Quelques fondements
La vérité est très amère et
désagréable à l'excès pour tes semblables,
non par sa faute, mais par la leur, comme une lumière éclatante pour
des yeux malades. Veille donc à ne pas la rendre plus amère,
en ne la disant pas comme tu le dois, c'est-à-dire par amour. 1
non par sa faute, mais par la leur, comme une lumière éclatante pour
des yeux malades. Veille donc à ne pas la rendre plus amère,
en ne la disant pas comme tu le dois, c'est-à-dire par amour. 1
L’intuition balthasarienne puise plus
haut qu'à la source philosophique 2. Elle est d'essence
théologique et repose sur deux convictions théologiques précises :
. d'une part, l'excès même de
la vérité divine interdit toute visée exhaustive et invite au silence (1) ;
. d'autre part, cette bienheureuse
nuit de l'inconnaissance, jusque dans la vision divine, se fonde sur le primat
de l'amour divin (2).
Les deux dernières phrases de la Vérité
du monde sont à cet égard révélatrices :
À
supposer que la vérité soit en Dieu la réalité suprême, alors nous pourrions
plonger notre regard dans ses abîmes : nous serions peut-être aveuglés par
tant de lumière, mais non pas empêchés de suivre notre instinct de vérité. Mais
parce que c'est l'amour qui est en Dieu la valeur suprême, les séraphins se
couvrent le visage de leurs ailes, car le mystère de l'amour éternel est ainsi
fait que sa nuit débordante de lumière accepte seulement d'être glorifiée dans
l'adoration (VM, 285).
1/
Dieu toujours plus grand
La structure dynamique de l'être
comme mystère se fonde sur la catégorie de l'excès, du toujours plus :
Aucune
vérité sortant du cœur de l'être ne risque d'être jamais épuisée : elle
possède, en effet, en elle-même le dynamisme conduisant à une vérité toujours
plus nouvelle et plus profonde (VM, 136).
Mais cet excès immanent à tout étant -
Balthasar parle de la vérité en elle-même
- trouve sa source dans la transcendance divine, respectueuse des causes
secondes : il n'est qu'une lointaine analogie, nécessairement défaillante
de la surabondance même qu'est Dieu. À la ténèbre excessivement lumineuse du Deus
semper major répond le mystère, l'enveloppement de sa créature qui est
toujours plus que ce qu'elle manifeste d'elle-même 3. Cette
conviction apophatique nourrit et soulève toute l'œuvre de Balthasar. Selon
lui, le ‘si comprehendis non est Deus’ est un bien commun de toute la
grande Tradition chrétienne. La liturgie, la spiritualité (notamment ignatienne
de la gloria semper major) comme la théologie, ont toujours été saisies
d'un frisson de crainte face à un Dieu qui ne cesse d'être Incompréhensible,
même et surtout en se révélant en son Fils. Cette vérité est d'ailleurs
inscrite au cœur de l'enseignement du Magistère, puisque le quatrième concile
du Latran (1215) a défini qu' « entre le Créateur et la créature on
ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit
plus grande encore ». 4
Mais Balthasar a aussi retrouvé dans
l'histoire de la pensée occidentale
une
lignée de systèmes, ininterrompue depuis Héraclite jusqu'à Kierkegaard et
Hegel, dont l'obscurité n'est pas accidentelle. Il ne s'agit pas de dérober au
profane quelque vérité claire en soi, mais de montrer avec le plus de clarté
possible comment le mystère se dérobe lui-même. 5
En particulier, il a retrouvé cette
intuition fortement développée chez deux philosophes contemporains allemands
qui ont exercé une influence durable sur lui. D'une part et en positif, Erich
Przywara a développé la ‘major dissimilitudo’ dans Analogia Entis (1932) :
elle ne vaut pas seulement pour la relation de la créature au créateur, mais
pour la manifestation et Révélation de Dieu en Jésus et pour la participation
gracieuse à la vie divine par le don de l'Esprit ; mais, quel que soit le
degré intime de participation, par exemple de l'homme à la communion
trinitaire, la proximité doit aussitôt laisser la place à une mise à distance
encore supérieure. D'autre part et en négatif, Gustav Siewerth a présenté, avec
logique, le Destin de la métaphysique de Thomas d'Aquin à Heidegger (1959) 6
comme la progressive entropie, disparition du sens du transcendant mystère de
Dieu.
Pour
lui, explique
Balthasar, cette évolution tragique a sa
source à l'intérieur même du christianisme et de la théologie [...]. Depuis que
Dieu, poussé par un amour fou, nous a dévoilé son intimité, nous pénétrons dans
les profondeurs divines avec les armes de l'Esprit qui nous a été donné. Le
résultat est que, conclusion logique, chez Feuerbach, Marx et Freud, l'esprit
autrefois divin est remplacé par l'esprit humain qui scrute ses propres
profondeurs psychologiques et sociologiques.
Nous arrivons ainsi, implacablement,
à la conclusion : Dieu est mort.
Or, cette affirmation « provient d'un rationalisme théologique » qui
a évacué le mystère divin 7 que l'athéisme invite avec urgence
à retrouver. 8
La source nysséenne
Tant dans ses études de l'idéalisme
allemand que dans ses approches patristiques, Balthasar a toujours cherché à
comprendre comment l'Absolu pouvait à la fois se manifester et se dérober.
