Le saint inconnu – 4 novembre 1923
Depuis quarante-huit heures,
l'humanité de notre planète a le front sur le mur de fer qui nous sépare de
l'Au-delà.
Tout ce qui mérite ici-bas le nom
d'homme est venu à l'église ou au cimetière.
On y est venu, le cœur ouvert et
saignant d'un deuil récent. On y est venu, avec des cicatrices déjà anciennes.
On y est venu, en tenant des enfants
par la main.
On y est venu, seul, tout le passé
devenant l'avenir.
On y est venu, de soi-même... On y
est venu, par une poussée héréditaire... On y est venu, en voyant venir les
autres.
Peu importe, on est venu.
* * *
Et là, les yeux fixant l'autel, ou la
dalle frigide d'un caveau, ou, plus humblement, la lourde terre d'automne,
chacun s'est posé une fois encore l'obsédante question, tourment des affections
brisées : « Où sont-ils ? »
Où sont-ils, nos morts ?
Où sont-ils, les glorieux ?
Où sont-ils, les aimés ?
Où es-tu, femme... ma femme... dont
les yeux devaient éclairer mon foyer ? toi, que j'ai conduite à l'autel...
toi, qui étais si heureuse de vivre... toi, qui entendais mon pas quand
j'arrivais chez nous... toi, qui étais l'espoir, le printemps... toi,
qui es morte, ta pauvre main transparente dans la mienne...
Où es-tu ?
* * *
Où es-tu, petit enfant... petit être
fait de moi... d'elle... souvenir vivant de notre grand amour... toi, dont nous
avions choisi le nom entre tous les noms... toi, qui devais perpétuer notre
race... toi, dont on embrassait les mains le soir, avant la prière... toi, qui
gazouillais comme un oiseau dans ton berceau tout blanc...
Et qui, subitement, devant notre
impuissance épouvantée, es devenu une pauvre chose inerte !
Où es-tu ?
Et vous, père... mère... qui
incarniez tout le passé... qui étiez le centre de la table, la poutre maîtresse
de la maison... vous, sur qui je m'appuyais... vous, dont les conseils étaient
des ordres... dont l'amour était un palladium... vous, qui sembliez devoir
vivre toujours, et qui êtes partis, lentement, douloureusement, comme un grand
cierge qui ne peut pas mourir.
Où êtes-vous ?
Etes-vous heureux ?
Etes-vous malheureux ?
Entendez-vous ma voix ?
Et, si vous l'entendez, pourquoi ne
me répondez-vous pas ?
Tous ces cris, et bien d'autres,
n'ont cessé de retentir, cette semaine, dans l'immense silence de l'immense
mystère.
* * *
On nous demande, parfois, une preuve palpable
de l'immortalité.
Où en trouver une plus tangible que
celle-là... que ce geste inlassé de toute l'humanité à travers l'océan des
âges ?
Alors que la bête se désintéresse
absolument de ses ascendants, l'homme a toujours couché le cadavre des siens
dans une pose religieuse, et l'a défendu contre toute profanation.
J'ai rêvé, un jour, devant un
squelette préhistorique trouvé avec des amulettes en pierres taillées. Les os
n'existaient pour ainsi dire plus, mais l'affirmation religieuse leur
survivait.
Qui dira l'éloquence de ces
sépulcres, debout au bord de chaque siècle, comme pour relier, par la foi en
l'immortalité, le nôtre avec celui du premier homme sortant des mains du
Créateur.
Car, si on les interroge, toutes ces
tombes, elles répondent la même chose... depuis ces mausolées « qui
semblent vouloir porter jusqu'au ciel l'orgueil de leur néant », jusqu'à
l'humble dalle de pierre, placée au fond des catacombes par un fossoyeur
mystique avec l'inscription qu'il trouva dans son Cœur :
Ici
repose
Dans la douceur de Dieu
Domitilla
Martyre du Christ
Dans la douceur de Dieu
Domitilla
Martyre du Christ
* * *
Tout le monde a la foi, même celui
qui affirme ne pas l'avoir.
Mais bienheureux ceux à qui
l'humilité et la pureté permettent, en ces jours, de voir clair dans tout ce noir
des tombes.
