La vie chrétienne est un combat, une guerre sans merci. Saint Paul dans la lettre aux Éphésiens nous invite à revêtir « l'armure de Dieu pour lutter non contre des adversaires de sang, mais contre les Principautés, les Puissances, les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes » (Éphésiens 6, 10-17) et il détaille toutes les pièces de cette armure qu'il nous faut endosser.
Chaque chrétien doit être bien convaincu que sa vie spirituelle ne peut en aucun cas être le déroulement tranquille d'une petite vie sans histoire, mais qu'elle doit être le lieu d'une lutte constante, et parfois douloureuse, qui ne finira qu'à notre mort : lutte contre le mal, les tentations, le péché qui est en soi. Ce combat est inévitable, mais il est à comprendre comme une réalité extrêmement positive. Car « sans guerre il n'y a pas de paix » (sainte Catherine de Sienne) : sans combat, pas de victoire. Et ce combat est proprement le lieu de notre purification, de notre croissance spirituelle, où nous apprenons à nous connaître nous-mêmes dans notre faiblesse et à connaître Dieu dans son infinie miséricorde ; ce combat est en définitive le lieu de notre transfiguration et de notre glorification.
Mais le combat spirituel du chrétien, s'il est rude parfois, n'est en aucun cas la lutte désespérée de quelqu'un qui se bat dans la solitude et à l'aveuglette sans aucune certitude quant à l'issue de cet affrontement. Il est le combat de celui qui lutte avec la certitude absolue que la victoire est déjà acquise, car le Seigneur est ressuscité : « Ne pleure pas, il a vaincu le Lion de la tribu de Juda » (Apocalypse 5, 1). Il ne combat pas avec sa force à lui, mais avec celle du Seigneur qui lui dit : « Ma grâce te suffit, car ma puissance se manifeste dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12, 9), et son arme principale n'est pas la fermeté naturelle du caractère ou l'habileté humaine, mais la foi, cette adhésion totale au Christ, qui lui permet même dans les pires moments de s'abandonner avec une confiance aveugle à Celui qui ne peut l'abandonner.
Je puis tout en Celui qui me rend fort.
Philippiens 4, 13
Le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte ?
Psaume 27, 1
Le chrétien combat donc avec violence parfois, appelé comme il l'est à « résister jusqu'au sang dans la lutte contre le péché » (Hébreux 12, 4), mais il combat avec un cœur paisible, et son combat est d'autant plus efficace que son cœur est plus paisible. Car, comme nous l'avons dit, c'est justement cette paix intérieure qui lui permet de lutter non avec ses propres forces qui seraient vite épuisées, mais avec celles de Dieu.
Le croyant, dans toute bataille, quelle qu'en soit la violence, s'efforcera de garder la paix de son cœur pour laisser le Dieu des Armées combattre en lui. Mais il faut de plus qu'il soit bien averti de ceci : la paix intérieure est non seulement une condition du combat spirituel, mais elle en est bien souvent l'enjeu même. Très fréquemment le combat spirituel consiste en cela précisément : défendre la paix du cœur contre l'ennemi qui s'efforce de nous la ravir.
En effet, une des stratégies les plus habituelles du démon pour éloigner une âme de Dieu, retarder son progrès spirituel, est de tenter de lui faire perdre la paix intérieure. Voici ce que dit Lorenzo Scupoli, un des grands maîtres spirituels du XVIe siècle, très estimé par saint François de Sales :
Le démon fait tous ses efforts pour bannir la paix de notre cœur, parce qu'il sait que Dieu demeure dans la paix, et c'est dans la paix qu'Il opère de grandes choses.
Il est fort utile de nous en souvenir, car bien souvent, dans le déroulement quotidien de notre vie chrétienne, il arrive que nous nous trompions de combat si l'on peut dire, que nous orientions mal nos efforts. Nous combattons sur le terrain où le démon nous entraîne subtilement et où il peut nous vaincre, au lieu de combattre sur le véritable champ de bataille où en revanche, avec la grâce de Dieu, nous sommes toujours sûrs de vaincre. Et c'est cela un des grands secrets du combat spirituel : de ne pas nous tromper de combat, savoir discerner malgré les ruses de l'adversaire quel est le véritable champ de bataille, contre quoi nous avons véritablement à lutter, où nous devons porter nos efforts.