Cependant, c'est chez les Pères grecs, en particulier chez Origène 9
mais aussi saint Grégoire de Nysse, saint Maxime 10 et
Denys 11, puis chez un docteur de l'Église, saint Anselme 12,
que Balthasar a mesuré toute l'importance non seulement théologique, mais
philosophique du Dieu plus grand. Dès
qu'il arrive à Fourvières, il travaille les trois premiers, avec un infaillible
instinct (et un courage non négligeable, car ce sont peut-être les plus
difficiles), et projette une trilogie sur Grégoire, Origène et Maxime : Balthasar
souhaite remonter à la
source
vitale de leur esprit, [...] cette intuition fondamentale et secrète, qui
dirige toute l'expression de leur pensée et qui nous révèle une de ces grandes
attitudes possibles que la théologie a adoptées dans une situation concrète et
unique. 13
Nous nous contenterons de relire
attentivement certains passages de l'ouvrage à bien des égards décisif, que
Balthasar a consacré à Grégoire : les intuitions futures y sont plus qu'en
germe 14. Il y a, chez le Père cappadocien, outre un immense
élan mystique,
une
métaphysique authentique et […] une logique irréprochable, traduction adéquate
du drame intime (XVI).
Quel est le principe conducteur (XVIII) de cette métaphysique ? L'influence
de Plotin sur Grégoire est aussi certaine (par exemple dans l'idée du désir
infini et du progrès éternel dans la connaissance de Dieu) que l'est leur
différence de fond :
ce
qui distingue Grégoire à la fois de Philon et de Plotin, c'est l'opposition
radicale […] du Dieu trine et de la créature (XIX).
Or, pour Grégoire, Dieu est l'Être et
non pas epekeina tès ousias 15 : il refuse cette tentation commune à tout
le néo-platonisme, qui tournera en séduction du néant : « Car l'être,
précisément, n'est pas pour Grégoire une idée ». Nous touchons là l'idée
directrice de Grégoire :
Nous
assistons ici à rien de moins qu'à la prise de conscience philosophique et réflexe
de l'idée d'Existence (XXII).
En effet, la philosophie païenne,
grecque, affirme l'existence de la substance, de l'essence et celle d'un
mystérieux au-delà de l’ousie, qui
dès lors est transcendant à l'être.
La
conscience chrétienne ne peut plus s'évader par l'une de ces deux voies. Il
faut trouver l'être présent dans l'essence, sans toutefois le confondre avec
elle ou l'exprimer par elle (XXII et XXIII).
Ainsi se dessine pour la première fois
la distinction capitale de l'essence et de l'existence. Or, le concept dit bien
l'essence, mais non pas l'être que révèle la présence : l'être échappe à
la conceptualisation. « Ainsi le concept révèle indirectement
l'être » (XXII,
souligné dans le texte). Aussi, affirme Grégoire, le concept :
indique
l'être, mais non pas en livrant ce qu'il est, puisque l'être est insaisissable.
Il ne le révèle qu'indirectement.
Aussi,
l'existence
elle-même demeure dans l'obscurité. 16
Le fond même de toute la métaphysique
et de la noétique de Grégoire est donc l'inconceptualisation de l'être, de
l'existence, autrement dit de la Présence. Ce mystère de l'être n'est cependant
pas un en-deçà de la lumière, il est toujours une surabondance
d'intelligibilité 17 :
l'être
est toujours un plus et se montre toujours plus riche (VM, 205),
dit Balthasar qui, comme toujours, ne
précise pas le terme comparatif, en vue de dépouiller le regard de tout
anthropocentrisme. La raison première en est la source de l'être qu'est
Dieu : tout
est
suspendu en Dieu et pour pouvoir subsister participe à la source intarissable
de l'être (1) ;
or, on ne peut penser la Présence de
Dieu.
En conséquence, la philosophie de
Grégoire est celle d'un sur-devenir.
Nous
croyions que le devenir et l'Être s'opposaient comme deux formes, analogues
sans doute, mais irréductibles. Par l'Incarnation, nous apprenons que tout le
mouvement inassouvi du devenir n'est lui-même que repos et fixité, comparé à
cet immense mouvement d'amour à l'intime de Dieu : l'Être est un
Sur-devenir (123).
La conclusion de l'ouvrage sur Grégoire
livre, avec force et profondeur, les intuitions et principes à la fois
ontologiques et méthodologiques clés. Ils sont au nombre de trois et tous les
trois conduisent à une théologie du mystère, du silence et du progrès infini
(cf. Ph 3, 13).
La première intuition est celle du primat
de l'existence (140-142).
...puisque
le problème fondamental de cette philosophie est celui de la Présence, ou, ce
qui revient exactement au même, celui de l'Existence, la méthodologie de la
pensée qui seule peut répondre à cet objet formel de son
enquête ne peut être qu'une méthode existentielle.
De cette supériorité de l'existence
sur l'essence découle que « la vie est au-dessus du désir » et de la
pensée, que
le
miracle de l'arrivée continue est au-dessus de la présence même en tant qu'elle
tendrait à s'établir dans la durée et l'habitude.
Voilà pourquoi la pensée est
ouverture vers ce qui la dépasse ; la théologie est inséparable de la
mystique.
Aussi le désir infini 18
est-il en relation avec la Présence :
Ce
désir éternel de la créature est ainsi libéré de tout ce qu'il pouvait y avoir
de tourmenté dans l'opposition (bergsonienne) entre la connaissance et la vie. L'angoisse du
devenir s'identifie au repos de l'Être : c'est la richesse de la divine
Présence dans l'âme et non pas l'abîme entre Dieu et l'âme qui crée sans cesse
cet espace (au delà de tout espacement) dans lequel l'amour accomplit sa course
nécessaire (126-127).
Le second principe se prend du
caractère en définitive
non
métaphysique mais métahistorique [c'est moi qui souligne] de l'objet. Le Dieu au-dessus de Dieu (c'est-à-dire du Dieu des philosophes) [...]
ne peut être objet de système,
comme l'avait pensé l'hérétique Eunomius.
