Saint Thomas d'Aquin a écrit un traité
intitulé : Le maître. Son
époque, en effet, a connu les réformes culturelles et l'effervescence des idées
nouvelles, tout comme la nôtre. Nombreux étaient alors ceux qui se présentaient
comme maîtres à penser ou maîtres à construire. Sans doute, quelques-uns parmi
ceux-là n'étaient-ils que des usurpateurs de vérités. Voilà pourquoi saint
Thomas d'Aquin écrivit son traité : Le
maître, pour fixer certains traits du maître digne de ce nom. Aujourd'hui,
tous les maîtres qui s'offrent à nous sont, je veux le supposer, des maîtres
véritables. Mais, à côté de ces compétences, toutes éminentes, avons-nous
pareillement des disciples, de vrais disciples ? Plusieurs déclarent que
le manque se trouve maintenant de ce côté-là. Y aurait-il une parcelle de
vérité dans ce que disent certaines très vieilles gens :
« Aujourd'hui, plus personne n'obéit à personne ; plus personne ne
veut rien recevoir de personne » ? Dans ce cas, le temps serait venu
de substituer au traité de saint Thomas sur le
maître, un traité sur l'art d'être
disciple.
Ne vous effrayez pas ! Cet
art-là consiste simplement à savoir se faire aider par les gens et par les
choses. L'art d'être disciple, comprenez-le comme étant l'art de gagner du
temps, comme l'art de trouver l'adresse utile, l'art de profiter de la voiture
qui passe et vous prend à son bord, comme l'art de presser le citron pendant
qu'on a soif et qu'on le tient dans la main. Pour acquérir une discipline,
accéder à un savoir quelconque, il faut nécessairement commencer par demander
et recevoir. C'est là un art, l'art d'être disciple.
Lorsque j'étais élève au collège, je
disais souvent : « Montrez-moi un homme de valeur, et je le suivrai
partout ». Je demandais un homme ayant tout acquis de ce qui fait l'homme
et qui sût aussi transmettre son acquis. J'avais lu la biographie du Père
Lenoir, jésuite, aumônier militaire durant la Première Guerre mondiale, et je
pensais : « Si je pouvais rencontrer un homme de cette trempe, je lui
dirais : formez-moi selon votre gabarit, et je vous suivrai jusqu'au bout
du monde, et plus loin encore ». Oui, un homme qui aurait joint en sa
personne savoir et sagesse, enthousiasme et maturité, rigueur et imagination.
Un homme qui sût mettre en ses propos et en ses actions un peu de vraie
sensibilité et de vraie qualité. Un maître capable de transmettre en huit ou
dix ans ce qu'il aurait acquis lui-même en cinquante ans de labeur et de
réceptivité. Mes camarades de collège connaissaient mes aspirations et ma formule ;
aussi, lorsque nous nous promenions ensemble, le jeudi soir, en notre bonne
ville de Fribourg, sous les arbres des Grand-Places,
souvent l'un ou l'autre s'exclamait : « Mais enfin, qu'on nous donne
un homme de valeur ! Donnez-nous donc un maître ! » C'était
devenu l'exigence du groupe. Faut-il le dire, jamais nous ne vîmes émerger de
l'ombre ce grand aîné, utile et désiré. Et nos meilleures possibilités
restèrent en réserve, en grand danger de disparaître ou de s'égarer.
En la présente année 1969, plusieurs
monastères de notre cher ordre cistercien instituent des groupes de dialogue
entre les moines. Qu'espère-t-on trouver ? Sans doute une heureuse
influence des moines les plus qualifiés sur les autres, et d'abord dans le
domaine privilégié pour nous, celui de notre consécration au Seigneur par la
prière ? Or, les monastères possédaient déjà depuis longtemps un moyen
d'obtenir ce résultat, par l'institution des pères spirituels, véritables
maîtres dans la véritable science, celle des voies de Dieu. Mais la paternité
spirituelle existe-t-elle encore, alors que n'existe quasiment plus l'art
d'être disciple ? On se plaint que, d'une part, la compétence ait
disparu ; mais bien plus probablement, n'est-ce pas la docilité qui
manque, d'autre part ? Avant de voir renaître l'art d'être disciple, il
faudra donc, et durant longtemps encore, faire l'essai de beaucoup de bonnes
intentions juvéniles, éparpillées sans profit, faute de cette docilité
initiale. L'absence de docilité prouve l'absence d'un vrai désir de savoir.
Prétendre chercher le vrai, le bien, en se passant d'un enseignement magistral,
est aux antipodes d'une recherche sincère. Voyez les hommes qui ont
émergé ; bien loin de commencer par contester, ils ont d'abord cherché un
maître. Parfois vainement, et alors, par la suite, dans leur réussite même, il
leur a manqué quelque chose. Parfois le maître leur fut donné ; alors ils
ont fait l'économie de beaucoup de temps perdu, d'illusions et d'erreurs.
Il vous semblera n'avoir rien à tirer
des réflexions que vous allez lire ? Et pourtant, j'ai l'impression de
mettre le doigt sur un point important. Il existe un manque, et il faudra, bon
gré mal gré, y remédier, en exécutant ce que je me permets d'appeler un progrès
en arrière (ou un retour en avant) : retrouver cet enseignement qui
n'était ni un cours, ni un dialogue entre égaux, mais une éducation. Pour aider
dans ce sens, je veux noter ce que nous offrait le passé, ce passé qu'on
déclare si avantageusement dépassé. Je veux évoquer mes maîtres spirituels,
leurs leçons, leur autorité ; non pas pour exciter en vous la démangeaison
de devenir un maître, mais pour vous donner envie d'être un vrai
disciple ; propos tout aussi difficile, réussite tout aussi méritoire.
