Chère amie,
J'avais écrit, comme en passant :
« Instruits par notre esprit... » Et vous avez bien raison de m'interpeller
à ce propos !
Comment, en effet, pourrait-on parler
de l'âme sans parler de l'esprit ? Comment ne pas affirmer sans plus
tarder le principe ternaire qui régit le fonctionnement de notre être, principe
justement incarné par la triade corps-âme-esprit ? Comment ne pas
souligner enfin la place centrale qu'occupe l'esprit au sein de cette triade ?
Cela dit, je dois vous avouer que
vous me mettez au-devant
d'une tâche plus que malaisée — combien nécessaire cependant —, celle de
regarder de plus près ce qui distingue l'âme de l'esprit, ainsi que la relation
qu'ils entretiennent. Tâche malaisée parce que la frontière entre les deux est
floue, tant ils sont interpénétrés, imbriqués l'un dans l'autre. Comme ils sont
complémentaires, il se joue entre eux un jeu dialectique, une constante
interaction. En réalité, une définition nette de l'âme et de l'esprit se révèle
impossible ; on ne peut les cerner qu'en les situant l'une par rapport à
l'autre.
À défaut d'une définition, on peut du
moins constater que chacun des deux est une entité douée de capacité d'agir. Du
coup, il nous paraît possible de cerner le domaine et le type d'action de
chacun, en posant d'abord — de manière intuitive — ceci : l'âme est en
nous ce qui nous permet de désirer, de ressentir, de nous émouvoir, de
résonner, de conserver mémoire de toute part, même enfouie, même inconsciente
de notre vécu et, par-dessus tout, de communier par affect ou par amour ;
songeant aux trois puissances supérieures de l'âme reconnues par Augustin, à
savoir la mémoire, l'intelligence et la volonté, j'avancerais pour ma part le
désir, la mémoire et l'intelligence du cœur. L'esprit est en nous ce qui nous
permet de penser, de raisonner, de concevoir, d'organiser, de réaliser,
d'accumuler consciemment les expériences en vue d'un savoir et, par-dessus
tout, de communiquer par échange.
En exploitant les ressources
phoniques du français, j'ai eu l'occasion d'avancer des formules qui se
voulaient percutantes, telles que :
« L'esprit raisonne, l'âme résonne », « L'esprit se meut, l'âme
s'émeut », « L'esprit communique, l'âme communie », « L'esprit
yang masculin, l'âme yin féminin ». Ces formules, au risque
de trop simplifier, ont peut-être le mérite de nous montrer le lien intime qui
unit les deux, tout en soulignant ce qui est spécifique à chacun. Que nous
est-il donné de constater ? L'esprit de chaque être, pour personnel qu'il
soit, a un caractère plus général. Fondé sur le langage, il implique un
apprentissage, une formation, un
acquis. Son développement est lié
à un environnement culturel, à une collectivité issue d'une certaine tradition,
et ses propres activités, relevant en principe du communicable et du
partageable, s'effectuent aussi dans un contexte de relation et d'échange.
L'âme, elle, a quelque chose
d'originel, de natif, comportant une dimension inconsciente, insondable pour
ainsi dire, qui la relie au mystère même qui à l'origine avait présidé à
l'avènement de l'univers vivant. Si l'esprit aide le sujet à prendre conscience
de la réalité de son âme, celle-ci recèle un état qui se situe en deçà — à
moins que ce ne soit au-delà — du langage. Constituant la part la plus intime,
la plus secrète, la plus inexprimable et, dans le même temps, la plus vitale de
chaque être, absolument spécifique à lui, elle demeure en lui dès avant sa
naissance, cela jusqu'à son dernier souffle, entité irréductible et surtout
irremplaçable. Car, là encore, elle incarne un autre mystère : le fait
qu'au sein de l'univers vivant, toute vie forme une entité autonome et signe sa
présence unique. L'unicité de l'être, cette vérité universelle, s'affirme de
façon éclatante chez la personne humaine, et c'est son âme qui en est
l'incarnation. Non un attribut, ni une faculté : unie à un corps et l'animant,
elle est la personne même. Cela, je vous le rappelle, est justement une des
acceptions du mot âme. Ici, tout d'un
coup, une quasi-définition me paraît possible : l'âme est la marque
indélébile de l'unicité de chaque personne humaine.