Pourquoi ? Parce que Dieu « est une Personne libre », et qu'en
lui, intelligence et vouloir sont un. 19
À cela s'ajoute une dévaluation de
l'intelligence. Pour Grégoire, comme pour les stoïciens, l'intelligence est une
possession ; il accentue son « sens mercenaire »20
qu'il voit à l'œuvre chez les adversaires de la foi chrétienne que sont les
eunomiens.
Une
seule chose peut être affirmée catégoriquement : dès que l'intelligence se
replie sur l'évidence de la représentation, elle ne voit plus (69).
Pourquoi ? À cause de l'infinité
de ce qui se donne à connaître :
Il
n'y a qu'une seule manière de connaître la puissance transcendante : c'est
de ne s'arrêter jamais à ce que l'on a compris, mais de tendre sans repos à
l'au-delà du connu. 21
Entendons-nous bien. Ce refus de la
prise de possession de l'objet par l'intelligence ne s'origine pas dans quelque
irrationalisme fidéiste inavoué mais dans le profond respect de tout être qui
est comme un palimpseste de Dieu. Le mystère des choses trouve son origine dans
la transcendante divinité. 22
Le troisième principe est méthodologique :
Une
pensée notionnelle progresse par enchaînement et extension, une pensée
existentielle par contre, par répétition toujours plus approfondie du même
point.
Il est inutile de le montrer tant c'est
évident à la lecture de Grégoire :
Dans
la reprise sans cesse réitérée du même thème, Grégoire descend à des
profondeurs diverses. 23
Ainsi, « le Dieu qui est au-dessus de Dieu reste donc le Dieu semper
major, même par rapport aux aspirations les plus surnaturelles de sa créature » (131). Grégoire remarque :
L'âme
appelle donc le Verbe de toutes ses forces, mais elle ne peut pas autant
qu'elle voudrait. Car elle veut davantage qu'elle ne peut, et ne peut même
vouloir autant qu'Il est, mais seulement autant que tout son élan lui permet. 24
Or, il existe un lien très profond
entre ce troisième principe et le premier :
Ce
troisième principe méthodologique n'est, lui aussi, pas autre chose qu'un
aspect particulier de la pensée existentielle : c'est la progression en
profondeur de la connaissance dont l'objet reste toujours le même, la Présence
(150).
Le primat de la Présence et de
l'existence entraîne donc cette pensée de la sur-élévation, de
l'intensification et de l'épectase.
Enfin, plus primordial que ces trois
principes, se cache
un
seul mystère fondamental, celui de la source divine qui à chaque moment est
autre et qu'on ne peut jamais voir tout entière. C'est le mystère de la Présence
qui n'a jamais fini de venir (131-132).
Comme l'affirme Grégoire :
Voici
qui serait digne d'une longue recherche : comprendre comment vient celui
qui est toujours présent. 25
En effet, l'auteur de la Vie de
Moïse serait un autre Faust si l'on comprenait qu'il ne s'agit pas de
tendre vers Dieu dans un désir titanesque à jamais incertain d'être assouvi,
mais que :
Le
sens ultime du créé, il faut le chercher non point dans son mouvement vers
Dieu, mais bien plus dans le mouvement de Dieu vers nous. Notre indigence pour
le trouver n'est pas un terme mais une béance, où Dieu s'épanche. 26
Le cœur du monde
C'est à quarante ans, en 1945, que
Balthasar écrit Le cœur du monde, un petit livre théologique, aussi
profond que poétique, qui, tout en le rendant célèbre, dérouta plus d'un
lecteur. Le dernier chapitre (XIII) développe l'intime connexion existant entre
la vision de Dieu toujours plus grand et le mystère comme enveloppement-développement. 27
Dès la première ligne, nous sommes au
cœur :
Ô
bienheureuse jungle de ton amour ! Personne ne s'emparera jamais de toi,
personne ne t'explorera (221).
Aucun concept ne peut épuiser Dieu,
pour une double raison : nul ne peut mettre la main sur le mystère (« Personne
ne s'emparera jamais de toi ») ; nul ne peut sonder l'infinité
de la divinité (« personne ne t'explorera »). Tout cela étant placé sous
le chiffre de l'amour, comme nous le verrons plus bas.
Balthasar le manifeste en refusant
deux erreurs opposées d'interprétation. La première est typique d'une théologie
scolastique, où la saisie de Dieu apparaît comme le sommet d'une
ascension, certes longue et pénible, mais possiblement couronnée de succès. Or,
Dieu, par définition, n'est pas accessible :
Lorsque
j'étais adolescent, je pensais qu'on pouvait avec toi arriver aux plus hauts
sommets. Je voyais une route raide devant moi, et je ressentais un grand
courage, je bouclais mon sac et commençais à monter. Je tentais de me faire
léger en abandonnant tout en esprit, suivant tes paroles. Pendant quelques
temps aussi, j'eus l'impression de m'élever réellement. Mais lorsque je lève
les yeux aujourd'hui, après des années, tes huit mille mètres resplendissent
au-dessus de moi, plus hauts, plus inaccessibles que jamais. D'itinéraire, il
n'est plus question depuis longtemps (221).
La seconde erreur, tentation subtile,
est l'auto-divinisation et le panthéisme.
Mais,
juste à temps, je me souvins de ton cœur, et je me rappelai que tu as aimé les
limites de tes créatures (223).
Le cœur du Christ est la réponse au
monisme de la fusion, car il rappelle que Dieu a tant aimé notre finitude qu'il
l'est devenu en Jésus : « Le Verbe s'est fait chair » (Jn 1, 14).