Dom
Jean-Baptiste Chautard (1858-1935), le premier en date, mon Père selon l'institution et le
droit, le fut aussi de fait, et pour m'avoir admis aux vœux solennels de
religion en son abbaye de Sept-Fons, et pour m'avoir donné quelques petites
choses en plus. Dom Chautard se posait comme un maître très décidé quant à
l'essentiel de la vocation monastique : l'oraison. « Mon enfant,
faites-vous oraison ? », telle était l'entrée en matière invariable
lorsqu'il recevait l'un de ses moines. Par une telle insistance, qui répondait
à sa conviction profonde, il imprimait une marque dans nos esprits ; il
nous donnait une impulsion pour le reste de la vie. Il appartient en effet au
père de fixer pour toujours les priorités.
Dom Chautard aimait l'Écriture
sainte, surtout les évangiles et les lettres de saint Paul. Il avait souffert
de la pénurie de doctrine spirituelle qui sévit à la fin du XIXe
siècle et au début du XXe. L'abbé Bremond n'avait pas encore attiré
l'attention sur l'intérêt offert par les écrits des spirituels. Néanmoins, Dom
Chautard avait su détecter quelques écrivains acceptables : Mgr
Gay, Mgr de Ségur, le Père Saudreau, Dom Vital Lehodey, et plus tard
Dom Marmion. Il appréciait le petit volume intitulé : L'esprit de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Parmi les écrivains
antérieurs, il avait su choisir les jésuites Grou et Lallemant ; de
Bossuet, le petit traité intitulé : Manière
courte et facile pour faire l'oraison en foi ; de saint François de
Sales, les Entretiens spirituels ;
quelques lettres de sainte Jeanne de Chantal sur l'oraison. En remontant plus
haut encore, il aimait les écrits de sainte Thérèse d'Avila, les Conférences IXe
et Xe de Cassien et, bien sûr, la Règle de notre bienheureux Père
saint Benoît, dont il tirait en toute occasion des principes de vie
spirituelle. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de faire légitimer ces
principes par des votes de sa communauté, ni de discuter de leur actualité dans
des carrefours. L'homme qui éprouve
le besoin de suivre la foule pour se faire écouter n'est pas un maître.
Dom Chautard cultivait le savoir
spirituel, il recevait toute interrogation pertinente, il comprenait les
problèmes de chacun. Mais, lorsqu'il enseignait, il fallait l'écouter ! Il
ne suspendait pas sa doctrine à l'acquiescement de ses auditeurs. Je ne me le figure pas du tout déclarant à
son auditoire, après chaque instruction, comme certains le font aujourd'hui,
jugeant cela d'un excellent effet : « Je vous ai dit ce que je
pense ; mais je ne vous empêche pas de penser autrement, si vous avez une
expérience différente ». Attitude totalement inintelligente !
Pourquoi proposer un enseignement, et laisser en même temps chacun libre de s'y
soustraire ? Pourquoi jeter d'un seul coup dans le marécage ce qu'on vient
de construire ? Pour sa part, Dom Chautard savait se montrer
péremptoire : « Par ce chemin, mon fils, jamais vous ne parviendrez à
l'union avec Dieu ». C'était dit, et il fallait en tirer les conséquences.
Car on n'est jamais trop ferme
lorsqu'on enseigne ; surtout lorsqu'on enseigne des vérités ou comportements
qui joueront un rôle dans des choix importants et dans des destinées. Faire des
choix, et apprendre au disciple à faire ces mêmes choix, c'est toujours de là
qu'il faut partir. Un panneau de signalisation routière ne décide rien, et sa
tâche est accomplie du seul fait qu'il porte l'un des signes du code. Le rôle
d'un maître ne peut s'arrêter là. Sa tâche ne consiste pas à indiquer
indifféremment toutes les routes possibles, mais il doit décider laquelle il
faut prendre. Car vous lui avez donné le droit d'exclure et d'affirmer, le
droit de diriger vos préférences. Sinon, votre recherche manque de sérieux.
Pour ma part, j'ai subi les méthodes de plus d'un pédagogue ; bien des
influences se sont essayées sur moi. Or, aujourd'hui, je ne me souviens que des
trois ou quatre maîtres qui furent fermes dans leurs leçons et exigeants. J'ai
gratitude et admiration pour ces quelques-uns qui savaient s'imposer par leur
autorité magistrale. Je ne me souviens pas des autres. Braves types sans
puissance persuasive, ces derniers ne m'ont pas été utiles. Ont-ils seulement existé ? Et
maintenant, envers ces derniers, pris en bloc, j'éprouve quelque amertume de ce
qu'ils aient accepté, à mon égard, leur propre inconsistance.
Dom Chautard eut des disciples :
il les mérita. Mais vous direz : « Autres temps, autres mœurs ».
Oui et non. En tout cas, pour ce qui nous occupe ici, l'histoire de la
spiritualité démontre que les mœurs des âmes, tout comme les mœurs de Dieu, ne
varient pas avec le temps. Si l'Église, selon les époques et précisément durant
la nôtre, a beaucoup changé dans sa manière de faire, par contre, en ce qui
concerne la vie des âmes qui cherchent Dieu on ne pourra jamais dire : « à partir de telle année, Dieu a complètement modifié sa
manière de faire ». En ce domaine, il faut donc toujours revenir aux mêmes
lois.
Je me souviens du premier témoignage
que j'ai entendu sur le monastère de Sept-Fons. Cela doit se situer vers le
mois de novembre de l'année 1928, à Fribourg. Nous recevions à la table de
famille deux moines de Maredsous, qui passaient pour se rendre au nouveau
prieuré de Corbières. Durant le repas, il fut question de mon entrée probable
dans un monastère cistercien. Lorsqu'une voix parmi les convives eut précisé
qu'il s'agirait peut-être de Sept-Fons, l'un des honorables bénédictins
déclara : « à Sept-Fons, selon le Révérendissime
Abbé de Maredsous, se trouvent encore des géants de la prière ». Cette
appréciation eût fait plaisir à Dom Chautard, non pour l'expression quelque peu
grandiloquente, mais parce qu'elle signifiait l'essentiel de ce qu'il désirait.
