Il n'aimait pas les convertis, et se
défendait d'en être un, d'abord parce que dès sa naissance il avait été inscrit
à la paroisse Saint-Aignan, ensuite parce qu'avec juste raison il disait que
toute sa vie n'avait été qu'une reconnaissance de plus en plus approchée de son
être chrétien. Il admirait chez Corneille que le Cid, Horace, Cinna n'aient été qu'une préparation à
cette tragédie de Polyeucte qui contient et dépasse ses œuvres antérieures de
toute la supériorité qu'a le saint sur le héros. Quelque chose de comparable
lui arrivait à lui-même. Il ne reniait rien de son œuvre (le coq de Saint
Pierre n'a jamais chanté pour lui) mais ses pensées d'autrefois lui
apparaissaient comme une préfiguration de ses pensées d'aujourd'hui. Son
dreyfusisme toujours vivace, c'était la forme du sentiment religieux de sa
jeunesse. Sa fidélité à ses amitiés juives devenait sa fidélité à cette vieille
race de ce Vieux Testament qui avait annoncé le Nouveau (Il disait à un ami
juif : il n'y a que deux peuples, le vôtre et le mien). Son amour de la
cité antique devenait sa reconnaissance pour une société d'où la chrétienne est
sortie. Son socialisme, ou plus exactement l'éminente dignité qu'il accordait à
la pauvreté dans le monde, c'était déjà l'Évangile.
Son christianisme mystique n'avait
rien modifié non plus à ses anciennes préventions contre l'Église officielle,
dans laquelle il continuait de voir « la religion d'une classe, une espèce
de religion supérieure pour gens supérieurs de la société, une religion distinguée
pour gens censément distingués, bref tout ce qu'il y a de plus contraire à
l'institution chrétienne ». Son esprit révolutionnaire restait également
inchangé, mais comme toutes ses autres pensées, il l'avait élevé lui aussi sur
le plan du surnaturel. À la façon d'un Quinet et d'un Michelet, il aimait
toujours dans la France une sorte de patron, de témoin, de martyr de la liberté
dans le monde, mais aujourd'hui il associait à l'idée de liberté cette idée de
la grâce qui jouait maintenant un si grand rôle dans sa vie.
La
grâce,
disait-il, ne peut se concevoir que là où
la liberté existe, et c'est parce que la France est le seul pays de la terre où
l'on sait vraiment ce que c'est que d'être libre, que le peuple français,
impie, mal élevé, indocile, a sur lui des grâces que manifestement n'ont pas
tant d'autres peuples pieux, sages, appliqués, bons élèves, comme si Dieu le
père aimait à dérouter le jugement dévot, comme s'il avait on ne sait quel
faible pour on ne sait quelle insubordination, on ne sait quelle sorte
d'affection particulière pour une certaine sorte de mauvais élève. Ce qui se
comprend si bien de la part d'un professeur intelligent !
Il appliquait à ce peuple pécheur (et
non seulement à ce peuple mais à tout le monde moderne) sa théorie toute
personnelle du salut par le péché. Ce n'était pas impunément que Dieu avait
rendu ce peuple si pécheur et tout ce siècle si niais ! Il fallait qu'il y
eût là-dessous quelque manigance de la grâce. Une infirmité si profonde, tant
d'ignorance, tant de maladresse, une métaphysique si imbécile, une si rare
incompétence, c'était déjà le commencement de la vertu. Quand une telle
détresse apparaît, c'est que le salut, c'est que la chrétienté n'est pas
loin...
Il continuait de vivre avec l'idée
d'une guerre imminente toujours présente à son esprit. La guerre, il la sentait
avec l'instinct du pigeon voyageur, de l'animal qui devine un danger.
Ajouterai-je qu'il la désirait ? C'est peut-être trop dire. Mais je doute
qu'aucun homme de notre génération ait écrit un mot pareil à celui qu'il
écrivait, le 3 janvier 1912, à Claude Casimir-Périer, lieutenant de réserve
comme lui, et dans le même régiment :
Mon
cher Claude, j'ai passé une nuit fort agréable. J'ai rêvé que l'on mobilisait.
J'étais à Coulommiers derrière les claire-voies des petits magasins. Il y avait
quelques difficultés dans les pointures des brodequins, mais nous étions
résolus à nous couvrir de gloire.
J'ai passé une nuit fort
agréable ! Il était bien le seul à qui un rêve de cette sorte pouvait
donner du plaisir. À l'en croire, tous les soldats de l'Empire et de la
Révolution auraient été des gens heureux, et c'étaient les historiens qui les
montraient malheureux dans leurs bouquins et leurs manuels. Il exagérait un
peu. Nous avons vu depuis lors une épopée, et je dois dire que les hommes qui
étaient autour de moi n'en tiraient aucun bonheur. Ils obéissaient simplement,
gravement et sans joie à la nécessité. C'est déjà une grandeur suffisante. Mais
où Péguy n'était point romantique, c'est quand il parlait pour lui-même.
Laisser la trace de ses pas sur le monde, prendre, comme il disait, une
inscription historique, c'était son plus profond désir, ce grand désir de
gloire qu'il a poursuivi toute sa vie, et plus précisément ce désir de gloire
militaire, qui, de toutes les gloires, d'après lui, était la plus
traditionnelle, la plus complète, la plus immédiatement vérifiable, la plus
ancienne conception humaine de la gloire, bref qui était la gloire même.
Un
jour, m'a
raconté la fille de Madame Favre, je le
vis fort en colère contre ma mère qu'il aimait tendrement. Pendant tout le
déjeuner, on avait disputé sur la loi de trois ans. Ce n'avait été entre ma
mère, Péguy, Psichari et Reclus que discussion à ce sujet. Chacun s'entêtait
dans son idée, et je sentais très bien que Péguy en éprouvait de la souffrance.
Contrairement à son habitude, au lieu de s'asseoir sur le tabouret, qui était
sa place préférée, il se mit à marcher de long en large en répétant :
« Je suis sûr que Jules Favre lui-même, s'il revenait, serait moins opiniâtre
que vous et partagerait mon sentiment ». Ma mère lui disait non, Péguy lui
répondait que si. Brusquement il dit : « Je m'en vais ! »
Et il se dirigea vers la porte. « Sans me dire adieu ? » fit ma
mère. « Oui, sans dire au revoir, j'en ai trop entendu ». Et il passa
dans le couloir. Je m'y élançai à sa suite et le priai d'être plus maître de
lui et de revenir au salon, lui représentant que s'il ne m'écoutait pas, il le
regretterait tout à l'heure, et que ma mère en aurait de la peine. Alors, avec
un ton de véritable chagrin : « Enfin, Jeanne, voyons, votre mère a
absolument tort. Vous êtes bien de cet avis ? » ; « Je
suis entièrement avec vous. Ma mère a tort », lui répondis-je. Et
j'ajoutai : « Mon cher Péguy, pour moi, je vous avoue que je crois fermement
que nous aurons une guerre avec les Allemands d'ici quelques mois »
(C'était en mai 1914). Aussitôt, comme soulagé, content d'être compris, il me
saisit la main qu'il porta rapidement à ses lèvres, en me disant :
« Merci ». Puis il rentra dire au revoir à ma mère.
Après cela, comment s'étonner de la
violence avec laquelle il traitait dans ses Cahiers
les naïfs qui s'imaginaient que les socialistes allemands empêcheraient la
guerre, et qu'il écrivît dans l'Argent, un an avant la mort de
Jaurès : « Je suis un bon républicain, je suis un vieux
révolutionnaire. En temps de guerre il n'y a plus qu'une politique, et c'est la
politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la
politique de la Convention nationale, c'est Jaurès dans une charrette et un
roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ».