Nous croyons par exemple que remporter le combat spirituel signifie vaincre tous nos défauts, ne jamais succomber à la tentation, n'avoir plus de faiblesses et de défaillances. Mais sur ce terrain-là nous sommes immanquablement vaincus ! Car qui de nous peut prétendre ne jamais tomber ? Et ce n'est certainement pas ce que Dieu exige de nous car « il sait de quoi nous sommes faits, et il se souvient que nous ne sommes que poussière » (Psaume 102, 14).
Le véritable combat spirituel au contraire, plutôt que la poursuite d'une invincibilité ou d'une infaillibilité absolument hors de notre portée, consiste principalement à apprendre à accepter, sans nous décourager pour autant, de tomber parfois, à ne pas perdre la paix de notre cœur quand il nous arrive de chuter lamentablement, à ne pas nous attrister excessivement de nos défaites, et à savoir profiter de nos chutes pour rebondir plus haut... Ce qui est toujours possible, mais à condition de ne pas nous affoler et de rester en paix.
On pourrait donc avec raison énoncer ce principe : le premier but du combat spirituel, ce vers quoi doivent tendre d'abord nos efforts, ce n'est pas d'obtenir toujours la victoire (sur nos tentations, nos faiblesses) mais c'est plutôt d'apprendre à garder son cœur en paix en toutes circonstances, même en cas de défaite. C'est seulement comme cela que nous pourrons rejoindre l'autre but qui est l'élimination de nos chutes, défauts, imperfections, péchés. Car cette victoire-là, nous devons la vouloir et la désirer, mais en sachant bien que ce ne sont pas nos forces qui nous l'obtiendront ; et donc ne pas prétendre l'obtenir immédiatement. C'est uniquement la grâce de Dieu qui nous obtiendra la victoire, grâce dont l'action sera d'autant plus puissante et rapide que nous saurons maintenir notre intérieur dans la paix et dans l'abandon confiant entre les mains de notre Père du Ciel.
Les raisons pour lesquelles nous perdons la paix sont toujours de mauvaises raisons
Un des aspects dominants du combat spirituel est la lutte au plan des pensées. Lutter signifie souvent opposer à des pensées qui proviennent de notre propre esprit ou bien de la mentalité qui nous entoure, ou bien encore parfois de l'Ennemi (peu importe leur origine...) et qui nous portent au trouble, à la crainte, au découragement, des pensées qui peuvent nous réconforter et nous rétablir dans la paix. En vue de ce combat, « heureux l'homme qui a su remplir son carquois » (Psaume 127, 5) de ces flèches que sont les bonnes pensées, c'est-à-dire ces convictions solides basées sur la foi, qui nourrissent l'intelligence et fortifient le cœur dans le moment de l'épreuve.
Parmi « ces flèches en la main du héros » (Psaume 127, 4), une des affirmations de foi qui doit nous habiter en permanence est que toutes les raisons que nous avons de perdre la paix sont de mauvaises raisons.
Cette conviction certes ne peut pas se fonder sur des considérations humaines. Ce ne peut être qu'une certitude de foi, fondée sur la Parole de Dieu. Qu'elle ne repose pas sur les raisons du monde, Jésus nous l'a dit clairement :
Je vous laisse
la paix, c'est ma paix que je vous donne ;
Je ne vous la donne pas comme le monde la donne.
Que votre cœur ne se trouble ni ne s'effraie.
Jean 14, 27
Si nous cherchons la paix « comme le monde la donne », si nous attendons notre paix des raisons du monde, des motivations pour lesquelles selon la mentalité courante qui nous entoure on peut être en paix (parce que tout va bien, que nous n'avons pas de contrariétés, que nos désirs sont pleinement satisfaits, etc.), il est sûr que nous ne serons jamais en paix, ou que notre paix sera extrêmement fragile et de courte durée.
Pour nous croyants, la raison essentielle en vertu de laquelle nous pouvons toujours être en paix ne vient pas du monde. « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jean 18, 36). Elle vient de la confiance en la Parole de Jésus.
