mercredi 15 février 2012

En lisant... Michael O'Brien, Pawel et Georges Rouault


Il était, malgré tout, de plus en plus frustré par son manque d'inspiration. Incapable de se concentrer, ressentant une obscurité grandissante autour de lui et en lui, il marchait dans les rues de Paris jour après jour, semaine après semaine, cherchant dans toutes les galeries d'art la confirmation de ce que Goudron lui avait dit. Les musées semblaient des mémoriaux sans vie à la gloire du passé et Pawel ne ressentait désormais que dégoût pour les peintures qu'il avait jadis aimées. Oui, même Renoir, Degas et Monet, ces géants héroïques du passé récent, ne pouvaient plus l'émouvoir. Qu'ils fussent des génies, il n'en doutait pas. Mais, si Goudron avait raison, ils étaient trop préoccupés par la beauté, et leur vision d'un monde harmonieux était le produit de regards remplis de préjugés qui n'avaient jamais subi l'humiliation, ni connu la faim. Écœuré, il s'éloigna à grands pas du Musée de l'impressionnisme, tempêtant en lui contre la bourgeoisie et ses toutous bichonnés qu'elle appelait artistes.
Dans les galeries, ce n'était pas mieux. Tout n'était qu'ambition, affectation et charmante séduction.
Un jour, cependant, comme il entrait dans une petite galerie à Montmartre, il s'arrêta devant un tableau de Georges Rouault. C'était une image du Christ cloué à la Croix. Il ne savait pas pourquoi il était touché car il n'avait plus la foi. Il supposa que c'était parce que le tableau renvoyait à des images des spectacles de son enfance. Pourtant, il était intrigué, car l'artiste avait peint une œuvre associant sujet traditionnel et technique révolutionnaire. C'était à moitié abstrait sans offrir, par essence, de l'abstraction. C'était inexplicable. L'image avait une certaine puissance qui fit que Pawel se demanda s'il n'avait pas négligé quelque chose en anéantissant le passé.
Il obtint l'adresse de Rouault auprès de son marchand et il lui écrivit — il habitait Versailles. Bien sûr, Pawel ne cacha pas ce qu'il pensait. Il déclara qu'il ne croyait en rien mais qu'il avait été impressionné par le tableau de la crucifixion. Il demanda à Rouault si celui-ci pensait que toutes les voies traditionnelles de l'histoire de l'art étaient désormais fermées, comme le soutenaient tant de théoriciens de l'art. Si elles n'étaient pas fermées, que devrait alors poursuivre un jeune artiste ? Devrait-il, lui Pawel, prendre la direction de l'abstraction absolue ou du symbolisme ou encore d'un nouveau genre de réalisme figuratif ?
Rouault répondit par une lettre courtoise. Il y analysait la scène artistique actuelle d'un œil critique et soulignait le fait que la confusion de l'art moderne avait sa source dans des problèmes plus profonds que les questions de style. Il concluait en disant : « Un homme ne crée qu'avec la matière de ce qu'il aime ».
Pawel envoya en retour une note sèche : « Et s'il n'aime rien ? » Pensant que sa franchise avait mis un terme à leur correspondance, Pawel fit surpris de recevoir une réponse une semaine plus tard :
L'homme qui n'aime pas ne se connaît pas encore. Tout cœur humain renferme une image de l'amour, si ensevelie soit-elle. Il doit la chercher et trouver son propre langage, les mots qui libéreront l'icône cachée.
« Comment fait-il ceci ? » répondit Pawel sur une petite carte représentant un nu peint par Matisse.
En réponse, Rouault envoya une petite carte de la rosace de la cathédrale de Chartres : « En se soumettant aux forces de la vie. En souffrant ».
Mais cela était trop lugubre. Pawel songea qu'il avait déjà beaucoup trop souffert.
Il écrivit une réponse au verso d'une publicité pour un cabaret, qu'il avait prise à cette intention sur un panneau d'affichage : « La souffrance ne m'a pas appris à aimer, dit-il. Elle m'a appris à détester ». Il plia l'affiche, la glissa dans une grande enveloppe et l'envoya, en pensant : Au revoir à jamais, Monsieur Rouault ; cela va certainement pousser votre tolérance dans ses derniers retranchements !