« Une entité irréductible et
irremplaçable », ai-je dit. L'âme peut être négligée ou mise en sourdine,
escamotée voire ignorée par le sujet conscient, elle est là, entière,
conservant en elle désir de vie et mémoire de vie, élans et blessures emmêlés,
joies et peines confondues. Je me souviens d'une proposition de mon ami Jacques
de Bourbon Busset : « L'âme est la basse continue qui résonne en chacun
de nous ». Comme elle est reliée au Souffle
originel, elle chante en nous un chant à l'accent éternel. Disant cela, je suis
tenté d'ajouter que l'âme n'est pas seulement la marque de l'unicité de
chaque personne, elle lui assure une unité de fond et, par là, une
dignité, une valeur, en tant qu'être.
Je n'ignore pas, bien entendu, que
d'une façon générale, c'est l'esprit qui permet à un sujet de s'établir et de
s'affirmer, et la société ne manque pas de prendre l'esprit — éventuellement le
corps aussi, dans le cas des sportifs — comme critère pour juger de la valeur de quelqu'un. Cela se comprend
dans la mesure où la société ne peut avancer que grâce à la contribution des
esprits à l’œuvre. Toutefois, d'un point de vue éthique, sinon ontologique,
cela se discute. On sait que nombreux sont les êtres frappés à leur naissance
par un handicap mental, et que d'autres, aussi remarquables soient-ils, peuvent
connaître au cours de leur vie une déficience de l'esprit — pensons à Van Gogh,
à Nerval, à Hölderlin, à Nietzsche... On sait aussi que la moindre attaque
cérébrale est à même de précipiter l'esprit le plus brillant dans la paralysie
et l'aphasie. On sait enfin que la vieillesse, dont les effets sont si
terriblement inégalitaires, peut réduire les plus grands esprits à une dramatique hébétude — et moi qui suis jusqu'à
présent épargné par cette calamité, je suis naturellement plus sensible à cette
réalité. Est-ce que tous ceux-là voient aussitôt leur valeur diminuer, ou anéantie complètement ? Je parle ici bien
sûr de la valeur d'être qui est la valeur fondamentale, parce qu'elle est
garante de la dignité de la personne. Les humains dont l'esprit est frappé d'un
handicap seraient-ils donc à reléguer dans une zone d'exclusion signalée par la
pancarte Inutiles ? Si l'on s'en
tient au seul respect des facultés intellectuelles de l'être humain, en
oubliant l'âme, telle est bien la conclusion logique. Et alors l'inhumain n'est
pas loin, comme on l'a vu avec la stérilisation pratiquée au XXe
siècle sur les handicapés dans plusieurs pays, sans parler de leur extermination
systématique sous le régime nazi. N'oublions pas que tous ces hommes, ces
femmes, ces enfants, ces vieillards, dans leurs épreuves, n'ont pas perdu une
once de leur âme. En leur qualité d'âme réside la valeur fondamentale dont je
parle. Moi qui ne jurais jadis que par l'esprit, depuis que je détiens cette vérité
pourtant simple et évidente, je me sens plus équitable par rapport aux êtres.
Et je suis d'autant plus admiratif envers celles et ceux qui se sont non
seulement penchés sur le sort des pauvres
en esprit, mais qui — à l'instar d'un Jean Vanier, le fondateur de l'Arche
— ont compris qu'une société proprement humaine ne peut que se mettre à leur
écoute. Car, par la place centrale qu'ont prise dans leur vie le cœur,
l'émotion, la sensibilité immédiate aux choses et aux êtres, ils ont sûrement
beaucoup à nous dire.
L'idée que dans l'âme réside
l'essence de la dignité humaine, on la retrouve chez de grands esprits. Je
pense en particulier à deux écrivains proches de nous : Camus et Le
Clézio. En 1944, dans un éditorial au journal Combat, Camus dénonce le
crime des nazis en le définissant très précisément : par la torture il
consiste, écrit-il, à « tuer non seulement l'esprit de leurs victimes,
mais leur âme ». Quant à Le Clézio, ce passage de L'Extase matérielle m'a
frappé : « La grande beauté religieuse, c'est d'avoir accordé à
chacun de nous une Âme. N'importe la personne qui la porte en elle, n'importe
sa conduite morale, son intelligence, sa sensibilité. Elle peut être laide, belle,
riche ou pauvre, sainte ou païenne. Ça ne fait rien. Elle a une Âme. Étrange
présence cachée, ombre mystérieuse qui est coulée dans le corps, qui vit
derrière le visage et les yeux, et qu'on ne voit pas. Ombre de respect, signe
de reconnaissance de l'espèce humaine, signe de Dieu dans chaque corps ».
