I
Nature
méditative de la Vierge. Sa réflexion rétrospective et historique ; le
développement de sa pensée concernant la signification des événements. Que les
âges et les états de sa vie correspondent aux principaux mystères de toute
existence humaine temporelle. Trois applications de ce principe. Le mystère de
l'adolescence et de la vocation considéré dans l'attitude de la Vierge à
l'Annonciation. Le Fiat. Le
mystère de l'âge mûr, de la maternité considéré dans le Quinimo
beati. La femme et l'histoire. Coopération
passive de la femme à la vie publique de l'homme. Le mystère de la vieillesse
et du sursis : vieillesse et jeunissement.
II
Que
la Vierge contracte, résume et représente la durée de l'histoire humaine
universelle, dans le mystère initial de l'Immaculée Conception et dans le
mystère final de l'Assomption. L'Immaculée Conception considérée comme une vue
sur l'état de l'humanité avant le péché d'origine, et comme capable de
désassombrir la condition adamique. L'Assomption considérée comme une
anticipation sur l'état final de l'humanité christique et comme l'application
de la loi de sublimation.
III
Qu'enfin
la Vierge, par la dévotion qu'elle suscite, nous permet de racheter le temps et
de compenser son « évolution » qui dissipe et vieillit, par une involution qui concentre et qui rajeunit. La dévotion à la Vierge et le
rajeunissement spirituel dans la voie d'enfance. Comment l'âme mariale involue
et se simplifie pour remonter le temps et atteindre l'éternel. Rôle de la
Vierge dans cette génération mystique. La Vierge et la fin du temps. La Vierge
et la fin des temps. Rapport secret de la Vierge avec le temps. Sa médiation
considérée comme facteur d'accélération du temps. L'heure de Cana. La Vierge reine
des circonstances et des occasions. La Vierge souveraine du temps et figure de
l'Église.
En approchant de la Bretagne 1,
je considérais combien cette terre était mariale, ainsi que l'indiquent sa
dévotion à sainte Anne, ses sanctuaires, ses traditions, la tendre, humide et
mystérieuse profondeur de son paysage, caractère, pensais-je, qui ne se
remarque pas seulement chez les héros de sa croyance, mais aussi chez ses
hétérodoxes. On a remarqué que sans Chateaubriand, sans Renan et sans
Lamennais, il n'y aurait pas eu au XIXe siècle de véritable
innovation. Et je considérais, en approchant de vous, que ces deux derniers
prophètes avaient gardé, au sein de leurs ténèbres, une attache à la foi de
leur enfance par la dévotion mariale. Je songeais à ces regrets de Renan devant
Pallas, dans sa prière sur l'Acropole, lorsqu'il disait, parlant des
cathédrales bretonnes : « J'y trouvais Dieu. On y chantait des
cantiques dont je me souviens encore : ‘Salut, étoile de la mer... reine de ceux qui gémissent dans cette vallée de larmes’ ; ou
bien : ‘Rose mystique, Tour
d'ivoire, Maison d'or, Étoile du matin...’ Tiens, déesse quand je me
rappelle ces chants, mon cœur se fend... »
Dans une lettre écrite au P.
Janssens, général des Jésuites, sur les Congrégations mariales, Pie XII
demandait qu'on répandît leur esprit « à travers tous les courants de la
société humaine, et par dessus tout dans la classe ouvrière et parmi ceux qui
se livrent aux études supérieures ». Et il ajoutait : « Nous
savons que le travail n'est pas facile et qu'il rencontre bien des
obstacles ».
Je crois en particulier qu'on peut
demander à la Vierge de nous éclairer indirectement, à sa manière en quelque
sorte lunaire, par un reflet, sur
certains problèmes concernant l'existence humaine dans le temps et la nature
même du temps. Je ne parle pas ici de problèmes réservés et spéciaux, mais de
ceux que tout homme peut comprendre, que tout homme doit se poser :
Pourquoi
suis-je ici plutôt que là, maintenant plutôt que lors, disait Pascal. Que suis-je venu faire ? Que veut dire cette vie si courte avec
ses événements, ses crises et son imprévisible histoire composant ma
destinée ; qu'est-ce que venir en ce monde, mourir ? Quelle est la nature de cette existence
éternelle qui nous a été promise ?
Voilà quelques-unes de ces questions
primordiales qui se présentent à chaque conscience humaine, simplement quand
elle s'aperçoit qu'elle est une partie de l'histoire universelle, engagée dans
cette coulée du temps qu'elle n'a pas voulue.
Or, je suis porté à penser que la
réflexion sur la Vierge Marie peut nous aider à pénétrer, à comprendre quelques
aspects de ce mystère de notre existence, en tant qu'il est enveloppé et
préfiguré dans le sien. Je retrouve là une loi de toute intelligence et de
toute réalité et qui pourrait se formuler ainsi : « C'est le plus
haut qui explique le plus bas ; c'est le plus mystérieux qui explique le
plus ordinaire ; c'est le saint qui explique le pécheur ; c'est
l'âme qui explique le corps, comme c'est Dieu qui explique l'homme ». Il y
a sans doute plus de mystère, mais il y a aussi plus de lumière dans
ce qui est le plus élevé que dans ce qui est le plus commun.
