lundi 25 février 2019

En préambulant... Bertrand Vergely, La collusion communisme-capitalisme

Mille neuf cent soixante-seize. Le monde est divisé en deux. Si d'un côté il est gouverné par le libéralisme, d'un autre côté le communisme qui lui fait face règne en Russie soviétique, dans les pays de l’Est ainsi qu'en Chine et en Asie du Sud-Est. En 1968, en tentant une timide libéralisation baptisée le Printemps de Prague la Tchécoslovaquie a bien essayé de s'affranchir du joug soviétique qui entend être la patrie du socialisme mondial. Expérience de courte durée, Moscou n'hésitant pas à faire rentrer les chars du pacte de Varsovie dans Prague, afin de remettre le régime tchèque dans le rang. Dans ce contexte de répression et d'oppression, des intellectuels, des artistes et des citoyens décident de résister et fondent pour cela un mouvement qu'ils baptisent Charte 77 en référence à l'année de création de cette charte. Parmi eux se trouve un intellectuel, poète, dramaturge, dont la renommée va devenir mondiale, Vaclav Havel. Dans un essai qu'il écrit en 1978, Le Pouvoir des sans-pouvoir 1 il résume ses positions fondamentales qui sont aussi celle de la Charte 77. Celles-ci se ramènent à un mot : la vérité. Par elle, il entend le fond des choses, le Plus-que-vivant qui est à l'origine de tout, ce que Michel Henry appelle l'archi-vivant 2. C'est cet archi-vivant que la poésie, le théâtre et l'art en général s'efforcent d'exprimer. Quand ils le font, les êtres humains découvrant leur vérité profonde, ceux-ci peuvent fonder une véritable société.
Kant en a l'intuition 3. La véritable communauté humaine est une communauté de goût et de culture, une Communauté esthétique. Un tel projet n'est pas irréaliste. Au contraire. C'est lui qui donne la vraie politique. On pense toujours celle-ci sur un mode militaire, gestionnaire ou administratif. Quand tel est le cas, privée de tout souffle, elle meurt. La véritable politique est autre. Nullement politicienne, elle est antipolitique ; être ainsi antipolitique consistant à rappeler à la Cité que la vie doit être d'abord la vie vraie, à savoir la vie pour la vérité et non un système militaire, gestionnaire ou bureaucratique.
Le communisme aurait dû être cette politique. Il avait promis qu'il le serait. Comme tous les intellectuels, tous les poètes, tous les artistes, tous les citoyens authentiques de son temps, Havel découvre qu'il n'en est rien. Le communisme qui se proposait de libérer les hommes de l'oppression est devenu l’oppresseur. La raison de cela ? La peur de perdre le pouvoir. Les hommes ne veulent pas être heureux, rappelle Hume. Ils veulent savoir qu'ils le seront toujours 4. D'où le malheur sur la terre, la peur de voir le bonheur s'échapper tuant celui-ci. En politique, à l'Ouest comme à l'Est, la peur de perdre le pouvoir tue la politique. En URSS, elle a tué le communisme. Quand celui-ci devient-il cet immense Goulag que Soljenitsyne va dénoncer ? Quand Lénine en fait un système militaire, gestionnaire et bureaucratique afin de ne pas perdre le pouvoir. D'où l'oppression qu'il met en place, cette oppression expliquant pourquoi des intellectuels comme Havel sont poursuivis, arrêtés et emprisonnés. Quand on entend être le système qui va libérer l'humanité, pas question d'admettre une autre vérité et notamment une vérité vivante et poétique.
Havel a découvert la faille du communisme, ce qui a fait qu'il s'est écroulé. En l'occurrence, sa peur de la vérité. Toutefois, sa découverte ne s'est pas arrêtée là. Sentant sans doute sa mort venir, le communisme a inventé un moyen de se survivre : le post-communisme que Havel appelle le post-totalitarisme 5. Si le communisme léniniste entend régner de façon directe par la force, le post-communisme entend régner de façon indirecte par la ruse en mariant consommation et idéologie afin de faire du communisme un produit de consommation. Ainsi, glissons quelques slogans politiques au milieu de la consommation quotidienne : inconsciemment, les esprits deviennent communistes en se mettant à consommer mentalement de la pensée communiste.