Quand le Seigneur affirme qu'il nous « laisse la paix, qu'il nous donne sa paix », cette parole est parole divine, parole qui a la même force créatrice que la parole qui a fait surgir du néant le ciel et la terre, même poids que la parole qui a calmé la tempête, la parole qui a guéri les malades et ressuscité les morts. Puisque Jésus nous déclare, et par deux fois, qu'il nous donne sa paix, nous croyons que cette paix n'est jamais retirée. « Les dons de Dieu sont sans repentance ». (Romains 11, 29) C'est nous qui ne savons pas toujours les accueillir ou les conserver. Parce que bien souvent nous manquons de foi...
Je vous ai dit
cela pour qu'en moi vous ayez la paix.
Dans le monde, vous aurez à souffrir, mais courage !
Moi j'ai vaincu le monde.
Jean 16, 33
En Jésus, nous pouvons toujours demeurer en paix parce qu'il a vaincu le monde, parce qu'il est ressuscité d'entre les morts. Par sa mort il a vaincu la mort, il a annulé la sentence de condamnation qui pesait sur nous. Il a manifesté la bienveillance de Dieu à notre égard. Et « si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?... Qui pourra bien nous séparer de l'amour du Christ ? » (Romains 8, 31).
À partir de ce fondement inébranlable de la foi, nous allons maintenant examiner certaines situations dans lesquelles il nous arrive fréquemment de perdre peu ou prou la paix de notre cœur. Nous chercherons à mettre en évidence à la lumière de la foi combien il est vain de nous troubler ainsi.
Mais auparavant il sera utile de faire certaines remarques, pour préciser à qui s'adressent et pour qui sont valables les considérations que nous allons faire sur ce thème.
La bonne volonté, condition nécessaire de la paix
La paix intérieure dont il est question ne peut bien entendu pas être le partage de tous les hommes indépendamment de leur attitude vis-à-vis de Dieu.
L'homme qui s'oppose à Dieu, qui plus ou moins consciemment le fuit, ou fuit certains de ses appels ou de ses exigences, ne pourra pas être en paix. Quand un homme est proche de Dieu, aime et désire servir le Seigneur, la stratégie habituelle du démon est de lui faire perdre la paix de son cœur, tandis que Dieu au contraire vient à son aide pour la lui rendre. Mais cette loi est renversée pour une personne dont le cœur est loin de Dieu, qui vit dans l'indifférence et le mal : le démon cherche à la tranquilliser, à la maintenir dans une fausse quiétude, tandis que le Seigneur qui désire son salut et sa conversion troublera et inquiétera sa conscience pour essayer de le porter au repentir.
Un homme ne peut pas être dans une paix profonde et durable s'il est loin de Dieu, si sa volonté intime n'est pas entièrement orientée vers lui :
Tu nous as faits pour toi Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu'il ne repose en Toi.
Saint Augustin
Une condition nécessaire de la paix intérieure est donc ce que nous pourrions appeler la bonne volonté. On pourrait la dénommer aussi pureté du cœur. C'est cette disposition stable et constante de l'homme qui est décidé à aimer Dieu plus que tout, qui désire sincèrement préférer en toutes circonstances la volonté de Dieu à la sienne. Qui ne veut rien refuser consciemment à Dieu. Peut-être (et même certainement...) dans la vie de tous les jours son comportement ne sera pas en harmonie parfaite avec ce désir, cette intention. Il aura bien des imperfections dans l'accomplissement de ce désir. Mais il en souffrira, en demandera pardon au Seigneur, cherchera à s'en corriger. Après des moments de défaillance éventuels, il s'efforcera de revenir à cette disposition habituelle de vouloir dire oui à Dieu en toute chose sans exception. Voilà ce qu'est la bonne volonté. Ce n'est pas la perfection, la sainteté achevée, car elle peut très bien coexister avec des hésitations, des imperfections, des fautes même. Mais c'en est le chemin, car c'est justement cette disposition habituelle du cœur (dont le fondement se trouve dans les vertus de foi, d'espérance et d'amour) qui permet à la grâce de Dieu de nous porter peu à peu vers la perfection.