La semaine suivante, Pawel éprouva des remords par rapport à la manière dont il avait agi et il réfléchit sur ce qu'il avait écrit à Rouault. Était-il vraiment empli de haine ? Oui, il lui semblait que c'était le cas. Il détestait l'indifférence suffisante des masses. Il détestait ceux qui provoquaient les guerres et jetaient des vies à la rue. Il détestait les artistes à succès qui sillonnaient le monde, doués du talent infaillible de se mettre en avant. Il détestait les gens comme la concierge et Henri le maître de peinture, et les propriétaires des galeries, pour lesquels il n'y avait pas de plus grand dieu que l'argent. Et Photosphoros qui l'aurait bien volontiers laissé mourir de faim (il en était sûr) pour préserver la « pureté » de son mode de vie. Il alla même jusqu'à douter des motivations de Rouault. Sa haine, ainsi nourrie, se répandit comme un épais brouillard. Seul Goudron y échappa. Seul lui s'était révélé libre de toute motivation souillée.
Rouault ne répondit pas et Pawel supposa avec amertume qu'il s'était lavé les mains de son sort, comme toutes les autres bonnes personnes pieuses.
« Ah ces chrétiens ! » railla-t-il.
Puis, à sa grande surprise, Pawel reçut une longue lettre de Rouault. Ce dernier s'excusait de son silence. Il était tombé gravement malade et se trouvait encore en pleine convalescence. Il avait prié pour Pawel et avait offert sa maladie à Dieu pour lui.
Savez-vous, Pawel, que même si nous ne nous sommes pas rencontrés, j'ai l'impression de vous connaître très bien. Moi aussi, j'ai connu votre angoisse. Vous devez venir à Versailles et faire la connaissance de ma femme et de mes enfants, et de quelques-uns de nos amis. Maritain est un philosophe catholique qui était athée autrefois. Sa femme, Raïssa, est également philosophe et c'est une mystique. Elle est Russe, c'est une juive qui est venue au Christ.
Pawel fut rempli d'émotions contradictoires. Malgré son aversion de toujours pour les contacts sociaux, il ressentit soudain le profond désir de rencontrer ces personnes inhabituelles. Pourtant il hésitait à quitter la ville. Ne courait-il pas le risque d'être tellement impressionné par le cercle à Versailles qu'il serait entraîné dans leur manière désuète de voir les choses ? Devrait-il se détourner de son héroïque et solitaire quête d'un nouveau langage propre à lui ? Il débattit avec lui-même, dans un sens puis dans l'autre.
Chose curieuse, Goudron téléphona au moment même où il allait tout rejeter et partir voir Rouault et les Maritain. L'écrivain écouta patiemment Pawel décrire l'échange de lettres. Puis, parlant sur un ton rationnel, il s'opposa aux idées de l'artiste avec beaucoup d'éloquence, d'humour et de subtilité. Il assura à Pawel que le nouvel humanisme était supérieur au soi-disant humanisme chrétien, de Rouault, dominé pour ainsi dire par un dieu cruel et tyrannique qui ne pouvait pas être apaisé. Il affirma que Rouault était un fanatique religieux, bien trop influencé par Léon Bloy et les Maritain. » Ce serait une erreur d'aller à Versailles », ajouta-t-il.
« Par ailleurs, j'ai d'excellentes nouvelles pour toi, mon ami, des nouvelles qui vont te convaincre que ce n'est pas le moment d'être détourné de ta course. Tu dois persévérer dans la voie dans laquelle tu t'es engagé. Je viens de négocier l'organisation d'une exposition de tes œuvres dans la galerie où exposent Picasso et Braque ».
Cette nouvelle était exaltante, bien que mêlée à un sentiment de dépression alternant avec celui de désespoir, car Pawel avait très peu de choses à montrer de ses six mois de travail et aucune œuvre n'était originale, à l'exception de la vision de Zakopane, mais cette dernière n'était bien sûr qu'un tableau sans valeur, qui ne menait nulle part.