Comme j'ignorais tout, alors, de la vie de prière, je ne compris que vaguement
ce que pouvait valoir cette espèce particulière de gigantisme. Néanmoins je me
sentis flatté de ce qu'on dise cela de ma future communauté ; je
m'imaginais déjà participer ! Vingt ans après, Dom Godefroid Belorgey me
donna la consigne suivante : « Pour vous, continuez les temps de
présence, les heures de présence devant le tabernacle ». Voulait-il perpétuer
la race des géants ? Il n'y pensait pas, sans doute. Il savait que dans la
profession, il ne s'agit ni de stature élevée, ni surtout de prestige.
Lui qui connaissait ces choses par
l'intérieur, il n'aurait pas dit géants
de la prière, mais plutôt : fidèles
de la prière. À l'époque, d'ailleurs, je n'aurais pas mieux compris le mot fidèle que le mot géant. Comment se fait-il que le mot fidèle, le plus beau compliment qu'on puisse faire à un amoureux,
convienne aussi à un moine ? Je le vois mieux maintenant, précisément
grâce à ces heures devant le tabernacle. Fidèle ? Celui que jamais ne peut
vaincre l'usure, ni celle du sujet, ni celle, apparente, de l'Objet !
Dom
Godefroid Belorgey (1880-1964), abbé de Cîteaux. Âme d'une sensibilité profonde ;
âme supérieurement éduquée, s'il est vrai que la spiritualité est une
éducation. Comme toutes les personnalités sincères, il aimait se reconnaître
disciple d'une autre personnalité : Dom Anselme Le Bail, abbé de Chimay.
Et je crois que, en fils reconnaissant qui veut tenir tout de son père, Dom
Godefroid prêtait à celui-ci des approfondissements de doctrine qu'il avait
lui-même ajoutés. Par Dom Anselme, Dom Godefroid rejoignait saint Benoît,
source autorisée et autorité majeure de la spiritualité monastique.
Sans soupçonner qu'on pourrait un
jour l'appliquer à lui-même, Dom Godefroid avait écrit : « Si Dieu
nous met en contact avec une âme intérieure, c'est de sa part une délicatesse
par laquelle il nous appelle aussi à devenir des âmes intérieures »1.
Dom Godefroid m'a rendu tangible la réalité de tout ce que j'avais appris
jusque-là dans les livres de spiritualité. Il a planté devant mes yeux un homme
pleinement de notre temps, et qui pouvait posséder ces réalités. Par lui, j'ai
vu que la spiritualité vivait encore, et sans aucun complexe. Ces avances de
Dieu, dont la description enflammait tellement mon cœur lorsque je la lisais
dans les livres, s'offraient donc encore aux âmes d'aujourd'hui. La grâce de
l'intimité divine était encore disponible, légèrement dissimulée derrière la
fantaisie des événements. J'avais donc ma petite chance, puisqu'il avait eu la
sienne.
Au début de ma vie religieuse, quand
se firent les options décisives, je ne connaissais pas encore Dom Godefroid
Belorgey. Il vint plus tard, pour les jours d'incertitude et de retombée, quand
l'effort personnel doit prendre la relève de l'euphorie laissée par les grâces.
Dieu était donc déjà venu ; mais ne sachant pas le reconnaître, j'allais
d'étourderies en découragements. Dom Godefroid sut me dicter la technique nécessaire
pour marcher, technique dont il trouvait les grandes lignes dans la Règle de
saint Benoît, et qu'il amplifiait par l'autorité de son propre
talent et de son expérience.
Certains
candidats n'osent pas frapper à la porte de l'homme qu'ils voudraient pour
maître. Celui-ci leur paraît trop doué et trop élevé pour eux et, au moment de l'aborder, ils renoncent
à leur espoir. Pour ma part, je n'ai jamais mesuré la distance qui me séparait
du maître que je voulais suivre. L'homme le plus comblé de dons que vous
puissiez imaginer, n'est-il pas celui qui, précisément, trouvera le plus
naturel de vous accueillir ? Certains aussi craignent qu'une personnalité
trop forte ne tienne pas compte de leur propre liberté. Mais tout au contraire,
un petit incompétent vous ligotera ; tandis que le grand patron, pas à
pas, vous conduirait au grand large.
En dépit de ces objections et de ces craintes, il faut oser
approcher le maître, et se déclarer ouvertement disciple. Il faut explicitement
demander des leçons, si l'on veut acquérir une vie spirituelle bien charpentée.
Car les valeurs que possède un sage ne se transmettent point par simple
décalque, du fait qu'on l'a vu agir. Dans une certaine mesure, on peut copier
un grand homme d'action après l'avoir regardé faire. Mais dans la vie
intellectuelle, et plus encore dans la vie spirituelle, les méthodes efficaces,
les secrets du praticien, ne se trahissent pas à l'extérieur. Au penseur, à
l'homme de prière, vous ne pouvez clandestinement chiper leurs brevets. Il ne
suffirait pas d'avoir vu sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus prier, pour se
flatter de prier comme elle. Vous risqueriez fort d'interpréter faussement ce
que vous voyez ou croyez voir. Il faut donc demander.
J'ai écouté
et interrogé Dom Godefroid
Belorgey, comme père, comme maître, un bon nombre de fois.
Cependant, je n'ai pas vécu près de lui. Il ne venait à Sept-Fons, je ne suis allé à
Cîteaux, que par occasion. Une grande distance séparait Cîteaux de Sept-Fons au
temps de l'occupation allemande et de la Libération. Ce désavantage, bien loin
de nuire à son influence, permit à mon maître de garder toujours intact son
prestige. Servi par ces circonstances, il savait apparaître et disparaître,
faire désirer son enseignement, tenir ferme la main sans alourdir la marche. Je
trouvai en lui la doctrine et l'expérience, la rigueur et la liberté, la
compréhension et l'encouragement. Et toujours, de surcroît, la qualité, le
chic, une suprême distinction.
