Il était, malgré tout, de plus en plus frustré par son
manque d'inspiration. Incapable de se concentrer, ressentant une obscurité grandissante
autour de lui et en lui, il marchait dans les rues de Paris jour après jour,
semaine après semaine, cherchant dans toutes les galeries d'art la confirmation
de ce que Goudron lui avait dit. Les musées semblaient des mémoriaux sans vie à
la gloire du passé et Pawel ne ressentait désormais que dégoût pour les peintures
qu'il avait jadis aimées. Oui, même Renoir, Degas et Monet, ces géants
héroïques du passé récent, ne pouvaient plus l'émouvoir. Qu'ils fussent des
génies, il n'en doutait pas. Mais, si Goudron avait raison, ils étaient trop préoccupés
par la beauté, et leur vision d'un monde harmonieux était le produit de regards
remplis de préjugés qui n'avaient jamais subi l'humiliation, ni connu la faim.
Écœuré, il s'éloigna à grands pas du Musée de l'impressionnisme, tempêtant en
lui contre la bourgeoisie et ses toutous bichonnés qu'elle appelait artistes.
Dans les galeries, ce n'était pas
mieux. Tout n'était qu'ambition, affectation et charmante séduction.
Un jour, cependant, comme il entrait dans une petite
galerie à Montmartre, il s'arrêta devant un tableau de Georges Rouault. C'était
une image du Christ cloué à la Croix. Il ne savait pas pourquoi il était touché
car il n'avait plus la foi. Il supposa que c'était parce que le tableau
renvoyait à des images des spectacles de son enfance. Pourtant, il était
intrigué, car l'artiste avait peint une œuvre associant sujet traditionnel et
technique révolutionnaire. C'était à moitié abstrait sans offrir, par essence,
de l'abstraction. C'était inexplicable. L'image avait une certaine puissance
qui fit que Pawel se demanda s'il n'avait pas négligé quelque chose en
anéantissant le passé.
Il obtint l'adresse de Rouault
auprès de son marchand et il lui écrivit — il habitait Versailles. Bien sûr,
Pawel ne cacha pas ce qu'il pensait. Il déclara qu'il ne croyait en rien mais
qu'il avait été impressionné par le tableau de la crucifixion. Il demanda à
Rouault si celui-ci pensait que toutes les voies traditionnelles de l'histoire
de l'art étaient désormais fermées, comme le soutenaient tant de théoriciens de
l'art. Si elles n'étaient pas fermées, que devrait alors poursuivre un jeune
artiste ? Devrait-il, lui Pawel, prendre la direction de l'abstraction
absolue ou du symbolisme ou encore d'un nouveau genre de réalisme figuratif ?
Rouault répondit par une lettre courtoise. Il y
analysait la scène artistique actuelle d'un œil critique et soulignait le fait
que la confusion de l'art moderne avait sa source dans des problèmes plus profonds
que les questions de style. Il concluait en disant : « Un homme ne
crée qu'avec la matière de ce qu'il aime ».
Pawel envoya en retour une note
sèche : « Et s'il n'aime rien ? » Pensant que sa franchise
avait mis un terme à leur correspondance, Pawel fit surpris de recevoir une
réponse une semaine plus tard :
L'homme qui n'aime pas ne se connaît pas encore. Tout
cœur humain renferme une image de l'amour, si ensevelie soit-elle. Il doit la
chercher et trouver son propre langage, les mots qui libéreront l'icône cachée.
« Comment fait-il ceci ? »
répondit Pawel sur une petite carte représentant un nu peint par Matisse.
En réponse, Rouault envoya une petite carte de la
rosace de la cathédrale de Chartres : « En se soumettant aux forces
de la vie. En souffrant ».
Mais cela était trop lugubre.
Pawel songea qu'il avait déjà beaucoup trop souffert.
Il écrivit une réponse au verso d'une publicité pour
un cabaret, qu'il avait prise à cette intention sur un panneau d'affichage :
« La souffrance ne m'a pas appris à aimer, dit-il. Elle m'a appris à
détester ». Il plia l'affiche, la glissa dans une grande enveloppe et
l'envoya, en pensant : Au revoir à jamais, Monsieur Rouault ; cela
va certainement pousser votre tolérance dans ses derniers retranchements !