Ils pressent ces deux mots
contradictoires : la Fête des Morts. Et ces mots ruissellent
d'espoir et de consolation.
Et malgré les nuages d'automne,
malgré les feuilles qui tombent, malgré les pétales échevelés des
chrysanthèmes, ils retrouvent le visage aimé de leurs morts... ils se sentent
frôlés par eux ; ils leur parlent, et les morts répondent dans le silence
de la prière, qui est l'atmosphère de Dieu.
* * *
Les novices de la foi font alors des
découvertes.
Ils s'aperçoivent que les plus belles
pensées des hommes relatives à l'Au-delà, mêmes les plus modernes, même celles
qui semblent être le dernier cri de la volonté d'honorer nos morts, la simple
et sainte Église les a eues, la première.
Par exemple : Quelle magnifique
pensée, celle d'aller chercher un petit soldat dans une tranchée de Verdun, et
de le porter sous l'Arc de Triomphe, afin qu'en l'honorant, lui — soldat
inconnu — on honorât tous les soldats tombés pour la patrie.
Cette pensée, à juste titre, a fait
frissonner toutes les belles âmes.
Or, ce geste, l'Église l'a fait
depuis nombre de siècles.
Elle a eu, cette Église, des enfants
sublimes, des êtres déconcertants de repentir ou de sainteté. Leur nom est dans
le calendrier, leur statue sur les autels.
Mais elle en a d'autres, une immense
armée d'autres qui dorment anonymement leur sommeil sur cette terre où ils ont
lutté, où ils sont tombés dans la tranchée sans que personne ne sache plus rien
d'eux.
Ces autres-là, l'Église entend ne pas
les oublier.
Et, avant-hier, elle a honoré le
Saint inconnu.
* * *
La Toussaint, c'est cela !
La Toussaint, mot singulier, mais
synthèse de l'immense pluriel des innombrables élus.
La Toussaint, c'est la fête du Saint
Inconnu.
Où est-elle, cette femme que tu
pleures ?
Où est-il, cet enfant qui, à peine
né, fut attaqué par la mort ?
Où est-il, ton père ? où est ta
mère ?
S'ils furent dignes de ton amour, ils
vivent à jamais dans la paix de Dieu.
Et, cette semaine, tous ensemble, sous un seul nom, comme le ferait une mère, la voix du
monde entier les berce en leurs tombeaux.
* * *
Magnifiques sont donc ces jours du
souvenir.
L'idée d'Immortalité les domine de sa
transcendante hauteur.
Cette idée, gardons-la précieusement
pour ensoleiller la grisaillerie des jours ordinaires.
Gardons-la, pour éclairer notre route
quand les plaisirs troubles nous sollicitent en dehors d'elle.
Gardons-la, pour nous revigorer quand
la mort des nôtres nous ramène au cimetière.
Gardons-la, jusqu'au jour qui sera
notre jour... où, ayant cru en elle, nous entrerons dans la réalité de sa
lumière.
J'ai cru... Je vois !
Les
morts vous parlent – 3 novembre 1957
Les jours que nous vivons, cette
semaine, sont uniques dans
l'année.
Le Visible se confond avec
l'Invisible, les vivants avec les défunts.
Le tunnel de la Mort est franchi dans
les deux sens.
Toutes ces foules dans les
cimetières ! dans les églises ! ces communions... cette prière
universelle !
L'humanité est à genoux, demandant à
Dieu de donner à ses morts la Lumière et la Paix.
* * *
Vous m'objecterez que, parmi ces
foules, beaucoup n'ont plus la foi.
Alors, que viennent-ils faire devant
un trou, au fond duquel achèvent de se décomposer quelques ossements ?
À qui... à quoi... s'adresse
l'hommage de leurs fleurs et de leurs souvenirs, puisque personne n'est là pour
le recevoir ? Pauvres gens ! Ils font, malgré eux, le geste
héréditaire.
L'individu s'affirme sceptique. Mais
la race, profondément chrétienne, sur laquelle il est enté, le submerge.
Tel est le chêne puissant, dont la
vie ne s'arrête pas parce que quelques feuilles mortes s'agitent au bout de
quelques branches.
* * *
D'ailleurs, le sceptique total
n'existe pas.
Les uns posent devant la galerie. On
devient quelqu'un, paraît-il, quand
on se dégage de la vérité religieuse.