Le débutant
dans la vie spirituelle a l'impression que ses pas se heurtent à une série de
portes fermées. Il attend donc que quelqu'un lui mette en main les clés
indispensables. Je ne vois pas comment les égaux de ce débutant, qui se
trouvent comme lui devant des portes fermées et dans le même embarras,
pourraient posséder ces clés et les lui prêter. Seul un ancien, habitué à entrer, peut les donner.
Par exemple :
vous connaissez la pratique des oraisons jaculatoires ? Rien de plus simple ; on l'explique
en cinq minutes, et ensuite, chacun peut s'y mettre. Et vous croyez la
tenir ? En réalité, vous n'arriverez à rien, ou presque, si vous n'avez
pas un maître pour vous enseigner, durant des années, inlassablement, ce que
vous croyez avoir appris en cinq minutes. En effet, lorsqu'on tient cette clé,
il faut encore apprendre à la reprendre pour s'en servir, sans se lasser. Cassien déjà écrivait
qu'il y a dans cette pratique si simple « un secret que nous ont laissé quelques-uns de nos
anciens Pères, et que nous ne disons qu'au petit nombre de ceux qui le désirent
avec ardeur »2.
Autre
exemple : la pratique de la lectio divina, cette lecture-qui-donne-Dieu,
exercice fondamental de la spiritualité monastique. Quoi de plus simple ? Tout le monde
sait lire ; vous savez lire ; vous avez de
bons livres, de bons yeux, du bon zèle : cela ne suffit-il pas ? Pas tout à fait ! Il y a, en
plus, une manière, de laquelle dépend la fécondité de cette pratique. Il y a
une clé, que seul un habitué peut vous mettre en main. Ici surtout vous avez
besoin d'un initiateur. Et si lui-même n'a pas dépassé une manière primaire,
jamais vous n'arriverez à une utilisation supérieure. Je note, en passant, ce
que l'expérience m'a montré : la direction spirituelle, si elle ne porte
pas régulièrement sur une discipline des lectures à contrôler, finit
inévitablement par tourner en rond.
Au fond,
votre vrai Père pourrait se reconnaître à ce signe : il vous apprend à
lire, efficacement, de la manière qui convient à un moine. Et s'il sait vous
apprendre à lire en vue de l'oraison, il peut vous apprendre aussi à faire
oraison. Autre chose, en effet, de prier parfois pendant quelques instants,
autre chose de mener durant quarante ou cinquante ans une vie monastique
essentiellement vouée à la prière. Dans ce dernier cas, la prière ne peut se
passer d'une plate-forme. Or, pour construire patiemment celle-ci, il faut des
lectures ordonnées ; et, pour ces dernières, un certain savoir-faire que
vous n'acquerrez pas sans docilité envers un guide.
Dom Godefroid attachait une
grande importance à la lecture. Il avait toujours un livre à recommander,
toujours un enthousiasme récent à faire partager. « Lisez ça, c'est formidable ! » Je me
précipitais. Parfois, oui, l'œuvre valait évidemment la peine. Parfois non ; tout juste un
ou deux passages, dix lignes parmi deux cents pages. À plusieurs reprises,
lorsque je rapportai au Père ma déception, il me répondit : « Ce sont exactement ces lignes-là
que j'ai retenues, et pour lesquelles je vous ai recommandé ce livre. Or, si
ces dix lignes ont la vertu de relancer votre courage durant vingt ans, ce
livre n'aura-t-il pas une
grande valeur pour vous ? Allez, vous n'avez pas perdu votre temps ».
À partir de cette indication de mon
maître, j'ai pu organiser non seulement mes lectures, mais, ce qui a beaucoup
plus d'importance, mes re-lectures.
J'entends par là ces extraits que je recueille en tout livre, parce qu'ils font
briller devant mes yeux la perle de grand prix, pour laquelle je suis toujours
prêt à sacrifier tout mon avoir ; parce qu'ils me remettent dans cette
disposition, grave et réfléchie, en vertu de laquelle j'ai décidé jadis
d'acquérir cette perle. Je relis ces extraits parce qu'ils m'émeuvent,
m'éclairent et m'encouragent, dans la ligne même de la grâce qui m'est
personnelle. La collection de ces extraits constitue ma provision de vivres, à
augmenter en toute occasion valable, à utiliser abondamment pour accompagner
tout effort de vie spirituelle.
Petit à petit,
ces extraits m'ont permis de reconnaître mes maîtres, mes amis, et par
conséquent la famille d'âmes à laquelle j'appartiens. Cette connaissance a une
grande utilité. Car mes maîtres, ce sont ces hommes dont je puis chercher
l'influence, parce qu'elle va dans le sens de ma vocation ; ce sont ces
hommes qui possèdent les dons humains et les dons surnaturels qui me font particulièrement
envie ; ce sont ces hommes qui ont résolu les grands problèmes de la façon
que je crois la meilleure.
Mais faut-il
se livrer ? Faut-il dire quels sont ces amis, mes amis ? S'il faut en
venir là, voici des noms, les principaux, selon un ordre simplement
chronologique. Cette liste reste d'ailleurs toujours ouverte. Et soyez sans
inquiétude, la confidence n’ira pas plus loin, je ne vous dirai pas quelles
parties de leurs œuvres j'utilise pour composer petit à petit mon âme. Les
voici donc, ces maîtres :
saint Paul,
saint Jean, saint Jérôme, saint Benoît ; saint Thomas d'Aquin, sainte
Thérèse d'Avila,
saint Jean de
la Croix ; Newman ;
sainte Thérèse de Lisieux ;
le Père de
Foucauld, Pierre Termier,
Antoine de
Saint-Exupéry, le Dr Alexis Carrel, Lecomte du Noüy, Anne Frank ; le Père Dehau, Dom Godefroid Belorgey ; le Dr
Tom Dooley, Le Corbusier, le Père
Couturier op ;
Thomas Merton, en sa période
de simplicité ; Maritain, Gilson... Ici, vous m'arrêtez, vous vous
exclamez :
« Quel mélange ! Quel incroyable mélange ! » Tandis que je
pense :
« Quelle convergence ! Quelle merveilleuse
convergence ! »
Et en plein
dans le mille, en plein sur cette ligne idéale où je rencontre la grâce de Dieu,
et selon laquelle j'espère parvenir au meilleur don de moi-même. Car, si
différents qu'ils paraissent, tous ceux-là forment, pour ma joie et pour mon
bien, une seule famille. C'est ainsi que je les vois et les écoute, du fait de
leur accord sur certaines valeurs, que j'aime, et sur une certaine qualité de
vie, que j'aime.
