Il y a un temps auquel l'âme vit en
Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en l'âme. Ce qui est propre à l'un de ces
temps est contraire à l'autre. Lorsque Dieu vit en l'âme, elle doit
s'abandonner totalement à sa providence. Lorsque l'âme vit en Dieu, elle se
pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut
s'aviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses
lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et,
jusqu'aux heures de parler, tout est réglé.
Quand Dieu vit dans l'âme, elle n'a
plus rien comme d'elle-même. Elle n'a que ce que lui donne au moment le
principe qui l'anime : point de provisions, plus de chemins tracés. C'est comme
un enfant qu'on mène où l'on veut et qui n'a que le seul sentiment 2
pour distinguer les choses qu'on lui présente. Plus de livres marqués pour
cette âme, assez souvent elle est privée de directeur arrêté. Dieu la laisse
sans autre appui que lui seul. Sa demeure est dans les ténèbres, l'oubli,
l'abandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans
savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans
inquiétude qu'on vienne l'assister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu,
qui ne trouve point dans son épouse de plus pure disposition que cette totale
démission de tout ce qu'elle est pour n'être que par grâce et par opération
divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues d'elle-même, les
avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par
leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon ; et ce que les autres
gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaît, celle-ci le
reçoit au moment du besoin et le laisse, n'en admettant précisément que ce que
Dieu veut bien en donner, pour ne vivre que par lui.
Les autres entreprennent pour la
gloire de Dieu une infinité de choses. Celle-ci souvent est dans un coin de la
terre comme un reste de pot cassé dont on ne s'avise pas de chercher aucun
service. Là, cette âme délaissée des créatures, mais dans la jouissance de Dieu
par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos,
ne se porte à aucune chose de son propre mouvement. Elle ne sait que se laisser
et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière qu'il
connaît. Souvent, elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien. Les
hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement. Il n'en est pas
moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle
répand une infinité de grâces sur des personnes souvent qui n'y pensent point
et auxquelles elle ne pense pas.
Tout est efficace, tout prêche, tout
est apostolique dans ces âmes solitaires. Dieu donne à leur silence, à leur
repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une
certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes. Et, comme elles sont
dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se
sert pour les instruire sans qu'elles y pensent, aussi servent-elles de soutien
de direction à plusieurs âmes, sans qu'il y ait aucune liaison expresse ni
engagement pour cela. C'est Dieu qui opère en elles, mais par mouvement imprévu
et souvent inconnu, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une
vertu secrète qui guérissait les autres 3. Entre elles et lui, il y a cette différence que souvent
elles ne sentent point l'écoulement de cette vertu et même qu'elles n'y
contribuent point par coopération. C'est comme un baume caché que l'on sent
sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.
L’état auquel celui de ces âmes me
paraît davantage, c'est l'état de Jésus et de la Sainte Vierge et de saint
Joseph. C'est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passiveté
continuelle pour être et agir, mû par ce bon plaisir de Dieu 4
dont il est ici question 5. Ce qu'il faut bien remarquer est sa
volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d'aventure.
Je l'appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence, pour la
distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne
se doit dispenser, laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée 6.
Je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans l’état de l'autre que je
nomme de pure providence. Il arrive de là que leur vie, quoique très
extraordinaire, n'offre cependant rien que de commun et de fort ordinaire.
Elles remplissent les devoirs de la religion et de leur état, les autres en
font autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de
frappant ni de particulier : elles sont toutes dans le cours des
événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les
sens. C'est cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême
qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses
d'elles-mêmes par la soumission habituelle de leurs cœurs. Cette volonté,
dis-je, soit qu'elles y coopèrent expressément, soit qu'elles y obéissent sans
le remarquer, les applique au service des âmes.
Il n'y a ni honneurs ni revenus pour
un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde. Ces
âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, elles
sont peu propres au commerce du monde, aux affaires, aux soins composés, aux
réflexions et conduites industrieuses. On ne peut s'en servir à rien, on ne
voit en elles que faiblesse de corps et d'esprit, d'imagination, de passions. Elles
ne s'avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne
prennent cœur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes. On ne voit rien
en elles de ce que la culture, l'étude, la réflexion donnent à l'homme. On y
voit ce que la nature offre dans les enfants avant que d'avoir passé par les
mains des maîtres chargés de les former.