On est sceptique par peur. La
perspective de la mort est grave, pleine d'enseignement. C'est pourquoi on
imite l'autruche, qui met sa tête sous son aile, pour ne pas voir le chasseur
qui va la capturer.
On est sceptique, parce qu'on a jeté,
sur la petite flamme divine, tout le fatras des objections, et des passions humaines.
On est sceptique, à cause d'une
femme, laquelle sait très bien que, pour faire du pauvre mouton ce qu'on veut,
il faut éloigner le berger.
Mais la petite flamme, elle, est
obstinée.
Et puis, un être intelligent peut-il
monter dans un train sans se poser la question de sa destination ?
Et si, en plein désert, on trouve un
livre, on est obligé de croire que quelqu'un est passé par là.
Or, le livre magnifique de la nature
est grand ouvert devant nous.
Et tout y parle de Dieu, depuis la
plus petite fleur des champs, jusqu'à l'astre qui brille au fond des espaces
infinis.
* * *
Les morts nous rappellent tout cela.
Et aussi que, précisément, parce que
le chrétien moderne vit dans un monde paganisé, il doit être, et plus que
jamais, le sel qui sale, la lumière qui éclaire, le ferment qui travaille la
lourde masse.
* * *
Oh ! ce n'est pas fini.
Les morts disent encore bien d'autres
choses !
Ils nous rappellent que nous mourrons
tous. Les riches comme les pauvres, les bien-portants comme les malades, et que
cela peut nous arriver au moment où l'on y pense le moins.
Alors, il faut toujours être prêt.
— Je viendrai à toi, comme un voleur !
a dit le Christ.
* * *
Les morts nous disent encore :
— Ne démolissez pas ce qu'a édifié le
long effort de tout un passé.
— Le présent ne peut exister qu'en
s'appuyant sur ce passé, comme les étages successifs ne tiennent debout que
grâce aux fondations qui les ont précédés.
— Souvenez-vous que la France, fille
aînée de l'Eglise, est religieuse jusque dans ses extrêmes racines.
— Elle a suscité Geneviève, Clotilde,
saint Louis, Jeanne d'Arc, et tant d'autres.
— Un Français athée est un
contresens.
* * *
Enfin, et surtout, les morts
demandent qu'on prie pour eux. Et pas seulement dans cette belle fête d'aujourd'hui,
mais tous les jours de votre vie.
L'immense population des défunts vous
implore.
Car rien de souillé n'entre dans le
pays de Dieu. Essayez de vous représenter la multitude d'âmes, qui, ici-bas,
ont pensé à tout, sauf à leur éternité.
Quel effarement quand, dégrisées de
l'ivresse des vanités humaines, elles apparaissent dans l'éclatante lumière de
Dieu.
* * *
Alors, purification !
purification !
Des mains se tendent à travers les
barreaux de leur prison, mendiant du secours.
Mettez-y une aumône de salut.
Ecoutez leurs voix : « Nous
ne pouvons plus rien pour nous. Mais, vous, encore libres, vous pouvez
tout ! »
Répondez-leur. Et que ce mot de souvenir ne soit pas vide de sens ;
mais qu'il signifie des prières, des communions, des messes, des sacrifices.
Ayez pitié d'eux, vous, qui vous
disiez leurs amis.
Et que le tombeau des morts ne soit
pas le cœur des vivants !
Mourir – 30 octobre 1927
Quand on est très jeune, on rit à la
mort, on la défie, on la croit tellement lointaine, tellement impossible !
Mais si elle l'étreint entre ses bras
hideux, l'adolescent s'abandonne à elle, sans révolte.
Les jeunes arbres sont ainsi plus
faciles à arracher.
Ils n'ont pas de racines, ils n'ont
pas vécu.
* * *
Mais quand on a parcouru une grande
partie de la route, et vu, chaque jour, tomber de l'arbre humain une quantité
de feuilles mortes, alors, il y a deux attitudes.
Celle de l'autruche.
Elle consiste à se fermer les
oreilles et les yeux.
La mort, c'est pour les autres !
Moi, j'ai bien le temps d'y penser !
Et, pratiquement, on s'installe dans
le compartiment du rapide, comme si,
en effet, on devait y rester toujours... toujours...