Par eux tous,
la vérité m'arrive selon mes goûts, je veux dire avec ce degré de chaleur
humaine qui m'encourage et m'anime. Néanmoins, la vérité qu'ils m'enseignent
garde une stricte objectivité. Je trouve chez eux tous une attitude semblable vis-à-vis
de l'acte d'exister, soit celui de Dieu, soit celui de leur propre moi, soit
celui de tout l'entre-deux : une bonne pulpe thomiste, laquelle ne ment
jamais. De plusieurs de ces maîtres, il est vrai, je ne retiens ni tous leurs
actes ni toutes les pages qu'ils ont écrites ; mais, sur les points où ils
me viennent en aide, comme ils m'aident bien ! Je ne puis, certes, leur faire
visite à tous en même temps. Mais celui chez qui j'ai choisi d'aller
aujourd'hui ne me ferme pas sa porte. Et tous me disent la même chose - ce dont
j'ai besoin -, seulement
chacun y met les variantes qui tiennent à son talent propre et à la nuance
d'amitié qui m'unit à lui. En conséquence, avec l'habitude, je trouve un
bénéfice dans le plus bref contact avec n'importe lequel de mes maîtres. Je
choisissais et copiais déjà des extraits de leurs œuvres ou de leurs
biographies il y a trente ans ; j'y soulignais déjà certains mots. J'ai
relu des centaines de fois ces extraits ; je les relis encore ; ils me
relancent autant et davantage. J'y soulignerais encore les mêmes mots. Donc
unité et continuité, deux avantages très positifs.
Ainsi, dans
de multiples eaux, tantôt fleuves, tantôt ruisseaux, je plonge mon gobelet en
des endroits choisis ; en ces endroits, je sais combien l'eau est pure,
toujours. Amis, vous me comblez, vous tous. Par exemple vous, Anne Frank, à
quel point vous êtes ma sœur, intimement. Vous espériez survivre à l'oppression
inique, voici que vous êtes très vivante près de moi. Tous, combien vous êtes
vivants, du fait de la qualité de vos esprits et de vos cœurs, du fait aussi de
ma recherche auprès de vous. Et il me semble vous retrouver tous maintenant
dans ma personnalité, que vous avez petit à petit si bien influencée.
Voilà, vous
connaissez mes maîtres, ou du moins leurs noms. Mes maîtres, mes amis, mes
admirations ; ceux à qui je
demande de me faire habiter dans l'ambiance même qu'ils ont su créer autour
d'eux pour s'y épanouir. Oui, je voudrais vivre à leur niveau ; alors je serais
confiant et heureux. Connaissant cette famille d'âmes, attiré vers elle par le
cœur, je ne pourrais plus accepter de n'en pas faire partie.
Il y a une
grande différence entre une famille d'âmes et ces groupes d'échange en vogue
actuellement, si fraternels qu'on les suppose. Une famille d'âmes se constitue
par choix, par votre choix personnel, au fur et à mesure que vous percevez
mieux vos aspirations essentielles et vos attraits de grâce. Ceux que vous
reconnaissez comme vos aînés dans cette famille ont atteint déjà le sommet de
votre idéal. Vous savez qu'ils vous dépassent, mais que tout contact avec eux
vous élèvera. Vous savez ce qu'ils vous donneront. Ils n'en sont plus aux
recherches ni aux essais. Mais vous n'aimez pas ceux qui se croient arrivés ?
Ceux-ci ne se croient pas arrivés. Seulement, je suis sûr qu'ils sont bien
partis et qu'ils ont su marcher, alors que la plupart de ceux qui parlent tant
ne partiront jamais. Dites-moi : peu importe que vous participiez ou non à un groupe de
dialogue, à tel groupe ou à tel autre. En revanche, il importe beaucoup que
vous apparteniez à une famille d'âmes, et que vous sachiez utiliser l'appui
incomparable et l'ouverture qu'elle vous offre.
En ce qui
concerne la prière, vous aurez encore besoin qu'on vous mette une clé en main.
Bien plus, ici, il ne s'agit pas seulement d'une porte à ouvrir ; disons plutôt qu'il
y a deux régions entières d'incertitude à traverser. D'une part, la conduite à
tenir par celui qui prie ; d'autre part, la conduite que Dieu adoptera.
D'une part comme de l'autre, des problèmes se posent, d'où pas mal
d'hésitations chez celui qui ne sait pas, et qui interprète mal les situations.
Cela risque de s'aggraver si la prière doit prendre une grande part de l'existence.
Pour le moine, appelé à vivre avec Dieu, appelé aussi, par son union avec le
Christ, à sauver des âmes, il ne s'agit pas seulement de savoir comment
supporter les nuits et autres
épreuves, et comment en sortir. Il s'agit d'abord et surtout de savoir comment
y entrer. : offrande essentielle, et choix très grave, qui relèvent de
l'oraison. Donc, en l'oraison plus qu'en autre chose, le moine a besoin, au
moins temporairement, d'un guide.