Ainsi, plus de lumière dans la
Trinité que dans la conscience humaine pour comprendre la conscience humaine —
plus de lumière dans le mystère de l' Incarnation
pour comprendre l'union de l'âme et du corps que dans l'étude de cette union
par l'expérience psychique — plus de lumière dans l'existence si privilégiée et
si mystérieuse de la Vierge Marie pour comprendre notre existence que si nous
examinions cette existence au simple niveau de l'homme.
I
Je disais que la Vierge d'abord peut nous servir de modèle
pour son attitude à l'égard de l'existence, en tant que celle-ci constitue
l'histoire.
Vous avez sans doute remarqué comment l'Évangile de Luc,
qui sans doute avait connu la Vierge et son milieu (occupé qu'il était à
chercher les « témoins oculaires dès le commencement ») comment cet
Évangile, dis-je, insiste sur ce trait de caractère de la Vierge, qui était de
comparer les événements, de les conserver, de les reprendre par le souvenir, de
conférer, de méditer dans son cœur (II, 19). Il semble que Marie ait été
parfois comme d'un temps en retard dans son intelligence de l'événement,
qu'elle ne l'ait pleinement compris qu'après coup et dans la lumière
rétrospective du souvenir. Cela est clair pour l'épisode de Jésus retrouvé
au Temple, où, douze ans cependant après l'Annonciation, elle n'entend pas
encore le sens de cette parole de Jésus : « Il faut que je sois aux
choses de mon Père ». Mais, comment ne pas rapprocher cette compréhension
obtenue par le mouvement de la réflexion avec ce que le même évangéliste nous
raconte des disciples d'Emmaüs ? Tandis que les deux disciples cheminent
avec le Voyageur inconnu, ils ne savent qui Il est et ils discutent avec Lui.
Ils Le reconnaissent au moment même où Il disparaît ; c'est dans son
absence qu'ils éprouvent sa présence.
Il y a là un aspect constant de notre existence. C'est
lorsqu'un être cher disparaît qu'on commence seulement à saisir ce qu'il était
soit pour nous, soit en lui-même ; c'est longtemps après l'enfance que
l'on comprend l'enfance, ainsi d'ailleurs que chaque âge de la vie.
Jésus aussi n'a commencé de se faire pleinement comprendre
qu'après que l'Esprit fut venu, comme il l'avait annoncé lorsqu'il avait dit
qu'il était utile qu'il s'en allât pour envoyer, avec l'Esprit du Père,
l'intelligence de lui-même. C'était d'ailleurs l'habitude des Juifs de
connaître Dieu, à travers les événements remémorés de l'histoire juive. Le Dieu
d'Israël était le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; et plus Israël
avançait, plus il entendait la signification de ce qui au début lui avait été
donné, mais obscurément. On imagine volontiers la Vierge, occupée à repasser
ses propres mystères (comme le fait le dévot à son Rosaire, continuant ainsi
son attitude temporelle) pour en tirer des significations chaque fois plus
profondes ; pour mieux saisir la portée des appels et des consentements
originels ; pour éclairer le passé avec le futur, afin de voir dans ce
passé une première annonce (ainsi, après les trois jours du Tombeau, les
trois jours, où elle avait cherché Jésus enfant durent prendre pour elle
une valeur préfigurative) ; pour saisir enfin le plan de Dieu qui se
réalise posément à travers les angoisses humaines, les actes et même les
révoltes de la liberté.
Il y avait certes dans les états de la Vierge, dans ses
paradoxes intérieurs, une matière propice pour la réflexion. Nous n'avons
peut-être pas assez médité sur son humanité ; nous la mettons trop
aisément au-dessus de l'humaine condition. Mais il est doux et bon de noter que
sa vie se trouvait le type même d'une vie humaine. Elle a connu les principaux
états qui constituent l'existence, les genres de crise qui se retrouvent en
toute vie. La contradiction ne lui a pas été épargnée, ni le tragique
quotidien, mais il semble que sa méthode pour résoudre les conflits était de
les laisser dénouer par le temps, se bornant à une simplicité silencieuse et
patiente. Dans son dialogue avec l'Ange, on voit, semble-t-il, ce caractère
authentique, limpide et simple de son. caractère.
Le Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas
d'homme ? c'est
l'exposé d'un problème dont les termes, du côté de Marie sont nets. Le Qu'il me soit fait selon votre parole !
est la formule la plus simple de l'union de la grâce et de la liberté. La
Vierge aurait pu dire à Dieu : Voulez. Cela aurait semblé mettre en question la liberté de la
créature. Elle aurait pu dire : Je veux. Cela aurait trop donné à la créature. Elle dit : Qu'il me soit fait, conciliant ainsi ce qui relève de la
créature et ce qui doit être rapporté à la prédestination : Qu'il me soit fait selon votre
parole ! « Je
vous donne quant à moi, puisque vous m'avez faite libre de recevoir ou de
refuser vos dons, ce qui manque, sous ce seul rapport, à votre
Toute-Puissance ».