Naturellement, de tels propos
exaspéraient ceux de ses abonnés qui conservaient de l'admiration et de
l'amitié pour Jaurès. Il avait beau leur répéter qu'il y avait moins de moelle
et de sang révolutionnaire dans toute la démocratie allemande que dans le
dernier trompette de l'escadron des Cent-Gardes, ils lui prouvaient en se
désabonnant qu'il avait tout à fait tort. Et comment l'auraient-ils cru,
puisqu'ils n'écoutaient même pas un des leurs, un socialiste, un professeur, un
docteur, et de littérature germanique, notre ancien maître Charles Andler qui,
lui aussi, disait la même chose mais en s'appuyant sur des textes. Herr et
Jaurès s'indignaient de ces avertissements d'Andler, l' Humanité refusait
sa copie, Albert Thomas qui avait été son élève à l'École, déclarait à la
Chambre : « Mon camarade Andler s'est lourdement trompé ! »
Andler lui-même prêtait-il quelque valeur à ces prophéties de Péguy qui ne
venaient que du sentiment ? Je ne saurais le dire, mais en 1915 il
écrivait ceci :
J'ai
grandement souffert de l'attitude de Péguy vis-à-vis de Herr et de Jaurès. J'ai
été révolté de son injustice, puis je me suis demandé si sa déconcertante
intuition n'avait pas senti des choses qui m'échappaient, si en un mot il
n'avait pas vu vrai.
* * *
Sous la menace de la guerre, Péguy,
comme saint Louis de Gonzague, continuait de jouer à la balle au chasseur. Il
avait renoncé à l'idée d'enfermer dans le cadre d'une vie de Jeanne d'Arc (dix
ou quinze volumes, cela fait un peu frémir !) toute sa production
littéraire. « Il ne faut rien se proposer, disait-il maintenant, il ne
faut pas faire de plan, il faut suivre les indications ». Et il suivait
les indications. Elles lui venaient de toutes parts, de l'extrême minute
présente — et il écrivait Clio, l'Argent, l'Argent (suite), qui sont de
l'histoire contemporaine — ou bien du fond des âges, du temps d'Adam et d'Ève,
du Paradis où il vivait familièrement avec Joinville et Corneille — et il
écrivait des quatrains, des sonnets, des poèmes auxquels il donnait ce nom
insolite de Tapisseries, tapisserie de Notre-Dame, tapisserie de sainte
Geneviève, parce qu'il voulait les accrocher aux imaginations chrétiennes,
comme on suspendait autrefois à Reims, à Beauvais, à Paris, des tapisseries sur
les murs des cathédrales. Et tantôt c'était admirable comme une ballade de
Villon, et tantôt fastidieux comme des gammes sur un piano.
Depuis longtemps il me parlait d'un
immense poème sur Ève, une grande machine, me disait-il, comme la Divine
Comédie. Mais se reprenant aussitôt :
Non,
exactement le contraire ! Dante, vois-tu, c'est un touriste. Un touriste
de génie, mais un touriste tout de même. Il fait du pittoresque, il raconte des
histoires, il regarde tout le temps ce qui se passe autour de lui. Moi, je ne
lève pas la tête, je ne vais pas me balader dans le ciel et dans l'enfer, je ne
raconte pas des histoires, je ne travaille pas sur les pécheurs qui ont leur
nom dans le Larousse illustré. Ève, c'est toi, c'est moi, tu comprends, c'est
le pécheur de la plus commune espèce. Et il s'agit tout le temps de savoir,
pendant dix ou douze mille vers, comment ce bougre-là sera sauvé ou damné.
J'écoutais dans l'arrière-boutique
ces paroles un peu sibyllines. L'entreprise me semblait austère. Mais depuis
vingt ans Péguy m'avait tellement habitué à ne pas m'étonner, et je savais si
bien ce qu'il pouvait tirer d'admirable d'un sujet qui à première vue vous
donnait une sorte de vertige ! Pourtant, quand je reçus un matin cet énorme
Cahier portant ce titre tout nu Ève ; quand je l'ouvris et que je
vis s'aligner comme à la parade cinq quatrains à la page, et cela pendant
quatre cents pages ; quand je calculai mentalement ce que cela faisait de
vers entassés les uns sur les autres, sans repos, sans accalmie ; quand je
vis qu'à la première ligne Jésus-Christ s'adressait à la première femme,
commune mère du genre humain, et qu'à la dernière ligne il lui parlait encore,
j'avoue que je reçus un choc, et qu'en dépit de ma dévotion pour la grande
aïeule et Péguy, je fus saisi d'épouvante.
C'est le sort de Péguy. Il rebute. Il
effraie. Les uns (c'est tout le monde) n'ont pas même l'idée de l'ouvrir. Des
aventureux se hasardent à en tourner quelques pages, et trois sur quatre
s'arrêtent effarés par la monotonie de ces développements qui s'avancent d'un
bloc, comme un régiment sur la route. Qu'y faire ? Péguy n'est pas un
auteur défendable. Il ne voulait pas être défendu. On l'accepte ou on ne
l'accepte pas. On est pris d'emblée, à le lire, d'une sorte d'enthousiasme, ou
l'on s'ennuie avec lui à mourir, et l'on s'y ennuiera sans remède.
Que faut-il donc pour se plaire à
Péguy ? Il le disait lui-même, un certain sens du sacré, qui est presque
perdu aujourd'hui, un certain goût de la pureté aussi : « Je suis un
pécheur, disait-il. Mais il n'y a pas un péché dans mon œuvre. Je ne travaille
pas dans le péché ». Mauvaises conditions pour séduire ! Cela reste
pourtant incompréhensible pour moi que de vastes parties de ses poèmes ne
soient pas entrées dans le courant de la littérature chrétienne et de la
littérature tout court. Les catholiques de nos jours ont-ils donc une
littérature si riche qu'ils puissent négliger une œuvre qui est bien en effet de
l'ordre de la Divine Comédie ? Qu'ils y taillent comme dans un
bois, qu'ils la débitent en morceaux, qu'ils en fassent des anthologies, mais
qu'on lise au moins ces lambeaux, qu'ils nourrissent des rêveries, qu'ils
entraînent des pensées, qu'ils fassent leur office et ne restent pas de la
poussière dans les réduits des bouquinistes et les boîtes des quais !
Péguy ressentit durement
l'indifférence où sombra son grand poème.
J’ai
fini par être frappé par le silence total où l'on a fait tomber cette Ève, écrit-il dans une lettre que j'ai
trouvée dans les papiers de Lotte.
J'avais demandé aux Tharaud de me faire un article dans le Gaulois. Ils m'ont répondu à très peu près qu'ils avaient
autre chose à faire. Voilà comment on me traite, mon vieux. Tu garderas cela
pour toi. Quand tout le monde avait besoin de moi, il y a douze ans, je n'avais
pas autre chose à faire. Mais à présent, ils sont tous pareils. Romain Rolland
leur a donné l'exemple. Ils sont célèbres et ils se vendent...
Eh ! non, nous n'étions pas
célèbres, et nous nous vendions mal. Et notre nom ne suffisait point à imposer
notre copie, si elle manquait d'actualité. Péguy ne se représentait pas du tout
cette scène que je vois si bien : Arthur Meyer derrière sa table, coiffé
du canotier de paille qu'il portait dans son bureau à la façon d'une auréole,
et me disant :
— Sur quoi l'article ?
— Sur Ève, monsieur.
— Sur Ève ?...
Poliment, il aurait pris le papier.
Et jamais l'article n'aurait paru.
La gloire heureusement n'intéressait
plus Péguy. Il le disait du moins, mais je suis bien sûr du contraire. Le désir
de la gloire était lié à son être même. Il était tout l'opposé d'un solitaire
méprisant.