Dom Godefroid Belorgey racontait
volontiers les grâces d'union avec Dieu qu'il avait reçues. Il savait dire très
simplement les certitudes qu'il avait acquises dans l'oraison, la réalité de
Dieu, sa proximité, sa présence, son action. Il éveillait ainsi l'attention
envers la grâce chez ceux qu'il voyait au début de l'itinéraire qu'il avait
lui-même parcouru ; il leur donnait confiance. Car les voies du Seigneur
se ressemblent beaucoup, d'une âme à une autre, et parler avec quelqu'un qui
sait apporte bien des éclaircissements. Mais, pour éclairer le disciple, il
faut un langage exact et invariable, manié avec pertinence. Le maître doit
s'astreindre à parler la langue mise au point par les vrais spirituels, ceux du
Carmel d'abord, et par la phalange d'écrivains qui les ont confirmés et
continués : les
définitions qu'ils ont établies, les classifications qu'ils ont reconnues. Dom
Godefroid n'ignorait
rien de cette langue technique. Dans une matière aussi sérieuse, la précision
rassure et captive. Aussi, Père, vous obteniez de mon oreille beaucoup plus que
de la curiosité. Vous étiez
mon premier de cordée ; j'écoutais, j'appréciais le choc précis de vos
coups de piolet taillant les marches dans la pente de glace. Votre sûreté me
donnait confiance ; j'aimais vos tracés nets ; je suivais
scrupuleusement vos itinéraires.
Dom Godefroid donnait de l'oraison
la définition que voici : élévation de l'âme vers Dieu, de qui elle se sait
aimée, pour s'entretenir intimement avec lui, dans le double but de le
glorifier et de trouver le vrai bonheur. Et il ajoutait : « Rien, rien, rien ne vaut l'oraison pour atteindre ce
double but ». Qui ne l'a
pas entendu commenter cette définition devant un auditoire de religieux ne sait
jusqu'où peut s'élever la flamme persuasive de la sincérité. Cependant, même
après l'avoir entendu, on pouvait encore étouffer en soi le charme, prendre ses
distances, et bientôt, par prudence, se scandaliser. En revanche, au son de
cette même voix, quelques imprudents choisissaient de disposer totalement leur
cœur à l'art d'être disciple.
Mon maître
eut-il des lacunes ? Je n'en sais rien et ne veux pas le savoir. Je n'en
ai cure. Précaution élémentaire ! Je l'ai accepté tel qu'il se donnait. Je n'ai jamais
voulu le contester. Je n'ai jamais voulu connaître des défauts chez celui qui
méritait mon entière docilité. Parce que mon maître m'a transmis ses propres
admirations et qu'elles sont devenues miennes, je l'identifie quelque peu avec
elles. À mes yeux, il personnifiait les qualités de l'ami de Dieu. Selon ma
petite conception, un ami de Dieu n'est pas tout à fait la même chose qu'un saint ; cependant, ce
titre-là fait déjà bien envie ! Ami
de Dieu :
je me
souviens de la jubilation que cette expression produisit chez un garçon d'une
dizaine d'années, intelligent et plein de délicatesse, la première fois qu'il
l'entendit : il exultait.
De mon
maître, je pouvais toujours être sûr qu'il voyait plus loin que moi. Depuis que
je ne l'ai plus pour me dire avec compétence les choses essentielles, souvent
les matins me paraissent brumeux, et les jours un peu froids. Père, je vous ai
vraiment aimé jusqu'à la docilité de l'esprit. Et ma fierté d'aujourd'hui est
d'avoir su, dès lors, vous le dire.
Aurai-je
encore l'aubaine d'être disciple ? Seigneur, m'enverrez-vous un autre Dom Godefroid Belorgey ? Non, je sais
bien que non. D'ailleurs, il se fait tard ; j'ai parcouru, sur la route indiquée par lui, la plus
grande partie de l'étape ; avec ou sans progrès, je ne sais. Je dois marcher
désormais sans le secours de cette main amicale et lucide. N'est-ce pas
beaucoup de l'avoir eue durant un certain temps ? Seigneur, vous me dites : « Ma grâce te
suffit ».
Eh ! Seigneur, je devine qu'elle devra désormais me
suffire, pour cet itinéraire de solitude que vous m'avez tracé, à travers ces
grandes plaines de plus en plus horizontales. Du moins pourrai-je me retourner
vers ces largesses d'autrefois, vers ces souvenirs qui obligent encore.
Les jeunes se
rendent compte de beaucoup de choses, mais ils ne se rendent pas compte que
leur pain n'est pas cuit, non par accident, mais parce qu'ils ne savent pas le
cuire. Prenez trois étudiants ou trois novices, faites-leur suivre des cours ou
des conférences. Après un jour de patience et deux jours d'impatience, ils n'y
tiendront plus :
ils ont
quelque chose à dire ;
il faut,
d'une nécessité vitale, cosmique, qu'ils s'expriment, enfin ! Qu'ils proclament leur point de
vue, enfin ! Car voici le
nouveau principe universel de la pédagogie : « les élèves ont autant à donner au
maître qu'à recevoir de
lui ». La vérité
se trouve-t-elle de ce
côté ? Certes non ! Il faut la chercher dans la direction contraire,
et en voici le principe :
parmi ceux
qui cherchent ensemble un même idéal de science ou de prière, il n'y a pas
d'égaux. Car les biens intellectuels et spirituels sont incommunicables en
dehors d'une hiérarchie des esprits et des âmes. C'est pourquoi, si plusieurs
veulent artificiellement se considérer comme égaux et mettre en commun leurs
recherches, sans recours à une compétence magistrale, rien de clair n'en
sortira. Pour obtenir une aide mutuelle sérieuse, il faut donc accepter des
subordinations. Les hérédités, les filiations ont une grande importance. Et
cela ne se vérifie pas seulement parmi les religieux, mais également parmi les
savants, les artistes, les chefs militaires. Lyautey fut disciple de Gallieni.
Après leur collaboration en Indochine, Lyautey écrivait à son patron : « Où que vous
soyez, quoi que vous veuillez faire de moi, je serai partout et toujours à vos
ordres, au premier signe »3. Lisez ce
qu'André Maurois écrit sur ces deux hommes : se peut-il plus fructueux dialogue ? Or, ils avaient
créé et maintinrent entre eux une hiérarchie, fondée sur l'expérience du plus
ancien, et bien plus exigeante que celle dépendant du nombre des galons ; condition nécessaire pour que se
transmettent le savoir-faire, l'intelligence, l'esprit.
