La fécondité, au XIXe siècle, des refus
romains
Jean
Lebrun. –D'une part, vous dénoncez la politisation de l'Église, d'autre
part, vous illustrez et défendez un discours social, une « politique
sociale » de l'Église. Comment situer la ligne de partage ? Vos tout
premiers travaux ont cherché à la trouver vers le milieu du XIXe
siècle, dans ce long et difficile pontificat de Pie IX. En 1864, Pie IX croit
nécessaire de publier une encyclique polémique, Quanta Cura, « Avec quel
souci », et de l'assortir d'un Syllabus, d'un
catalogue des « erreurs modernes ». En 1967, à vingt ans à peine, alors
que vous n'aviez pas encore entamé les recherches évoquées plus haut sur le
protestantisme et le jansénisme, vous avez publié un premier livre qui est la
traduction de ces deux brûlots, avec tout un dossier de presse autour de leur
réception. Pourquoi avoir choisi de publier ces textes qui apparaissent d'abord
comme les témoins fâcheux d'une époque obscurantiste et révolue ? En stratégie
ecclésiastique, n'était-ce pas faire tort à l'Église catholique que de republier
ces documents oubliés ?
Jean-Robert
Armogathe. – C'est à Jean-François Revel, un esprit libre, que j'ai
proposé ce dossier pour son insolite collection chez Pauvert, « Libertés »,
de petits volumes oblongs couverts de papier brun. Les raisons qu'il avait pour
l'accepter n'étaient sans doute pas les mêmes que j'avais
pour le proposer. Mais l'un et l'autre nous pensons que rien ne doit rester
caché sous le boisseau : lire les textes, les publier, les offrir à la
libre discussion. C'est essentiel. Il faut donc bien voir comment je comprends
le Syllabus : c'est
un monument en creux, car il s'agit d'un catalogue d'erreurs. Je fais personnellement
davantage confiance à un texte qui dit ce qu'il ne faut pas croire qu'à un
texte qui dit ce qu'il faut croire. Le Syllabus
énonce, pour les condamner, les propositions du moment,
les propositions à la mode, une sorte de bric-à-brac théologico-journalistique.
Rien ne permet de penser que les propositions contraires constituent un
catéchisme catholique !
Tout de même, dans ce bric-à-brac, le
pape condamne l'idée de tolérance, l'idée de séparation de l'Église et de l'État,
celle de la possibilité d'une législation civile du mariage, celle de la
liberté des cultes.
Ce qui
est repoussé, c'est l'idée que toutes les religions se valent, ou que le
mariage sacramentel est superflu. Le pape refuse qu'on puisse soutenir que l'Église
n'a pas à intervenir dans la société, sur les questions de société. Les modes
de vie choisis par les catholiques ne touchent pas seulement leur choix privé,
leur liberté de conscience : un certain nombre de leurs choix relèvent de
la loi naturelle, et sont nécessaires au bonheur de tous les hommes.
Vous avez vingt ans. Vous lisez que
la proposition suivante est condamnée : « Chaque homme est libre d'embrasser
et de professer la religion qu'à la lumière de la raison il aura jugée vraie ».
Qu'en pensez-vous ?
C'est
le type même de la proposition fausse. Le mot important semble être pour vous :
« Libre d'embrasser la religion... ».
Pour moi, c'est le mot : « Qu'à la lumière de la raison il aura jugée
vraie ». Cette
proposition ne concerne pas tant la liberté de
conscience que la vérité de la
religion chrétienne. Dire qu'on peut « à la lumière de la raison »,
embrasser n'importe quelle religion est faux. Sauf à penser que toutes les
religions se valent, et sont donc également fausses, ce que l'on ne peut pas attendre
du pape ; à la lumière de la raison, au strict sens des mots, on ne peut
qu'adhérer à la religion rationnelle (par définition, une seule religion rationnelle :
la vérité n'est pas plurielle). Dire : « À chacun sa vérité »,
ce n'est pas permettre la liberté de conscience, c'est déclarer fausses toutes
les religions. Le pape veut faire comprendre que si la raison peut, bien effectivement,
conduire à la religion rationnelle, cette religion rationnelle conduit ensuite
au christianisme. Le Syllabus ne veut
pas dire qu'il faille contraindre qui que ce soit à adhérer au christianisme.