Comme tout le monde, plus que tout le
monde, il avait le besoin de sentir autour de lui une chaleur d'admiration,
sans quoi il serait mort de froid. C'est l'inappréciable service que lui ont
rendu ses amis, la petite chapelle des Cahiers.
Comme le bœuf et l'âne, nous avons maintenu autour de sa pensée une température
suffisante. Dans notre cercle étroit il n'avait pas l'impression d'être un
vaincu, et à chacun de nous il aurait pu écrire ce mot qu'il adressait à ses
amis Périer :
Vous
êtes pour moi la gloire présente et le contact de la gloire même. Nul ne vous
remplace dans ces heures sombres, où la certitude d'avoir établi son
commandement pour des siècles apud posteros balance
mal quinze et vingt ans de crevaison apud æquales.
Cette gloire que les hommes lui
refusaient obstinément, il allait la chercher au Ciel. La presse, le public
l'abandonnaient au silence, mais là-haut on s'occupait de lui ! Il n'avait
pas l'audience des lecteurs, mais il avait l'audience des Saints. « On ne
s'imagine pas, disait-il, ce que sainte Geneviève, saint Aignan, saint Louis,
Jeanne d'Arc font pour moi, et ce qu'ils obtiennent ! » Et ces
prévenances célestes l'aidaient un peu à oublier l'indifférence des humains.
À défaut de la gloire et du bonheur,
il espérait qu'au moins il aurait le travail, bien qu'un obscur pressentiment
l'avertît qu'il n'aurait ni l'un ni l'autre, et que la mort viendrait bientôt
le mettre en dehors du travail, comme la vie l'avait déjà mis en dehors du
bonheur. Il travaillait avec une fureur balzacienne, tantôt regrettant de ne
pas être infatigable comme ses ancêtres, les vignerons du Val-de-Loire et de
Saint-Jean de Bray (mais il y a dans la plume un venin qu'il n'y a pas dans la
charrue et la herse), et tantôt regrettant la profonde paix de l'esprit, cet
immense silence de toutes les générations qui l'avaient précédé et qui ne
savaient pas lire.
Il
faut produire, nous
disait-il. Je subordonne tout à cela.
Plus je vais, plus je m'aperçois que je ne suis rien et que mon œuvre est tout.
À nos âges on ne remet pas. Tu n'imagines pas tout ce que j'ai à écrire encore.
Je couvrirai dans le chrétien la même surface que Goethe dans le païen.
Le sentiment de sa puissance, son
lyrisme intérieur, l'aisance avec laquelle il réalisait une œuvre sitôt qu'il
l'avait conçue, la certitude qu'il ne tomberait pas dans l'oubli l'élevaient
au-dessus du malheur. Mais ce mot de malheur n'a peut-être pas plus de sens
pour lui qu'il n'en a pour Balzac.
Grande
amie,
écrivait-il à Madame Favre en faisant allusion au sacrifice d'amour dont j'ai
parlé, et dont il était tout meurtri, je
travaille à bloc pour me mettre à la raison. J'en ai été un peu malade, mais
j'aime mieux être un peu malade que de manquer ma vocation par un dérèglement
du cœur. Je viens de mettre la dernière main à un Cahier qui est venu au monde
comme un enfant de bonne race. J'ai mis sur pied ce Cahier en trois semaines.
Je serais un ingrat de me plaindre. À combien d'hommes une telle compensation
a-t-elle été donnée ?...
Et dans une autre lettre :
Tout
est très bien comme cela, des épreuves inconcevables dans l'ordre privé, des
grâces immenses pour ma production.
Dans ses ressources profondes il
puisait une force inépuisable de joie. Sans compter que l'héroïsme et que la
sainteté auxquels il aspirait, sont par eux-mêmes des états qui excluent la
tristesse. Il n'y a pas plus de saints grognons qu'il n'y a de héros grognons.
C'était une âme qui se déplissait vite, qui ne restait pas longtemps ridée. Son
état habituel n'était ni l'amertume, ni la mélancolie, mais le contentement de
quelqu'un qui regarde intensément un spectacle. Et ce spectacle c'était
lui-même. Avait-il bien travaillé ? il fallait qu'il en avertît aussitôt
un ami.
Simone, écrivait-il à Madame
Casimir-Périer, je suis si content de ce
que je fais, que je ne résiste point à vous l'écrire. Vous me pardonnerez cet
enfantillage.
Ou bien encore :
Quarante
vers aujourd'hui, font passer le temps et ce qu'il y a dessous le temps.
Il avait aussi l'habitude de
s'interrompre tout à coup au milieu de son travail pour écrire un rien, un mot
tendre, plaisant ou gracieux, pour vous dire qu'il pensait à vous, ou vous
rappeler une date : le 4 décembre, que c'est la Sainte-Barbe ; le 25,
que c'est la Saint-Mesmin, patron d'un village de la Loire, où il faudra bien
qu'il vous mène ; le 3 janvier, que c'est la fête de sainte Geneviève,
patronne d'une ville comme il n'y en a pas deux au monde ; que le jour des
Rois 1912, c'est le cinq centième anniversaire de Jeanne d'Arc, et le 27
décembre de cette même année le quarantième anniversaire de la naissance du petit serviteur, qui n'était autre que
lui-même. Ou bien il vous associait à l'impression d'un instant :
Dimanche
après-midi, je passais sans y penser au chevet de l'église Saint-Clair. Ils
chantaient les vêpres, Simone. Quelle chose inouïe, si on y pensait, que ces
trois ou quatre galopins de l'Île-de-France qui se réunissent tous les dimanches,
et qui se déguisent en enfants de chœur pour chanter les psaumes de votre roi
David.
Avec une régularité cosmique, trois ou
quatre fois par semaine, il déjeunait chez des amis différents. Il prenait à
ces réunions un plaisir toujours neuf, car c'était l'homme le moins blasé du
monde et le temps n'avait rien changé à son goût passionné pour l'amitié. Ce
qui ne l'empêchait pas de continuer de se brouiller avec ses meilleurs amis.
Son amitié avait ce caractère pathétique qu'elle était toujours menacée, non
pas qu'il fût atrabilaire, mais être son ami, c'était s'engager dans son ordre,
reconnaître sa règle. L'amitié se confondait chez lui avec l'empire qu'il
exerçait sur les êtres. « Qui n'est pas avec moi est contre moi,
disait-il ». Ou bien : « Si j'étais aussi doué pour le bonheur
que je le suis pour la direction, je serais un homme heureux ». Dès qu'il
sentait la résistance, tout éclatait comme un cristal, et l'on entend tout au
long de sa vie ce fracas de verre qui se brise. Lucien Herr, Jaurès, Halévy,
Maritain, Psichari, Georges Sorel et tant d'autres, que de squelettes d'amitié
il a laissés derrière lui ! Tous ses amis semblaient marqués de ce même
signe fatal : « Nous ne te suivrons pas jusqu'au bout ». Et le plus
fidèle de tous, le vieux matelot de la cour rose, Lotte, était-il marqué, lui
aussi ?
* * *
La maison de Lozère, Péguy malade
disant avec des larmes qu'il avait retrouvé la foi, et Lotte répondant malgré
lui : « Ah ! pauvre vieux, nous en sommes tous là ! ».
Il n'y avait pas loin de six ans que cette scène s'était passée. Depuis, Lotte
était devenu un paroissien dans la paroisse. Comme Maritain, comme Psichari, il
avait tout accepté de la règle catholique. Il communiait tous les matins. Mais
si, comme eux, il regrettait que la vie chrétienne de Péguy ne fût pas une vie
normale, pas un instant l'idée de critiquer sa conduite ne lui était venue à
l'esprit. La pratique mise à part, son catholicisme était exactement le même
que celui de Péguy, une effusion du cœur où le raisonnement et la théologie
tenaient fort peu de place, une joie religieuse qu'il éprouvait le besoin de
répandre autour de lui et le plus loin possible, comme autrefois à Sainte-Barbe,
quand il emplissait la cour rose de ses chansons de matelot.