Il écrivit à Rouault, lui expliquant que, pour le moment, il n'était pas en mesure de se déplacer, qu'il devait se préparer pour une exposition de ses œuvres qui aurait lieu à l'automne de l'année suivante.
— Nous nous rencontrerons peut-être un jour, concluait-il. Peut-être aimeriez-vous, vous et vos amis, assister au vernissage.
Il éprouvait un plaisir secret à pouvoir offrir une invitation aussi grandiose, à être désormais, en apparence, sur un pied d'égalité avec lui, voire un niveau supérieur, car Rouault n'était-il pas le triste vestige d'un monde en voie de disparition et Pawel un précurseur du nouveau monde ?
Mais, étrangement, Rouault parut se réjouir de la bonne fortune de Pawel et répondit qu'il serait très heureux d'y assister. Leur correspondance sérieuse, un dialogue entre croyant et incroyant, se poursuivit donc durant les mois qui suivirent.
Dans la lettre suivante, Rouault écrivit :
Cher Paul, l'image du Christ rejeté est la plus difficile de toutes à peindre. L'artiste doit éviter les effets mélodramatiques. Il doit attirer le spectateur dans l'agonie intérieure du Christ, qui est similaire à la nuit obscure de l'âme. Peu sont ceux qui peuvent regarder ce sujet sans préjugés. Beaucoup de chrétiens le regardent et y voient un vieux cliché, un message religieux auquel ils donnent leur assentiment, ni plus ni moins. Pourtant si leurs yeux sont clairs, ils peuvent voir la majesté d'un Dieu qui souffre avec nous et en nous. Le Christ est toujours avec nous. Il agonise jusqu'à la fin du monde.
Hélas, l'athée regarde mon Jésus crucifié et ne voit que la mort de Dieu. Pensez-vous que Dieu soit mort, Paul ? Ah, jeune peintre, c'est nous qui ne sommes pas vivants ! Le cœur de l'homme moderne est devenu froid. Mon désir le plus profond est de peindre un jour le visage du Christ avec une telle authenticité que même le cœur le plus endurci en soit converti. Mais comme l'a dit Fra Angelico, « Quiconque fait les choses du Christ doit être tout entier au Christ ». Donc, l'artiste doit être prêt à être crucifié s'il veut peindre une telle image.
Blessé par sa critique des non-croyants, Pawel répondit :
Monsieur, n'est-ce pas suffisant de désirer, comme je désire, peindre une image de l'Homme ? Si un artiste devait créer un visage humain, toute sa beauté et toute sa noblesse rayonnant de ses blessures les plus laides, cela ne donnerait-il pas quelque chose d'aussi grand, voire de plus grand ? Quelqu'un pourrait-il encore, en voyant une telle image, blesser un autre être humain ?
Goudron rentra d'Afrique du Nord et reprit rapidement sa routine d'écriture et de fêtes, desquelles Pawel s'absentait presque toujours. Je dois travailler, déclarait-il solennellement.
Avec une lenteur douloureuse, les tableaux commencèrent à couvrir les murs du studio. Il se fixa un programme d'un par semaine. Il travaillait dans une rage de frustration, contre ses limites techniques et contre les limites de l'intuition créative qu'il croyait lui avoir été infligées par les mensonges de la Vieille Europe, en particulier son éducation catholique. Il peignit un bal en tenue de soirée auquel participaient les petits bourgeois, qui portaient des médailles de guerre sur la poitrine et des chaînes aux chevilles, le regard narquois, avide, sans vie. Il dépeignit, avec un réalisme cru, Henri le maître de peinture comme un homme nu ventripotent debout sur une scène, entouré d'élèves moqueurs, les yeux marqués par l'humiliation. Ainsi que la concierge sous les traits de Méduse. Photosphoros comme un pharisien parmi le sanhédrin. Et des scènes de dépravation, non pas les dames du soir de Toulouse-Lautrec, mais les yeux pleins de désespoir des prostituées syphilitiques.