Il se contente de constater qu'il est faux qu'un libre examen, conduit « à
la lumière de la raison », puisse mener ailleurs qu'au christianisme. N'oubliez
surtout pas, à ce propos, que ce qui se passe ici, c'est la condamnation de
cette proposition. Ce n'est pas l'affirmation de la proposition contradictoire.
Pourriez-vous justifier de la même
manière la condamnation de la dernière et quatre-vingtième proposition, qui a le
plus excité les commentateurs et détracteurs du document : « Le
pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès et le
libéralisme et la civilisation moderne ». Il semblerait assez naturel de
dire que cette proposition est vraie, et assez inoffensive de surcroît.
Pas
inoffensive du tout ! Encore une fois, cela ne signifie pas que le
pontife doive combattre et refuser le progrès, etc. Cela
signifie qu'il est faux que le pape doive se réconcilier et transiger avec quoi
que ce soit. Le pape doit « se réconcilier et transiger avec le
libéralisme » ? Certainement pas ! Il est radicalement opposé au
libéralisme, qui dans cette proposition est le libéralisme économique, qui
livre l'ouvrier sans défense au capital (n'oublions
pas que c'est le pape Léon XIII qui a employé le mot « prolétaires »).
Il est plutôt opposé, en ce temps-là, dans la conjoncture européenne, au libéralisme
politique qui voulait lui retirer les États de l'Église. Mais, surtout,
pourquoi demander qu'il « se réconcilie et transige » avec le progrès
et « la civilisation moderne » ? Qu'est-ce que cela veut dire ?
En quoi la « civilisation moderne » constituait-t-elle une instance
qui justifiât une telle démarche de la part du pape ? Le pontife romain
n'a pas d'ordre à recevoir de la civilisation moderne, qui n'existerait pas
sans le christianisme. Il est,
lui, porteur de la véritable civilisation, l'Église est mère des lettres, des
arts et des sciences. Un historien, Michel Lagrée, a récemment étudié les
rapports entre l'Église catholique et les techniques, au XIXe et au XXe
siècle. Dans La Bénédiction de Prométhée, il
démontre par des textes et de nombreux exemples l'incroyable (et inattendue)
curiosité des papes et de prélats ultramontains pour les dernières nouveautés
techniques, du chemin de fer ou de l'aluminium (pour fabriquer des calices) jusqu'à
la radio et aux ordinateurs. Guillaume Apollinaire dira de Pie X : le plus
moderne des Européens ! Vous voyez qu'il faut lire les textes
soigneusement, dans leur contexte historique et ne pas prendre pour vraie la contradictoire
d'une proposition fausse. On apprend cela dès la deuxième heure de n'importe
quel cours de logique. Ce qui est condamné dans cette proposition 80, c'est
l'idée qu'on trouve dans l'Avenir de la science de Renan,
qui était déjà écrit, mais pas encore publié au moment de Quanta
Cura : le progrès, la civilisation moderne
sont dominants, au point que le pontife romain et l'Église catholique doivent
s'y soumettre absolument.