Le Mystère de l'Annonciation paraît typiquement représenter le
caractère de l'âge premier de la vie (de l'adolescence, de la vocation), celui
qui devait réapparaître, avec tant de couleur, dans cette image seconde de la
Vierge Marie que fut Jeanne d'Arc, quatorze siècles après. L'adolescent a
devant lui l'éternité sous la forme charmante, équivoque et obscure de
l'avenir. Cette éternité, son
éternité le
prévient, en l'appelant par son nom, et en lui disant : Travaille au règne
de Dieu ; agrandis Dieu dans le temps ; fais-le renaître dans le
secret. Il hésite. Il se trouble. Il s'étonne d'avoir été choisi et non pas tel
autre. Il sent entre ce qui lui est demandé et ce qu'il peut une immense
disproportion. Et néanmoins il se soumet à des desseins incompréhensibles. Une
seconde a suffi, et il entre alors dans l'engrenage des événements, qui sont
tour à tour et parfois en même temps de joie, de peine et de triomphe.
À l'âge mûr, on voit paraître dans la
Vierge le Mystère de la Mère.
Considérez par exemple ces fameuses paroles du Christ à la femme qui avait loué
sa Mère : Quinimo
beati qui audiunt verbum Dei et custodiunt illud.
Ces paroles, quelque dures qu'elles
soient, ne devaient pas heurter la Vierge, puisqu'elles mettaient en relief le
mystère qui venait de se passer en elle ; la bénédiction liée au sang, à
la race, au lait maternel, faisait place à la bénédiction liée à l'esprit, à
l'obéissance, à la conversion intérieure en esprit et en vérité. Or, cette
substitution est le mystère du cœur maternel. Une mère a tissé un fils d'homme
avec une chair particulière ; elle lui a donné une langue particulière, un
terroir spécial, une tradition de famille. Forcément, toutes ces choses sont des
limites ; si elles demeurent, l'enfant sera enfant toute sa vie, fils de
mère, répétant ce qui a été dit devant lui. Une vraie mère doit faire prévaloir
sur le lien de chair le lien d'Esprit ; elle doit accepter que ce fils lui
soit ravi, pour aller vers d'autres rives, pour parler d'autres langages,
tirant des semences familiales certaines conséquences que la famille n'avait
pas entrevues. Tel est le mystère de toute éducation familiale, de toute
tradition humaine. Il lui faut se briser pour être fidèle.
On pourrait aussi remarquer dans
l'existence de la Vierge sa coopération à la vie publique de Jésus-Christ. La
vie d'un homme dans sa maturité se déplace presque nécessairement sous le signe
de l'incompréhension et de la contradiction. Nous oublions trop que Jésus fut
toute sa vie publique un homme poursuivi, obligé de coucher toujours en un lieu
différent, un clandestin, un homme traqué par les polices et qui devait même se
défier de sa propre famille. L'Évangile le plus ancien, celui de Marc, nous rapporte
un trait terrible et qu'on croirait échappé d'un roman de Bernanos ou de Green.
Le clan de Jésus vient pour se saisir de lui et le précipiter parce qu'il est
« hors de lui-même » ; la Vierge n'a pas pu ne pas les suivre,
ces parents qu'elle sait insensés : elle a été obligée de faire comme si elle aussi croyait que Jésus était
devenu fou. Et on excipe de son nom pour tirer Jésus de ses entretiens :
« Voici ta mère et tes frères qui sont là et te demandent ! »
Cette mère est happée entre ses devoirs contraires. Nous saisissons déjà la
croix en puissance. Nos temps sont assez clairs pour servir de contexte à ces
textes qui, avant 1940, auraient pu paraître excessifs. Nous y voyons une femme
mêlée aux secousses de la vie tumultueuse des cités en révolution, obligée de
prendre apparemment parti contre celui qu'elle aime, murée, comme la femme du soldat
ou du politique, dans le mutisme obligatoire. Silence et Présence,
et malgré tout Confiance, c'est le lot de la Femme éternelle à côté
de l'homme travailleur. L'homme s'agite et il fait l'histoire, mais la Femme,
silencieuse au foyer, attendant le retour de l'homme vainqueur ou blessé pour
le refaire et lui donner récréation, ressourcement, je ne dis pas qu'elle fait
l'histoire, mais plutôt qu'elle souffre, qu'elle pâtit l'histoire. Et
pour que l'histoire soit, qu'elle mérite devant l'Éternel et pour qu'elle
enfante dans le temps quelque dessein de cet Éternel, il convient qu'elle soit
faite par l'un et qu'elle soit soufferte par l'autre, faite publiquement par
l'homme, soufferte silencieusement par la femme. Cela était dans les conditions
de l'Incarnation, puisque Celui qui était capable infiniment et de faire
l'histoire et de souffrir l'histoire a voulu toutefois qu'une femme issue de
son esprit et à laquelle il avait pris sa chair, coopérât à sa Passion.
Je voudrais parler maintenant d'un
troisième mystère de l'existence humaine, qui est celui de la vieillesse. Et je
m'appuierai ici sur quelques phrases que j'emprunte à nos Lettres. L'une paraît
morose : elle est de Sainte-Beuve, qui disait : « On durcit sur
certains points, on pourrit sur d'autres, on ne mûrit pas ». Quand on
aborde l'âge médian de la vie, on éprouve la difficulté de mûrir, c'est-à-dire
de continuer en progressant, sans regret, et sans enfantillage, et de
recomposer en soi cette pure et jeune saison qu'est l'automne, saison
d'accomplissement, de douceur et de lumière, où la mort vient détacher les
fruits sans aucune secousse.