La semaine suivante, Pawel éprouva des remords par
rapport à la manière dont il avait agi et il réfléchit sur ce qu'il avait écrit
à Rouault. Était-il vraiment empli de haine ? Oui, il lui semblait que
c'était le cas. Il détestait l'indifférence suffisante des masses. Il détestait
ceux qui provoquaient les guerres et jetaient des vies à la rue. Il détestait
les artistes à succès qui sillonnaient le monde, doués du talent infaillible de
se mettre en avant. Il détestait les gens comme la concierge et Henri le maître
de peinture, et les propriétaires des galeries, pour lesquels il n'y avait pas
de plus grand dieu que l'argent. Et Photosphoros qui l'aurait bien volontiers
laissé mourir de faim (il en était sûr) pour préserver la « pureté »
de son mode de vie. Il alla même jusqu'à douter des motivations de Rouault. Sa
haine, ainsi nourrie, se répandit comme un épais brouillard. Seul Goudron y
échappa. Seul lui s'était révélé libre de toute motivation souillée.
Rouault ne répondit pas et Pawel supposa avec amertume
qu'il s'était lavé les mains de son sort, comme toutes les autres bonnes personnes
pieuses.
« Ah ces chrétiens ! » railla-t-il.
Puis, à sa grande surprise, Pawel reçut une longue
lettre de Rouault. Ce dernier s'excusait de son silence. Il était tombé
gravement malade et se trouvait encore en pleine convalescence. Il avait prié
pour Pawel et avait offert sa maladie à Dieu pour lui.
Savez-vous, Pawel, que même si nous ne nous sommes pas
rencontrés, j'ai l'impression de vous connaître très bien. Moi aussi, j'ai
connu votre angoisse. Vous devez venir à Versailles et faire la connaissance de
ma femme et de mes enfants, et de quelques-uns de nos amis. Maritain est un
philosophe catholique qui était athée autrefois. Sa femme, Raïssa, est également
philosophe et c'est une mystique. Elle est Russe, c'est une juive qui est venue
au Christ.
Pawel fut rempli d'émotions contradictoires.
Malgré son aversion de toujours pour les contacts sociaux, il ressentit soudain
le profond désir de rencontrer ces personnes inhabituelles. Pourtant il
hésitait à quitter la ville. Ne courait-il pas le risque d'être tellement
impressionné par le cercle à Versailles qu'il serait entraîné dans leur manière
désuète de voir les choses ? Devrait-il se détourner de son héroïque et
solitaire quête d'un nouveau langage propre à lui ? Il débattit avec
lui-même, dans un sens puis dans l'autre.
Chose curieuse, Goudron téléphona au moment même où il
allait tout rejeter et partir voir Rouault et les Maritain. L'écrivain écouta
patiemment Pawel décrire l'échange de lettres. Puis, parlant sur un ton
rationnel, il s'opposa aux idées de l'artiste avec beaucoup d'éloquence, d'humour
et de subtilité. Il assura à Pawel que le nouvel humanisme était supérieur au
soi-disant humanisme chrétien, de Rouault, dominé pour ainsi dire par un dieu
cruel et tyrannique qui ne pouvait pas être apaisé. Il affirma que Rouault
était un fanatique religieux, bien trop influencé par Léon Bloy et les Maritain. » Ce
serait une erreur d'aller à Versailles », ajouta-t-il.
« Par ailleurs, j'ai d'excellentes nouvelles pour
toi, mon ami, des nouvelles qui vont te convaincre que ce n'est pas le moment
d'être détourné de ta course. Tu dois persévérer dans la voie dans laquelle tu
t'es engagé. Je viens de négocier l'organisation d'une exposition de tes œuvres
dans la galerie où exposent Picasso et Braque ».
Cette nouvelle était exaltante, bien que mêlée à un sentiment
de dépression alternant avec celui de désespoir, car Pawel avait très peu de
choses à montrer de ses six mois de travail et aucune œuvre n'était originale,
à l'exception de la vision de Zakopane, mais cette dernière n'était bien sûr
qu'un tableau sans valeur, qui ne menait nulle part.