Je suis
reconnaissant au Syllabus de
m'avoir aidé à voir ce qui était inadmissible et intenable dans ces propositions
condamnées. Les travaux de Bruno Neveu et de Philippe Levillain ont montré que
les condamnations de l'Église ont aussi un rôle créateur. D'abord elles évitent
de multiplier les formulations dogmatiques positives, et c'est très important,
pour la liberté d'expression et de recherche que cela préserve. Dans un livre
important, et peu connu en France, L'erreur et son juge. Remarques sur
les censures doctrinales à l'époque moderne (1993),
l'ancien président de l'École pratique des hautes études, Bruno Neveu, explique
que les erreurs balisent le chemin sans pour autant le tracer. Il s'agit là
d'une tradition de pensée différente de celle qui a produit aujourd'hui le Catéchisme
universel de l'Église catholique : il
s'agissait de rejeter l'erreur et de donner, en creux, un enseignement d'autant
plus fécond qu'il n'est pas exprimé. Il serait très grave que l'Église renonçât
à ce mode de définition négative, par la condamnation de l'erreur, pour
toujours enseigner par des propositions positives. Le contenu doctrinal de la
foi chrétienne s'est nourri, au fil de l'histoire, de condamnations bien
davantage que de définitions. Il ne s'agit pas d'être pétri de bons sentiments,
et de penser qu'il vaut mieux définir que condamner. En stricte logique, le
contraire est plus favorable à la liberté de la recherche. C'est en ce sens que
le Syllabus a été un outil créateur. Il a poussé
les théologiens à définir, autrement, et plus profondément que dans la quatre-vingtième
proposition, ce qui pouvait constituer le rapport légitime du pape au progrès
et à la civilisation moderne. Ce qu'on a d'abord, à l'époque, présenté comme un
coup d'arrêt a été un stimulant. On pourrait reprendre les différents chapitres
du Syllabus et montrer, une proposition après
l'autre comment elles construisent, en creux, un enseignement étonnamment
moderne. Les différents chapitres de cet inventaire ébauchent un ordre nouveau,
un ordre supérieur en face des erreurs que cultivaient les « dithyrambistes »
de la société civile face à l'Église.
Vous cultivez le paradoxe !
Pouvez-vous donner un exemple ?
Ainsi,
la pente de « ce stupide XIXe siècle » amenait à répéter,
après les Lumières, que la philosophie devait être traitée sans aucune
considération pour la lumière naturelle. On entend cela aussi
aujourd'hui. Or, Léon XIII, dans sa grande encyclique Æterni
Patris, convie les jésuites du collège romain et tous les séminaires
à rechercher un traitement positif de ce qui, dans le Syllabus,
était tout simplement, tout brutalement, exprimé comme le
refus d'une séparation entre philosophie et Révélation. L'encyclique de
Jean-Paul II, sur la raison et la foi (Fides et Ratio, 1998)
reprend ce thème : la Révélation s'appuie sur les données objectives d'une
recherche philosophique constante.
Autre exemple, qui nous ramène au
début de notre entretien, la doctrine sociale : le Syllabus
oblige à constituer une doctrine sociale, en termes
positifs, qui ne soit pas le refus des réalités de la Révolution industrielle,
mais qui en tienne compte et propose des moyens adaptés pour défendre et,
surtout, mettre en œuvre la foi chrétienne dans sa composante caritative et
sociale. L'Église catholique, au siècle dernier, ne pouvait accepter le
capitalisme sauvage en train de s'établir, qui ne respectait ni la femme, ni
l'enfant, ni le repos dominical, ni la justice du prix et du droit au repos, à
la maladie, à la retraite. Les théoriciens hégéliens du droit avaient moins de
scrupules. L'Église ne pouvait pas accepter, le Syllabus
le dit clairement, un État totalitaire, ni une économie
inhumaine. Vous voyez alors ici la fécondité de la régulation que le jugement
de l'erreur exerce sur la recherche théologique. La rationalité de la foi en
est le véritable enjeu.
Votre traduction de 1967 de Quanta Cura et du Syllabus fait une large place à la réception
par le public des condamnations pontificales. Vous publiez un large dossier,
très contrasté, des réactions. Malgré le large choix que vous avez fait, vous
semblez quand même manifester une certaine tendresse envers Louis Veuillot,
l'intransigeant journaliste du très conservateur L'Univers.
Avez-vous lu Veuillot ? A-t-on
lu Veuillot ? Il écrit magnifiquement bien, n'en déplaise à Flaubert qui
ne l'aimait pas (Veuillot avait écrit de Madame
Bovary : « Ce n'est pas seulement de la
boue et du sang : c'est de la sanie »). Il faut lire Veuillot !