Le second mot que je voulais citer
est celui qu'Henry Bordeaux a témoigné avoir recueilli de Barrès :
« Quand la jeunesse vous quitte, il faut trouver mieux ». À quoi on
pourrait ajouter cette note de V. Hugo sur l'amour des vieillards :
« Quand on aime, vieillir, c'est s'identifier ».
Que ces pensées profanes nous aident
à pénétrer le mystère de la Vierge Marie, mystère si fécond pour elle, qui va
de la Passion à l'Assomption par la Pentecôte et par l'Église. Elle qui a si
bien su mûrir. Elle qui a trouvé tellement mieux que la jeunesse. Elle pour qui
vieillir a été s'identifier.
Après l'Ascension, on peut dire que
la Vierge était morte-vivante. Le reste de ses jours, comme après la mort d'un
époux tué à la guerre (je songe ici à Mireille Dupouey), était vraiment une
durée de sursis, donnée comme par surcroît et qui appartenait de plein droit aux
autres. La Vierge avait plus de raison que Paul à dire ce que celui-ci écrivait
aux gens de Philippes : « Je suis tiraillé de deux désirs :
ayant le désir de voir ce corps décomposé pour être avec le Christ (ce qui au fond
serait bien meilleur pour moi !), ayant aussi le désir de demeurer
longuement avec vous, ce qui vous est bien nécessaire... » (Et, pour le
noter en passant, quel exercice serait de relire saint Paul en appliquant les
expériences de l'Apôtre à la Vierge où elles ont nécessairement plus de
densité, de vérité et de profondeur !) La Vierge demeurait donc avec Jean,
immobile, pendant que les Onze voyageaient et missionnaient, les gardant dans
sa sollicitude. Elle survivait pour l'Église, dont elle avait été l'Image anticipée,
dont elle demeurait le sinus enveloppant.
Elle était en cela, vous disais-je,
le type de ce que devraient être toute vieillesse, toute fin, toute retraite,
tout veuvage, tout épiscopat, tout patriarcat, toute longévité.
Car celui qui survit, survit pour les
siens : il devient pour eux source, pain azyme, lumière du soir. Il
vieillit dans le temps selon l'apparence, mais
selon la réalité il se dépouillé, il jeunit pour la vie éternelle, et il
en fait anticiper la présence par ce jeunissement d'esprit.
La tradition rapporte que Jean l'Évangéliste arriva à la
plus extrême vieillesse, ce qui était presque annoncé dans son Évangile, où
l'on peut lire aussi qu'il fut donné à la Vierge. Il est permis de penser que
c'est auprès de la Vierge qu'il apprit cette méthode du ressouvenir en Esprit
et en Vérité qui rend son Évangile si spirituel, en même temps que si précis
dans ses détails concrets. Et c'est là peut-être la grâce intérieure du vieil
âge : recomposer l'enfance, revivre l'âge mûr et retrouver la signification
en Dieu des événements de la Vie et des paroles entendues, cela dans une
lumière égale et irénique. Jean arrivé au plus grand âge était encore feu, bien
que ce feu ne fût plus foudre mais lumière. Il est permis de penser que la
Vierge, plus encore, gardait une jeunesse croissante.
En fin de compte, le mystère de la vieillesse consiste en
ceci que, tandis que le corps s'affaiblit, l'âme qui n'est pas liée au corps
par son fonds et qui relève d'une autre loi, se possède, se purifie et
s'allège.
II
Je voudrais maintenant approfondir mon sujet et chercher
avec vous si la méditation sur la Vierge ne peut pas nous permettre de cerner
le mystère de l'existence dans son principe et dans son terme, en nous plaçant,
en deçà même de la naissance, jusqu'à l'origine temporelle et au delà de la
mort jusqu'à la glorification du corps. Ceci nous invite à comparer ces
mystères que l'on nomme dans le langage théologique l'Immaculée Conception et l'Assomption.
Comme il est curieux de voir en la Vierge Marie ce raccourcissement, cette
accélération, cette synthèse du Temps historique qui fait qu'en elle nous
remontons jusqu'à un état antérieur à la catastrophe adamique, et que nous
anticipons également sur l'état terminal et dernier, vers lequel gémit toute
créature.
Miroir des divers états de la vie humaine, miroir des
divers âges et des diverses phases de cette vie, elle est encore le miroir des
mystères abyssaux du commencement et de la fin.
Le mystère du commencement de son être, après avoir été
longtemps laissé à la discussion libre des théologiens, a été défini en 1854
sous le terme depuis longtemps classique d'Immaculée
Conception. Nous disons, nous affirmons, comme faisant partie du
dépôt de la foi, que la Vierge Marie a été conçue, en prévision des mérites du
Christ, sans la tache du péché d'origine qui affecte, dans la race adamique,
toute naissance. On n'a peut-être pas assez considéré encore quelle lumière,
cette affirmation concernant la Vierge peut nous donner sur notre existence.