Celui qui
sait éprouve déjà tellement de difficultés pour transmettre ce qu'il
sait ; comment pourriez-vous chercher valablement, en vous joignant à
plusieurs autres qui ne savent pas plus que vous ? Au début, et durant longtemps, les
méthodes inefficaces ressemblent tellement aux bonnes méthodes. Seuls des
impondérables les différencient, alors que les résultats se situeront aux
antipodes. Aussi, pour un bon guide, c'est déjà une chance que de se faire comprendre.
Je ne vois pas
comment le type d'enseignement auquel je me réfère dans ces pages, enseignement
indispensable pour un moine, pourrait se récolter au hasard de carrefours, ni même dans des cours ou conférences du genre
classique. Comment se fait-il qu'après d'excellentes conférences de formation
spirituelle, parfois un auditeur cherche le premier ancien venu et lui
demande : « Vous,
dites-moi quelque chose de personnel » ? Le Père spirituel ne doit tenir le rôle ni d'un
professeur ni d'un camarade. Il doit proportionner à la marche de ses disciples
une doctrine certaine. Le déploiement qu'il cherche à leur procurer s'effectue
pour chacun de ses clients,
à part, et ne réussit que lentement.
Donc, bien loin de passer constamment à des nouveautés, il doit posséder l'art des redites.
Ne demandez
pas à votre maître de voir les choses autrement qu'elles ne sont. Que votre
patron sache d'abord voir et accepter les choses telles qu'elles sont. Qu'il
vous rende facile votre docilité à son égard par sa propre docilité à l'égard
du réel.
Ne demandez
pas à votre maître d'accorder toute son attention à l'événement. En revanche,
qu'il en accorde beaucoup aux raisons immuables et aux fins suprêmes.
Ne demandez
pas à votre maître de se laisser tenter par les modes successives. Car aucune
mode, jamais, n'aura la vertu de changer l'eau en vin. Or, il serait agréable
pour vous que votre maître vous fasse inviter parfois aux noces de Cana.
Ne demandez
pas à votre maître de changer le monotone devoir quotidien, ni les immuables
occupations de votre vocation. Au lieu de changer ces choses, qu'il sache se
renouveler lui-même, chaque jour, esprit et cœur, dans la ferveur qu'il leur
accorde. Qu'il soit donc un grand champion de la ténacité, un prix Nobel de
patience. Et, naturellement, qu'il vous apprenne à en faire autant.
Demandez à votre maître de chercher pour
vous. Quant à vous, ne prétendez pas trop tôt chercher pour lui.
Ne dites
pas :
« Mon maître m'explique bien des choses intéressantes. Mais
je ne prends pas tout. Sur certains points, je ne suis pas d'accord ». Lorsque le jeune homme parle
ainsi, l'ancien qu'il a trouvé n'est pas encore le véritable Père. Et ce jeune
homme se trompe s'il se croit disciple. Car le maître véritable doit être
accepté pour l'ensemble de ses dires et de ses choix. En effet, c'est la
personnalité même, la qualité même que possède cet homme-là, que cherche le
disciple. Or, cela ne se divise pas. Personnalité et qualité se manifestent en
tout ce que le maître donne. Il n'appartient pas au disciple de trier. Plus
tard, il verra ; mais alors il aura hérité de l'esprit. Ainsi, le prophète
Élisée, durant la dernière journée qu'il passa en compagnie d'Élie, son maître,
lui demanda de recevoir de son esprit. Mais loin de vouloir en prendre et en
laisser, il lui demanda son esprit, au
double. Celui-là pouvait, certes, se croire vrai disciple.
Ne demandez
pas à votre maître de parler pour ne rien dire. Questionnez-le sur les
problèmes de la destinée humaine et sur les problèmes connexes, problèmes
toujours actuels. Et comment il les vit lui-même ? Comment il fait pour
les accepter avec courage et tranquillité ? Demandez-lui ce qu'il connaît
avec certitude, ce qui ne fait plus question pour lui, ce qu'il tient pour
indiscutable et immuable. Faites-le parler sur le drame de sa vraie
personnalité, non sur la comédie superficielle que lui imposent, peut-être, les
circonstances. Faites-le parler sur son insatisfaction et ses espoirs, sur sa
foi religieuse, sur sa confiance en Dieu, sur sa prière. Demandez-lui comment et
jusqu'à quel point, par le don de soi-même, il s'est délivré de lui-même.
Informez-vous d'où vient la lucidité de ses refus. Qu'il vous confie ce qu'il
découvre dans son silence. Qu'il vous dise quelle est la source de ses larmes et la raison de son
sourire. Allez à l'essentiel de cet homme-là. Et, s'il accepte de reprendre,
pour vous aider, ses cahiers d'élève ou ses outils d'apprenti, remerciez-le par
votre docilité.
Mes maîtres
m'ont dit : « Tu n'es pas
né tout seul. Tu as commencé par tout recevoir, mais inconsciemment. Si tu as, maintenant, l'âge de raison,
continue par tout recevoir, mais en pleine conscience. Parce que, en la vie de
l'esprit, on est durant vingt ans débutant ; parce que, en la vie de
prière, on est trente ans débutant. Avant que ces délais ne soient écoulés, tu
ne vaux que par tes héritages ».
Mes maîtres
m'ont dit : « Utilise ce
qui existe déjà. Prends d'abord ce qui a été fait par d'autres. Reconnais ceux
qui ont réussi dans toutes les découvertes du vrai et du bien, et commence par
prendre pour toi leurs réussites. Comprends que tous ceux qui ont bâti avant
toi t'ont aimé ».