Cette bonne volonté, cette détermination habituelle à toujours dire oui à Dieu dans les grandes choses comme dans les petites est une condition sine qua non de la paix intérieure. Tant que nous n'avons pas acquis cette détermination, une certaine inquiétude et une certaine tristesse ne cesseront pas de nous habiter : l'inquiétude de ne pas aimer Dieu autant que lui nous invite à l'aimer. La tristesse de ne pas encore avoir tout donné à Dieu. Car l'homme qui a donné sa volonté à Dieu lui a, d'une certaine manière, déjà tout donné. Nous ne pouvons pas être vraiment en paix tant que notre cœur n'a pas trouvé ainsi son unité ; et le cœur n'est unifié que lorsque tous nos désirs sont subordonnés au désir d'aimer Dieu, de lui plaire et de faire sa volonté. Cela implique bien entendu aussi une détermination habituelle à nous détacher de tout ce qui serait contraire à Dieu. Voilà en quoi consiste la bonne volonté, condition nécessaire de la paix de l'âme.
La bonne volonté, condition suffisante de la paix
Mais réciproquement nous pouvons affirmer que cette bonne volonté suffit pour qu'on ait le droit de garder son cœur dans la paix. Même si malgré cela on a encore beaucoup de défauts et de défaillances : « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté » comme disait le texte latin de la Vulgate.
En effet que Dieu nous demande-t-il, sinon cette bonne volonté ? Que pourrait-il exiger de plus de nous, lui qui est un Père bon et compatissant, que de voir son enfant désirer l'aimer par-dessus tout, souffrir de ne pas l'aimer suffisamment et être disposé, même s'il s'en sait incapable, à se détacher de ce qui lui serait contraire ? N'est-ce pas à Dieu lui-même d'intervenir maintenant et de porter à leur terme ces désirs que l'homme par ses propres forces est bien impuissant à réaliser complètement ?
À l'appui de ce que nous venons de dire, à savoir que la bonne volonté est suffisante pour nous rendre agréables à Dieu, et donc pour que nous soyons dans la paix, voici un épisode de la vie de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus rapporté par sa sœur Céline :
En une circonstance où sœur Thérèse m'avait montré tous mes défauts, j'étais triste et un peu désemparée. Moi qui désire tant posséder la vertu, pensai-je, m'en voilà bien loin, je voudrais tant être douce, patiente, humble, charitable, ah ! je n'y arriverai jamais !... Cependant, le soir à l'oraison, je lus que sainte Gertrude exprimant ce même désir, Notre-Seigneur lui avait répondu : « En toute chose et par-dessus tout, aie bonne volonté, cette seule disposition donnera à ton âme l'éclat et le mérite spécial de toutes les vertus. Quiconque a bonne volonté, désir sincère de procurer ma gloire, de me rendre grâces, de compatir à mes souffrances, de m'aimer et de me servir autant que toutes les créatures ensemble, celui-là recevra indubitablement des récompenses dignes de ma libéralité et son désir lui sera quelquefois plus profitable que ne le sont à d'autres leurs bonnes œuvres ».
Très contente de cette bonne parole, toute à mon avantage, j'en fis part à notre chère petite Maîtresse (Thérèse) qui surenchérit et ajouta : « Avez-vous lu ce qui est rapporté dans la vie du Père Surin ? Il faisait un exorcisme et les démons lui dirent : 'Nous venons à bout de tout, il n'y a que cette chienne de bonne volonté à laquelle nous ne pouvons jamais résister !' Eh bien, si vous n'avez pas de vertu, vous avez une petite chienne qui vous sauvera de tous les périls ; consolez-vous, elle vous mènera au Paradis ! - Ah ! Quelle est l'âme qui ne désire pas posséder la vertu ! C'est la voie commune ! Mais que peu nombreuses sont celles qui acceptent de tomber, d'être faibles, qui sont contentes de se voir par terre et que les autres les y surprennent ! »
Conseils et Souvenirs de sœur Geneviève
Comme nous le voyons dans ce texte, la conception que Thérèse (la plus grande sainte des temps modernes au témoignage du Pape Pie XI) avait de la perfection n'est pas tout-à-fait celle que nous avons spontanément !
Jacques Philippe, in Recherche la paix, et poursuis-la