Des pensées, nous passons naturellement aux paroles de
bonté. Les bonnes paroles sont la musique céleste de ce monde. Elles ont un
pouvoir qui semble dépasser la nature. C'est comme la voix d'un ange qui se
serait fourvoyé sur notre terre, et dont les accents immortels blesseraient
suavement les cœurs, et déposeraient en nous quelque chose de la nature des
anges.
Songeons d'abord au pouvoir des paroles charitables. En
vérité, il n'y a peut-être pas de pouvoir égal ici-bas. Il semble qu'il leur
est donné de faire ce que Dieu seul peut en réalité, c'est-à-dire attendrir et
calmer les cœurs. Plus d'une amitié constante et dévouée n'a pas eu de
fondement plus substantiel qu'une bonne parole. Voici deux personnages qui ne semblaient
pas faits pour se lier d'amitié ; peut-être, de part et d'autre, quelque
antécédent appelait la méfiance ; peut-être quelques langues envenimées
avaient souillé le feu. Le monde les regardant comme rivaux, le succès de l'un
semblait incompatible avec le succès de l'autre ; mais une bonne parole
s'est dite ou s'est répétée, et tout a été remis ; une amitié durable a
commencé. Le pouvoir des paroles charitables se montre aussi dans la
destruction des préjugés les plus invétérés. Nous l'avons sans doute éprouvé
nous-mêmes. Voilà que nous avons été prévenus contre quelqu'un. Longtemps nous
avons cru nos préjugés bien fondés, et notre jugement bien formé sur tout un
ensemble de faits. Mais ensuite des circonstances particulières nous mettent en
contact : d'abord, rien ne semble devoir nous détromper ; rien qui
nous indique directement ou indirectement que nous ayons vu les choses de
travers, ou plus noires qu'elles n'étaient. Mais voici quelques bonnes paroles,
et les préjugés se mettent à fondre. Bonnes ou mauvaises, on avait eu des
raisons pour former ces préjugés, tandis qu'on n'en a pas pour les mettre de
côté. Cela n'est peut-être pas logique, mais peu importe ; c'est quelque
chose de mieux, c'est la puissance de quelques bonnes paroles. Ce que nous
disons des préjugés s'applique également aux disputes. De bonnes paroles
peuvent remettre les affaires les plus embrouillées. En réalité, un cœur
inaccessible au pardon est un monstre assez rare. Presque tout le monde se
lasse des querelles même les plus justes. Celles même où tous les torts sont
d'un côté, et qui sont les plus difficiles à raccommoder, cèdent avec le temps
à des paroles conciliantes. Sans doute, on commencera par prendre une avance
pour un aveu ; on l'attribuera à la ruse ou à la bassesse ; on s'en
irritera, parce que la conscience sera troublée ; mais à la fin, la plaie
que l'obstination avait tenue si longtemps ouverte finira par se guérir. Toute
querelle a probablement sa source dans un malentendu, et ne subsiste que par le
silence qui perpétue la mésintelligence. Lorsqu'un malentendu a vécu plus d'un
mois, on peut en général le regarder comme inguérissable par des explications,
qui ne font dans ce cas que multiplier les malentendus. Alors de bonnes
paroles, dont on ne verra le fruit qu'à force de persévérance, sont notre
espérance unique, mais certaine. Elles n'expliqueront rien, mais elles feront
mieux ; elles rendront l'explication inutile, et par là éviteront de
rouvrir de vieilles plaies.
Dans les circonstances que nous venons de citer, les
bonnes paroles ont une vertu médicinale ; mais elles ont aussi leur vertu
productive : entre autres, elles donnent du bonheur. Combien de fois il a
suffi de quelques mots bienveillants pour nous rendre heureux à un point
inexplicable ! Il n'y a pas d'analyse qui puisse saisir ce pouvoir, et
l'amour-propre ne suffit pas pour nous en rendre compte. Or, nous avons dit que
le bonheur est une grande ressource pour la sainteté ; de sorte que les
paroles bienveillantes, en procurant du bonheur, donnent aussi de la sainteté,
et gagnent les âmes à Dieu. J'ai déjà touché ce point, en parlant de la bonté en général ; mais je dois
maintenant ajouter, que les paroles ont pour le bien, comme pour le mal, plus d'influence
et d'efficacité sur nos frères que les actions mêmes. C'est par la voix et les
paroles que, si je puis employer ce terme dans un sujet religieux, nous nous
magnétisons les uns les autres. De là vient que le monde se convertit par la
folie de la prédication ; de là vient qu'une parole de colère reste plus
longtemps sur le cœur qu'un geste ou même un coup d'épée. Ainsi, tout ce qu'on
a dit de la bonté en général s'applique particulièrement et à plus forte raison
aux paroles. Elles préparent et consomment la conversion, sanctifient, introduisent
les sages conseils, émoussent les tentations, dissipent les dangereux nuages de
tristesse et d'amertume ; elles préviennent le mal et exorcisent le démon.