Mes maîtres
m'ont dit : « Tous les
problèmes ne doivent pas être soumis à tout le monde. Tous les problèmes ne
sont pas faits pour toi. Beaucoup sont trop gros pour ta petite tête, et
d'autres sont vraiment trop minces pour occuper ton temps. Nous te dirons donc
quels problèmes tu peux aborder utilement, c'est là un élément important de
notre tâche auprès de toi, et celui qui requiert de ta part le plus de
docilité. Car un débutant ne saurait être un technicien du filtrage, qualité
indispensable aujourd'hui. Il faut en effet savoir reconnaître d'où viennent
les idées, du Dieu de vérité ou du père du mensonge ? Et à quelles
conséquences, tôt ou tard, elles mèneront les hommes. Sans ce discernement, il
n'y a pas d'esprit qui soit sûr ».
Mes maîtres
m'ont dit encore :
« Il faut chercher ; mais il faut également savoir
posséder ce qu'on a déjà trouvé de vérité et de beauté ; pour s'en
instruire et s'affiner. Pourquoi bâtir sans fin durant toute l'existence ?
Il faut aussi savoir prendre le temps de résider dans les murs qu'on a
construits ; et, en outre, y accueillir des amis. A-t-il réussi sa vie, celui qui jamais ne
sait dire : « je reste aujourd'hui chez moi, j'ai assez de bonnes
choses à revoir » ? Et il faut pouvoir ajouter : « venez,
vous autres, voir ce que j'ai chez moi ; il y en aura pour vous, et vous
pourrez en emporter ».
Mes maîtres
m'ont dit : « Bien que tout
change ou disparaisse, toi, ne laisse jamais rien se perdre du sens que tu
donnes à ta propre vie. Or, celle-ci se définit, si elle est chrétienne, comme
une marche vers la béatitude impérissable auprès de Dieu. Maintiens cette foi,
et tu feras l'économie de bien des problèmes, qui alourdissent certains de nos
contemporains. Si tu as reçu, de plus, une vocation monastique, ne laisse
jamais rien se perdre de sa signification. La vocation monastique se définit
comme une intimité avec Dieu vécue dès maintenant dans la prière. Maintiens la
réalité de cet idéal, et tu pourras faire l'économie de bien des problèmes, que
créent à plaisir, ou en désespoir de cause, les moines qui n'ont pas su
résoudre d'abord ce problème-là. Pourquoi allonger les mains dans le vide,
alors que les bons plats sont posés sur la table, devant toi, à ta
portée ?
Jésus Christ
notre Seigneur a dit : « Vous n'avez qu'un seul maître, le
Christ » (Mt 23,
10). Il a dit
cette parole à l'adresse de ses apôtres,
et pourtant il a envoyé ceux-ci aux hommes comme maîtres de vérité et maîtres
de la Bonne Nouvelle. De même, le divin maître envoie maintenant encore
certains des siens, amis fidèles, aux hommes dont il veut faire ses amis. « Comme mon Père m'a envoyé, moi
aussi je vous envoie » (Jn 20, 21). Il dit encore :
« Celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que
je fais, et en fera de plus grandes » (Jn 14, 12). L’œuvre
du Fils de
Dieu a été de
réconcilier les hommes avec son Père du Ciel et de les lui ramener.
Pareillement, l’œuvre
des envoyés
du Fils de Dieu sera d'amener quelques-uns de leurs frères vers le Christ, pour
qu'ils deviennent ses amis. Œuvre impossible
aux forces humaines, œuvre qui ne peut s'accomplir que dans la grâce propre à
l'envoyé, uni à son Maître.
Seigneur,
jamais je n'ai supposé porter atteinte à votre primauté, du fait que je regarde
tel homme comme mon maître et mon père. Cet homme n'était-il pas de vos amis,
donc envoyé par vous ?
En le mettant
à côté de moi, vous avez manifesté votre autorité magistrale mieux qu'en me laissant
seul à mes propres recherches.
Lorsqu'un
prêtre accepte le titre et la fonction de Père, cela ne peut avoir qu'un sens,
celui-ci : « J'ai le
bonheur de connaître depuis longtemps déjà le Seigneur ; je suis déjà son ami. Donc je
pourrai, avec son aide, vous apprendre à vous aussi le chemin de son
amitié ». Mon maître
n'a jamais prétendu jouer d'autre rôle que celui-là.
Seigneur
notre Maître, vous savez qu'il y a des jeunes gens et des jeunes religieux qui
demandent le vrai, le bien, la sincérité de la vie, le sacrifice, les sûres
méthodes de la prière, et toutes les exigences d'un véritable engagement. Ils
portent leur espérance vers des valeurs merveilleuses. Ils répugnent à suivre
facilité et désordre.
Il y a des
chrétiens, des religieux, qui cherchent par-dessus tout l'intimité avec Dieu.
Parmi les diverses obligations de la religion, ils ne veulent accorder à nulle
autre la primauté. L'union avec Dieu leur paraît la première nécessité. Dieu leur suffit, ou du moins, Dieu les
retient. L'appel de Dieu dans le secret de leur cœur surclasse pour eux toute
autre valeur. On leur reproche parfois une liberté et une indépendance
suspectes aux yeux de ceux qui ne voient pas l'Objet qui les occupe.
À chacun de
ceux qui cherchent ainsi votre intimité, daignez, Seigneur et Maître, envoyer
quelque guide qualifié par le
même attrait : un Dom Godefroid
Belorgey, un Père Dehau, un Abbé Huvelin, un Dom Augustin Baker, un Dom Richard Beaucousin. Ayez
compassion de ceux qui, s'ils ne sont pas aidés, abandonneront petit à petit, non sans déception, non
sans tristesse, les valeurs d'intimité qu'ils avaient désirées.
Père Jérôme,
Sept-Fons, le 15 octobre 1969,
in Tisons (Ad Solem)
Sept-Fons, le 15 octobre 1969,
in Tisons (Ad Solem)
1. Sous le regard de Dieu, Cerf, 1950, p37.
2. Jean Cassien, Conférences Xe, traduc. E. Cartier, Poussielgue 1868, tome I, p278.
3. Lyautey, par André Maurois, , Hachette 1939, p56.
2. Jean Cassien, Conférences Xe, traduc. E. Cartier, Poussielgue 1868, tome I, p278.
3. Lyautey, par André Maurois, , Hachette 1939, p56.