Aujourd'hui encore, on sent passer
dans la voix des Espagnols qui parlent de leur guerre civile une angoisse qui
ne s'éteindra qu'avec la mort. Mais au-delà des frontières de la Péninsule,
cette guerre qui donna la fièvre au monde s'est refroidie dans les mémoires.
Elle est devenue, comme toutes les autres, un objet d'études, et les touristes
qui visitent l'Alcazar de Tolède traversent, puisqu'il fait partie de leur
programme, un des nombreux musées de l'héroïsme que l'histoire fabrique
habituellement avec des donjons, des moulins et des fermes ou de jolis bois au
bord des champs.
Le jeune historien anglais Hugh
Thomas publie un gros bouquin intitulé La
Guerre d'Espagne. Il a pensé que le moment était venu d'écrire, sur ce
thème, un ouvrage d'ensemble et qu'il était désormais possible de parler du
sang et des flammes sur le ton impartial qui convient à l'histoire classique.
Hugh Thomas avait trois ans au moment où commença la guerre d'Espagne. Il est
entré dans la tragédie non par des passions, mais par des lectures. Cela permet
à cet ancien élève de Cambridge et de la Sorbonne de garder, dans les pires
moments de son récit, la distinction du sang-froid.
Les conspirations des généraux, les
énormes défilés populaires avec les portraits de Staline et les poings tendus
vers les balcons de Madrid, les déclarations effroyables de Margarita Nelken,
député socialiste, exigeant « des vagues de sang qui teintent les mers de
rouge », le monstrueux assassinat de Calvo Sotelo, les grèves, le
soulèvement militaire et, tout de suite, les évêques coupés en morceaux et les
églises profanées, tandis que, d'un autre côté, de bons chrétiens, couverts de
dévotion et d'eau bénite, assassinaient de pauvres paysans ou d'inoffensifs
illettrés, puis des dizaines et des dizaines de milliers d'exécutions et de
crimes, tout cela ne fait plus aujourd'hui que remplir des fiches et nourrir
confortablement les méditations des historiens.
Hugh Thomas pense que si le gouvernement de Casares Quiroga avait fait, sans plus attendre, distribuer des armes à
la classe ouvrière il aurait eu une chance d'écraser la rébellion. Mais il
pense aussi que, si le soulèvement avait eu lieu en même temps dans toutes les
provinces d'Espagne, la guerre civile n'aurait pas duré cinq jours. De juillet
1936 à mars 1939, elle allait durer près de trois ans.
Curieuse guerre, avec ses généraux
allemands et russes, ses divisions italiennes, ses romanciers français et
américains, ses aventuriers irlandais et ses penseurs anglo-saxons, ses
techniciens révolutionnaires et ses volontaires internationaux.
Dès les premières heures du combat,
les deux adversaires s'étaient tournés vers l'étranger et Hugh Thomas a fait de
grandes recherches pour arriver à définir d'une manière précise le rôle des
Français, des Anglais, des Italiens, des Allemands et des Russes dans cette
guerre d'Espagne qui les touchait de si près.
Il semble qu'Hitler et Staline aient
eu en présence de l'événement la même attitude circonspecte et que l'un n'ait
pas souhaité la victoire de Franco plus que l'autre ne désirait celle des
républicains. Aussi leurs interventions furent-elles importantes sans être
décisives et destinées bien plus à empêcher la défaite qu'à préparer la
victoire.
L'Espagne était un champ d'expérience
sur lequel les ogres totalitaires fixaient leurs gros yeux glacés et il ne
fallait pas arrêter trop vite un carnage instructif à ce point. Les Espagnols
croyaient se battre pour Dieu et pour l'Espagne ou encore pour le progrès
social et la liberté. Ils se battaient pour l'édification des théoriciens
militaires et la bonne conscience des états-majors étrangers.
Cela ne fut pas sans conséquences.
Hugh Thomas souligne celles de Guadalajara où fut mise en déroute la clinquante
colonne italienne dont l'équipement d'acier devait annoncer au monde le pouvoir
de Rome et le retour des anciennes légions.
De cette défaite, les observateurs
allemands conclurent que les Italiens, même fascistes, n'étaient pas des
foudres de guerre, tandis que les Français déduisaient savamment que les
offensives des blindés seraient toujours vouées à l'échec et que les théories
des Liddell-Hart, Guderian, Charles de Gaulle et autres rêveurs ne valaient
rien.
La défaite des armes modernes à
Guadalajara eut pour effet d'épaissir la béatitude intellectuelle du
commandement français. Mai et juin 4o lui doivent à coup sûr quelque chose. Si
bien que les démocrates internationaux qui se battirent avec tant de courage
sur la route de Madrid ont finalement mystifié, non pas Mussolini ou Hitler,
mais Gamelin.
Un livre solide, sérieux, comme celui
de Hugh Thomas, remet bien des choses en place. Un Espagnol de qualité, qui
tenait le féroce Campesino pour un génie militaire, m'a raconté un jour que le
paysan avait battu à deux reprises des armées commandées personnellement par
Franco.
Mais il ressort de La Guerre d'Espagne que Franco, soit par
nécessité, soit par prudence, n'a jamais commandé sur le terrain, et que El
Campesino, excellent chef de guérilla, n'était pas autre chose qu'un général
incapable. Pour son communisme, sa haute taille, sa force et sa barbe, on le
maintenait à la tête de sa brigade ou de sa division. Le commandement réel
était entre les mains d'un jeune officier du nom de Medina.
Les hommes qui tuent savent
généralement très peu ce qu'ils font.
Kléber Haedens, in L'Air du Pays