Les conversions qu'elles opèrent sont parfois lentes et graduelles ; plus
souvent elles sont soudaines, et comme de subites révélations du ciel,
dissipant les sophismes les plus compliqués, les plus enracinés dans le fond de
l'âme, et donnant en place une divine vocation. Oh ! ce ne serait pas
peine perdue de passer par le feu et par l'eau pour trouver le droit et l'occasion
de dire de bonnes paroles.
Certainement ce serait un des merveilleux privilèges de la
vie que ce grand pouvoir, quand même l'exercice en serait difficile et les
occasions clairsemées ; mais la facilité de sa pratique en égale la
grandeur. Cet exercice ne demande que peu ou point d'abnégation pour la plupart
du temps, et guère plus d'efforts qu'il n'en faut à la fontaine pour laisser
couler ses eaux. Les occasions n'en sont pas espacées à grande distance l'une
de l'autre : elles sont constantes et de tous les jours, presque de chaque
heure. Tout cela est connu ; mais réellement on croirait que peu de personnes
donnent à cette puissance des bonnes paroles la considération qu'elle mérite.
Un si grand pouvoir, si facile à exercer, et avec tant
d'occasions pour le faire ! et avec cela, où en est le monde ?... où
en sommes nous ?... C'est à n'y pas croire ! Je ne puis comparer ce
contraste qu'à celui que nous voyons entre la multitude des sacrements, qui
versent des torrents de grâces dans nos âmes, et l'inexplicable pauvreté des
résultats pour notre sanctification ; ou bien, entre l'immense
connaissance de Dieu qu'il y a dans le monde, et le peu d'adoration qu'il
reçoit. De bonnes paroles ne nous coûtent rien, cependant combien de fois nous
nous en montrons avares ! Dans les rares occasions où elles nous coûtent
quelque chose, elles nous payent au centuple presque aussitôt. Les occasions
sont fréquentes ; mais nous ne montrons d'empressement ni à les chercher,
ni à les saisir. Quelle est la conclusion que nous devons tirer de tout cela,
si ce n'est qu'il est presque impossible d'être habituellement bon, autrement
que par la grâce divine et par des motifs surnaturels ? Prenez la vie
telle qu'elle est, avec ses alternatives de prospérité et de malheur, de
maladie et de santé, de pertes et de jouissances, et nous trouverons qu'il n'y
a pas de douceur naturelle de caractère et bien moins encore de stoïcisme
philosophique, qui soit capable de soutenir une habitude de bonté inaltérable.
Néanmoins, avec le secours de la grâce, l'affabilité est bientôt acquise, et
l'habitude, une fois prise, ne se perd pas aisément. J'ai souvent pensé que la
dureté tient très souvent à une habitude mentale, plus qu'à un défaut du cœur.
L'observation a confirmé cette remarque, ayant rencontré tant de gens dont la
dureté venait de la tête, et heureusement pas un dont on puisse affirmer
qu'elle vînt du cœur. Je pense que la cruauté même est plus commune que le
défaut positif de tout sentiment.
