec moi, comme j'ai à voir avec lui, et c'est là ce
qui, dans la foi que j'ai en lui, est proprement touchant, au sens du terme le
plus éloigné de la mièvrerie.
Oculi mei semper ad Dominum. Là, dans l'ombre, par-dessus tous mes braseros de
misère, par-dessus le temps, mes yeux feront leurs pâques avec les siens.
L'enfant
prodigue – « Comme il était encore loin, son père le vit »
(Lc 15, 2o). Et lui, il vit son père, de même, à même distance. Sans
doute avait-il voulu, lui aussi, à travers sa longue déroute et son long « dérèglement
de tous les sens, se faire voyant ». Et voilà que, pour finir, il voyait, il revoyait son
père de tous les jours, son père qui était l'horizon même, tout l'horizon à lui
seul. Il tirait maintenant la leçon de ses ténèbres et il se le tenait pour dit :
il n'y a rien à voir au-delà du père. Là-bas, derrière le père, dans cet
au-delà du père, imaginé, il n'y a ni pays ni jardin. La seule vision que je
dois chercher, se disait-il, c'est, à la faveur d'un perpétuel retour (car tout
est toujours à reprendre), la revoyure du père, dans mon humilité et dans la
sienne.
Le
mystère de la flagellation, c'est cette voix qui, tout au fond de nous, met
sans cesse en question, pour la jeter à bas, la construction que nous
prétendons faire de nous-même et dont nous présentons à autrui l'avantageuse
façade ; la voix qui, au milieu de cette réussite officielle dont
nous aimerions qu'elle nous tînt lieu de nature et de définition, nous rappelle
décidément notre insuffisance, notre inanité, notre lâcheté à devenir ce que
Jésus-Christ ferait de nous si nous abandonnions complètement entre ses mains
l'édification de notre vie.
De
la Samaritaine (Jn IV)
– Jésus était au bord du puits, et la
femme. Jésus était au bord de la femme, et la femme était au bord de Jésus. Et
la femme se désaltérait à Jésus, et Jésus se désaltérait à la femme, tout aussi étonnante que lui. Et le puits était entre eux. Et le puits était en
eux. L'un à l'autre ils étaient le puits – l'un
à l'autre ils étaient l'eau, en cette étonnante rencontre. Jésus, inventeur de
l'eau, fondait pour l'avenir le mystère de l'amour.
De
la Samaritaine – Jésus montre à la femme un nouveau paysage. Jésus révèle à
la femme une profondeur qu'elle ne soupçonnait pas :
« L'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau
qui jaillit… » (Jn 4, 14). Jésus révèle à la femme des sommets qu'un
brouillard lui cachait encore : « Femme, crois-moi, l'heure vient où ce n'est plus sur cette
montagne... que vous adorerez le Père » (Jn 4, 21). Profondeur de Jésus montant de nous. Altitude
de Jésus descendu du Père. Et cet Esprit de Jésus, cet Esprit rafraîchissant
qui sourd du fond de nous est aussi Celui qui procède de la plus haute cime. La
Cime au fond de nous se fait la Source même.
De
l'Enfant prodigue
– « Son père le vit... et tomba à son cou » (Lc 15, 2o). Où est le « Père
d'immense majesté »
– Patrem immensae
maiestatis –,
le Père de ce Te Deum qui a accompagné tous nos triomphes et tant de
temporelles majestés ? Le Père voit de loin, il accourt, il tombe. Encore
n'est-ce pas un accident qui lui arrive, mais son attitude dès le commencement
et son éternel portrait. La chute originelle du Père, sa faiblesse congénitale,
c'est sa tendresse pour nous en qui il voit de loin – en
qui il ne voit et ne veut voir nul autre que son Fils, car il sait divinement
fermer les yeux. Patrem immensce
maiestatis... Étrange majesté de ce Père qui tombe, étrange Majesté qui ne
tient pas debout.
De
saint Joseph – « Ton père et moi… » (Lc 2, 48).
Ce père-là est dépourvu, non seulement de génération active, mais de parole, puisque
aussi bien c'est la mère qui parle pour lui. Non seulement il n'élève pas le
ton, mais, de tout l'Évangile de l'enfance, on ne l'entend pas dire un seul
mot. Joseph est tout l'inverse d'un père insupportable et tout-puissant :
pour reprendre le langage de Jésus lui-même, il est « facile »,
étonnamment « facile à porter » (Mt 11, 3o). Joseph est le père qui ne pèse pas et, pour
autant, il n'est pas insignifiant. Au contraire, il ne présente ce caractère,
il n'est tel que pour faire davantage signe du côté du Père. Joseph, le parent
transparent au Père.