Toutefois, en lisant cette citation,
peut-être aurez-vous été déconcertée comme je l'ai été par l'expression : « n'importe
sa conduite morale... » Cela pose question. Pour moi, l'âme ne saurait
s'extraire du problème éthique, bien que son mode d'être soit instinctif ou
intuitif, plutôt que contrôlé par le raisonnement. Si je me limite à ma propre
expérience, je sais que l'âme peut longuement s'égarer et, par des actes
irresponsables, blesser profondément les autres, parfois de façon irréparable.
Je sais aussi que, sous la morsure du remords, l'âme a le pouvoir, si elle le
veut, d'un retournement de tout l'être, de renaître autrement de la poussière.
Peut-être est-ce là le sens de la parole d'espérance qu'a adressée le Christ au
bon larron...
Je ne voudrais surtout pas que vous vous
mépreniez sur la portée de mes propos : je ne cherche en rien à diminuer
l'importance de l'esprit. Disons qu'au niveau d'un individu, l'esprit est grand
et l'âme essentielle, que le rôle de l'esprit est central et celui de l'âme
fondamental. Au plan d'une société, en raison de la spécificité de chacun des
deux, il y a comme une répartition des domaines d'action où domine l'un ou
l'autre. L'esprit déploie pleinement son pouvoir d'agir dans toute
l'organisation sociale, que celle-ci soit politique, économique, juridique ou
éducative. Il régit les réseaux de transport comme de communication. Il règne
en maître dans le domaine de la pensée philosophique et de la recherche
scientifique. Mais par ailleurs il existe des domaines d'une nature différente
où, sans que l'esprit soit absent, entre en jeu l'âme. Ce sont les domaines qui
échappent à la compétence du seul raisonnement, qui sollicitent de notre être
toute sa capacité à ressentir, à éprouver, à s'émouvoir, à résonner, à
complexifier son imagination, à approfondir sa mémoire, à être en symbiose avec
d'autres entités vivantes et avec la transcendance. Ces domaines sont ceux qui
se situent au-delà de la problématique de l'organisation et du fonctionnement
et qui apostrophent notre destin en l'obligeant à donner sens aux instants
vécus, à relever le défi de la souffrance et de la mort. Ces sphères sont
celles où règnent la beauté, l'amour et toutes les formes de création
artistique dont l'humain est capable — et dont vous avez fait la part
essentielle de votre vie, chère amie ! Tout cela, jamais aucun robot ne
pourra le remplacer.
Vous aurez compris que quand je parle
de ces expressions, il en est une qui me tient particulièrement à cœur :
la poésie. Mais plutôt que de développer — car c'est tout mon être, vous le
savez, qui vit dans cette dimension — je préfère ici vous livrer trois
citations qui me touchent au cœur. D'abord, le grand poète contemporain Pierre
Jean Jouve, qui disait :
La
poésie supérieure est une fonction de l'âme, et non pas de l'esprit. C'est
l'âme qui fournit l'énergie spéciale capable de faire, de la masse agglutinée,
une chose
de beauté. Je hasarde
une explication : que l'âme est en nous le seul pouvoir d'éternel.
Pierre-Jean
Jouve, Apologie du poète
Ensuite Gaston Bachelard, qui en tant
que philosophe, donc homme d'esprit, a eu l'intelligence de reconnaître cette
dimension qui échappe au raisonnement philosophique :
C'est
toute l'âme qui se livre avec l'univers poétique du poète. À l'esprit reste la
tâche de faire des systèmes, d'agencer des expériences diverses pour tenter de
comprendre l'univers. À l'esprit convient la patience de s'instruire tout le
long du passé du savoir. Le passé de l'âme est si loin ! L'âme ne vit pas
au fil du temps. Elle trouve son repos dans les univers que la rêverie imagine
[...] Les idées s'affinent et se multiplient dans le commerce des esprits. Les
images, dans leur splendeur, réalisent une très simple communion des âmes.
[...] Et la langue des poètes doit être apprise directement, très précisément
comme le langage des âmes.