Car, sans tomber dans les excès du jansénisme, nul ne peut contester que l'idée
d'un héritage de condamnation pesant sur l'être humain dès sa naissance, ne
vienne assombrir l'existence humaine et lui communiquer un caractère
douloureux, et presque injuste. Mais précisément, dans la Vierge et dans la
Vierge seule, ressuscite l'état premier de la créature, la condition de l'homme
telle qu'elle aurait dû être avant le péché. La Vierge est vraiment l'Ève
première, l'Ève nouvelle, l'Ève renouvelée et rachetée. Ainsi le voile sombre
et lourd qui pesait sur l'existence humaine, du fait même de la naissance et
des origines, voici qu'en un seul point, il se déchire et que, par cette seule
trouée, apparaît le rayonnement d'une autre lumière. Ici, le péché d'origine se trouve comme soumis,
dépassé, vaincu, puisque ce péché n'atteint pas celle qui est vraiment notre Mère selon la grâce,
et dont, à ce titre, nous participons. Je ne puis pas développer cette vue
comme je le désirerais : qu'il me suffise de dire que, pour la balance des
vérités catholiques, de même qu'il ne faut jamais songer à l'Enfer sans penser
au Calvaire rédempteur, de même on ne devrait jamais penser au péché d'origine sans penser à l'Immaculée Conception. Et, s'il y a
quelque tristesse indéniable, quelque anxiété presque raciale chez nos frères
protestants (ou même chez notre Pascal), c'est parce qu'ils n'ont pas pu
comprendre à la fois le sombre de l'existence et le lumineux de l'existence,
parce qu'ayant fixé le péché, ils n'ont pas encore tiré toutes les conséquences
de l'amour ; or l'amour de Dieu pour nous ne se propose jamais mieux que
dans l'idée d'une mère ayant en elle une puissance d'éducation divine. Je crois
que, plus on réfléchira sur la mariologie, plus on désassombrira l'adamologie, plus on garantira aussi la
christologie. Seulement, ces développements demandent plusieurs siècles de
pensée et de prière. Et il y a quinze siècles que nous méditons sur le péché
originel dans le sillage de saint Augustin. La méditation théologique
officielle sur la Vierge est récente ; la définition dogmatique de la
Conception a juste cent ans.
L'étude des origines de l'existence
conseille d'examiner ce pendant de l'origine qu'est la fin, ce
contraire de la naissance qu'est la mort. Il est clair que la méditation sur la
Vierge est capable d'éclairer la mort.
Pour bien comprendre ce que c'est que
la mort, il faudrait pouvoir séparer ce qui en elle procède du plan de Dieu et
ce qui découle en elle de la défaillance de l'homme, comme conséquence du
péché. Il faudrait aussi apercevoir que le plan premier, s'il a été modifié à
cause de l'expiation, n'a pas été supprimé dans son principe. Et c'est pour
cela que la méditation sur la Vierge assumée
nous paraît d'un grand secours, Car, plus encore que dans le cas de la Conception, l'idée d'Assomption nous permet ce que
Malebranche appelait une expérience métaphysique, en nous faisant voir en un
moment privilégié ce qui avait été, ce qui demeure en quelque façon le plan de
Dieu sur la vie et sur la mort, sur le passage du temps à l'éternité ; de
même, une île émergeant hors des flots est l'organe témoin d'une chaîne
primitive.
On entend dire parfois que, dans le
premier plan de Dieu, avant le péché, l'homme ne mourrait pas. Prise à la
lettre, cette affirmation est impensable. Imaginons en effet une humanité qui
se reproduirait, tout en étant incapable de mourir, où il n'y aurait pas de
départs, mais sans cesse de nouvelles arrivées ; les ressources de la
planète demeurant restreintes, ce serait vite la famine ou l'entremangement. Cela
laisse à penser que le premier Adam serait passé de la terre au ciel par une
mutation soudaine, sans doute très différente de ce que nous appelons la mort
et qui aurait été cependant une métamorphose de la vie temporelle en une vie
éternelle sans la séparation de l'âme et du corps.
C'est ici que la croyance en
l'Assomption nous aide. Nous voyons dans la Vierge Marie une mort qui n'est cependant
pas une mort, mais une sublimation de l'être entier, où tout ce qui est mortel se trouve absorbé dans la vie, où
l'espace-temps corporel est emporté dans une sorte de pneumatosphère, transformé en esprit, glorifié sans cesser d'être
lui-même.
La philosophie contemporaine a
souvent retrouvé sur son chemin l'idée d'intégration, de sublimation. Le
fruit ne détruit pas la fleur, il l'intègre ; il la dépasse, mais il la
restaure ; il la remplace mais il la sublime. Les organes qui se
trouvaient dans la fleur prennent dans le fruit une destination plus haute et
plus nécessaire.
Or, quand nous parlons de résurrection
de la chair, nous voulons dire : « Je crois que rien de ce qui est en
moi, rien de ce qui m'appartient dans l'ordre de la chair, dans l'ordre de ce
corps corruptible, de ce visage, de ces mains que d'autres ont tant aimés, dans
l'ordre de mes souvenirs historiques, dans
l'ordre de mon caractère, de mes goûts temporels, de mes singularités, de ma
mission — rien de cela n'est appelé à disparaître et à se néantiser — mais tout
cela (et pas seulement mon âme, mon esprit ou mon moi) sera repris et réédifié ; « non dévêtu, mais
supervêtu », selon un mode d'existence inimaginable.