De
l'Enfant prodigue (Lc XV)
– Ou, tout aussi bien :
de l'incarnation du Père. Car le Père qui est ici raconté est incontestablement
le plus charnel de tout l'Évangile, peut-être le seul à être tel, à l'être à ce
point, encore qu'il soit en parabole. Père charnel tout exprès, et en parabole
tout exprès, pour que le Père même prenne chair en lui. Père dont le sang ne
fait qu'un tour, père qui ne fait qu'une seule grappe de chair avec son fils,
dans une étreinte de tendresse. Et
osculatus est eum (Lc XV, 2o). Père qui ne fait qu'une seule chair avec son
Fils. Père éternellement intéressé à la chair du Fils.
Toute forme est un jardin fermé : au-dedans, mais au-dedans
seulement, tout est possible, tout peut pousser.
Dès
là qu'elle est profonde, c'est-à-dire dès là qu'elle est présence à ce qu'elle
pense – à ceux auxquels elle pense – toute
pensée est une pierre précieuse, une pierre fondamentale de la prière.
Sainte Cène – « Il déposa ses
vêtements » (Jn 13, 4) – Jésus se défait de
ses vêtements, avant qu'on ne les lui arrache. Moment de nudité consentie,
éclair de nudité, car ce corps mis à nu fait étonnamment jour. Ostension,
consécration, déjà, sous la forme de ce dépouillement qui fait apparaître la « forme servile » (Ph 2, 7) : « Ceci est mon corps » (Mt 26). Gisant des vêtements, comme la laisse d'une marée, de la marée
ultime et la plus excessive. Propter
nimiam caritatem qua dilexit nos (Ep II, 4).
Lavement
des pieds (Jn 13, 4-9), détail – Les
membres supérieurs rencontrent les membres inférieurs en un beau retour en
grâce ; les mains sont toute prévenance pour
les pieds, les mains sont, pour les pieds, des sœurs de
charité, les mains sont des épouses. Et sous la simple livrée de son geste, là
Tête rencontre le Corps. Corporis
mysterium. La soirée de Jésus est un grand hôpital.
De la
Trinité – Le Père, le Pain et le Feu. « Le Pain
vivant descendu du ciel » (Jn 6,
51). Le Pain descendu du Père. Le Pain né du Père et conçu du Feu. Car le Pain
n'est pas seulement donné aux fils, mais il est le Pain auquel le Père donne
naissance. Le Fils est Pain, non de circonstance, non d'occasion seulement, mais
de naissance. Le Fils est le Pain consubstantiel au Père. Le Fils naît
éternellement du Père comme Pain, et comme Parole, de sorte que, dès le
principe, de par ce Principe qui est le Père, il n'y a qu'une seule liturgie de
la Parole et du Pain.
La
Sainte Église a deux conceptions virginales : celle
qui lui fait répondre avec Marie : « Qu'il
me soit fait selon ta parole » (Lc 1,
38), et celle qui lui fait répondre avec Pierre : « Tu es
le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt
16, 16). Et ces deux conceptions virginales sont ses deux actes, ses deux axes
de naissance, l'un marial et l'autre pétrinien. Sur les lèvres de Marie comme
sur celles de Pierre, l'Église prend naissance dans son consentement même.
L'Église naît Épouse, l'Église naît réponse.
De l'essence du désert – Le désert
n'est pas au-delà, mais au-dedans. Et non pas seulement au-dedans de nous-même,
mais, par le moyen de ce dedans de nous-même qui apprend à l'apercevoir,
au-dedans de toute chose, dans l'intime constitution de la matière même,
incroyablement espacée. Des sables infinis sont au cœur de la rose. Chaque
chose est une rose que l'on n'en finira jamais de traverser.
La
femme adultère – « Jésus resta seul, et la femme,
debout, au milieu » (Jn
8,9) – La femme, décorée de toutes ses
pierreries, de tous ses rubis possibles et imaginables ; la
femme aux outrages possibles, la femme capitale de tous les outrages réels.
L'Ecce Muller, avant, devant l'Ecce Homo.