Il avait fondé à Coutances où il
était professeur une petite feuille mensuelle : le Bulletin des
professeurs catholiques de l'Université, qui avait pour programme de créer
entre les abonnés une aide de foi et de prière, et de prouver que catholique et
crétin n'étaient pas deux mots synonymes, comme on le croyait à la Sorbonne.
Les débuts du Bulletin n'avaient pas
été brillants. Qui connaissait ce Lotte, ce professeur de sixième à Coutances,
et pas même agrégé ? Mais rapidement sa bonne humeur et son ton décidé, la
variété de ses collaborateurs (tous les articles à peu près sous des
pseudonymes divers étaient de lui...) gagnèrent des abonnés à sa feuille, qui
après quelques mois arrivait à toucher deux mille personnes à peu près.
Tout de suite Lotte mit ses quatre
pages à la dévotion de Péguy. Dès que paraissait un Cahier, il le commentait,
l'expliquait, en donnait de larges extraits, lui préparait les voies dans ces
milieux inaccessibles aux Cahiers de la
Quinzaine, les grands et les petits séminaires, les évêchés, voire les
archevêchés. Deux ou trois fois par an, il venait à Paris se charger
d'électricité péguyste dans la sombre arrière-boutique de la rue de la
Sorbonne. Et le reste du temps, il était au jour le jour tenu au courant de
l'humeur, des propos, des projets et des boutades de Péguy par un ami de la
cour rose, le transparent Riby.
Oui vraiment, presque transparent à
force de simplicité et de volonté de s'effacer. Excellent humaniste, philosophe
à ses heures, italianisant aussi, Riby se croyait toujours au-dessous de tout
ce qu'il entreprenait, bien qu'il le fît à merveille. Il s'était un jour
persuadé qu'il n'y avait qu'un métier qui ne fût pas au-dessus de son mérite,
celui de clerc de notaire ! Il passa l'examen pour exercer cet emploi, fut
reçu, cela va sans dire, mais jamais aucun tabellion ne le vit dans son étude.
Il inclinait vers le catholicisme, mais son catholicisme non plus ne
franchissait pas la porte, n'allait pas au delà d'une sympathie de l'esprit,
d'une velléité du cœur,
comme si aller
jusqu'au bout de quelque chose lui était absolument impossible. Dés qu'il ne
s'agissait plus de lui, il se révélait, au contraire, l'esprit le plus ferme,
le plus droit et le plus pénétrant.
Il passait rue de la Sorbonne,
respirait l'atmosphère de la boutique, envoyait à Lotte des lettres où son
dévouement à Péguy ne l'abusait jamais, et représentait en quelque sorte le Bulletin de Coutances à Paris.
Les abonnés de Lotte maugréaient bien
parfois contre la place excessive faite à Péguy dans le Bulletin. Des numéros entiers lui étaient consacrés. Mais Lotte
laissait crier les gens. Le service de Péguy d'abord, le plaisir de l'abonné
ensuite ! Et Péguy remerciait Lotte par des mots comme celui-ci :
« Vieux Lotte, je t'embrasse. Tu es le vieux grenadier qui défend la tête
de pont ».
Or, dans les premiers jours de l'été
1914, un ecclésiastique inconnu se présentait à Coutances, à la porte de Lotte.
Il arrivait de Rome. Que se dirent les deux hommes ? On le voit fort bien
par cette lettre que quelques jours plus tard Riby, qui connaît bien l'Italie
pour y avoir longtemps vécu en compagnie de Machiavel, de Savonarole et de
Dante, écrivait à son ami :
Vieux
musulman ! Je ne te vois pas bien aux prises avec un diplomate romain.
C'est égal ! Il faut que tu aies rudement la cote pour qu'un type comme ça
vienne de Rome à Coutances, pour le plaisir de te voir. Maintenant, je te dirai
qu'à mon avis le siège de ces types-là est fait, et que sa démarche avait
beaucoup moins pour but de s'informer sur Péguy que de te donner un
avertissement amical. Au fond il voulait dire : « Attention !
Nous allons être probablement obligés de condamner Péguy. Alors prenez garde,
ne vous solidarisez pas de trop près avec lui, afin de ne pas être englobé dans
sa condamnation ». Voilà mon opinion, et c'est assez dans la manière
romaine, qui consiste à patienter à l'extrême avant de provoquer la casse, et à
la limiter ensuite autant que possible. Ton prêtre a emporté les bouquins de
Péguy. Mais ce n'est probablement qu'un geste. Si lui-même ne les connaît pas,
les supérieurs qui l'envoient les connaissent pour lui. Au surplus, ce n'est
pas le texte des livres de Péguy qui importe, ou plutôt si, il importe, mais en
ce sens que plus le texte écrit, plus la parole sera édifiante et de bonne
résonance chrétienne, et plus sera pernicieux le scandale de l'attitude
anticléricale de Péguy. Car enfin cela permet aux maîtres de la démocratie de
dire qu'ils ont avec eux non seulement les meilleurs chrétiens mais un vrai
champion du catholicisme. « On prétend, diront les Reinach, les Viviani,
les Briand, que nous voulons déchristianiser la France. Allons donc !
Voyez Péguy. C'est un catholique celui-là, un bon, un vrai, un des meilleurs.
Est-ce qu'il a besoin des curés ? » Voilà la combine, mon vieux, le
jeu où Péguy se trouve pris. Rome ne peut pas faire autrement que d'arrêter ce
jeu-là qui est désastreux. Et maintenant il est bien certain que la
condamnation de Péguy sera un autre désastre. Notre époque est plutôt
dure ! Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'avertir Péguy. Ça ne pourrait
qu'envenimer les choses. Ce n'est pas avec le caractère qu'il a qu'il changera
quoi que ce soit à son attitude.
À quelques jours de là, le 1er
juin 1914, les œuvres de M. Bergson étaient condamnées par l'Index. La
philosophie bergsonienne, que les catholiques naguère accueillaient avec tant
de faveur, les inquiétait aujourd'hui pour de multiples raisons, dont la
principale était qu'en refusant toute valeur au travail de l'intelligence
s'exerçant in abstracto, cette philosophie ruinait dans son principe la
doctrine de saint Thomas, doctor communis Ecclesiæ. Ils reconnaissaient que Bergson avait eu son heure
d'utilité en jetant le discrédit sur les conceptions déterministes du monde, et
qu'il avait, comme on dit, déblayé le terrain. Mais ce résultat obtenu, il
fallait le déblayer à son tour et installer à sa place la philosophie de saint
Thomas.
Contre Rome et les thomistes, Péguy
prit parti pour Bergson avec la même ardeur que Pascal autrefois pour ses amis
jansénistes. En quelques semaines il mit sur pied un Cahier magnifique, Note conjointe sur M. Descartes (toujours
ces titres inanimés pour des pensées si vivantes !) où il disait en
substance aux catholiques :
Primo,
vous êtes des ingrats, en reconnaissant si mal le service que M. Bergson vous a
rendu dans la lutte contre le matérialisme ; secundo, vous êtes des dupes.
En dépit de Bergson et de saint Thomas lui-même, le matérialisme continue de se
porter fort bien et de conduire le monde. Et ce n'est pas trop pour lutter
contre lui de toutes les forces spirituelles. S'imaginer que tout ce qui sera
ôté à Bergson ira de soi-même à saint Thomas, c'est un calcul insensé. Tout ce
qui sera ôté à Bergson ira comme l'eau à la rivière au matérialisme de Spencer.