Quel est alors le vrai chemin vers
Dieu ? (224s) Les deux impasses ci-dessus communiaient dans la même
erreur, le primat accordé à la lumière, à la mainmise sur la vérité ; la
seconde erreur, notamment, est « l'orgueil de l'esprit », la
tentation de maîtrise de Dieu qui finit par déboucher sur le « fantôme
déguisé » de notre « nostalgie vide », c'est-à-dire sur notre
moi. La solution est la mise en œuvre de la théologie apophatique dans une
tension où aucun des contraires n'est pas plus assuré que l'autre.
Mais pourquoi cette perte des bornes
kilométriques indiquant le chemin de la vérité et de la sagesse ?
La
voie que tu es [...] doit retirer sous nos pieds toute route solide,
sinon nous ne nous agenouillerons pas
devant le Roi de Gloire qui passe. Quant aux tensions contrastées, Balthasar en
donne un certain nombre d'exemples :
Notre
justice doit être plus grande que celle des scribes et des pharisiens, mais
nous devons devenir plus petits et plus humbles que cet enfant. Nous devons
amasser des trésors dans le ciel, [...] mais être plus pauvres que tous et
comme d'heureux mendiants en esprit qui ne se soucient pas avec angoisse du jour
de demain, du jour éternel.
Le chemin n'existe donc pas, car tout
est jungle enchevêtrée, comme Balthasar l'établit par une induction complète.
En effet, le Royaume de Dieu et l'Église sont inextricables :
Ce
royaume – ta présence dans le monde – est aussi insaisissable que toi-même
(226-227) ;
La jungle [est] aussi dans les cœurs (227-228) ;
La jungle [est] aussi dans les cœurs (227-228) ;
enfin, ce « monde
inextricable » est aussi « jungle » (228-229). Or, jungle inextricable est la traduction
symbolique de la théologie négative.
Sous la plume de Balthasar se
pressent les métaphores qu'affectionne Grégoire de Nysse, ce qui nous vaut ces
formules superbes :
L'esprit
de l'homme est comme la vasque d'une fontaine mugissante sous la chute de tout mystère.
Laisse couler, ainsi tu saisiras ce que tu peux ; et ce que tu peux, c'est d'être vasque sous la cascade (229).
Laisse couler, ainsi tu saisiras ce que tu peux ; et ce que tu peux, c'est d'être vasque sous la cascade (229).
Suit aussitôt la raison, toujours la
même :
Ouvre
le cœur et la tête, et ne cherche pas à retenir. 28
Enfin, de tout ce développement,
Balthasar tire une conséquence du plus haut intérêt pour notre problématique,
car elle connecte le thème de la figure et l’apophatisme divin :
Nous
ne sommes pas Dieu.
Le silence de la limite, le voile qui nous cache Dieu ne peut être levé.
La limite est notre forme, notre destin, notre bonheur.
Nous ne pouvons pas briser notre figure, toi-même la respectes.
Le silence de la limite, le voile qui nous cache Dieu ne peut être levé.
La limite est notre forme, notre destin, notre bonheur.
Nous ne pouvons pas briser notre figure, toi-même la respectes.
Une harmonique appelant l'autre,
aussitôt résonne l'autre thème balthasarien de l'amour :
Nous
reculons à distance. L'amour n'est que dans la distance, l'unité n'est que dans
l'éloignement. 29
2/
L'amour, mesure de l'être
Dans Retour au centre, Balthasar
a cette remarque qui éclaire puissamment les fondements philosophiques de sa
pensée :
Dans
l'amour de la mère, l'enfant trouve sa conscience et son Je.
Dans le cœur de la mère, il trouve le point d'appui lui permettant de fixer son existence tâtonnante, fragile, en une image achevée.
Dans le Toi est dit et montré à l'époux, à l'épouse qui il est, qui elle est en vérité [...].
Il est consolant pour nous que le christianisme, avec sa foi merveilleuse, se présente comme l'achèvement d'une vérité que nous connaissons déjà dans notre monde humain et que nous pouvons reconnaître comme le fil conducteur le plus profond et le plus fructueux de la vie : à savoir qu'un Je n'est finalement trouvé et gardé que dans un Toi qui l'aime.
Dieu s'est fait homme afin que cette loi qui nous est compréhensible, qui est peut-être la plus compréhensible de toutes les lois de la vie, devienne pour nous la loi définitive de l'être, expliquant et apaisant tout.
Seule donc, la foi chrétienne, pour le dire encore une fois, nous donne l'explication suffisante de l'existence humaine. 30
Dans le cœur de la mère, il trouve le point d'appui lui permettant de fixer son existence tâtonnante, fragile, en une image achevée.
Dans le Toi est dit et montré à l'époux, à l'épouse qui il est, qui elle est en vérité [...].
Il est consolant pour nous que le christianisme, avec sa foi merveilleuse, se présente comme l'achèvement d'une vérité que nous connaissons déjà dans notre monde humain et que nous pouvons reconnaître comme le fil conducteur le plus profond et le plus fructueux de la vie : à savoir qu'un Je n'est finalement trouvé et gardé que dans un Toi qui l'aime.
Dieu s'est fait homme afin que cette loi qui nous est compréhensible, qui est peut-être la plus compréhensible de toutes les lois de la vie, devienne pour nous la loi définitive de l'être, expliquant et apaisant tout.
