Il faisait beau mardi sur la Côte
basque. À dix heures, la cloche de l'église de Ciboure se mit à sonner le glas
pour Pierre Benoit. L'église est au cœur du village, une maison entre les
maisons. Mais ses dimensions surprennent. Elle est grande et paraît plus grande
encore, lorsque s'éclaire son chœur doré et que le soleil descend sur le bois
sombre des galeries.
Pierre Benoit repose entre les
cierges et les fleurs dans un cercueil de bois clair.
Marcel Pagnol, au premier rang, est
le seul représentant de l'Académie française. D'autres auraient bien voulu
venir, mais ils n'ont pas pu parce qu'ils étaient souffrants ou qu'ils avaient
peur de rencontrer Paul Morand.
Un chant basque monte sous les voûtes
après le discours. Pierre Benoit part pour ce qu'il appelait sa vraie demeure.
La Côte entière s'enfonce dans le soleil et dans le bleu ardent de la mer.
Le cimetière est si près de l'eau
qu'on l'appelle aussi le cimetière marin. Un chemin difficile monte vers le
caveau où déjà Marcelle Benoit repose. Voici l'instant où le grand rêveur
rejoint comme il le voulait son épouse. Dieu veuille qu'ils soient heureux.
Pour le grand public, Pierre Benoit
est un auteur de romans d'aventures. Lui-même aimait à dire qu'il n'avait
jamais été autre chose qu'un romancier. Il considérait son art comme un métier,
pour lui le plus beau de tous, parce qu'il lui avait permis de mener, aux
quatre coins du monde, l'existence tour à tour recluse et vagabonde dont son
enfance avait rêvé.
Dans sa maison de Ciboure, ses
papiers, ses plumes, ses crayons, ses dossiers se trouvaient soigneusement
rangés sur une table d'artisan, mais quand il levait les yeux de sa page son
regard était comblé par la mer.
Nous savons qu'il avait toujours
entendu l'appel baudelairien des vagues et qu'il avait cherché du côté de
Botany Bay l'ombre perdue des voiliers de La Pérouse. Était-il un grand
voyageur ?
On a longtemps raconté qu'il
dépensait ses droits d'auteur en visitant les pays qu'il avait déjà décrits
dans ses livres. Comme il ne publiait jamais de récits de voyage et qu'il
demeurait d'une discrétion parfaite sur sa vie privée, personne ne pouvait dire
au juste s'il avait vraiment quitté Barbazan ou Sousceyrac et si ce n'était pas
en songe qu'il avait gagné Zanzibar.
Pourtant, l'idée de tours du monde
compliqués, avec des Chines, des Amériques, des îles trempées dans l'océan
Indien et le Liban aux châtelaines, correspond assez bien à l'image qu'on se
fait partout d'une vie terrestre à la manière de Pierre Benoit.
Il est vrai que Pierre a beaucoup
voyagé, qu'il a respiré l'air des pays dont il a parlé et même qu'il était loin
d'avoir tout dit. Une seule fois, il s'est permis d'évoquer un pays qu'il ne
connaissait pas autrement que par ses lectures. C'est l'Irlande de La Chaussée des Géants.
Pourrait-on croire que Pierre Benoit,
qui aimait beaucoup la littérature anglaise, n'a jamais mis les pieds en
Angleterre ? Cet homme qui pouvait donner à brûle-pourpoint les heures et
les correspondances des trains entre Mogadiscio, Mombasa et Dar es-Salam,
savait à peine où se trouvait Londres. Il se contentait d'une Angleterre
romanesque, sortie de Dickens et de Stevenson, et se montrait tout heureux
d'avoir écrit, dans L'Atlantide,
trois lignes sur Édimbourg. Au reste, il était toujours question de découvrir
Piccadilly et Princes Street à l'occasion d'un match international de rugby ou
d'aller voir s'entraîner l'équipe de France sur la pelouse de Trinity College,
à Dublin.
Il est difficile de dire ce que
signifiait le voyage pour Pierre Benoît. On sait qu'il ne descendait pas aux
escales et il s'est contenté sans même quitter son train, de jeter un coup
d'œil sur Venise qu'il jugeait ridicule ». Sans doute pensait-il, comme
son ami Jean Cocteau, qu'il faut, pour connaître une ville trois jours ou
trente ans et que les trente années d'observations patientes ne font jamais,
dans le meilleur des cas, que confirmer l'expérience inspirée des trois jours.
Les villes et les pays que Pierre
Benoit aimait formaient dans son souvenir une géographie personnelle qui ne
ressemblait en rien aux cartes postales en technicolor des touristes
internationaux. Ainsi, il ne s'arrêtait pas à Venise, mais passait la nuit dans
une chambre d'hôtel de Saint-Céré et y restait quinze ans
Il faut dire que ce séjour au cœur du
Lot s'est trouvé souvent dégelé par de longs voyages en mer et l'aventure
imaginée dans une petite chambre se poursuivait sur le pont des navires. Une
fois, Pierre Benoit est descendu à l'escale et il a laissé son bateau repartir
pour la France. Il venait de mettre le pied sur une de ses terres favorites, la
Syrie, où il allait vivre presque deux ans.