Je déjeunais, il y a quelques mois,
dans un château historique possédé par un vieux ménage sans enfant. À table,
les époux faisaient projets sur projets.
Je les regardais en songeant au
proverbe arabe : « Quand la maison est finie, alors, il faut mourir... »
En effet, l'un est mort.
L'autre continue, pas pour longtemps.
* * *
La seconde attitude consiste, non à
se préoccuper, mais à s'occuper de la mort.
Non à l'ignorer, mais à la regarder
en face. Car la plus grande réalité de
la vie, c'est la mort.
Devant le lit où agonise un être cher, on pense : Lui aujourd'hui, moi
demain. Moi, si fort ! si indépendant ! je serai alors aux mains
de qui ? et à cause de quoi ?
Terrible certitude de la mort !
Terrible incertitude de son heure et de sa modalité !
* * *
S'occuper de la mort, c'est préparer
cette mort, en faisant ou en acceptant le vide devant elle.
— Je meurs tous les jours, disait
l'Apôtre.
Meurs, toi aussi, qui rêves de vivre,
meurs un peu, chaque jour, dans tes désirs, comme tu meurs dans ton corps.
Bénis toute épreuve qui te détache de
l'emprise des choses d'ici-bas, de cet argent odieux, cause de tant d'infamies,
de cette place âprement jalousée, de cet honneur, de cette jouissance, de ce
bout de ruban.
Sois résigné, le jour où ce roseau
aimé, sur lequel tu croyais pouvoir t'appuyer à jamais, se casse brusquement
sous ta main : « Seigneur, vous me l'aviez donné, vous me le reprenez,
que votre volonté soit faite ! »
Ne murmure pas à l'heure où celui...
ou celle qui était pour toi un peu... peut-être trop, ici-bas, le paradis, se
révèle dans sa faiblesse et dans son incompréhension. Épreuve peut-être plus
cruelle que l'autre.
Ne rends pas égoïsme pour égoïsme.
Sois bon, très bon ! C'est toi
qui dois l'être, puisque c'est toi qui vois clair.
Mais profite de la révélation pour
monter vers le plan supérieur, d'où l'on aperçoit le bien général, celui qui
déborde toutes les petites cases humaines.
* * *
Fais ton testament en ce sens.
Ils sont abominables ceux qui, après
avoir profité de tout le passé, ne préparent rien pour l'avenir.
— Ceux qui disent : « Après
moi, le déluge ! »
Sois prêt, toujours prêt !
Songe que tu peux partir aujourd'hui,
cette nuit... Elle viendra comme un voleur, a dit le Christ.
Que, dans tes tiroirs, il n'y ait
rien qui trahisse personne. Refuse les couronnes... Tu n'en mérites pas.
Quant aux fleurs ! Pauvres fleurs,
on les fait servir à tant de choses que j'ai cessé de les aimer.
Mais que chaque amour, chaque
égoïsme, chaque jalousie, chaque haine murmure sa prière.
Dieu en retiendra quelque chose.
* * *
Enfin, dis-toi que si le passage est
dur, des mains se tendront dans l'invisible pour t'aider, mains des aimés qui
t'ont précédé, mains de ceux à qui tu auras fait du bien.
Et, après, c'est la libération de la
chair odieuse, cause de tant d'esclavages.
Après, c'est la comparution devant un
Dieu juste, mais bon.
Tel jour, tu t'es détourné sur le
chemin pour ne pas écraser un insecte. Dieu est meilleur encore que toi.
Après, c'est, au-dessus des
tristesses de la terre, l'union avec tous ceux qui furent bons, avec tous ceux
qui marchèrent à l'étoile, et, aux jours sombres, crurent obstinément en Celui
qui est la lumière.
* * *
Vue ainsi, la mort est une évasion.
Elle devient presque une douceur,
comme le sommeil au soir de la dure journée.
Puissent ceux qui tremblent, ceux qui
pleurent, trouver, en ces pensées, une consolation pendant les jours où le
visible et l'invisible vont se rencontrer auprès de nos chères tombes, toutes
dorées de feuilles mortes, toutes transfigurées par l'affirmation de la croix
qui crie la vie éternelle.
Pierre
L’Ermite, in Au Fil de l’année chrétienne