Seule donc, la foi chrétienne, pour le dire encore une fois, nous donne l'explication suffisante de l'existence humaine. 30
Nous avons déjà rencontré cette
importance du rôle maternel dans le surgissement de l'intelligence
métaphysique ; l'amour de la mère est la médiation privilégiée sinon
exclusive de la première des quatre différences de l'être et éveille l'intelligence
à la conscience de soi et à la quête du sens. En effet, l'éducation d'un enfant
ne
s'accomplit que par la sollicitation d'une personne qui, par ses soins, son
amour, son sourire, démontre à l'enfant qu'il y a en dehors de lui un monde,
auquel on peut se fier ; et c'est ce risque de sortir de soi-même qui
engendre la conscience de soi. 31
Pour un Balthasar, non seulement on
ne peut désolidariser la connaissance de l'amour, mais seul celui-ci peut
rendre compte de celle-là : à moins de réduire la vérité à n'être que
froidement objective et purement factuelle, il convient toujours
de la fonder sur le
splendide
mystère de la liberté, qui faisait du dévoilement de la vérité intime et
secrète un acte de don de soi dans l'ouverture personnelle à autrui (VM, 280).
La vérité est acte libre (VM, 186).
La vérité est acte libre (VM, 186).
Voilà pourquoi le regard jeté par
Balthasar sur l'être et sur l'esprit est porteur de toute une attitude
spirituelle qui valorise l'abandon et le renoncement 32, la
confiance 33, l'obéissance 34, le service 35,
la disponibilité 36, la réceptivité 37,
l'étonnement ou mieux l'admiration 38. Or, cela saute aux yeux,
ces différents types de comportement engagent tous la liberté, donc la
participation de notre volonté bienveillante.
3/
Dieu est amour
Si, enfin, nous croisons les deux
premiers fondements, nous aboutissons à l'ultime fondement de la conception
balthasarienne selon laquelle la vérité
de l'être est liberté, intimité et mystère
(VM, 280). C'est le contenu même de l'affirmation centrale de la foi chrétienne :
« Dieu est amour » (1 Jn
4, 8. 16). En Dieu, toutes les qualités
ne peuvent être séparées les unes des autres : la différence, la
séparation catégorielle entre substance et accidents n'intéressent que les
créatures. Cette doctrine est classique, mais Balthasar ajoute que c'est
l'amour qui est la source de tous les attributs : « il n'y a pas de
vérité et de justice de Dieu en dehors de son amour »39.
Parce que Dieu est Amour librement
offert à l'homme, l'être surgit d'un fond toujours plus riche que toutes ses
manifestations. La « kénose d'amour » du Christ, dit-il dans L'amour
seul est digne de foi, est en effet non pas une, mais double, créée et
incréée, « la manifestation de l'amour absolu » (119) qu'est l'amour
trinitaire. Or, ce dévoilement absolument libre de l'amour dans la Croix qui
est le centre du cosmos, protège le mystère tout en révélant optimalement la
Gloire de Dieu : cette intuition centrale traverse tout l'évangile de Jean
avant de vivifier les huit tomes de La gloire et la Croix.
La forme, l’ultima forma est la charité du Christ (cf. tout le
chapitre 9). Car l'amour ne peut être mesuré par rien d'autre que
lui-même ; et cette mesure est forme, énergie
transformante (152). Le savoir laissé à lui-même, nous l'avons déjà vu, est
réducteur (Balthasar parle de « l'emprise de la raison observante »,
128) ; l'être a besoin du « regard protecteur de l'amour » (note
1, 175) 41. En revanche, l'amour donne à l'être sa pleine
mesure :
Seule
une philosophie de l'amour et de la liberté peut justifier notre existence,
mais à condition d'interpréter en même temps l'essence de l'être fini en
fonction de l'amour.
Balthasar l'exprime d'une manière
définitivement limpide :
En
fonction de l'amour, et non, en dernière instance, de la conscience ou de
l'esprit, ou du savoir (173 et 174).
Pourquoi cela ? La constitution
fondamentale de l'être ne lui appartient pas, mais trouve sa vérité en Dieu qui
s'immole par amour (cf. 174 et 175). L'être ne s'initie à lui-même et n'est mis
en pleine lumière « que par le signe de Dieu ». En effet, l'être créé
ne se saisit que comme image de l'archétype divin ; or, Dieu est
d'abord amour absolu ; voilà pourquoi l'intelligence des choses ne
s'éclaire que par
une
découverte du filigrane de l'amour divin dans toutes les natures particulières
et dans tout l'univers naturel (172).
Le créé
doit être « regardé avec les yeux de l'amour » (173).
Mais la vérité de l'amour est « toujours
plus grande » (127), puisqu'elle plonge en Dieu dont « personne ne
résoudra le mystère en concepts abstraits » (125). Voilà pourquoi, comme
l'objet en plein soleil appelle son ombre, l'amour de Dieu appelle le mystère
qui dévoile et enveloppe.
Pascal Ide, in Être et mystère
1. GUIGUES 1er,
Méditations, trad., Coll. Sources chrétiennes n°308, Paris, Le Cerf, n. 211,
167.
2. En effet, à mon sens, c'est le propre d'une personnalité
de grande stature théologique et, plus encore mystique, que de renouveler, par
une sorte de rétroaction positive, la vision rationnelle de l'être
intra-mondain. La profondeur du regard surnaturel, en guérissant
l'intelligence, donne de percevoir la réalité avec une générosité et un accueil
accrus, et suscite ainsi une véritable originalité philosophique.
3. De ce point de vue, il est significatif que, pour
Balthasar, le mystère désigne à la fois la face voilée de l'être et sa
totalité.
4. DS n°806 ;
traduit et présenté par Gervais DUMEIGE, Textes doctrinaux du Magistère de
l'Église sur la foi catholique, Paris, Éd. de l'Orante, 1975, n.225, 120.