C'est un très grand journaliste, et un polémiste incomparable. Cela dit, je suis
moins enthousiaste qu'il y a trente ans pour son Illusion
libérale. Il a la dérision facile, parfois injuste. Et sa prose
étincelante tient parfois du procédé et de grosses ficelles. Mais pour un
garçon de vingt ans, en 1967, cela avait un punch incomparable. C'était quand même
mieux que Boris Vian ! Veuillot naviguait sur une Amazone de sottises, et
il ramait à contre-courant. Il a gardé constamment une formidable énergie et ramassait
de véritables étoiles de mer. Mais j'ai depuis lors découvert Léon Bloy :
c'est aussi méchant, mais c'est encore mieux dit !
Vous avez aussi fait leur place aux
réactions de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, un adversaire de Veuillot.
Félix Dupanloup (1802-1878) est moins
amusant à lire que Louis Veuillot ! J'ai beaucoup lu Dupanloup, qui a
écrit sur tous les grands problèmes de son temps. Il n'a pas la plume du
polémiste, et quand il s'y essaie, cela sent encore le professeur de séminaire.
Dupanloup est un personnage complexe, parfois contradictoire : il a une
culture d'Ancien Régime, donc gallicane, il est l'ami des « libéraux »,
mais il va à Rome pour soutenir une thèse, il défend les droits du Saint-Siège ;
il est favorable à l'infaillibilité du pape, mais il en juge la définition
inopportune. Et il meurt à soixante-seize ans, alors que Rome allait en faire
un cardinal ! Son commentaire du Syllabus
et de l'encyclique Quanta
Cura a reçu un aval officiel, un bref pontifical : c'est
pourtant un commentaire modéré, que Veuillot a jugé réducteur et trompeur. En
face de Veuillot, qui représente surtout lui-même, Dupanloup représente tout un
courant de l'Église de France : il essaie, avec succès, de rassembler sa
fidélité à Rome, son engagement catholique intransigeant, avec les positions
libérales de ses amis politiques. Dupanloup est obsédé par la modernité,
Veuillot est obsédé par la tradition. Dans le fond, vous savez, toute
l'histoire de l'Église, depuis Pierre et Paul en conflit à Jérusalem pour
savoir si l'on peut admettre des non-juifs dans la voie de Jésus sans leur
imposer la circoncision, toute l'histoire de l'Église est dynamisée par cette
polarité, cette tension qui peut aller jusqu'à la déchirure. La richesse de
l'Église catholique, c'est de parvenir, tant bien que mal, et plutôt bien
finalement, à vivre cette tension : autrement, elle serait depuis
longtemps devenue une secte (et elle aurait disparu !). Mais chaque catholique
vit en lui-même, s'il réfléchit tant soit peu, cette tension : puisse-t-il
toujours la vivre avec cette honnêteté qui réunit Dupanloup et Veuillot, ces
deux formidables champions opposés pour une même cause ! On comprendrait
mieux alors pourquoi une réforme bien fondée ne peut pas se contenter d'être
une réitération, mais ne constitue pas une rupture pour autant. Ni
ressassement, ni ressentiment : il faut faire confiance à la vérité, qui
est vivante !
Après sa présentation, peut-être
officieuse, mais en tout cas fort entortillée, du Syllabus, Dupanloup ne fut pas au bout
de ses peines : il y eut le concile Vatican I en 1870.
Ce concile s'inscrit dans la
continuité de celui de Trente, au XVIe siècle. Ce premier concile du
Vatican est important par ce qu'il a pu définir, avant l'entrée des troupes
savoyardes dans Rome, et il est peut-être plus important encore par ce qu'il
n'a pas pu définir : l'idée de papauté, au XXe siècle, est
d'abord profondément marquée par ce concile amputé.