Et une fois de plus saint Thomas n'aura rien, et il n'aura personne. Et il sera
comme il était, et ce qu'il était il y a vingt-cinq ou trente ans, avant
l'apparition de Bergson, un grand saint dans le passé, un grand docteur dans le
passé, un grand théologien dans le passé, sans prise sur le présent, sans ce
mordant qui seul compte, un grand docteur respecté, révéré, célébré, consacré,
dénombré, enterré.
Cette Note conjointe ne parut
qu'après la mort de Péguy. Ainsi, jusque par delà la tombe il continuait de
défendre son maître contre la Sorbonne du treizième siècle, comme il s'était
fait son champion contre la Sorbonne du vingtième. Et je ne crois pas inutile
de rapporter ce propos que tint un jour M. Bergson, après la mort de
Péguy :
Beaucoup
de personnes m'ont fait l'honneur d'écrire sur moi. Personne, en dehors des
éloges immérités qu'il m'a donnés, ne l'a fait comme Péguy. Il avait un don
merveilleux pour franchir la matérialité des êtres, la dépasser et pénétrer
jusqu'à leur âme. C'est ainsi qu'il a connu ma pensée la plus secrète, telle
que je ne l'ai pas exprimée, telle que j'aurais voulu l'exprimer.
Si Péguy réagissait de la sorte
contre la condamnation de Bergson et ceux qu'il appelait « les
bureaucrates de Rome », que serait-ce le jour où il serait lui-même
condamné ? Riby n'avait pas tort de prévoir des désastres. Quant à Lotte,
il y avait longtemps déjà que, sur les conseils de Baillet et de son directeur
de conscience, il avait lâché
Bergson, dont la pensée avait tant fait pour le ramener lui-même à la foi. Il
s'était bien gardé d'en rien dire à Péguy, car il savait par trop d'exemples
que c'était sur de telles questions qu'on se brouillait avec lui. Mais
prudemment, dans son Bulletin il
faisait le silence autour du philosophe. Or aujourd'hui, c'était Péguy lui-même
et son catholicisme nourri de philosophie bergsonienne qui étaient menacés.
Lotte allait-il lâcher Péguy, comme il avait lâché Bergson, lui, le vieux
grenadier, le défenseur de la tête de pont ? Se résignerait-il à ne plus
prononcer le nom de son ami dans ce Bulletin
dont jusqu'ici chaque ligne respirait sa pensée ? Il avait toujours la
ressource de ne plus faire paraître sa feuille. Mais cela même suffirait-il à
contenter ce Péguy qui vous disait : « Qui n'est pas avec moi est
contre moi » ? Leur vieille amitié de vingt ans allait-elle être
détruite à son tour après tant d'autres ? On sent passer cette inquiétude
dans ce billet que Lotte écrit à un ami :
Rome
s'intéresse beaucoup à Péguy. Le temps approche où je ne suffirai plus à le
couvrir, et où il faudra qu'il opte définitivement.
Péguy n'a jamais soupçonné la visite
à Coutances du messager de Rome. Mais sa sensibilité prodigieuse aux
changements les plus légers dans la température d'une amitié, enregistra une
vibration, une onde du côté de Coutances, et pressentit qu'un danger était
suspendu au-dessus de la plus grande fidélité qu'il ait rencontrée dans sa vie.
Mon
vieux, écrit-il
à Lotte [en réponse à deux lettres qu'il avait reçues de lui coup sur coup,
après la visite du prêtre], tu es un des
êtres que j'aime le plus. Dans ta précédente lettre il y avait un mot de trop,
qui était que quelqu'un pouvait me compromettre [c'est Bergson évidemment
qu'il veut dire]. Dans ta lettre de ce
matin il y a un mot de trop, et qui est que tu pourrais me trahir.
Le mettre en garde contre Bergson,
c'était déjà toucher au pacte qu'il y avait entre Lotte et lui.
Qu'arriverait-il le jour où Lotte n'abandonnerait pas seulement un des aspects
de sa pensée, mais sa pensée tout entière ?
À l'égard du christianisme lui-même,
comment Péguy aurait-il réagi ?
Celui
qui est chrétien,
a-t-il écrit quelque part en songeant certainement à lui-même, a pris au sérieux tout ce qu'il y avait dans
le catéchisme quand il était petit. Il ne s'est point servi des règles du
catéchisme pour vitupérer les autres et pour faire l'examen de conscience des
autres. Il s'en est servi pour se faire beaucoup de mal à lui-même et pour
tenir constamment son propre examen de conscience. Tout ce qu'il peut faire,
c'est peut-être de ne point le regretter.
Ce peut-être et ce regretter,
quels mots avant-coureurs de tempête ! que de fureurs, que de révoltes,
que d'abandons possibles dans cette petite phrase perdue !
La dernière page qu'il a écrite, le
matin même du jour de la déclaration de guerre, c'est une diatribe contre
l'Index. L'Index ! qu'est-ce que c'était que l'Index ? Il n'en était
pas question dans le catéchisme d'Orléans. Dans le catéchisme d'Orléans il y
avait le bon Dieu, la création, l'histoire sainte, la Sainte Vierge, les Anges
et les Saints, le calendrier, les grandes fêtes, la prière et les sacrements,
les vertus, le symbole des apôtres, les fins dernières de l'homme et les sept péchés capitaux. Mais il n'y avait pas l'Index ! Il y
avait tout, les murailles de Jéricho, la baleine de Jonas, Josué, Judith,
Jésus-Christ, Daniel dans la
fosse aux lions,
le Saint-Esprit qui était une
colombe, Dieu le
père qui était
un triangle, mais il
n'y avait pas l’Index ! À quoi pouvait bien servir cet Index ? Les
raisons et les livres n'ont rien à voir avec la foi. Le catholique est un
garçon qui s'en va sur la route et qui sait très bien où il va. De temps en temps
il s'amuse à consulter les poteaux indicateurs, et tantôt c'est Bergson et tantôt
c'est saint Thomas. Mais c'est un plaisir tout gratuit, une joie rituelle du
chemin. Les livres, ces poteaux, ne lui servent de rien. Pourquoi lui recommander
ceux-ci et lui défendre ceux-là ?
C'est faire comme le protestant qui
raisonne sans cesse, qui a toujours les yeux levés sur les poteaux indicateurs
et en plante lui-même à son usage personnel, comme si ceux de tout le monde ne
lui suffisaient pas. C'est attacher plus d'importance aux raisons de croire
qu'à la croyance même, aux poteaux qu'à la route.
Mais la guerre était là. Une minute
encore, et tant de choses qui préoccupaient les hommes cessèrent brusquement
d'avoir un sens.
* * *
La guerre qui depuis tantôt dix ans
occupait l'esprit de Péguy, et dont il fatiguait tous ceux qui l'approchaient,
fit sur lui, lorsqu'elle éclata, la même impression de stupeur que s'il n'y
avait jamais songé. Puis, tout de suite il s'établit dans un état qui n'était
pas la joie, qui était encore moins la tristesse, mais une tranquille gravité
où se retrouvent toutes les pensées qui lui étaient le plus familières. On
sortait enfin d'une période pour entrer dans une époque. On abandonnait le
régime intenable de la paix armée, plus intenable que la guerre même, « où
l'on était chargé des travaux de la paix au sens où un âne est chargé, et où
l'on était chargé pour la guerre au sens où un fusil est chargé ». On
allait pouvoir prendre cette fameuse inscription historique dont il avait tant
parlé, s'inscrire dans le livre de l'histoire, où ne sont inscrits que ceux qui
s'y inscrivent de force. Violenti rapiunt illud. L'idée qu'il avait de la grâce, et que la France était un
pays gracié, écartait de lui la pensée que Berlin pouvait écraser Paris, car
écraser Paris et remplacer Paris, c'était la double face d'une même opération,
et les Allemands ne lui paraissaient pas marqués, dans les destins du monde,
pour une si grande grâce. Mais cela, il ne fallait pas le dire. Il était trop
nourri de la sagesse antique pour ne pas s'effrayer de certaines paroles qui pouvaient
irriter les dieux. « Ne parle pas de victoire, » disait-il à Jean de
Pesloüan qui venait imprudemment de prononcer ce mot devant lui.