5. H.U. von Balthasar, ‘Le Mysterion d'Origène’, in Recherches
de Science Religieuse 26 (1936), 513-562 et 27 (1937), 38-64, ici 513,
réédité par le père Pie DUPLOYÉ,
Parole et mystère
chez Origène, Paris,
Le Cerf, 1957, ici 10. Balthasar ajoute : « Il faut placer dans cette
série plusieurs Pères grecs : les deux Grégoire, Denys, Origène ».
6. Ces deux ouvrages ont été cités plus haut.
7. ‘Le Dieu inconnu’, in Points de repère, Op. cit., 22
à 30, les passages cités ici sont aux 23 et 24. Toutefois, Balthasar corrige le
jugement historique de Siewerth en faisant débuter plus tard la dérive, avec le
nominalisme occamiste qui a suivi
Thomas (24). Cf. H.U. von BALTHASAR,
Dieu et l'homme
d'aujourd'hui, Op. cit., 196
à 208, sur l'histoire de ‘l'idée chrétienne du Dieu toujours plus grand’, son
importance à l'égard du néoplatonisme, sa place dans la tradition notamment
patristique (la pensée des Pères « est instinctivement commandée par la
dialectique du Dieu toujours plus grand » :
200 et 201), son obscurcissement depuis la Réforme catholique.
8. « À ce
point de vue, le phénomène effrayant de l'athéisme moderne pourrait être, entre
autres choses, une disposition de la Providence, pour ramener de force
l'humanité, et tout particulièrement la chrétienté, à une manière plus haute de
penser Dieu. Et c'est précisément la virulence antichrétienne de cet athéisme
qui ne doit pas recevoir en réponse un anti correspondant des chrétiens.
La réponse chrétienne doit recevoir le coup aveugle et hostile en profondeur,
et savoir le transformer en quelque chose de lumineux et pacifiant" (Dieu
et l'homme d'aujourd'hui, Op. cit., 196).
9. C'est pour une part dans l'étude citée ci-dessus sur le mysterion
(dont la structure sacramentelle est, inséparablement, parole et mystère)
que nous trouvons la première formulation de l'intuition décisive de la
distinction du fond (mystère) et de l'apparition (parole). Il vaut la peine de
citer généreusement : « Ce qui est perçu objectivement, c'est la voix
(phônê), ‘car d'abord c'est la
voix qui frappe l'oreille, ensuite le logos entendu sous la voix’. C'est le
mystère symbolisé par Jean le Baptiste, répété au cours de toute l'histoire de
l'Église : ‘Quant à moi, je pense
que le mystère de Jean jusqu'aujourd'hui se poursuit dans le monde’.
Toujours le signe précède dans le temps ce qui, éternellement, lui est
antérieur : ‘L'éclair est avant la
lueur, mais on perçoit d'abord la lueur’. L'image cependant est
trompeuse ; certes, la voix porte en soi le sens divin comme un vase
fragile une essence précieuse, elle sera même en quelque sorte la
matérialisation de ce sens : ‘logos
perçu à travers la voix’, la fixation et comme l'incarnation de l'insaisissable :
‘le logos impalpable a comme pris un
corps (sôma)’, de sorte que
signe et sens se révèlent dans une union parfaite : ‘deux choses sont livrées à travers la même voix, la lettre et
l'esprit’, - mais l'éclair divin n'est pas du même ordre que la lueur
sensible, et, pour entendre la théologie divine ‘à travers la voix’ de la révélation, il nous faut une capacité
d'entendre (puissance acoustique),
cette grâce qui est celle de pouvoir entendre. Elle seule nous donne le sens du
mystère » (art. cité, Recherche de Sciences Religieuses, 1936,
514s, et Le Cerf, 10s).
10. Cf. notamment Liturgie cosmique. Sommet et crise
de l'image grecque du monde chez Maxime le Confesseur, trad., Coll. Théologie
n°11, Paris, Aubier-Montaigne, 1947. À noter que la seconde édition
retravaillée par Balthasar (Einsiedeln, Johannes Verlag, 1961), n'a pas été
traduite en français.
11. PSEUDO-DENYS L'ARÉOPAGITE, Œuvres complètes, trad., commentaires et notes par Maurice de Gandillac,
Coll. Bibliothèque philosophique, Paris, Aubier, 1943. Cf. GC II. 2, 131
à 192 ; Balthasar consacre ses dernières pages justement à La théologie
mystique de Denys : cf. 186 à 192.
12. On connaît notamment la célèbre expression ‘rationabiliter comprehendere
incomprehensibile esse’ que Corbin traduit : « a compris
rationnellement qu'est incompréhensible » (Monologion, ch. 64 : « Que ceci, bien
qu'inexplicable, doit cependant être cru », trad. Michel CORBIN, in L’Œuvre de S. Anselme de
Cantorbéry, Paris, Le Cerf, 1986, tome 1, 181. Cf. GC II.2,
193-236).
13. Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse
(à noter que cet ouvrage fut directement écrit en français), Paris, Beauchesne,
réédition avec une note préliminaire de Jean-Robert ARMOGATHE, 1988, XIII.
14. En effet, Balthasar « continuait, quarante-cinq plus
tard, de le tenir [l'ouvrage Présence et pensée, publié en 1942] pour
nécessaire à la compréhension et au développement de son œuvre ultérieure »
(note liminaire de Beauchesne). Cela ne préjuge pas d'une influence d'Origène
sur Balthasar peut-être encore plus grande que celle qu'exerça Grégoire.
15. République, 506b. [La traduction classique est : ‘Au-delà de l’essence’, ndvi]
16. De commun. not. II, 177B ; cf. De Beat. 6, I,
1268C, cités p. XXIII.