Rappelons brièvement les faits :
le pape Pie IX ouvrit solennellement le concile le 8 décembre 1869. Huit jours
après l'ouverture, sept cent soixante-deux pères conciliaires étaient présents,
et ce chiffre se maintint à peu près stable pendant six mois. Mais le 18
juillet 1870, il n'y a plus que cinq cent trente-cinq pères seulement (soit
plus de deux cents départs) pour prendre part au vote adoptant la constitution Pastor Æternus. On sait bien pourquoi : la déclaration de guerre entre la
France et la Prusse est intervenue exactement le lendemain de ce vote, et ceux
des pères du concile qui se trouvaient encore à Rome se dispersèrent
précipitamment. Seuls restèrent à Rome, avec les résidents de la Curie et les
Italiens, les évêques orientaux et des évêques de pays lointains. Ces derniers
attendaient leurs bateaux, et leur nombre se réduisit de jour en jour :
les trois séances qui se tinrent du 23 août au 1er
septembre 1870 réunirent respectivement cent trente-six,
cent vingt-sept et cent quatre présents. Pendant ce mois d'août, on a tenté de
replâtrer les commissions, désorganisées par les départs. Une séance se tint
encore le 1er septembre, mais la centaine de pères présents ce
jour-là ne jugea pas utile de convenir d'une date de prochaine session (en septembre
1870, les troupes savoyardes entraient dans Rome, annexant au royaume d'Italie
la ville et ses provinces). Malgré les assurances de la maison de Savoie, Pie
IX décide alors d'ajourner officiellement le concile : le bilan du premier
concile du Vatican se limita donc à quelques chapitres d'une constitution sur
la foi et aux quatre chapitres du vaste ensemble De Ecclesia Christi qui
concernaient la primauté de juridiction épiscopale et l'infaillibilité du pape :
ces quatre chapitres sont devenus la constitution Pastor Æternus,
qui consistait surtout à éliminer toute tentation de
conciliarisme ou d'épiscopalisme. On avait préparé une seconde constitution,
qui ne fut jamais discutée en raison des événements.
Ces événements, et l'histoire
européenne, ne permirent pas la proche reprise du concile. Mais les papes ne
restèrent pas inactifs. Libérés du souci des États pontificaux, ils
renforcèrent leurs interventions auprès des épiscopats nationaux et dans les
missions : Léon XIII attribua à cet effet un rôle important aux nonciatures.
Leur rôle fut accru sous Pie X, dans le sens d'un contrôle des évêques et des
congrégations religieuses, dont beaucoup furent invitées à transférer leurs
maisons généralices à Rome (ce transfert fut d'ailleurs accéléré par les
persécutions subies en Allemagne et en France par les congrégations). La publication
du Code de droit canon (1918)
et la grande encyclique sur les missions Maximum
illud (1919) renouvelèrent en profondeur les modalités d'action
du siège romain, qui s'appuya aussi sur la réforme curiale (autrement dit :
du gouvernement interne de l'Église), en juillet 1908.
La réflexion théologique sur la
papauté, dans l'Église catholique comme dans les autres Églises chrétiennes, fut
marquée par cette évolution historique. Au cours du XXe siècle, les
papes successifs ont occupé une place éminente dans la vie intérieure de
l'Église comme sur la scène internationale. Benoît XV, pape de 1914 à 1922,
plaide en août 1917 pour une paix juste et durable, il s'interroge sur la fin
de l'Empire austro-hongrois et les conséquences du démantèlement de l'Europe centrale.
On sait qu'il a été écouté, dès 1915, par les belligérants, pour l'échange des
prisonniers blessés et mutilés. Paul VI (pape de 1963 à 1978) a encouragé une « politique
de l'Est », tandis que le rôle moral de Jean-Paul II (depuis 1978) dans la
fin du communisme européen a été considérable. Le Vatican, par ses représentations
diplomatiques, les nonciatures, et sa présence dans les organismes
internationaux, joue un rôle particulier de « supplément d'âme » dans
le monde. Les relations internationales constituent une activité particulièrement
importante du Saint-Siège.