Ainsi ne sera pas éternisée seulement
l'âme, comme le pensait Platon qui « enlevait, selon saint Thomas, à la
gloire du créateur », mais aussi le corps, c'est-à-dire l'enveloppe de
l'âme. C'est ce qui se lit sur les tombeaux : Vita mutatur, non
tollitur. Or, ces pensées sont exprimées par ce simple mot :
ASSOMPTION.
La Vierge est donc l'image, non
seulement du Paradis terrestre, c'est-à-dire de l'alpha, mais encore de l'oméga,
c'est-à-dire du Paradis céleste. Bien plus, son Assomption est le type même de cette dernière transformation ou
transmutation de toute créature (dont les apparitions du Christ ressuscité nous
avaient donné une sorte d'expérience), où l'Esprit (le pneuma) viendra
se substituer à l'âme (la psyché) comme élément animateur et informateur
de la chair et de la matière selon le mot de saint Paul :
On
met en terre, comme le semeur, un corps qui avait été informé par une âme et
voici que surgit et ressuscite un corps qui est animé par l'Esprit. En ce
moment nous portons l'image de l'homme terrestre ; alors nous porterons
l'image de l'homme céleste.
III
Dans la première partie de cet
exposé, j'avais montré comment la Vierge Marie était pour nous un modèle de la
condition humaine temporelle, en tant qu'elle avait vécu les mystères de cette
condition virginité, maternité, féminité — adolescence, âge mûr,
accomplissement.
Dans une seconde partie, j'ai tenté
de m'élever plus haut et de vous faire remarquer qu'elle rachète le temps, en
un autre sens, plus méta-historique, parce qu'elle condense le commencement et
la fin, parce qu'elle est un mémorial et un anticipateur, qu'elle raccourcit le
temps. On pourrait dire que le temps en elle est une draperie dont elle
tiendrait dans ses mains les deux bouts ; elle préparerait le moment
dernier, où l'étoffe de la durée serait non plus dépliée, déployée, mais au
contraire repliée, ramassée et unifiée.
Mais il existe encore un troisième
sens plus secret dans lequel on peut dire qu'elle rachète le temps et
qu'elle renverse pour ainsi dire son mouvement.
On peut dire, en effet, sans entrer
dans les querelles des Écoles, que la loi des existences temporelles est celle
de l'évolution en ce sens que les semences deviennent des fleurs
et des fruits, que les enfants deviennent des hommes et des vieillards, que la
matière primitive des nébuleuses-spirales se concrétise en étoiles, parfois en
planètes, que sur ces planètes douées d'atmosphère, les premiers vivants, à
peine différenciés au début, se distinguent en espèces de plus en plus
organisées ; que les clans primitifs deviennent des tribus, puis des
peuples, puis des Empires — que l'Église d'abord résumée dans le sein
d'Abraham, puis dans la race d'Israël, se répand après le Christ sur toutes les
nations — et d'une manière plus générale que tout, en ce monde historique,
passe d'un état primordial d'enveloppement à un état final de déploiement
par un développement continu. Appelons cette loi l'évolution.
Or, il existe, du moins en principe,
une loi inverse, que Platon avait rêvée dans le fameux mythe du Politique, que
Nicodème, dans l'Évangile de saint Jean, énonce avec scepticisme devant Jésus
(IV, 4), et qui voudrait que, par un brusque renversement du temps, les vieillards
redeviennent des enfants et rentrent dans le sein
de leurs mères. Les fruits redeviendraient des fleurs, et les fleurs des
semences, comme dans les films invertis. Les planètes rentreraient dans les
étoiles et celles-ci dans les spirales originelles. L'histoire se
récapitulerait dans ses origines. Appelons cette loi de retour à l'origine, non
pas l'évolution, mais l’involution.
Est-elle si fantaisiste ?
Il est remarquable qu'il existe, dans cet univers si
varié, certains secteurs où l'involution se trouve réalisée. C'est par
exemple celui de la vie intérieure, et particulièrement celui de la piété
mariale. Le Christ énonçait ce principe d'involution, lorsqu'il disait :
« Si vous ne vous convertissez pas et si vous ne devenez pas comme de
petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ». Les
mystiques ont souvent exprimé la même pensée en plaçant au sommet de la vie
spirituelle un état de simplicité, d'enfance, et, comme disait Bergson, dans
les Deux Sources, d’innocence acquise.
C'est ici que la médiation de la Vierge peut être favorable. Traduite dans la perspective mariale, la maxime du Christ pourrait s'exprimer de la sorte : « Si vous ne devenez pas semblables à des enfants, issus de la maternité mariale, et enveloppés dans sa sphère, vous entrerez plus difficilement dans le royaume ». Le fond de la vie chrétienne est de comprendre et de réaliser cet état qui dépasse tout désir et qui consiste à être réellement enfants de Dieu. Et l'on peut dire que l'existence nous est donnée pour que nous assimilions, autant qu'il est en nous, ce privilège. Devenir ce que nous sommes, c'est-à-dire, être de plus en plus conscients de cette filiation, en tirer les conséquences dans notre conduite personnelle, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des autres hommes nos frères, telle est la signification de la vie humaine. Mais, pour que cette découverte et cette conduite soient possibles, surtout pour qu'aucun temps ne soit perdu, et qu'il y ait sans cesse en nous un silencieux accroissement de lumière et de capacité, la sagesse multiforme et suave du Dieu vivant a disposé des moyens, des secours, des médiations. La plus secrète, quoique la plus commune, est la voie de la mystique mariale, par laquelle l'âme, parcourant les phases du temps comme à rebours, rentre dans le sein de sa mère. Plusieurs spirituels ont observé que la piété mariale obéit à une sorte de loi de simplification dans laquelle les écarts se résorbent, à l'inverse de la croissance normale qui accroît, au contraire, les dissimilitudes. L'homme mûr est plus loin de sa mère que le nouveau-né, le nouveau-né est plus loin que l'embryon... Mais, dans le domaine spirituel où l'homme fait doit redevenir un petit enfant, il aspire à racheter le temps, à retrouver la simplicité initiale.