Havel est mort et le communisme est tombé après la chute du mur de Berlin en 1989. Mais à quoi assistons-nous aujourd'hui, sinon à une étranges survie de ce dernier à travers sa non moins étrange collusion avec le capitalisme ? Nous vivons présentement dans un monde qui est à la fois celui du marché et un celui des masses. Dans un tel monde, quand on veut le pouvoir, il y a un moyen sûr d'y parvenir : allier les deux en conjuguant la quête capitaliste du pouvoir économique grâce au sens du profit et la quête communiste du pouvoir politique grâce au sens du pour tous. L’idéologie qui gouverne le système éducatif actuellement en France, en 2016, l'a parfaitement compris en se donnant comme devise La réussite pour tous. Slogan subtil associant le sens libéral de la réussite avec la préoccupation sociale du pour tous. Slogan d'une remarquable efficacité. Qui souhaite l'échec ? Personne. Et, qui ose dire qu'il veut la réussite pour lui en se moquant de celle des autres ? Personne. Avec donc comme programme la réussite pour tous, on a, si l’on ose dire, des boulevards devant soi. Si l'on n'a pas le pouvoir, on est sûr de l'obtenir. Et si on le possède, on est sûr de le garder !
Au printemps 2013, l'Assemblée Nationale française a voté la loi légalisant le mariage homosexuel avec adoption. Quand ce projet est apparu sous le nom de Mariage pour tous des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue en formant un mouvement appelé La Manif pour tous. Le Monde a alors commenté ce phénomène en titrant : La France réac se réveille. À la suite des attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015, Le Monde, toujours lui, a publié un article dans lequel un professeur de sociologie n'a pas hésité à comparer les manifestants de La Manif pour tous aux djihadistes qui commettent des attentats, La Manif pour tous relevant de l'intégrisme comme le djihad. Ce qui interroge. La Manif pour tous n'a-t-elle été qu'un mouvement de réacs homophobes et mentalement djihadistes ? À cette occasion, ne s'est-il pas passé autre chose ? Quelque chose que Le Monde n'a pas su, ni voulu, voir ? Quand on a affaire à la formule Mariage pour tous, n'est-on pas en présence d'un projet cherchant à concilier le mariage, institution bourgeoise, avec le pour tous, proprement communiste ? Et cette façon de concilier ainsi institution bourgeoise et communisme est-elle innocente ? N'est-elle pas une façon totalitaire de prendre le pouvoir ? Quand on est communiste et que le mariage bourgeois devient le mariage pour tous, comment être contre le mariage ? Et quand on est un bourgeois et que le communisme se met à être pour le mariage bourgeois, comment être contre le communisme ? Quand, autrement dit, un pouvoir politique se donne comme projet le Mariage pour tous, comment être contre un tel pouvoir qui a réponse à tout ? C'est contre cette prise de pouvoir que La Manif pour tous s'est élevée.
Quand il s'est insurgé contre le communisme et sa dictature, Vaclav Havel l'a prédit de façon prophétique : le communisme ne va pas mourir. Il va se survivre sous la forme d'un post-communisme. Il ne sera pas de ce fait direct mais indirect. Il ne sera pas non plus soviétique mais mondial. En un mot, il ne sera pas totalitaire mais post-totalitaire en mélangeant consommation et idéologie, idéologie et consommation. Ce post-totalitarisme n'est-il pas aujourd'hui ce que la politique  veut nous imposer à travers des projets comme la Réussite pour tous ou encore le Mariage pour tous ? Un mélange de socialisme et de libéralisme qui paralyse les consciences en étouffant la pensée ? Havel ne s'est pas laissé faire par le post-totalitarisme de son temps. Allons-nous laisser faire celui qui est en train de poindre ? Ou allons-nous réagir, en ayant, comme lui, le souci de la vérité ?
Bertrand Vergely, in Traité de résistance pour le monde qui vient

1. Vaclav Havel, Essais politiques, Le pouvoir des sans-pouvoir, Calmann-Lévy, 1989, p.67-157.
2. Michel Henry, C'est moi la Vérité, Seuil, 1996.
3. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, §20, Vrin, 1986, p.78.
4. David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Les passions, Flammarion (col. GF), 1991, p.64.
5. Vaclav Havel, Essais politiques, Histoire et totalitarisme, op. cit., p.161-187.