Quel contraste, et de toutes
manières, avec l'humble convoi du lieutenant obscur ! Après une messe
basse, dite à huit heures à Saint-Thomas-d'Aquin, nous menâmes le corps à la
gare Montparnasse, d'où il partit pour Tréguier. Le soldat breton allait dormir
là-bas, dans le sol natal, celui où étaient couchés son père, sa mère, tous les
aïeux qui s'étaient répétés en lui et dont il avait partagé la foi. En
comparant ces deux enterrements, j'y vois un symbole. L'officier a vécu dans la
communion. Il est mort dans la communion. Il repose dans la communion. Mon pauvre
maître reste solitaire dans la mort, comme il l'a été dans la tragique dernière
heure de sa vie. J'entends encore sa voix me disant, si près de sa fin et d'un
accent poignant : « Comme on est seul ! »
Quand je passe devant ce cimetière de
Passy, avec quelle émotion je contemple l'énorme mur de soutènement qui
surplombe l'avenue Henri-Martin ! Je perce le haut remblai par la pensée,
je vais, je vais, et je rencontre le caveau où achève de se dissoudre, dans le
froid, dans le silence, dans la mort, cet homme consumé de génie et de passion
qui fut Ortègue. J'ai pitié de lui. Je voudrais l'aider, et puis je me dis que,
s'il souffre encore, ce n'est pas là.
Une autre personne se le dit comme
moi. C'est sa femme. En ce moment même, je regarde, par la fenêtre, la pelouse
qui verdoie sous les beaux vieux arbres du jardin de la Clinique. Sur une
chaise longue de malade, un soldat est étendu. Il a auprès de lui deux
béquilles. Un bandeau lui couvre les yeux. Il nous est arrivé aveugle et la
cuisse fracassée. Nous avons sauvé sa jambe. Nous ne pouvons pas lui rendre la
vue. Auprès de lui, Mme Ortègue est assise, qui lui fait la lecture.
Qu'elle est amaigrie et défaite ! Son existence, depuis ces six mois.
explique trop ce dépérissement. Elle a vécu, oui, et elle vit, mais dans
l'usure quotidienne d'une activité dépensée sans mesure au service de nos
blessés. Avec la guerre qui se prolonge, nos salles, hélas ! ne
désemplissent pas. Beaucoup d'entre nous se lassent. Mme Ortègue,
non. Son dévouement des premières semaines faisait déjà notre étonnement et
notre admiration. Il fait, depuis la mort de son mari, notre admiration et
notre effroi. Nous la voyons passer les nuits après les nuits, s'offrir pour
les besognes les plus dures, les plus répugnantes, les plus dangereuses. Au
moindre soupçon d'une maladie contagieuse, elle est là. Elle donne ses jours.
Elle donne ses veilles.
Elle donne sa vie. Pour moi qui connais son secret, j'ai souvent l'impression
qu'il y a du suicide dans sa charité. On dirait qu'elle s'efforce de satisfaire
à la fois la volonté contradictoire des deux hommes qui l'ont tant aimée :
de vivre comme le lui a demandé Le Gallic, de mourir comme elle l'avait promis
à Ortègue. Pour obtenir d'elle un peu de repos, je l'ai priée de s'occuper en
particulier de nos aveugles. Humble tâche ! « Mais, comme lui a dit
l'abbé Courmont qui s'inquiète, lui aussi, de cette santé menacée par un tel
abus de ses forces, il n'y a pas d'humble tâche de consolation ». C'est le
prêtre qui a décidé son consentement. Le fait qu'il ait eu cette influence
prouve qu'un travail s'accomplit en elle. La nostalgie religieuse la tourmente.
C'est la personnalité de Le Gallic qui continue d'agir sur la sienne, et cette
belle âme, — comme il la désignait, — demeure si fidèle, si loyale, qu'Ortègue
même, subitement rappelé à la vie, ne pourrait pas être jaloux de cette action.
La noble femme ne désire si passionnément croire, que pour lui.