Il écrivit à Rouault, lui expliquant que, pour le
moment, il n'était pas en mesure de se déplacer, qu'il devait se préparer pour
une exposition de ses œuvres qui aurait lieu à l'automne de l'année suivante.
— Nous nous rencontrerons
peut-être un jour, concluait-il. Peut-être aimeriez-vous, vous et vos amis,
assister au vernissage.
Il éprouvait un plaisir secret à pouvoir offrir une
invitation aussi grandiose, à être désormais, en apparence, sur un pied
d'égalité avec lui, voire un niveau supérieur, car Rouault n'était-il pas le
triste vestige d'un monde en voie de disparition et Pawel un précurseur du
nouveau monde ?
Mais, étrangement, Rouault parut se réjouir de la
bonne fortune de Pawel et répondit qu'il serait très heureux d'y assister. Leur
correspondance
sérieuse, un dialogue entre croyant et incroyant, se poursuivit donc durant les
mois qui suivirent.
Dans la lettre suivante, Rouault
écrivit :
Cher Paul,
l'image du Christ rejeté est la plus difficile de toutes à peindre. L'artiste
doit éviter les effets mélodramatiques. Il doit attirer le spectateur dans
l'agonie intérieure du Christ, qui est similaire à la nuit obscure de l'âme.
Peu sont ceux qui peuvent regarder ce sujet sans préjugés. Beaucoup de
chrétiens le regardent et y voient un vieux cliché, un message religieux auquel
ils donnent leur assentiment, ni plus ni moins. Pourtant si leurs yeux sont
clairs, ils peuvent voir la majesté d'un Dieu qui souffre avec nous et en nous.
Le Christ est toujours avec nous. Il agonise jusqu'à la fin du monde.
Hélas,
l'athée regarde mon Jésus crucifié et ne voit que la mort de Dieu. Pensez-vous
que Dieu soit mort, Paul ? Ah, jeune peintre, c'est nous qui ne sommes pas
vivants ! Le cœur de l'homme moderne est devenu froid. Mon désir le plus profond
est de peindre un jour le visage du Christ avec une telle authenticité que même
le cœur le plus endurci en soit converti. Mais comme l'a dit Fra Angelico, « Quiconque
fait les choses du Christ doit être tout entier au Christ ». Donc, l'artiste
doit être prêt à être crucifié s'il veut peindre une telle image.
Blessé par sa critique des non-croyants, Pawel répondit :
Monsieur,
n'est-ce pas suffisant de désirer, comme je désire, peindre une image de
l'Homme ? Si un artiste devait créer un visage humain, toute sa beauté et
toute sa noblesse rayonnant de ses blessures les plus laides, cela ne
donnerait-il pas quelque chose d'aussi grand, voire de plus grand ?
Quelqu'un pourrait-il encore, en voyant une telle image, blesser un autre être
humain ?
Goudron rentra d'Afrique du Nord et reprit rapidement
sa routine d'écriture et de fêtes, desquelles Pawel s'absentait presque
toujours. Je dois travailler, déclarait-il solennellement.
Avec une lenteur douloureuse, les tableaux
commencèrent à couvrir les murs du studio. Il se fixa un programme d'un par
semaine. Il travaillait dans une rage de frustration, contre ses limites
techniques et contre les limites de l'intuition créative qu'il croyait lui
avoir été infligées par les mensonges de la Vieille Europe, en particulier son
éducation catholique. Il peignit un bal en tenue de soirée auquel participaient
les petits bourgeois, qui portaient des médailles de guerre sur la poitrine et
des chaînes aux chevilles, le regard narquois, avide, sans vie. Il dépeignit,
avec un réalisme cru, Henri le maître de peinture comme un homme nu
ventripotent debout sur une scène, entouré d'élèves moqueurs, les yeux marqués
par l'humiliation. Ainsi que la concierge sous les traits de Méduse.
Photosphoros comme un pharisien parmi le sanhédrin. Et des scènes de
dépravation, non pas les dames du soir de Toulouse-Lautrec, mais les yeux
pleins de désespoir des prostituées syphilitiques.