Gaston
Bachelard, La Poétique de la rêverie
Enfin, impossible de ne pas citer ici
la fameuse Lettre du voyant de
Rimbaud, qu'il envoya à Paul Demeny le 15 mai 1871. À mes yeux, ce passage a
l'immense intérêt de suggérer que non seulement la poésie dépasse la dimension
intellectuelle sur laquelle se fonde notre « marche au Progrès »,
mais qu'elle pourrait, si elle était « absorbée par tous », dilater
en quelque sorte la notion de Progrès. Loin d'être antimoderne, elle participe
de l'évolution de l'humanité : elle aussi est prométhéenne à sa manière !
Donc
le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux
même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce
qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est informe, il
donne de l'informe. Trouver une langue [...] Cette langue sera de l'âme pour
l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la
pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son
temps dans l'âme universelle : il donnerait plus — que la formule de sa
pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme,
absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny
Rimbaud, dans cette même lettre,
annonçait l'avènement d'une ère où la femme « sera poète, elle aussi !
La femme trouvera de l'inconnu ! ». Mais n'avait-il pas compris que
c'était le cas depuis toujours, qu'il suffisait d'écouter ? Car, pour ma
part, en vous écrivant tout cela, j'entends une voix féminine, issue du fond
des âges, qui vient me murmurer à l'oreille : « Le corps est le chantier
de l'âme où l'esprit vient faire ses gammes ». Cette phrase, toute de
simplicité et de justesse, a été prononcée au XIIe siècle par
Hildegarde de Bingen, immense figure spirituelle en qui s'allient une vision
cosmique fondée sur l'intuition et l'observation et des dons artistiques
exprimés par la peinture, la poésie et le chant. Elle me tend opportunément la
main, me proposant une pause, une respiration.
En effet, ce recul me fait dire que
je vous dois à présent une précision. Il ne s'agit nullement d'idéaliser l'âme.
Il convient au contraire d'admettre qu'au creux de l'être, là où est le berceau
ou le gouffre, l'âme assume toutes les conditions tragiques du destin humain.
Instruite par l'expérience de la souffrance et de la mort, elle est capable
d'ouverture et de dépassement, en élevant l'être qu'elle habite jusqu'au règne
du divin. Mais elle peut aussi connaître déviations ou perversions, céder aux
diverses pulsions destructrices. Consciente ou inconsciente, libre ou
contrainte, elle est en pouvoir de nouer des liens complexes avec le Mal. Pour
user d'un langage imagé, je dirais qu'en toute âme humaine cohabitent ange et
démon. Ils ne se contentent pas de cohabiter ; ils sont en constante
interaction. Tous les cas de figure sont possibles : l'un pouvant lutter
sans relâche contre l'autre, ou bien, dans des cas extrêmes, se transformer en
l'autre. Ces phénomènes, dont une grosse part est d'ordre psychique, font
l'objet d'études de la psychiatrie et de la psychanalyse. Sans rendre compte
forcément de toutes les dimensions de la question, leurs apports sont d'une
importance capitale. Certes, je vous ai déjà fait remarquer que le mot âme est banni de leur horizon, que
l'ancienne notion d'âme y a éclaté en une série hétérogène de termes et de
concepts. Il vaut la peine cependant de rappeler que Freud lui-même a bien employé le mot Seele, âme,
et qu'après lui, un Jung en a fait une idée de base. Pour ce qui me concerne,
ma préoccupation ne se place pas sur ce plan d'études cliniques. Mon propos, je
vous le répète, est de resituer l'âme par rapport au corps et à l'esprit comme
une des composantes de notre être, de cerner également, dans la mesure du
possible, le rôle spécifique qu'elle joue dans cette triade.
La nature ambivalente de l'âme n'a
pas échappé à nos Anciens. Dans toutes les cultures, on reconnaît à l'âme un
double ou un triple état. Il est intéressant d'y jeter un coup d'œil, pas du
tout en vue d'une étude théorique, uniquement pour voir comment intuitivement
les humains ont tenté de nommer une réalité fondamentale.
Mais tout d'un coup, un besoin de
silence s'impose à moi. Je crois qu'ayant d'entrer dans l'écoute des paroles
venant des grandes traditions, un moment de recueillement n'est pas de trop.
Nous devons prendre la mesure d'un fait plus qu'émouvant : depuis
l'origine, partout où se trouvent les humains, sans savoir ce que les autres en
disaient, ils ont murmuré ou proclamé une vérité germée dans le giron de leur
intuition. Cette vérité, tout en revêtant des aspects très variés, révèle un
contenu étonnamment universel.
François Cheng, in De l’âme