— Formidable ! s'exclama Goudron. Tu es en train de trouver ton propre langage. Ça au moins, c'est original !
Dans ses lettres à Rouault, Pawel décrivit ses nouvelles œuvres en détail. Les réponses qu'il reçut étaient empreintes de tristesse, non pas à cause du sujet lui-même (car Rouault peignait lui aussi la condition humaine, y compris les prostituées). Non, il était préoccupé par autre chose.
Lorsque tu montres une telle agonie morale aux yeux du monde, tu ne dois pas oublier la dignité de l'homme, même chez les personnes les plus avilies. Cher Paul, l'artiste doit toujours se demander : suis-je en train de peindre seulement la surface ou suis-je en train de révéler l'âme éternelle de mes sujets ? Sans cela, nous ne faisons qu'ajouter à l'agonie. Nous aussi ne ferions alors qu'utiliser les prostituées, et même pire car nous ne les payons pas.
Pawel fut frappé par la profonde compassion de cet homme, une empathie qui semblait contredire ce que Goudron avait dit de la version froide et tyrannique de la religion du vieil artiste. Plus que jamais, il voulait faire sa connaissance. Mais, une fois de plus, il se retint.
Il pensait que si ces personnes à Versailles faisaient sa connaissance, elles pénètreraient immédiatement sa noirceur, sans pouvoir la diminuer. Elles regarderaient dans son âme comme Rouault regardait dans l'âme des catins et des clowns. Il serait un sujet, ou pire, un objet. Leur compassion admirable étant purement théorique, ces gens le verraient comme de la matière fraîche pour leurs pieuses pensées. Il ne fait aucun doute qu'ils le traiteraient avec la charité qui convient, mais ils ne lui demanderaient pas de revenir. Si c'était le cas, ressentait Pawel, sa noirceur en serait accrue. Il ne pouvait pas prendre ce risque. Il savait qu'il ne survivrait jamais à cela.
Pourtant, le dialogue l'intriguait. Dans un dernier échange de notes, Pawel affirma qu'à ce stade de l'histoire il était nécessaire de démolir le langage lui-même pour pénétrer les fondements du sens. En détruisant, proclama-t-il, on ouvrait la voie vers un nouvel âge d'or de la créativité.
Rouault répliqua :
Attention Paul. Détournez-vous de cette façon séduisante de penser. Le langage – et pour vous et moi cela veut dire un langage visuel – doit être purifié, pas détruit. Si vous perdez le symbolisme, vous allez perdre votre manière de connaître les choses. Si vous détruisez les symboles, vous détruisez les concepts.
Il existe un autre danger. Si nous corrompons les symboles, les concepts sont corrompus et alors nous perdons la capacité à comprendre les choses telles qu'elles sont, ce qui nous rend vulnérables à la déformation de nos perceptions et de nos actions.
Une fois de plus, Rouault pressa Pawel de venir à Versailles. En entendant cela, Goudron dit à Pawel qu'il ferait mieux de rencontrer les expressionnistes allemands. Peu de temps après, ils prirent l'avion pour Berlin. Là, ils assistèrent à une exposition privée des grands peintres de cette école, des gens comme Beckmann, Kirchner et Dix, qui, là aussi, étaient raillés par les national-socialistes. Dans leurs tableaux, ils ne semblaient pas détruire ni corrompre les symboles mais ils les réarrangeaient plutôt sous de nouvelles formes perturbantes.
Goudron et Pawel se rendirent au studio de Beckmann et le regardèrent travailler sur une peinture murale appelée Départ. Elle était remplie de mythologie personnelle et de scènes de torture : un homme nu, les mains tranchées, attaché à un pilier ; une femme hurlant et errant dans les maisons de la folie, dénonçant un vieux crime non identifié et avertissant contre un autre à venir. Cela semblait grotesque à Pawel, mais du pur génie. Dans le panneau central, un roi contemplait l'océan, se préparant à partir. C'était du Kafka en images. 
Michael O’Brien, in La librairie Sophia (Salvator)