Annonciation
– Qua cum audisset... (Lc
I, 29) – Mystère primordial et adorable du
verbe écouter, de ce Verbe-écouter qui est dans la Vierge même. Car en cette
rencontre, la Vierge écoute le son de l'ange, et l'ange écoute le son que va
rendre la Vierge, et la Vierge écoute le Son qui la demande tout à soi, et le
Verbe s'entend dire du Père, en toute clarté, jusque dans le sein de cette
Vierge qui est désormais sa demeure. Encore que désormais souterrain, le Fils,
coulant éternellement de source, ne s'est jamais entendu dire aussi clairement
de la part du Père : « Tu es mon
Fils » (Ps 2, 7). Dans le pur écouter qu'il
rencontre en ce monde pour la première fois, dans cet écouter-en-soi qui est la
Vierge même, le Verbe émerveillé a la joie de s'entendre.
Annonciation
– Et ingressus meus ad eam... (Lc
I, 28). En entrant chez elle, l'ange ne dérangeait rien, pas plus que le Futur qui
marchait sur ses pas. Les verrous mêmes, ici, méritaient révérence. Mystère
d'un toucher qui laisse tout intact, parce que
tout se passe ici dans le milieu de
la Lumière, parce que c'est par le tissu de la Lumière, par la main de la
Lumière que toutes les personnes se touchent. Toucher qui prend vie, mieux, qui donne
vie, dans la suspension même du toucher, sans qu'il soit même besoin de dire :
« Ne me touche pas ». (Jn 20, 17).
Annonciation,
mystère de l'instant
– Dieu, qui est Esprit (Jn 4, 24),
entre dans la région de la chair, dans l'ombre de la chair, et il y a là un
instant unique, indivisible, irréversible, qui veut que l'on s'arrête à lui,
que l'on s'extasie sur lui et que l'on se mettre à genoux. Minute du procès de
Dieu au milieu de nous, de la procession de Dieu jusqu'à nous. Unité minimale
du temps dans lequel Dieu résume des siècles d'amitié avec l'homme et se résume
lui-même. Christus ingrediens mundum
(He X, 5). Le Christ, célébrant sa Grande Entrée, dans la magnificence de
l'infime.
Avril
rural – Brise ébrieuse. Le vague à l'âme de la terre commence à
déferler légèrement ; çà et là, à l'ourlet des champs, au liseré des bois que
les bourgeons basanent, un peu d'écume d'aubépine.
Choyer
les choses – La philosophie la plus certaine est celle qui trouve ou
retrouve le chemin vicinal des choses : la philosophie innocente de ce mal que sont les idées ;
la pensée, enfin, dépourvue d'idées, parce qu'elle est de la même origine
rurale que les choses.
De
la considération
– Chaque chose, d'autant plus considérable,
sans doute, qu'elle est plus naturelle et plus humble, est le centre ingénu
d'un système solaire qu'elle appelle comme son escorte et son arrondissement,
le pistil d'une corolle aux étamines très lointaines. Les étamines, ici, sont
d'étonnement, tout autour. Aussi, de par le monde – le
petit monde des choses –, n'est-il de fleur que pour le regard étonné. Pour le
regard dont l'excellence est l'étonnement constant et primitif.
Sola Scriptura, c'est-à-dire seul avec l'Écriture.
Résurrection
de Lazare (Jn 11, 38-44)
– De la pierre même du tombeau que l'on
vient de rouler, Jésus fait une pierre d'autel et, tablant sur elle, prononce
sa première prière « eucharistique » : « Père, je te rends grâces (eucharistô soi)... Et cette
anaphore spontanée s'achève subitement sur l'épiclèse du cri :
« Viens dehors ! » L'opération de Lazare est une liturgie :
c'est la première messe des catacombes, subversive jusqu'à l'explosion.
Évangile
de Lazare (Jn XI)
– « Seigneur, celui que
tu aimes est malade »
(Jn 11, 3). Il y a beaucoup d’infirmes
en l’Évangile, mais Lazare, lui, est un malade, un grand
malade. Le malade par excellence, pour que la maladie aussi eût sa place et son
rang et sa contenance en l’Évangile. Lazare est malade, donc il est aimé. Il est aimé
maintenant, depuis que Jésus le connaît, mais qui sait si autrefois, il n’a
pas été mal aimé, et si cela n’est pas l’origine lointaine de sa maladie ?
Lazare, l’homme de tout son long, l’homme
tout au long de l’histoire de l’homme, malade pour une seule raison d’autant
plus grave qu’elle est plus ancienne, et qui est d’être
mal aimé.
François Cassingena-Trévedy, in Étincelles III (Ad Solem)