Et d'ailleurs, pour l'instant il ne
s'agissait pas de savoir si on serait vainqueur ou vaincu, mais si l'on
mènerait bien le jeu, car pour lui toute question se présentait sous cette
forme :
Sommes-nous
chargés de gagner quand même et à n'importe quel prix, ou sommes-nous chargés
de maintenir un certain niveau de l'humanité ? C'est-à-dire sommes-nous
chargés d'être des vainqueurs ou d'être des nobles ?
Personnellement il savait qu'il
mènerait bien le jeu, et que tout le monde le mènerait comme lui. Avec un
bien-être profond, il retrouvait la liberté de l'homme qui ne s'appartient
plus, cette liberté dans la soumission complète qui lui aurait plu dans un
couvent, qui lui plaisait à la caserne, et dont l'allégresse aujourd'hui était
multipliée par l'idée qu'on allait
faire quelque chose de grand. Il échappait avec bonheur aux servitudes
quotidiennes, à ses Cahiers, à ses
soucis d'argent, à ses embarras de famille, à lui-même peut-être. Et tout ce
que ces pensées mettaient sur son visage tient dans ce mot d'une concierge qui
le regardait s'éloigner : « Ah ! celui-là, s'il en
revient ! »
Je crois qu'il savait bien qu'il n'en
reviendrait pas. Dans son Dialogue de l'histoire et de l'âme païenne, Clio,
la muse du passé, qui voit quelquefois l'avenir, lui disait à l'oreille :
Au
bout de cinquante ans, les hommes sont finis. Vous-même, vous, petit, vous
n'irez pas même jusque-là. Pas même un demi-siècle. Depuis quinze ans que vous
ramez sur cette galère des Cahiers, vous vous sentez à bout tous les jours, et
il vous semble qu'il y a une éternité que cela dure. Et vous n'en êtes encore
qu'à votre quinzième série des Cahiers ! Vous ne vous voyez pas, dans
trente-cinq ans, fêtant le cinquantenaire de votre malheureuse entrée dans la
vie active, dans la vie publique. Vous ne vous représentez pas à la
cinquantième série de vos Cahiers. Mais vous vous représentez fort bien, et je
me représente avec vous, mon enfant, ce que vous penserez le jour de votre
mort.
Peu après la publication de l'Ève,
il lui était arrivé une aventure singulière. Un ami de Madame Favre, grand
admirateur du poème, était venu le voir à la boutique. Pour lui exprimer son
enthousiasme, il lui dit qu'on pouvait mourir après une œuvre pareille. Le
lendemain de cette visite, Péguy montait chez Madame Favre. Il avait la mine
défaite.
— Ah !
il est fameux votre ami ! s'écriait-il en entrant. Savez-vous ce qu'il m'a dit,
hier ? Il m'a dit qu'après une œuvre comme Ève, on pouvait mourir.
— C'était
le cri de son admiration.
— Eh !
bien, vous direz ce que vous voudrez, cela m'a donné un coup, et je suis sûr
que je n'en ai pas pour longtemps. Je vous dis et je suis certain de ce que
j'affirme, c'est que c'est un avertissement. Cela m'a d'autant plus touché que
cela venait de quelqu'un de chez vous, d'un de vos amis. Je le vois, je n'ai plus
qu'à me préparer à la mort.
On eut beau faire, rire de ses
craintes, hausser les épaules, le raisonner, il en revenait toujours là :
Je
vous dis que j'ai reçu un choc dont je ne me relèverai plus.
Une parole comme celle-ci n'a pas été dite inutilement.
Une parole comme celle-ci n'a pas été dite inutilement.
S'il a pensé à ces présages, dans ces
journées où l'on était porté à voir partout des présages, ils ne l'ont
certainement pas attristé. Il n'admirait rien tant chez Homère que la mort de
ces milliers de Troyens dompteurs de chevaux, d'Achéens aux belles jambières,
qui ont connu le sort précoce, l'arrachement de celui qui ne remplit pas le
destin de sa vie et périt inachevé dans un combat militaire. Et l'idée de la
mort, que j'ai vu l'assombrir parfois, quand elle se présentait à lui sous
l'aspect de la maladie, n'avait rien pour l'effrayer, au contraire, si elle
couronnait son existence par un sacrifice homérique.
Il devait rejoindre le 4 août son
régiment à Coulommiers. Dès le dimanche matin, 2 août, il demanda comme une grâce
à sa femme de lui permettre d'aller passer à Paris les deux derniers jours qui
lui restaient, pour prendre congé de ses amis. Madame Péguy n'éleva pas
d'objections. Comme elle était enceinte, elle lui demanda à son tour ce qu'elle
devait faire pour l’enfant qui allait naître bientôt, entendant par
cette question si elle devait le faire baptiser.
Vous
y penserez,
dit-il.
Ensuite il ajouta :
Si
je ne reviens pas, je vous prie d'aller chaque année en pèlerinage à Chartres.
Puis il lui fit, ainsi qu'à ses enfants,
un adieu définitif, car il ne voulait pas partir en plusieurs fois.
Il avait déjà revêtu cet
extraordinaire uniforme de lieutenant d'infanterie, que je lui ai vu
quelquefois, et qu'il sortait tous les deux ans du poivre et de la naphtaline,
pour le livrer pendant vingt-huit jours au soleil et à la pluie des manœuvres.
Sous ce harnais fatigué, défraîchi, dédoré, avec sa barbe et ses lorgnons, cet
homme, qui était un soldat-né, avait un air si peu guerrier que dans sa
compagnie on l'appelait le pion. L'esprit méticuleux qu'il apportait au service
expliquait aussi ce surnom qu'on lui donnait sans défaveur, car les hommes,
avec leur instinct rapide, ne se trompaient pas sur lui. Mais jamais vieille
défroque n'a recouvert plus de fraîcheur et un cœur plus ingénu.
Il transporta sa cantine chez son
amie Madame Favre, et chose qui, je crois, ne lui était arrivée de sa vie, il
prit un fiacre à la journée. À la journée, et ce n'était pas trop ! Il
voulait partir le cœur pur et se réconcilier avec tous les amis que des
malentendus ou des dissentiments avaient écartés de lui. Ceux du moins envers
lesquels il pouvait avoir des torts. Pas les autres naturellement ! Car il
avait des rancunes que la mort même n'effaçait pas. Parlant, la veille, de
Jaurès qui venait d'être assassiné, il dit à Jean de Pesloüan :
Je
suis bien obligé de dire à tous les radicaux que je vois, que c'est une chose
abominable. Et pourtant... Il y a en cet homme une telle puissance de capitulation !
Qu'aurait-il fait en cas de défaite ?
J'ajoute ce détail, que, depuis
plusieurs jours, Jaurès traînait dans sa poche le dernier Cahier de
Péguy : Note sur M. Bergson, qu'il avait pris lui-même dans la
poche de Léon Bérard, et qu'il lui avait rendu le matin de sa mort ou le jour
précédent, en faisant cette réflexion : « C'est bien, mais pas assez
technique ». En sorte que, très probablement, ce Cahier de Péguy est le
dernier livre qu'a lu Jaurès.