— Formidable ! s'exclama Goudron. Tu es en train
de trouver ton propre langage. Ça au moins, c'est original !
Dans ses lettres à Rouault, Pawel décrivit ses
nouvelles œuvres en détail. Les réponses qu'il reçut étaient empreintes de
tristesse, non pas à cause du sujet lui-même (car Rouault peignait lui aussi la
condition humaine, y compris les prostituées). Non, il était préoccupé par
autre chose.
Lorsque tu
montres une telle agonie morale aux yeux du monde, tu ne dois pas oublier la
dignité de l'homme, même chez les personnes les plus avilies. Cher Paul,
l'artiste doit toujours se demander : suis-je en train de peindre
seulement la surface ou suis-je en train de révéler l'âme éternelle de mes
sujets ? Sans cela, nous ne faisons qu'ajouter à l'agonie. Nous aussi ne
ferions alors qu'utiliser les prostituées, et même pire car nous ne les payons
pas.
Pawel fut frappé par la profonde
compassion de cet homme, une empathie qui semblait contredire ce que Goudron
avait dit de la version froide et tyrannique de la
religion du vieil artiste. Plus que jamais, il voulait faire sa connaissance.
Mais, une fois de plus, il se retint.
Il pensait que si ces personnes à Versailles faisaient
sa connaissance, elles pénètreraient immédiatement sa noirceur, sans pouvoir la
diminuer. Elles regarderaient dans son âme comme Rouault regardait dans l'âme
des catins et des clowns. Il serait un sujet, ou pire, un objet. Leur
compassion admirable étant purement théorique, ces gens le verraient comme de
la matière fraîche pour leurs pieuses pensées. Il ne fait aucun doute qu'ils le
traiteraient avec la charité qui convient, mais ils ne lui demanderaient pas de
revenir. Si c'était le cas, ressentait Pawel, sa noirceur en serait accrue. Il
ne pouvait pas prendre ce risque. Il savait qu'il ne survivrait jamais à cela.
Pourtant, le dialogue l'intriguait. Dans un dernier
échange de notes, Pawel affirma qu'à ce stade de l'histoire il était nécessaire
de démolir le langage lui-même pour pénétrer les fondements du sens. En détruisant,
proclama-t-il, on ouvrait la voie vers un nouvel âge d'or de la créativité.
Rouault répliqua :
Attention
Paul. Détournez-vous de cette façon séduisante de penser. Le langage – et pour
vous et moi cela veut dire un langage visuel – doit être purifié, pas détruit.
Si vous perdez le symbolisme, vous allez perdre votre manière de connaître les
choses. Si vous détruisez les symboles, vous détruisez les concepts.
Il existe un
autre danger. Si nous corrompons les symboles, les concepts sont corrompus et
alors nous perdons la capacité à comprendre les choses telles qu'elles sont, ce
qui nous rend vulnérables à la déformation de nos perceptions et de nos
actions.
Une fois de plus, Rouault pressa Pawel de venir à
Versailles. En entendant cela, Goudron dit à Pawel qu'il ferait mieux de
rencontrer les expressionnistes allemands. Peu de temps après, ils prirent
l'avion pour Berlin. Là, ils assistèrent à une exposition privée des grands
peintres de cette école, des gens comme Beckmann, Kirchner et Dix, qui, là
aussi, étaient raillés par les national-socialistes. Dans leurs tableaux, ils
ne semblaient pas détruire ni corrompre les symboles mais ils les
réarrangeaient plutôt sous de nouvelles formes perturbantes.
Goudron et Pawel se rendirent au studio de Beckmann et
le regardèrent travailler sur une peinture murale appelée Départ. Elle
était remplie de mythologie personnelle et de scènes de torture : un homme
nu, les mains tranchées, attaché à un pilier ; une femme hurlant et errant
dans les maisons de la folie, dénonçant un vieux crime non identifié et
avertissant contre un autre à venir. Cela semblait grotesque à Pawel, mais du
pur génie. Dans le panneau central, un roi contemplait l'océan, se préparant à
partir. C'était du Kafka en images.
Michael O’Brien, in La librairie Sophia
(Salvator)