L'on remarque leurs petits défauts
qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans
elles que dans eux : c'est que Dieu ôte tout à ces âmes, hors l'innocence,
pour qu’elles n'aient que lui seul. Le monde, qui ignore ce mystère,
n'en juge que selon les apparences. Aussi n'y trouve-t-il rien de ce qu'il
goûte et estime. Il les rebute et méprise. Elles sont même comme en butte à
tous. Plus on les voit de près, moins on s'y fait, plus on se sent
d'oppositions pour elles. On ne sait qu'en dire et penser. Un je ne sais quoi
parle cependant à leur faveur. Mais, au lieu de suivre cet instinct, ou du
moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité : on
épie donc leurs actions pour en décider à sa manière et, comme les pharisiens
ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si
prévenus que tout ce qu'elles font paraît ou ridicule ou criminel.
Hélas ! ces pauvres âmes en
pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la
foi et l'amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le
désordre, ce qui les prévient d'autant plus lorsqu'elles viennent à se comparer
avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables d'ailleurs de
s'assujettir aux règles et aux méthodes, n'offrent rien que de réglé dans toute
leur personne et dans la suite de leurs actions. Alors la vue d'elles-mêmes les
couvre de confusion et leur est insupportable. C'est là ce qui tire du fond de
leur cœur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent l'excès de la
douleur et de l'affliction dont elles sont remplies.
Souvenons-nous que Jésus était Dieu
et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme et, comme Dieu,
plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces
morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses
apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux d'Hérode et
de sa cour.
Il me semble qu'il est aisé de
conclure de tout ceci que ces âmes d'abandon ne peuvent pas, comme les autres,
s'occuper de désirs, de recherches, de soins ; se lier à certaines
personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines
méthodiques manières ou plans concertés de parler, d'agir, de lire. Cela
supposerait qu'elles pourraient encore disposer d'elles-mêmes. C'est ce
qu'exclut par lui-même l'état d'abandon où elles se trouvent. Cet état en est
un où l'on se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses
droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses
démarches, sur l'emploi de ses moments et sur tous les rapports qu'il peut y
avoir. Il ne reste qu'un seul désir à remplir, c'est d'avoir toujours les yeux
arrêtés sur le Maître qu'on s'est donné, et d'être sans cesse aux écoutes pour
deviner et entendre sa volonté et l'exécuter sur-le-champ. Nulle condition ne
représente mieux cet état que celle du domestique qui n'est auprès du maître que
pour obéir à chaque instant aux ordres qu'il lui plaît de lui donner, et non
point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires, qu'il doit
abandonner afin d'être tout à son maître à tous les moments.
Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et
libres, dégagées de tout pour se contenter d'aimer en paix le Dieu qui les
possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté
signifiée, sans se permettre nulle réflexion 7, nul retour ni
examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en
simplicité dans le pur devoir, comme s'il n'y avait au monde que Dieu et cette
pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert, où l'âme
simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n'étant occupée que de ce qu'il
veut d'elle. Tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la providence.
Cette âme, comme un instrument, ne
reçoit et n'opère qu'autant que l'opération intime de Dieu l'occupe passivement
en elle-même ou l'applique à l'extérieur. Cette application intérieure est
accompagnée de sa part d'une coopération libre et active, mais infuse et mystique.
C'est-à-dire que Dieu, trouvant tout ce qu'il faut pour agir s'il l'ordonnait,
content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui
serait autrement le fruit de ses efforts ou de sa bonne volonté effectuée.
Comme si quelqu'un, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre
service se pénétrait aussitôt dans cet ami et, sous son apparence, faisait le chemin
par sa propre activité, en sorte qu'il ne reste à cet ami que la volonté de
marcher, tandis qu'il marcherait par cette voie étrangère. Cette marche serait
libre, puisqu'elle serait une suite de la détermination libre de l'ami pour qui
l'on en ferait les frais. Elle serait active, puisque ce serait une marche
réelle. Elle serait infuse, puisqu'elle se ferait sans action propre. Elle
serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.
Mais, pour revenir à l'espèce de
coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire, remarquez qu'elle
est toute différente de la soumission qu'on a à ses obligations : l'action
par laquelle on les remplit n'est ni mystique ni infuse, mais libre et active
comme on l'entend communément. Ainsi l'obéissance au bon plaisir de Dieu tient
tout à fait de l'abandon et de la passiveté. On n’y met rien du sien, hors
l'habitude d'une bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant
comme un instrument sans action propre dès qu'il est entre les mains de
l'ouvrier : il sert à tous les usages auxquels s'étendent sa nature et sa
qualité. Au contraire, l'obéissance que l'on rend à la volonté de Dieu
signifiée et déterminée est dans l'état commun de vigilance, de soins,
d'attentions, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement
ou laisse aux efforts ordinaires.