L'intérêt nous rend comparativement plus facile ce qui
nous est richement payé. D'après cela, le grand prix que l'on attache à un
petit mot de bonté doit en rendre la pratique plus aisée. Une plus grande
connaissance de soi-même, et une union à Dieu plus étroite facilitent également
cette bonne habitude : or, ces deux opérations de la grâce sont la base de
la vie sainte. La bonté, pour être parfaite, pour être durable, doit chercher
l'imitation de Dieu même. Malice, amertume, sarcasme, finesse d'observation,
pénétration des motifs, tout cela disparaît dans celui qui cherche sérieusement
à se conformer à l'image du Christ Jésus. Rien que l'intention de lui
ressembler met en nous une source de suavité qui répand la grâce jusque sur
notre entourage. Il est vrai qu'il y a une sorte de dureté qui dépare
ordinairement les commencements de la piété ; mais cela vient de ce que
nous ne savons pas encore manier la grâce qui nous est donnée. Nos vieilles
humeurs recevant l'impulsion destinée à nos jeunes vertus, la machine ne peut
pas être en ordre dès le premier coup. Celui qui n'est point patient avec ceux
qui se convertissent à Dieu, perdra lui-même beaucoup de grâces avant de s'en
apercevoir. Non seulement il faut de la bonté pour tout le monde, mais il faut
une bonté qui se fasse à chacun ; autrement elle n'est pas réelle. Son
parfum est dans son à-propos, dans sa manière, dans son application.
De la facilité des bonnes paroles, il est naturel de
passer à leur récompense. En traitant de la bonté, je retrouve toujours le
bonheur sur mon chemin ; c'est qu'en effet, les deux choses vont ensemble.
La double récompense des paroles de bonté, c'est le bonheur qu'elles donnent
aux autres, et celui qu'elles nous procurent à nous-mêmes. Les prononcer est en
soi-même une jouissance ; même les imaginer remplit nos âmes de douceur et
échauffe agréablement le cœur. Y a-t-il bonheur au monde semblable à celui
d'une âme heureuse du bonheur des autres ? Pas de joie qui lui soit comparable.
Les plaisirs que l'or achète, les récompenses que l'ambition peut atteindre,
les jouissances de l'art et de la nature, l'ivresse de la santé, l'exquise
volupté des créations de la pensée, ne sont rien auprès de ce bonheur pur et
céleste où, jusqu'au sentiment de l'existence, tout est noyé dans le bonheur
des autres.
Eh bien, cette jouissance suit de près les bonnes paroles,
dont elle est le résultat légitime. Mais, indépendamment de cela, elles nous
rendent heureux en nous-mêmes ; elles calment nos passions, charment nos
inquiétudes, nous rapprochent de Dieu, réchauffent notre charité. Elles
produisent en nous un sentiment de repos semblable à la conscience du péché pardonné :
elles versent la paix de Dieu dans nos cœurs. C'est là leur seconde récompense.
Ensuite, nous devenons plus charitables par suite de nos bonnes paroles,
troisième récompense. Elles nous aident aussi à atteindre la grâce de la
pureté, autre récompense très excellente. Elles nous gagnent bien d'autres
grâces divines, et, en particulier, elles semblent avoir une affinité spéciale
avec la grâce de la contrition et la tendresse de cœur envers Dieu. Tout ce qui
nous adoucit nous prédispose à la contrition ; en sorte qu'un
attendrissement naturel a souvent préludé au vrai repentir méritoire. De là
vient que les temps de douleur sont des époques favorables pour la grâce. Nous
voyons donc en ce point une inestimable récompense. En dernier lieu, les
paroles de bonté nous rendent plus vrais. Oh ! n'est-ce pas là notre grand
besoin ? Être vrais... N'est-ce pas le manque de droiture et de sincérité
qui s'attache à nous sous mille formes différentes, et nous fait gémir sous le
poids de ses chaînes ? C'est là le véritable esclavage. Voilà que des
années se sont passées à combattre, et nous sommes encore si pleins de mensonge !
C'est notre lèpre constitutionnelle, le vice de la créature. Nous soutenons
péniblement le combat ; mais viennent de bonnes paroles, elles seront nos
alliées, et nous marcherons. Elles rendent vrai, parce que ce qui est faux
n'est jamais charitable ; elles rendent vrai, parce que la bonté est le
point de vue de Dieu, et son point de vue est toujours véritable.
Pourquoi donc ne serions-nous pas toujours bienveillants
dans nos discours ? Il y a à cela quelques difficultés, nous ne pouvons en
disconvenir. Sous certains rapports, un habile homme a, plus qu'un autre, ce
qu'il lui faut pour être bienveillant ; son esprit est plus large, son
coup d'œil plus étendu, ses points de vue plus variés ; mais sous d'autres
rapports, l'homme d'esprit a plus à faire pour être charitable en paroles :
il a une de ces tentations qui semblent presque irrésistibles, celle de faire
de l'esprit. Or, les paroles spirituelles sont rarement bonnes, dans toute la
force du mot, rarement sans une goutte d'acide ou d'amer qui en fait le
montant.