Encore hier, — car elle cause avec
moi à cœur plus ouvert, — elle m'avouait : « Vous me reprochez de
trop travailler dans l'hôpital, mon ami. Je n'ai pas d'autre apaisement. Quand
je suis trop accablée de fatigue, après avoir fait la journée et la nuit, je me
dis : ‘Si la croyance de Le Gallic est vraie, s'il existe un autre monde,
si l'âme de mon mari n'est pas éteinte, si elle est quelque part où elle
souffre, peut-être un peu du secours que j'ai donné aux autres retombe-t-il sur
lui’. Ce n'est qu'un souhait, et rempli de doute. Quand je m'y abandonne, il se
fait en moi un calme inexprimable, comme si un merci m'était venu de quelque
part... Mais d'où ? »
Cette simple question de femme ne
vise à rien
moins qu'à poser l'angoissant et inévitable problème de la mort. Que se demande
la veuve du malheureux Ortègue, en effet ? S'il y a une rupture éternelle
ou un rapport mystérieux entre les morts et les vivants ; si notre
activité présente s'épuise en elle-même, ou bien si elle a un prolongement
ailleurs dans un univers spirituel, principe premier et suprême explication de
l'univers visible ? Que ce prolongement existe, et la mort prend un autre
sens, ou, plutôt, elle n'a de sens que si ce prolongement existe. Sinon, elle
n'est qu'une fin, et quelle différence y a-t-il, en dehors de la douleur, entre
une mort et une autre ? Toutes se valent pour celui qui meurt, puisqu'elles
l'anéantissent également. Ce problème, pourtant essentiel et que nous devrions
tous avoir résolu, ou, du moins, médité, nous l'oublions dans le train ordinaire
de la vie. Aujourd'hui, comment ne pas en être obsédé, quand un cataclysme universel,
cette immense et terrible guerre, le pose tous les jours, toutes les heures, et
pour combien de temps, d'un bout à l'autre de l'Europe, à des millions d'êtres,
à ceux qui se battent et à ceux qui restent, à ceux qui succombent et à ceux
qui survivent, aux individus, aux familles, aux pays, à notre humanité tout
entière ? Tant de sang, tant de pleurs versés ont-ils une signification
ailleurs ? Ou bien ce conflit mondial n'est-il qu'un frénétique accès de
délire collectif, dont l'unique résultat serait la rentrée prématurée
d'innombrables organismes humains dans le cycle des décompositions et des
recompositions physico-chimiques ? Au terme de ce long récit, c'est le
problème aussi qui surgit. C'est à son étude que j'ai voulu apporter une
contribution. Elle est apportée. Que vaut-elle ?
J'ai dit, en commençant ces pages, que
je les rédigerais comme un mémoire,
comme une observation. La qualité maîtresse d'un mémoire est d'être
exact. Ces pages la possèdent. Je peux leur rendre cette justice. Mais je n'ai
pu m'empêcher de les écrire dans un trouble grandissant, à mesure que les
épisodes ressuscitaient devant mon souvenir, et le trouble n'est pas une
attitude scientifique. Pleurer dans un microscope n'a jamais été une bonne
condition pour y voir clair. Sur le point de conclure, je m'essaierai à
reprendre cette froideur intellectuelle, condition de toute objectivité.
Résumons donc les faits dont le
constat résulte de cette observation. Ils se groupent sous deux chefs :
— Je vois, d'un côté, un homme
supérieur, Ortègue, muni de toutes les armes intellectuelles, comblé de toutes
les faveurs de la destinée. La mort se dresse soudain devant lui. Il l'affronte
avec une certaine doctrine. Il ne peut pas s'y adapter. La mort lui représente
l'annulation de tout son psychisme sentimental, et les profondes énergies de sa
vie affective se révoltent là contre. Elle lui représente l'annulation de son
psychisme intellectuel. Ses élèves sans doute continueront son activité. Les
malades qu'il a opérés lui survivront. Sa mémoire ne périra pas, mais la plus
précieuse acquisition de son travail, sa pensée, avec le trésor accumulé de ses
réflexions, cette puissance d'associer sa personne, par la connaissance, aux
lois éternelles, tout cela va s'abîmer dans le néant. Cet écroulement total de
son être, il finit par l'accepter avec une grandeur pathétique, mais c'est la
grandeur d'une résignation foudroyée. C'est l'esprit se courbant, dans un geste
d'impuissance désespérée, sous la pression de forces irrésistibles,
souveraines, pour lui monstrueuses, puisqu'elles ne l'ont produit qu'afin de
l'écraser. Tel est le premier des cas considérés ici.
— Je vois, de l'autre côté, c'est le
second cas, un homme très simple, Le Gallic, homme d'action, mais d'une action
si modeste. Sa représentation intellectuelle du monde semble bien modeste
également. Il ne s'est pas formé sa doctrine, il l'a reçue. Un Ortègue l'en
méprise. A-t-il raison ? Un Le Gallic n'apporte-t-il pas, sans le savoir,
à l'interprétation de la vie, le résidu d'un long empirisme séculaire ?