17. Le mystère est un excès de lumière, expliquait Journet
dans un tout autre contexte : « Mais il y a deux sortes de nuit, deux
sortes d'obscurité, entre lesquelles il va falloir [que la raison décide] par
un choix primordial : l'une au-dessus d'elle qui l'exalte, c'est
l'obscurité du mystère ; l'autre au-dessous d'elle qui la désagrège, c'est
l'obscurité de l'incohérence et de la contradiction. Déjà au plan des activités
surnaturelles, l'opposition éclate entre ces deux sortes d'obscurité. La raison
se voit contrainte ou de se dépasser dans le mystère, ou de se renoncer dans la
contradiction. Elle n'est pas faite pour s'adorer, mais pour se donner. Ce qui
la ravit et la fascine en certains êtres, dans les intuitions du génie, dans le
ciel étoilé, dans tout ce qui jamais ne la lasse, c'est la part inépuisable de
mystère qu'ils recèlent, c'est une nuit plus excellente, plus enivrante que le
jour et dont elle revient réconfortée et dilatée. Au contraire, le voisinage de
la contradiction la trouble, la blesse, la menace jusque dans ses fondements.
Pour un regard superficiel, ces deux obscurités, celle d'en haut et celle d'en
bas peuvent paraître se ressembler, car l'une et l'autre s'éloignent de la
pensée claire ; mais c'est en des sens contraires ; il en va comme du
génie et de la folie qui paraissent déconcerter également le comportement
commun des hommes. Au vrai, l'obscurité du mystère et l'obscurité de
l'incohérence sont les pôles fatals, mais adverses de la pensée : autant
l'un est désirable, autant l'autre est haïssable ». (C. JOURNET, Le mal. Essai théologique, Paris, Desclée,
1961, 24).
18. À propos de l'infinité, saint GRÉGOIRE dit : « sache donc que chez
moi, il y a de l'espace en telle abondance que celui qui le parcourt ne pourra
jamais arrêter son vol » (Vie
de Moïse, I, 405C, cité p. 127).
19. D'où cette remarque étonnante et suggestive, bien dans la
logique de la pensée balthasarienne qui se refuse à dualiser la présence de
l'intelligence et de la volonté, notamment en Dieu, et à courir le risque de dévaluer
la liberté et l'amour : « C'est là l'apport salutaire et
indestructible du Nominalisme dans
toute philosophie, l'empêchant d'atteindre une nécessité indépendante de la
liberté divine » (143).
20. Contre Eunome 12, II, 941B, cité p. 64. « Ce qu'il comprend, dit
Grégoire de Nysse, l'homme le domine aussi ; mais, quand il s'agit de
Dieu, l'homme ne peut qu'être dominé par lui » (H.U. von BALTHASAR, Dieu
et l'homme d'aujourd'hui, Op. cit., 197).
21. Homélie sur le Cantique 12, I, 1024BC, cité 70. De même, pour
Balthasar et dans la perspective de Maxime, mais par opposition à Thomas, la
création est plus l'œuvre de la volonté que de l'intelligence. « Le
pénétrant interprète de la synthèse maxi-mienne oppose à la participation des
Idées un Vouloir créateur qui ne découvre pas les choses à l'état indivis et
universel dans un Lieu intelligible, mais bien dans la singularité concrète où
il décide de les créer » (M. de GANDILLAC, Introduction aux Œuvres
complètes du pseudo-Denys, Op. cit., 46, n. 110).
22. « Les
grands passages éloquents, où Grégoire démontre à Eunomius que nous ne
connaissons l'essence d'aucune chose, d'aucun élément, pas même du plus petit
brin d'herbe, n'ont aucune saveur agnostique, mais frémissent en une adoration
dans le silence devant la beauté incompréhensible de Dieu. Cette attitude se
révèle pleinement, quand Grégoire en arrive à l'incompréhensibilité de l'âme
humaine. Il y a à cela une raison d'une grande profondeur : la
ressemblance de l'âme humaine avec Dieu. Il lui manquerait un élément essentiel
à la fidélité de l'image, si Dieu,
qui est invisible en soi, ne lui
avait pas communiqué l'incompréhensibilité
d'essence. Peut-être est-ce la première fois qu'un penseur grec a considéré
l'incompréhensibilité d'une chose non seulement comme un signe de son
éloignement de nous, mais comme une perfection de la chose même » (65).
23. Ce processus vaut même pour la vision béatifique. Toute
une série d'affirmations de Grégoire « éternise expressément la course et le désir » (149). Déjà, Balthasar disait que les raisons de la
course infinie « valent tout autant pour la vie future » (75).
« L'infinité de l'esprit créé est une infinité en devenir » (74), « c'est
celle de croître sans fin » (De an. et res. III, 105C, cité 74). Balthasar adhère pleinement à cette
idée (cf. par exemple GC I, 390 ; DD II. 2, 408 ; le
développement central est DD IV, 366 à 374) : « la béatitude
éternelle ne saurait en aucun cas consister en une simple visio, mais
doit contenir aussi un agir authentiquement créateur » (DD IV, 441), car « l'élément
créateur dans la vie éternelle est le fruit toujours renouvelé de la liberté
personnelle » (Ibid., 442).
24. Homélie sur le Cantique 12, I, 1028D, cité dans Présence
et pensée, 131.
25. Prière sur les pauvres 2, III, 472C.
26. H.U. von BALTHASAR, Introduction à Grégoire de Nysse. La
source cachée, trad., coll. Migne. Les Pères dans la foi, Paris, Brepols, 1992,
18.