Je crois que si nous voulions renoncer une bonne fois à
faire de l'esprit, nous avancerions bien plus vite dans la route du ciel. Que
les paroles de Notre-Seigneur dans les Évangiles nous servent de modèles. Soit
dit en tout respect, si nous considérons leur genre sentencieux et proverbial,
nous serons frappés de l'absence de tout ce qui sent la pointe ou l'épigramme.
Sans doute, les paroles du Verbe éternel sont toutes des mystères divins,
toutes marquées du sceau de la divinité, éclatantes de sa lumière ; mais
que cela ne nous empêche pas de nous modeler sur elles. Tout bien pesé, il est
rare que l'on puisse, sans péché, briller en parlant d'autrui. L'esprit est un
véritable dard ; avec sa pointe, sa promptitude, sa finesse, son caprice,
ses douleurs et son poison, il n'y manque rien.
C'est cependant, pour bien du monde, une espèce de
profession sociale d'amuser en conversation. Quelle affliction de voir ce
travail à la tâche, vrai cauchemar de la conversation réelle ! Mais pour
ce qui regarde notre point de vue, de telles gens peuvent-ils prétendre à être
des hommes religieux ? Un homme qui se dépense à amuser son monde ne sera
jamais l'ami sûr, la connaissance sur qui l'on peut se fier, l'être que chacun
aime et respecte. Pas d'innocence pour lui ; toujours il est à tourmenter
la charité par des coups de dent ou à blesser la justice par des indiscrétions.
Aussi, dit La Bruyère, il n'est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse
estimer.
Parler avec bonté, écouter de même, sont deux grâces qui
vont ensemble. Il y en a qui écoutant d'un air distrait font voir que leurs
pensées sont ailleurs ; d'autres paraissent écouter, mais le vague de
leurs réponses et leurs questions incohérentes font voir que ce dont ils sont
occupés, ce qui est plus intéressant pour eux que tout ce que vous pouvez leur
dire, ce sont leurs propres pensées. D'autres vous écoutent en vrais agents de
la torture ; vous êtes sur le chevalet, et ils semblent attendre de vous
un mensonge, une inexactitude, ou quelque autre chose de blâmable, en sorte que
vous avez à bien peser vos expressions. Quelques-uns vous interrompent et ne
veulent pas vous entendre jusqu'au bout. D'autres vous écouteront bien jusqu'à
la fin ; mais tout aussitôt c'est pour vous embarquer dans quelque
histoire qui leur est arrivée, et votre affaire n'est plus qu'une doublure de
la leur. Il y en a qui ont l'intention d'être bienveillants, ils daignent vous
écouter, mais leur attention roide et forcée vous met mal à l'aise, et tout le
charme de la conversation s'évanouit. Ainsi, une multitude de personnes, dont
les bonnes manières soutiennent l'épreuve de la parole, échouent à écouter.
Ramenons tout sous les suaves influences de la religion. Écouter avec bonté est
souvent un acte de la mortification intérieure la plus délicate, et c'est un
grand secours pour nous aider à parler de même. Ceux qui gouvernent les autres
doivent en particulier savoir entendre comme il faut, sous peine d'offenser
Dieu et de tomber dans des fautes secrètes.
Nous pouvons donc renoncer à faire les beaux esprits, et
nous avons surmonté la première et la principale difficulté dans la voie des
bonnes paroles. La seconde se trouve à réprimer l'impatience en certaines
occasions. Chacun trouve des caractères qui, sans qu'il puisse s'en rendre
compte, lui sont antipathiques ; venant à contretemps, malencontreux dans
leurs expressions, malheureux dans leurs sujets de conversation, leur présence
même importune. Vous pouvez les admirer personnellement ; mais vous prenez
feu s'ils vous touchent, et leur moindre frottement fait explosion. Voilà un
des exemples de ces nombreux sujets d'impatience contre lesquels il est
difficile de se tenir en garde dans des rapports sociaux, et où l'esprit de
charité a son office à remplir.