C'est ici que la médiation de la Vierge peut être favorable. Traduite dans la perspective mariale, la maxime du Christ pourrait s'exprimer de la sorte : « Si vous ne devenez pas semblables à des enfants, issus de la maternité mariale, et enveloppés dans sa sphère, vous entrerez plus difficilement dans le royaume ». Le fond de la vie chrétienne est de comprendre et de réaliser cet état qui dépasse tout désir et qui consiste à être réellement enfants de Dieu. Et l'on peut dire que l'existence nous est donnée pour que nous assimilions, autant qu'il est en nous, ce privilège. Devenir ce que nous sommes, c'est-à-dire, être de plus en plus conscients de cette filiation, en tirer les conséquences dans notre conduite personnelle, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des autres hommes nos frères, telle est la signification de la vie humaine. Mais, pour que cette découverte et cette conduite soient possibles, surtout pour qu'aucun temps ne soit perdu, et qu'il y ait sans cesse en nous un silencieux accroissement de lumière et de capacité, la sagesse multiforme et suave du Dieu vivant a disposé des moyens, des secours, des médiations. La plus secrète, quoique la plus commune, est la voie de la mystique mariale, par laquelle l'âme, parcourant les phases du temps comme à rebours, rentre dans le sein de sa mère. Plusieurs spirituels ont observé que la piété mariale obéit à une sorte de loi de simplification dans laquelle les écarts se résorbent, à l'inverse de la croissance normale qui accroît, au contraire, les dissimilitudes. L'homme mûr est plus loin de sa mère que le nouveau-né, le nouveau-né est plus loin que l'embryon... Mais, dans le domaine spirituel où l'homme fait doit redevenir un petit enfant, il aspire à racheter le temps, à retrouver la simplicité initiale.
Ce sont là des perspectives de dévotion sur lesquelles il
serait indiscret de s'appesantir. Mais, de même que les systèmes complexes des
philosophes traduisent souvent une intuition du sens commun, de même les
dévotions les plus subtiles peuvent traduire aussi une vue de la foi. La
dévotion mariale de Bérulle, d'Olier, de Jean Eudes ou de Grignion de Montfort
explicite et développe le contenu de l'Idée de la Vierge Marie, mère de Dieu et mère des hommes. Le mot et doit
ici être spécialement souligné, car il existe une analogie entre ces deux
maternités, bien qu'elles n'aient pas le même sens.
La Vierge, mère du Christ, a permis à la nature humaine du
Seigneur d'évoluer à partir de la conception jusqu'à la naissance, puis après
la naissance, par les soins de l'éducation, jusqu'à l'âge parfait.
La Vierge, mère des âmes qui lui ont été données par le
Christ, les aide à se préparer à la vie divine, à devenir ce qu'elles
sont : enfants de Dieu. Elle les évoque, elle les enveloppe, elle les
rajeunit ; elle les porte en quelque manière dans son sein jusqu'à ce
moment de la mort, qui sera celui de leur naissance définitive et véritable.
Et, de même que la Vierge, sous l'action de l'Esprit, par
une évolution mystérieuse, a tiré
pour ainsi dire le Verbe de l'éternité pour le donner au temps — de même, par
une involution mystique, elle nous
rassemble hors de la dispersion, elle nous purifie de la corruption, elle nous
confère un rajeunissement, une enfance,
une pauvreté d'esprit — à la limite,
elle nous harmonise, elle nous identifie à nous-mêmes, nous tirant lentement
hors de la durée pour nous engendrer à l'éternité.
C'est en ce sens précis que nous parlons ici de sa
puissance d'involution, ou
d'enveloppement par rapport à nous.
Et ceci nous permet de donner une portée neuve à ces
expressions de la prière commune : « Maintenant et à l'heure de notre
mort ». Car le passage du temps à l'éternité comporte deux points
privilégiés : le nunc
qui est lieu de la liberté et l'hora mortis qui est le dernier instant où l'acte de la liberté est
possible.
Si la Vierge a rapport avec l'heure de la mort, ce n'est
pas seulement parce que cette heure est plus angoissante que toute autre, c'est
aussi parce que la mort est l'heure de l'éternelle naissance.