Jusqu'à sept heures du soir, il roula
dans son taxi d'un bout à l'autre de Paris, montant et descendant des étages,
non pas comme autrefois, quand il quêtait pour les Cahiers, mais pour serrer des mains, s'alléger l'âme dans la paix
d'un adieu, se mettre en règle avec les hommes. Les vieilles amitiés rompues ne
se trouvaient pas toutes au gîte, mais idéalement du moins les réconciliations
étaient faites, le baiser de paix échangé.
Le lendemain matin, dès six heures il
était debout, frappait à la chambre de Madame Favre chez laquelle il avait
passé la nuit. Il marchait pieds nus sur le plancher pour donner, disait-il, un
peu d'air à ses pieds qui allaient en voir de dures. Il lui parla de ses
enfants, de sa femme, des amis qu'il avait à voir encore, de la guerre qui
durerait trois mois. Elle lui demanda :
— Avez-vous mis en
sûreté vos manuscrits, ceux qui n'ont pas été publiés ? Avez-vous pris des
dispositions pour votre Note conjointe à Descartes ?
— Je n'y ai même pas
songé,
répondit-il. Ce que je vais voir est
tellement plus important que tout ce que j'ai écrit, je vais participer à de
tels événements que ce que j'écrirai au retour dépassera tout ce que j'ai fait
jusqu'ici.
Il s'habilla, prit un café au lait,
qu'il étendit abondamment d'eau chaude, puis regarda l'heure à sa montre, à sa
bonne grosse montre d'argent que je lui connaissais depuis le temps de Sainte-Barbe,
et la remettant dans son gousset :
Je
vais acheter aujourd'hui une montre commune, et je vous confierai celle-ci pour
la remettre à mes enfants.
Toute cette journée encore il la
donna à l'amitié. Comme je regrette de ne l'avoir pas vu ces jours-là !
Pas plus que je ne peux me souvenir de la première fois où je l'ai rencontré,
je ne puis me rappeler la dernière fois où je l'ai vu. Il est entré dans ma vie
comme une vague qui par mille pointes prend possession d'une plage, il s'en est
retiré de même sans que je puisse fixer la ligne de la dernière avance du
flot... Il embarque un ami aux Batignolles, il va en visiter un autre dans une
maison de santé, et un troisième à Montmartre, un de ses camarades de la turne Utopie, avec qui il s'était brouillé au
sujet de Karl Marx ; puis de Montmartre, toujours à pied, il se rend rue
de la Sorbonne, entraînant d'un pas allègre son ami Le Taconnoux, un peu las de
la course sous la chaleur écrasante : « C'est notre dernière marche d'épreuve » disait-il en riant.
Vers les cinq heures du soir, pour la dernière fois il entra dans sa boutique,
où s'alignaient le long des murs, en colonnes de compagnie, les quinze séries
de ses Cahiers, qui n'avaient pas
connu la victoire. Puis il revint chez Madame Favre. Il y trouva l'amie qui
semble n'avoir traversé son existence que pour lui donner l'occasion de
s'exercer contre lui-même. Ils sortirent. Dernière promenade. Et quel étrange
adieu ! à cette amie, qui était juive, il demanda de réciter tous les
jours une courte prière qu'il lui remit. Elle aussi, il la pria, s'il ne
revenait pas, d'aller à Chartres chaque année. Et c'est la seule chose qu'il
lui a jamais demandée.
Ce pèlerinage au grand sanctuaire de
Beauce fut la suprême invention de cet homme qui depuis le temps de
Sainte-Barbe n'avait jamais cessé de se faire des cours roses autour de lui. À
quelques autres amies encore il fit promettre d'aller là-bas. Et c'est ainsi
que s'est créé, après l'Ordre des Abonnés des Cahiers de la Quinzaine, le
petit ordre affectueux des Pèlerins de Notre-Dame de Chartres, qui se
compose, à ma connaissance, d'une libre penseuse, d'une protestante, d'une
catholique, d'une juive et d'une demi-juive.
4 août. Sept heures du matin. Il
revêt son uniforme avec des précautions minutieuses, pour ne pas être gêné aux
entournures, car il ne se déshabillera pas de sitôt. Il déjeune. Du café noir
aujourd'hui, parce que dès maintenant il se considère en service. Madame Favre
lui a préparé un paquet de victuailles, mais il ne veut pas l'emporter.
Mes
hommes me nourriront,
dit-il. Ils seraient trop déçus de n'avoir
pas à se priver pour moi.
Tout en parlant, à son habitude, il
rompait son pain en nombreux petits morceaux, qu'il alignait du bout des
doigts, comme des pions, près de son assiette. Puis il réclama Thérèse, la
servante de Madame Favre, avec laquelle il était mal depuis un certain jour où
il avait apporté une énorme botte de genêts, dont les fleurs s'étaient
répandues dans tout l'appartement.
Que
tout le monde sorte de ma cuisine, avait dit Thérèse en colère, et qu'on me débarrasse de ces satanées fleurs !
Péguy avait été blessé, et depuis
deux années il n'avait pas adressé une seule fois la parole à Thérèse... Or,
Thérèse était sortie. Il l'attendit un moment. Cela le chagrinait de quitter le
logis sans avoir effacé le souvenir du malencontreux bouquet. Cependant le
temps passait. Il regarda l'heure à sa montre. Toujours sa même montre
d'argent, car il n'avait pas eu de quoi s'en acheter une en nickel. Il boucla
son ceinturon, auquel pendait, je m'en souviens, un sabre de sous-officier. Il
dit adieu à Madame Favre, et non sans solennité il la quitta sur ces
mots :
Grande
amie, je pars soldat de la République pour le désarmement général et la
dernière des guerres.
Quelques minutes plus tard, Thérèse
apparaissait en larmes. Péguy l'avait rencontrée au bas de l'escalier. Il
l'avait embrassée : « Adieu,
mon amie », lui dit-il. Et il s'éloigna dans la rue.
Je pourrais suivre Péguy plus loin.
Son ami Le Taconnoux, qui ne le quittait pas depuis la veille, m'a raconté ses
moindres gestes et ses moindres propos, jusqu'à cet air de Carmagnole qu'il
fredonna toute la matinée comme aux grands jours de l'Affaire. Il chantait la
même chose qu'au temps où nous manifestions autour de la Sorbonne ou du
Cherche-Midi, parce qu'il n'avait pas changé. Et le même esprit mystique
l'emportait vers son destin.
Je pourrais le suivre jour par jour
et d'étape en étape, pendant tout le mois d'août, de la Lorraine à la Marne. Un
sergent de sa compagnie, Victor Boudon, a écrit le récit de la campagne de
Péguy. Mais je préfère ne pas le distinguer de ces milliers et de ces milliers
d'hommes qui, à la même minute et pour la même cause, faisaient la même chose
que lui. Il me semble qu'il eût aimé cela, car ce furieux amant de la gloire
savait que la grandeur la plus grande est peut-être de se perdre dans une
grandeur anonyme. Il a parlé inoubliablement de cette « muraille de
quatre » formée par ses quatre grands-parents, au delà de laquelle sa race
se perdait dans un prodigieux silence. Et lui aussi, il s'enfonçait avec joie
dans cet énorme anonymat, avec une joie secrète, une plénitude d'humilité,
peut-être aussi une plénitude d'orgueil, et plus encore avec on ne sait quel
goût et quelle plénitude d'anéantissement... C'est ainsi que je le vois entrer
dans le silence et l'anonymat de l'armée, s'y enfoncer et disparaître.
Dans ses trente jours de campagne (la
guerre dura pour lui trente jours) je ne retiens qu'un détail, car il est
important pour l'histoire de son âme. Le 16 août 1914, il écrivait à la sœur de
Maritain :
Je
vous dirai peut-être, un jour, dans quelle paroisse j'ai entendu la messe de
l'Assomption...