27. Cet ouvrage (cité plus haut ; édition
originale : Zurich, Arche), est le premier que Balthasar écrivit sous
l'influence d'Adrienne von Speyr. Nous allons faire une lecture systématique
d'un passage, tout en gardant conscience que la pensée du théologien déborde de
toute part les tentatives de conceptualisation, du fait non seulement de sa
forme lyrique, mais aussi de son contenu intelligible.
28. Id. Arrivé
à ce point central, Balthasar tire différentes conséquences, notamment sur la
fonction décisive du cœur du monde. En effet, il faut se dépouiller pour
devenir vasque, car il s'agit de creuser « en toi un espace vide pour la
surabondance de la foi » ; or, ce mouvement de lime, d'usure et de
confusion décompose l'homme en éléments : « Tout meurt dans les
combats mortels de la ruine de tout savoir, car c'est seulement avec l'étoffe
de la parfaite impuissance qu'est tissé le vêtement royal du vainqueur du monde »
(230). Nécessaire est l'humiliation de la raison, la crainte à l'égard du pouvoir du savoir. Or, ce
mouvement de décomposition qui vient de l'unité et qui retourne à l'unité
qu'est Dieu est justement le mouvement « engendré par la pulsation du cœur
central » (ibid.).
La dialectique, la
contradiction éprouvée, vécue est en fait l'antagonisme du battement cardiaque,
à la fois systole et diastole. « Lentement tu apprendras le rythme et tu
ne t'angoisseras plus lorsque le cœur te chassera dans le vide et dans la mort,
car, tu le sais maintenant, c'est là le chemin le plus court pour être de
nouveau aspiré et renvoyé dans la plénitude et dans la joie » (231). Tel
est donc le vrai chemin vers Dieu.
29. Ibid., 234-235.
30. Retour au centre, 125 à 128. Souligné par l'auteur.
31. Au cœur du mystère rédempteur, Op. cit., 58. La relation mère-enfant est déjà
ébauchée, préparée et favorisée par le don du lait chez les mammifères :
« …les Mammifères, remarquait la psychanalyste Mélanie Klein, constituent
un groupe d'organismes pourvus d'un organe hautement différencié : la
glande mammaire, qui sécrète un produit spécial, le lait, grâce auquel la femme
est à même d'assurer la nutrition du nouveau-né dès sa naissance. La lactation
fait partie du comportement maternel et sa déficience entraîne, sauf dans
l'espèce humaine où des succédanés ont été trouvés, la mort de nouveau-nés et
l'échec du but fondamental de la physiologie de la reproduction, la
perpétuation de l'espèce » (M. Klein, ‘Les relations mère-enfant’, in COLLECTIF,
Entretiens sur la
sexualité, Session
à Cerisy-la-Salle du 10 au 17 juillet 1965, sous la direction de Max Aron,
Robert Courrier et Étienne Wolf, Paris, Plon, 1969, 153 à 200, ici 154).
Conclusion : « Le nouveau-né qui vient au monde n'est donc pas un
voyageur sans bagages. Il est porteur du bagage héréditaire proprement dit,
mais, de plus, il a derrière lui l'histoire de la vie prénatale aux facteurs
complexes avec les répercussions de tout ce qui a pu se passer de normal et de
pathologique dans l'organisme maternel » (175).
32. « Tournée vers Dieu, elle [la créature] fait éclater
sa relativité vers l'absolu dans l'attitude fondamentale de l'abandon de soi »
(VM, 279).
33. Le langage est l'extériorisation d'une liberté qui se
révèle ; la valeur de présence de l'émetteur appelle, chez le récepteur,
une foi qui se dessaisit de tout droit d'examen :
« reconnaître une liberté étrangère ne peut se faire que par le
renoncement à la manière absolue de juger selon son esprit propre, et donc par
un abandon plein de confiance à ce qui se manifeste en liberté » (VM, 101).
34. Cette attitude se fonde sur la précédente, ainsi que le
dit Balthasar : « la forme a priori de la foi dans la certitude du savoir
réclame directement et analytiquement une obéissance
de jugement » (VM, 275).
35. La connaissance repose sur le service et non sur le désir
ou l'instinct (VM, 268).
36. La disponibilité est la « source du mouvement
créé de la connaissance » (VM, 267). Souligné dans le texte. La
disponibilité, attitude fondamentale chez Balthasar, qui trouve sa racine
première dans l'indifférence ignatienne, est la réponse du sujet au don
toujours plus grand de Dieu : elle est d'abord l'attitude du Fils unique
face à son Père.
37. La créature, la « conscience finie [...] possède en
elle-même la qualité d'une réceptivité très profonde eu égard à la spontanéité
divine infinie » (VM, 266). Balthasar parle aussi de « la
réceptivité fondamentale de la connaissance » (VM, 269).
38. À l'étonnement qui est une attitude philosophique face à
l'être, répond l'émerveillement qui est une attitude évangélique, celle même de
l'enfant face à ce qui le déborde et le comble (cf. GC, IV.3, 369-370).
39. H.U. VON BALTHASAR, L'heure de l'Église, Op. cit., 92. Pour fonder cette
assertion, le théologien fait appel à saint Thomas selon qui la création est
une pure générosité d'amour, et pour qui, la justice est seconde par rapport à
l'amour. Mais il ne va pas jusqu'au bout du développement thomasien qui ne
coïncide pas avec sa pensée (cf. plus bas) : la sagesse précède l'amour et
l'être précède la sagesse (cf. Somme Théologique, Ia, 21, 4).
40. L'amour seul est digne de foi, Op. cit., 128.
41. Selon une formule typique de la Vérité du monde :
« Ici de nouveau, on pose des limites à la vérité, mais c'est pour
laisser l'amour grandir sans limite » (VM, 223).