Ici nous retrouvons l'idée de Grignion de Montfort, et de
plusieurs spirituels, que la Vierge a rapport avec la fin du temps. On peut
certes donner à cette pensée une signification concrète (qui était sans doute
celle de Grignion de Montfort), admettre que l'heure filiale approche, et que
la Vierge va guider les apôtres des
derniers temps. En ce moment, certains croient discerner certains signes
annonciateurs d'une fin possible de l'histoire. Mais toute époque en un sens
est la dernière, toute époque présente des signes avant-coureurs de ce jour et de cette heure qui sont
cachés à tous les hommes, qui l'étaient même au Fils de l'Homme. Ce qui paraît
digne d'être retenu, c'est que la Vierge Marie a été pré-ordonnée pour aider,
en chacun de nous comme dans l'humanité, la période de l'ultime métamorphose,
celle par laquelle tout ce qui existe (et même l'élément matériel et charnel)
sera transformé et sublimé, où, comme le dit saint Paul, « ce qui est
mortel sera absorbé par la vie ». Là encore, nous retrouvons l'idée de
Mère. De même que Marie a été conçue comme la première des Voies divines, et le premier canal,
la première enveloppe et le premier moule, de même on peut penser qu'elle
participera à ce Moment de récapitulation, de grand retour, de restitution, où se fera par le Christ et en Lui
l'oblation suprême, où, pour parler encore avec saint Paul, le mortel ayant
revêtu l'immortel, « le Fils se soumettra à Celui qui lui a tout soumis,
afin que Dieu soit tout en tous ».
* * *
Nous avons voulu montrer dans cet exposé le rapport de la
Vierge avec le temps : elle le représente, elle le
raccourcit, elle le rachète.
Ce rapport avec le temps a été enseigné mystiquement dès
l'origine, dans l'Évangile johannique des Noces
de Cana. À sa mère qui lui fait remarquer que le vin manque (ce vin,
superflu et pourtant indispensable, de la joie sensible, que la Femme, épouse,
fille ou mère, sait disposer), Jésus dit : « Que
t'importe ! Mon heure n'est pas encore venue ». Et quand on cherche ce que signifie cette expression d'heure
dans l'Évangile de saint Jean, on
remarque sa portée. Ainsi, au moment de sa Passion, le Christ dit : Père,
voici que l'heure
est venue. Et il appelle l'enfantement l'heure de la femme... L'heure est ce
moment solennel, arrêté si l'on peut dire de toute éternité, où va se passer
quelque événement capital. On comprend que l'heure de la
manifestation du Messie ne fût pas venue à Cana, au cours d'un repas de noces et pour un service si futile.
Et toutefois, à la demande de la Vierge Marie, le Christ accélère le temps,
avance Son heure, satisfait à la hâte
des hommes.
La Vierge a donc, on le voit, un singulier rapport avec le
temps, comme il était à prévoir, étant la mère, selon la chair, donc selon
l'histoire, de celui qui est le Roi du temps, étant le Roi des siècles. Reine
du temps, mais aussi reine de ce qui, dans le temps, regarde la vie
spirituelle : reine des Kairoi, reine des Hôrai, reine de la
précipitation et de l'accélération du temps, puisqu'elle a le pouvoir de le
raccourcir et de le rendre plus rapide dans le sens du bien et du salut. Reine
de l'autre sentiment que le temps suscite en nous : cette patience qui est
son usage en même temps que son fruit. Reine enfin du temps intermédiaire, de
ce développement purificateur qui nous rend dignes du ciel et que l'on nomme le
purgatoire.
Et c'est précisément parce que la Vierge a un rapport si
intime avec le Temps qu'elle est, à mon sens, la figure de l'Église. Qu'est-ce,
en effet, que l'Église sinon le nom donné à cette coulée qui commence à
Abraham, trouve sa forme plénière dans le Christ, se continue par l'épiscopat
uni à Pierre jusqu'à la fin des temps ? Or, la Vierge, à la charnière des
temps, représente tout ce passé juif préparatoire dans sa plus haute
pureté ; et elle enveloppe après la Pentecôte l'apostolat hiérarchique
après avoir reçu à la Croix la mission d'être mère de l'Église en Jean,
l'apôtre privilégié. Il est vrai aussi de dire qu'au sens spirituel l'Église
est la patrie du renouveau, de la simplification intérieure et qu'alors qu'elle
se développe selon la dimension du temps historique, elle involue en
quelque sorte les âmes et elle se rajeunit elle-même intimement par un retour à
ses sources, chez ses pontifes, ses mystiques et ses docteurs. Par tous ces
traits de présence temporelle, il existe entre la Vierge et l'Église une
relation intime, qu'il appartiendra sans doute à notre temps de pénétrer
davantage, à mesure qu'on approfondira l’œuvre de l'Esprit-Saint, cet inconnu
sublime, lien de l'Église, corps du Christ et de la Vierge Pneumatophore. La Vierge et l'Église s'éclairent l'une l'autre, en
ce sens que la Vierge est comme une monade privilégiée où le mystère de
l'Église, étendu sur la durée historique, s'est figuré, ramassé et accompli. Il
n'y a sans doute pas de proposition concernant la Vierge qui n'ait, dans la
réflexion sur l'Église, son analogue et son harmonique. Et, inversement, il
n'est pas de lumière sur le mystère de l'Église qui ne vienne jeter sa
phosphorescence sur le mystère de la Theotokos.
Jean Guitton, in La Vierge Marie
1. Leçon donnée en juillet 1949 au
Congrès marial de Rennes.