Une autre grande difficulté, c'est de savoir s'oublier
promptement et de bonne grâce pour s'occuper d'autrui. Tel homme viendra
s'adresser à nous pour nous confier une peine imaginaire quand nous succombons
sous l'épreuve la plus réelle ; tel autre nous arrive avec sa voix de
stentor et son gros rire d'athlète, justement quand nos nerfs sont exaspérés,
et tout le reste de notre être, comme les feuilles du mimosa, dans un spasme de
sensibilité douloureuse ; ou bien il vient verser le débordement de sa
joie dans notre cœur noyé dans la tristesse, et son entrain est un reproche et
comme une menace dans notre malheur. Voici que nous sommes enveloppés dans une
affaire d'une haute responsabilité, tourmentés de quelque embarras pécuniaire,
ou obsédés par un pressentiment sinistre ; ce sera juste le moment qu'on
choisira pour nous inviter à nous jeter dans quelque petit embarras ridicule,
ou pour faire appel à nos sympathies en faveur de quelque petit grief imperceptible
ou de quelque rêve de souffrance. Ce sont là de bons matériaux pour notre
sanctification ; mais ils sont difficiles à mettre en œuvre, c'est un travail
ingrat comme celui de remettre de vieilles briques en état pour servir dans un
bâtiment neuf.
Voilà des difficultés ; mais le ciel est au bout, et
il faut marcher. Plus nous serons humbles, plus notre conversation sera
charitable, et, réciproquement, nous grandirons en humilité en proportion de la
charité de nos conversations. Un air de supériorité ne s'accorde pas avec la
bonté qui a plutôt l'air de recevoir une faveur que d'en accorder aux autres.
Par le fait, la bonté nous conduit à toutes les vertus et les bonnes paroles
nous soutiennent dans la voie. Les difficultés ne feront que nous faire trouver
plus sûrement notre objet, qui sera à lui-même sa grande et ample récompense,
en nous amenant une sanctification plus élevée, plus complète, plus facile et
plus prompte que tout autre.
Tout faibles et pleins de besoins que nous soyons,
mettons-nous en tête, ou plutôt au cœur, de faire quelque peu de bien dans ce
monde pendant que nous y sommes. Pour cela, les bonnes paroles sont notre
principal instrument. L'homme charitable en paroles a quelque chose de joyeux,
et la bonne humeur est un pouvoir. Rien ne remet toutes choses dans l'ordre et
dans la paix comme cela. Il y a des milliers de choses à réformer, sans doute ;
mais aucune réforme ne réussit qu'avec de l'entrain. Un sarcasme a-t-il jamais
corrigé personne ? écrasé, cela peut-être, si le sarcasme était puissant ;
mais rapproché de Dieu, jamais. Les hommes aiment à pousser aux changements,
soit en politique, soit en philosophie, parfois dans la science ou la
littérature, ou même dans la pratique de l'Église. Ils font des discours,
écrivent des livres, fondent des revues ou des écoles pour propager leurs
doctrines, forment des sociétés, recueillent des fonds, proposent des réformes
dans les assemblées publiques, et tout cela pour faire marcher leurs idées
particulières. Il arrive qu'ils ne réussissent pas ; de là manque de
sympathie mutuelle ; ensuite l'esprit se rétrécit, les talents même se
détériorent. Un pas de plus et les voilà hargneux, maussades, originaux,
bourrus. Ensuite ils gourmandent l'univers qui s'entête à ne pas leur demander
conseil. À la fin, prophètes emportés, leur impuissance s'exhale en aigres
clameurs. Pourquoi ? Est-ce pour se décharger ? est-ce la fureur de
la Sibylle méconnue ?
Cela n'est pas aisé à dire. Tout cela vient d'un manque de
bonne humeur sans lequel jamais réforme n'a été solide, Mais s'il y a mille
choses à réformer dans le monde, les âmes à sauver sont par myriades : la
satire ne les convertira pas. Une vérité mordante sur la fausse position du
mauvais chrétien ou de l'impie ne les persuadera pas. Des menaces de l'enfer
faites avec bonté auront plus de succès. Le fait est qu'une humeur douce et
accommodante est la meilleure des controverses. Heureux qui la possède !
Sans elle, on ne peut rien faire pour Dieu ; sans elle, on manque plus
d'entreprises que par tout autre défaut. Un homme d'humeur avenante est apôtre
et évangéliste : l'un, en amenant les hommes au Christ ; l'autre, en
offrant aux hommes le portrait de ce divin Sauveur.
Frederic William Faber, de l’oratoire de Londres, in La
Bonté