Depuis dix ans qu'il était revenu à
la foi catholique et qu'il vivait dans la méditation religieuse, c'était la
première fois, et ce fut sans doute la dernière, qu'il assistait à la messe.
Le 5 septembre, vers les cinq heures
du soir, à mi-chemin des villages de Villeroy et de Monthyon, près de Meaux, il
était tué debout, d'une balle à la tête, en criant à ses hommes couchés en
tirailleurs « Tirez, tirez, nom de
Dieu ! » Cette fois, pour toujours, il s'était évadé. Hors de la
vie, hors de lui-même.
Dans un de ces moments d'orgueil où
il disait :
On
verra les voitures de la maison Bellais comme celles de la maison
Hachette !
il avait dit à Boivin :
Et
nous aussi, nous aurons des artilleurs à notre enterrement.
Il ne s'était pas trompé. Jamais on
n'a vu les voitures de la maison Bellais, mais à l'enterrement de Péguy il y a
eu des artilleurs, et des fantassins aussi.
On l'enterra avec ses camarades dans
la grande tombe de Villeroy. Plus tard, lorsqu'on exhuma ces morts, on le
reconnut à ceci qu'on trouva sur lui un centime. C'était un de ces centimes que
l'administrateur des Cahiers de la
Quinzaine, André Bourgeois, recueillait dans sa caisse avec sa scrupuleuse
exactitude commerciale. Péguy les prenait quelquefois, pour en amuser ses
enfants. Madame Péguy suspendit le centime au cou de son plus jeune fils, né
après la mort de son père. Et quelle médaille de piété pouvait mieux symboliser
que cet humble centime la sainte Pauvreté qui, aux yeux de Péguy, faisait toute
la force et la noblesse du monde.
Le fonctionnaire chargé de rédiger la
fiche de ses droits à la Légion d'honneur refusa de l'inscrire au titre de la Marne,
alléguant qu'il était tombé le 5 septembre, et que la Marne ayant commencé le
6, il était mort au temps de la retraite et non sous le signe de la victoire.
Ce bureaucrate, sans le vouloir, avec son plat raisonnement, donnait son trait
suprême à la vie de Péguy : il fallait que jusqu'à la fin il appartint aux
mauvais jours. Dans le calendrier historique qu'il avait inventé à son usage,
le dix-neuvième siècle commençait à la défaite de Waterloo, pour finir en 1885
à la mort de Victor Hugo. Il avait mal calculé. Ce siècle qu'il croyait depuis
longtemps enterré n'était pas fini du tout. Il lui manquait encore son
couronnement formidable. Le dix-neuvième siècle finit à Charleroi. Avec la
victoire de la Marne c'est un nouveau siècle qui s'ouvre, peut-être même une
ère nouvelle. Péguy ne lui appartient pas. Il appartient tout entier au
lointain dix-neuvième siècle. Il en est le dernier moment.
C'est par l'article de Barrès, dans l'Echo
de Paris, que Lotte apprit, comme nous tous, que Péguy était mort.
Il venait de quitter Belle-Isle où se
trouvait sa famille, et il rejoignait à Saint-Lô, dans un wagon de troisième
classe, son régiment territorial. Depuis trois ou quatre heures il gardait dans
sa poche le numéro du journal qu'il n'avait pas encore ouvert. Dès qu'il le
déploya, il lut les mots terribles : Charles
Péguy tombé au champ d'honneur, que ce jour-là (c'était le 17 septembre)
nous tous, les amis de Péguy, nous lisions, à peu près à la même heure, dans
tous les endroits où la guerre nous avait dispersés. « Que vais-je devenir sans mon Péguy ? »
écrivait-il le soir même. La semaine suivante, dans la cour de la caserne, on
demandait, au rapport, des volontaires pour le 136e d'active à
Saint-Lô. Le sergent Lotte, le vieux barbu, comme on l'appelait au régiment,
n'hésita pas un instant. Il quitta la territoriale pour passer dans l'active,
et fut aussitôt dirigé sur l'armée de Maud'huy, qui se battait devant Arras.
Les lettres qu'il écrivit alors (il
n'a pas eu le temps d'en écrire un grand nombre) sont comme un écho
d'outre-tombe de la voix de Péguy. Leurs deux pensées,
qui avaient risqué un moment de s'écarter l'une de l'autre, s'étaient remises
au pas, côte à côte. Et l'on se demande qui l'on entend dans une phrase comme
celle-ci :
La
guerre durera longtemps encore sans doute. C'est un âge nouveau qui naît, une
nouvelle chrétienté du moyen âge, et c'est un enfantement peu commode. Il faut que
cet horrible monde moderne périsse jusque dans ses racines. Alors tu comprends,
vieux, c'est un fameux travail.
Deux jours après Noël, tandis qu'il
étudiait, par-dessus un petit mur, l'itinéraire d'une patrouille, il tombait
mortellement frappé. D'une balle au front, comme Péguy. C'était, remarque son
biographe M. Pierre Pacary, le jour de la fête de saint Jean, apôtre et
évangéliste, auquel il avait emprunté ce verset de la première épître pour
servir d'exergue au Bulletin :
Mes
bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car la charité vient de Dieu, et
toute personne qui aime est née de Dieu et connaît Dieu.
En vérité, le cher Lotte ne pouvait
pas trouver un meilleur jour pour mourir, et j'entends Péguy lui dire (ce Péguy
pour lequel le saint du calendrier était un personnage qui donnait à la journée
sa couleur) j'entends Péguy lui dire :
Tu
as bien choisi, vieux Lotte ! Tu t'es fait tuer le jour où nous fêtions
ici le saint de l'amitié, de la tendresse et de la fidélité.
Je suis retourné l'autre soir, au
crépuscule, dans la cour rose. Elle m'a paru bien défraîchie, beaucoup moins
rose que jadis. Il y a quelque trente ans, dans ce petit désert où se dresse
toujours le même arbre défeuillé dont j'ignore l'espèce et le nom, nous
bâtissions ensemble, avec le cher Péguy, la Cité harmonieuse. Toutes les
vieilles rêveries d'autrefois me revenaient à la mémoire, et les grandioses
bavardages que nous faisions avec tant de sérieux, comme si le monde attendait
de nous un nouvel évangile. Qu'elle était vaste, notre cité ! Tous les
hommes y avaient leur place, les hommes de tous les pays, de toutes les races,
de toutes les religions, et les animaux eux-mêmes, parce que les animaux sont
des âmes adolescentes, et qu'aucune âme ne devait être étrangère dans la Cité
harmonieuse. Qu'elle était pure notre cité ! On n'y connaissait pas les
sentiments que nous nommons la haine, la jalousie, la rivalité, le mensonge. On
ne savait pas même ce qu'étaient ces sentiments, car c'eût été déjà les
posséder que d'en avoir la connaissance !... Comme je me suis vite résigné
à ne pas rencontrer dans la vie notre cité idéale, notre cité de quatre heures
du soir ! Si elle existait quelque part, ferais-je même un pas pour aller
la chercher ? Péguy non plus ne l'a pas rencontrée. Mais lui ne s'est pas
résigné à abandonner le vieux rêve. Hors du monde, hors de la vie, il est allé
le demander aux réalités invisibles.
Une cloche sonna, dont le son parut
m'arriver à travers des épaisseurs d'années. C'était l'heure de la récréation.
Allais-je voir surgir dans la cour Péguy, Baudouin, Baillet, Lotte et les
autres ? Allais-je voir sortir ma jeunesse ?... Des cris m'entourent
de tous côtés. Les voici, ceux qui nous remplacent ! Comme ils sont
pareils à nous. Mais non, ils ne sont pas pareils. Tu le sais bien, ô ma
mémoire, ô mon cœur, deux jeunesses ne se ressemblent jamais.
Jérôme et Jean Tharaud, in Notre cher
Péguy (II)