On laisse donc agir Dieu pour tout le
reste, ne réservant pour soi que l'amour et l'obéissance au devoir présent, car
en ce point l'âme agira éternellement. Cet amour de l'âme, infus dans le
silence, est une véritable action dont elle se fait obligation perpétuelle.
Elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement dans
ces dispositions où il la met, ce qu'elle ne peut faire évidemment sans agir. Cette
obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre
tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien
d'extraordinaire.
Voilà la règle, la méthode, la loi,
la voie pure, simple et certaine de cette âme. Loi invariable, elle est de tous
les temps, de tous les lieux, de tous les états. C'est une ligne droite où elle
marche avec courage et fidélité sans s'écarter ni à droite ni à gauche, et sans
s'occuper de ce qui l'excède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement
et opéré en abandon. En un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit
le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste, où elle ne
met rien du sien que d'attendre en paix la motion divine.
Rien n'est plus assuré que cette voie
simple, comme il n'y a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de
moins sujet à l'erreur et illusion : on y aime Dieu, on y satisfait aux
devoirs du christianisme, on fréquente les sacrements, on produit les actes
extérieurs de la religion qui obligent tout le monde, on obéit aux supérieurs,
les devoirs de l'état sont remplis, la résistance est continuelle aux
mouvements de la chair et du sang et du démon, car personne n'est plus attentif
et plus vigilant que les âmes de cette voie pour s'acquitter de toutes leurs
obligations.
S'il en est de la sorte, comment se
peut-il qu'elles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des
plus ordinaires, c'est qu'après s'être acquittées comme les autres chrétiens de
ce qu'exigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre
aux pratiques gênantes dont l'Église ne fait aucune obligation. Et, si elle ne
s'y prêtent pas, elles sont taxées de donner dans l'illusion. Mais,
répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de l'Église
et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements
particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres affaires de
la vie civile, est-il donc dans l'erreur ? On ne s'avise pas de l'en accuser,
ni même de l'en soupçonner. Que l'on s'accorde donc avec soi-même et, tandis
qu'on laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice
de ne pas inquiéter une âme qui non seulement remplit les préceptes aussi bien
que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et
extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même (ou, s'il les connaît, il
ne marque que de l'indifférence). La prévention va jusqu'à assurer, malgré
tout, que cette âme s'abuse, se trompe parce qu'après s'être soumise à tout ce
que l'Église prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans
obstacles aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa
grâce dans tous les moments où rien ne l'oblige expressément. On la condamne en
un mot parce qu'elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent
au jeu, aux affaires temporelles. N'est-ce pas là une injustice criante ?
L'on ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu'un se tienne dans le rang
et train communs, qu'il se confesse une fois l'an, on n'en parle point, on le
laisse vivre en paix, se contentant de l'exhorter dans l'occasion à quelque
chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire
même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu'on
l'accable de maximes, de conduites, de méthodes et, s'il ne se lie et ne
s'engage à ce que l'art de la piété a établi, s'il ne le suit constamment,
voilà qui est fait : l'on appréhende tout pour lui et sa voie devient
suspecte. Ignore-t-on que ces pratiques, toutes bonnes et toutes saintes qu'on
les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à l'union
divine ? Veut-on donc que l'on soit dans la route, tandis que l'on est au
terme ?
Voilà cependant ce que l'on exige de
l'âme pour qui l'on craint l'illusion. Cette âme fit le chemin comme les autres
au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les suivit
fidèlement. Vainement aujourd'hui l'efforcerait-on à s'y tenir assujettie.
Depuis que Dieu, touché des efforts qu'elle fit pour s'avancer par secours, est
venu comme au-devant d'elle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée,
depuis qu'elle est arrivée dans cette belle région où l'on ne respire
qu'abandon et où l'on commence à posséder Dieu par amour, depuis enfin que ce
Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries, s'est rendu le
principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité,
elles ne sont plus qu'une route qu'elle a parcourue et qui est restée derrière
elle. Exiger donc qu'elle reprenne ces méthodes ou qu'elle continue à les
suivre, c'est vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était
pour rentrer dans la voie qui l'y a conduite.