Il reste que la définition de
l'infaillibilité pontificale par le premier concile du Vatican semble avoir
figé le pape et son autorité dans un rôle autocratique qui n'est guère compréhensible
aujourd'hui (et qui était déjà étrange en 1870, à en juger par les oppositions que cette initiative
rencontra dans les milieux catholiques !).
D'abord, l'apport le plus important,
le plus nouveau de ce premier concile du Vatican, un concile amputé, je le
répète, fut le premier texte, sur la foi. Son acquis essentiel est
l'affirmation d'un accès rationnel à la connaissance de Dieu, coupant court au
fidéisme, qui était la réponse peureuse, dans l'Église, à la montée de l'exégèse
critique et des connaissances philosophiques et scientifiques. Le fidéisme est
une position de repli : croire sans comprendre. Le concile prend une
position offensive : comprendre pour croire. Les rédacteurs du texte, des
théologiens jésuites de Rome, ont voulu affirmer le primat de la raison, sans
céder le terrain aux adversaires du christianisme. L'affirmation de l'infaillibilité
pontificale (rappelons qu'il s'agit de l'infaillibilité « du siège romain »,
et non pas d'une infaillibilité personnelle « du pape ») est à lire
dans ce contexte. Il faut enfin rappeler que l'infaillibilité, qui est surtout
un constat, bien plus qu'une innovation, est entourée de telles conditions que
l'usage en reste fort exceptionnel.
Mais la Curie, aujourd'hui encore,
quand elle veut pousser les feux d'un texte pontifical, sous-entend qu'il est
marqué du sceau de l'infaillibilité, qu'il s'agisse d'Humanæ Vitæ et de l'opposition de Paul VI à la
contraception artificielle, ou du refus par Jean-Paul II de l'ordination des
femmes.
Ces exemples posent le problème,
délicat, qui m'a toujours passionné, de la régulation doctrinale dans l'Église.
Certains imaginent l'Église comme une autocratie, qui pourrait se permettre de
résoudre tous les problèmes à coups de décisions infaillibles. D'autres, au nom
d'on ne sait quelle démocratie, crient haro sur le pouvoir personnel du pape et
sur son magistère ordinaire d'enseignement et de décision (disciplinaire ou doctrinale,
sur les mœurs comme sur la foi). Ces deux points
de vue opposés ne sont pas seulement ceux d'adversaires de l'Église : des
factions internes les représentent fort bien, à Rome comme dans le reste du monde.
Mais l'Église n'est ni ceci ni cela : ce n'est pas une autocratie, où le
pape aurait tous les pouvoirs, n'en déplaise à quelques chantres du
pouvoir romain, ce n'est pas non plus une démocratie, même pas une monarchie
constitutionnelle, où s'exerceraient les pressions antagonistes des différents
courants d'opinion. Je ne crois ni à l'analyse du ressentiment, pratiquée par des
auteurs travaillés par le complexe antiromain (le théologien suisse Hans Küng
en est un bon exemple), ni à l'invocation permanente, incantatoire, du ressassement,
de la tradition. L'Église est un extraordinaire « système de production »
où n'est fécond, en aval, que ce qui surgit, en amont, de la tradition.
Comment avez-vous réagi à l'annonce
de la béatification de Pie IX ?
En
rappelant d'abord qu'il fut un pape d'esprit moderne, en face des
transformations technologiques et politiques du XIXe siècle. Parmi
les dirigeants du temps, il fut le premier à comprendre l'importance des mouvements
nationaux, à voir la montée des forces d'unification et les dangers que cela
représentait pour la paix de l'Europe. Il dut pratiquer la répression temporelle
(son Premier ministre, Rossi, fut assassiné), mais il supprima la peine de mort
dans ses États. Pie XII, qui devrait être canonisé, est un génie politique aux visions
lointaines, ce fut aussi le premier pape résolument ouvert aux questions
d'éthique médicale. L'un et l'autre, au XIXe et au XXe
siècle, furent des papes résolument modernes.
Jean-Robert Armogathe, in Raisons d'Eglise