Dax, Moukden, Sousceyrac, Beyrouth,
Socoa, Tananarive, Arcachon, Jérusalem, voilà, prises au hasard, quelques
étapes d'un parcours qu'il sera difficile de reconstituer.
« Ses voyages, dit Paul Morand,
furent un itinéraire de poète, un périple intérieur, pour des motifs d'une
exigence totalement désintéressée, dans un univers clos. Un monde de pureté, un
océan d'enfance, un atlas incompréhensible, illisible par Paris ».
Existait-il, à ses yeux, une
différence fondamentale entre une chambre de l'hôtel du Touring, à Saint-Céré,
et la cabine d'un transport des Messageries Maritimes au large de Pondichéry ?
L'univers, pour lui, était un songe dont il faudrait un jour s'éveiller. Au
cours de ses entretiens radiodiffusés de 1957, Paul Guimard a posé le fameux
questionnaire de Proust à Pierre Benoit. À la question « Quelle est votre
qualité préférée chez la femme ? », l'auteur de Mademoiselle de la Ferté a répondu : « L'orgueil ».
Un instant plus tôt, il avait précisé
qu'il aimait pour leur orgueil sainte Clotilde et Isabeau de Bavière, pour son
orgueil Mathilde de La Mole aux regards scintillants. Ce mot suffit à expliquer
ses héroïnes, celles qu'il appelait lui-même « les sombres filles bien-aimées ».
Au fond de chacune d'elles, en effet,
il demeure quelque chose de minéral qu'aucune passion ne parvient entièrement à
dissoudre et celles-là même qui se laissent émouvoir par le plus humain des
désirs ont toujours dans les yeux le reflet d'une pierre funeste et leurs
doigts fins caressent, selon l'éternelle mesure, les formes du plaisir et du
malheur.
Pour les hommes, Pierre Benoit a
répondu que sa qualité préférée était le courage et sa vertu la bonté. Quel
serait pour lui le comble de la misère ? Ne pas être aimé. Où il aimerait
vivre ? Où il serait aimé. Son idéal de bonheur terrestre ? Être
aimé.
N'est-ce pas cette constante
recherche de l'amour qui l'a conduit au-delà des mers vers les plus lointains
paysages ? Pierre Benoit paraissait avoir gardé un mauvais souvenir de
tout ce qui touchait au jeune âge, mais c'est peut-être une autre enfance, plus
profonde, plus magique encore et plus sûre, qu'il poursuivait dans sa quête
perpétuelle des îles et de l'amour.
Un jour, il avait rencontré Marcelle
qui était devenue sa femme et qui avait tiré pour lui d'une vieille ferme la
maison de Ciboure et la terrasse qui domine la route d'Espagne et la rade de
Socoa.
Avec Marcelle il avait fait des
voyages et l'été dernier, il nous montrait encore une petite photographie
d'amateur où on les voyait, tous deux, partant pour le Japon. Il s'agissait de
recréer la vie ancienne, d'offrir à son amour le monde et de refaire ensemble
les vieux chemins parcourus.
Puis, Marcelle avait été touchée par
le mal terrible et, avec cet orgueil dont Pierre Benoit s'enchantait et qui
n'était chez elle que l'orgueil de la vie, elle avait usé un prodigieux courage
dans son combat pour d'autres années. Raidi par la douleur, lointain et
pathétique, Pierre la regardait mourir.
Elle avait cru pouvoir trouver en
Suisse de nouveaux secours. Lorsqu'elle avait senti venir la fin de sa trop
longue lutte, elle avait voulu partir en hâte, fermer les yeux chez elle et, au
prix d'une dernière bataille, elle était encore vivante lorsqu'elle passa la frontière.
Marcelle mourut sur une route de
Savoie à quelques mètres d'un paysage qu'elle avait désiré voir toute sa vie et
qui fut refusé à son dernier regard. Ce fut alors la longue descente au bord du
Rhône, la remontée du Languedoc, les routes des Pyrénées, les pins des Landes
et le retour au Pays basque. Pierre, enfermé avec elle dans la triste
ambulance, protégeait la jeune morte et ne faiblissait pas.
Mais, depuis ce jour, il vivait avec
l'ombre de Marcelle et son esprit passionné volait vers son tombeau. Certes, il
lui arrivait parfois de revenir sur la terre et de ressembler pour un instant à
l'homme qu'il avait été.
Pierre Benoit n'avait jamais pris la
vie ni le monde au sérieux, car il pensait et parfois même disait qu'il
existait autre part quelque chose de plus grave. Mais il avait trouvé à cette
vie, comme à ce monde, des agréments dont il avait usé sans mesure. La
générosité éclatait dans son esprit et dans ses yeux.
Cette ironie si vivante, cette gaîté
légère n'étaient plus désormais chez lui que les formes d'une inguérissable
mélancolie. Pierre se refusait à l'existence avec une de ces volontés que rien
au monde ne peut fléchir.
Ses rêveries le conduisaient à la
recherche d'une âme et, parti loin de nos bords, il avait fermé son imagination
et sa pensée avant la fin de la route et le dernier chemin pour le dernier
repos.
Kléber Haedens, in L'Air du Pays