Mais on perdra son temps et sa peine.
Si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans,
au-dehors, peu touchée de tout ce bruit, insensible à ces clameurs, elle
restera sans trouble et sans s'ébranler aucunement dans cette paix intime où
s'exerce si avantageusement son amour. C'est là le centre où elle reposera, ou,
si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même qu'elle suivra
toujours.
Elle y marchera constamment et, au
moment présent, tous ses devoirs y sont marqués. En suivant l'ordre de cette ligne
à mesure qu'ils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans
empressement. Pour tout le reste, elle se maintiendra dans une entière liberté,
toujours prête à obéir au mouvement de la grâce dès qu'il se fera sentir, et à
s'abandonner aux soins de la providence.
Au reste ces âmes ont moins besoin de
direction que les autres, car on n’arrive là que par le moyen de très grands et
excellents directeurs. Et ce n'est guère que par providence, quand la mort
enlève ou éloigne par quelque événement, ceux que l'on a, que l'on vient à en
manquer. Alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend
seulement en paix le moment de la providence, sans qu'on y pense ensuite. De
temps à autre, on rencontrera des personnes pour lesquelles, sans les connaître
et sans savoir d'où elles viennent, on se sentira une secrète confiance que
Dieu inspire dans le temps de la privation. C'est une marque qu'il veut s'en
servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que d'une manière
passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis
qu'on leur donne. Mais, au défaut de ce secours, elles s'en tiennent aux
maximes qui leur furent données par leur premier directeur. Ainsi elles sont
toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes qu'elles
reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de
ceux-ci jusqu'à ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient
pour tout. Elles sont enlevées de ce monde après qu'elles ont marché dans
l'abandon à sa conduite.
Jean-Pierre de Caussade 8,
in L’abandon à la Providence divine
1. Dans le discours mystique, le mot passiveté désigne la docilité de l'âme
purifiée et unie à Dieu. Il est l'écho du divina pati de Denys
l'Aréopagite (« pâtir les choses divines »). Au cours du XVIIe
siècle, le mot prit progressivement, dans la langue courante, son sens moderne,
péjorativement connoté : aboulie, absence d'initiative (connotations
évidemment absentes de l'usage mystique). La forme même du mot s'altéra en
« passivité ». Il est remarquable que le manuscrit ait conservé la
forme ancienne.
2. Au sens ancien de faculté de
sentir, d'éprouver, de percevoir.
3. Cf. Luc 6, 19 et 8, 46.
4. Ms : être, agir et mû par
ce bon plaisir de Dieu.
5. L'état ainsi défini est donc à entendre, comme souvent dans le
traité, en son sens spirituel, consacré par Bérulle : état d'abandon, par exemple. Mais le mot a aussi, bien souvent, le
sens ancien de condition sociale, métier, comme dans les
expressions : état de vie, devoir d'état.
6. Cette distinction capitale, en
Dieu, entre sa volonté de bon plaisir
ou de providence (qui se manifeste
dans les événements, de manière voilée) et, d'autre part, sa volonté signifiée (qui se manifeste
explicitement dans ses commandements et dans le devoir d'état) est reprise de
François de Sales (Traité de l'amour de Dieu, livres 8 et 9).
7. Dans la tradition spirituelle, le mot réflexion a
d'abord un sens théologique. Il désigne le retour sur soi, la recherche de soi
et de son intérêt propre (amor sui, amour de soi, amour propre) qui s'attache à tout acte humain depuis le péché
originel. Incurvation de l'être sur
lui-même, disait saint Bernard. La réflexion
fait obstacle à la pureté de l'amour, à son désintéressement. Comme telle, elle
s'oppose à la sortie de soi, à la spontanéité et à la simplicité requises pour l'abandon.
Au cours du XVIIe siècle, le mot réflexion a été
progressivement contaminé, dans la littérature spirituelle, par son sens
moderne, psychologique : retour de la pensée sur elle-même en vue
d'examiner plus à fond une idée, une situation, un problème (dictionnaire
Robert). L'usage du mot, dans le présent traité, témoigne de ce glissement de sens,
typique de la laïcisation des
esprits. Le sens théologique traditionnel reste habituellement perceptible, en
arrière-fond, comme ici. En tout état de cause, l'auteur n'invite pas à
l'absurdité qui consisterait à cesser de penser !
8. Les spécialistes ne pensent plus qu’on puisse attribuer
ce texte au Père Jean-Pierre de Caussade (1675-1751).