Devant lui aussi, la mort se dresse. Cette doctrine traditionnelle lui permet
de l'accepter aussitôt, d'en faire la matière de son effort, une occasion
d'enrichissement pour lui-même et pour les autres. Son psychisme sentimental
s'y adapte, puisqu'il peut, d'après cette doctrine, offrir sa souffrance,
offrir son agonie, avec la conviction d'une réversibilité de son holocauste sur
ceux qu'il aime. Son psychisme intellectuel s'y adapte pareillement. Lui-même
l'affirme, quand il parle de son salut.
Le salut, c'est de garder vivant le meilleur de son être. Sa résignation est un
enthousiasme, une joie, un amour. Où l'autre défaille, il triomphe. Où l'autre
se renonce, il s'affirme. Pour un Ortègue, la mort est un phénomène
catastrophique, qui tient du guet-apens et de l'absurdité. Pour un Le Gallic,
c'est une consommation, un accomplissement.
Que conclure ? Que des deux
hypothèses sur la mort dont j'ai pu contempler la mise en œuvre chez ces deux
hommes, l'une est utilisable, l'autre non. Je m'en rends bien compte,
cette formule est simple jusqu'à sembler puérile. Pour moi, avec mon tour
d'intelligence particulier, j'en conviens, elle est chargée de telles
conséquences ! Mon éducation clinique veut que l'application soit, à mes
yeux, l'épreuve définitive des théories. En médecine, je n'admets que la vérité
vérifiée, c'est-à-dire agissante, donc expérimentale. De ce point de vue, si
étrange que soit ce déplacement de position, un Le Gallic me paraît plus
scientifique qu'un Ortègue, plus près d'un Magendie montrant une expérience à
Tiedemann, et comme celui-ci lui objectait : « Et la loi de Bichat ? »
— « Je n'ai pas à me préoccuper de cette loi, répondait Magendie, c'est
elle qui a tort, si mon expérience la contredit ».
Je reprends, pour préciser encore,
l'analyse des résultats de mon expérience, à moi, et j'en dégage cette autre
formule : la mort n'a pas de sens si elle n'est qu'une fin ; elle en
a un, si elle est un sacrifice. — Entre parenthèses, que le langage a de
richesses cachées, et que ce mot sens est profond, avec sa double valeur
de signification et de direction ! — Mais le sacrifice
lui-même doit avoir un sens. Nous croyons saisir ce sens très clairement dans
certains cas : un Delanoé, un Dufour, offrent leur vie dans la tranchée,
pour leur pays. La somme de ces dévouements constitue l'armée. Elle sauve ce
pays. Rien à dire sinon que c'est le présent s'immolant à l'avenir, et l'on ne
voit pas de quel droit l'avenir, qui n'est pas encore, réclamerait ce
privilège, s'il n'y avait pas un ordre impératif donné par la conscience,
laquelle en reçoit la révélation d'ailleurs. Et nous voici de nouveau à la
question de Mme Ortègue : « Mais d'où ? » Et
puis, quand le sacrifice n'a pas de résultat immédiat ? Quand l'être pour
qui le dévoué l'accomplit n'en reçoit pas le bienfait, ne le soupçonne même pas ?
Mme Ortègue s'est trouvée au chevet de Le Gallic à temps pour
l'entendre offrir sa vie à son intention. Elle pouvait ne pas y être.
Tous les jours, des soldats sont
portés disparus, qui se sont fait
tuer pour des camarades, et ceux-ci ne l'ont pas su, ont été perdus peut-être
malgré ce sacrifice. Le sacrifice n'en a pas moins existé. Pour qu'il ait un
sens, il faut donc qu'il y ait, en l'absence de témoins humains, quelqu'un pour
le recevoir, un esprit capable d'enregistrer l'acte que l'homme fait pour
l'homme, quand cet acte n'a aucun résultat et qu'aucun homme ne le connaît. Si
ce témoin des dévouements inconnus et inefficaces n'existe pas, ces dévouements
sont comme s'ils n'avaient pas été. Tout en nous se révolte là contre. D'autre
part, ce témoin, cette conscience, juge et conservation de la nôtre, ne se
rencontre pas dans le monde que l'expérience physique nous découvre ?
N'est-ce pas la preuve que cette expérience physique n'épuise pas la réalité,
et je me souviens d'une phrase que prononça un jour devant moi, au terme d'une
longue discussion sur l'expérience religieuse, le physiologiste américain
William James, un des savants les plus sincères que j'aie rencontrés, les plus
soumis à la discipline du fait : « Je crois que par la communion avec
l'Idéal, une nouvelle énergie entre dans le monde, et donne naissance à des
phénomènes nouveaux ». Qu'entendait-il par l'Idéal ? Une force,
puisqu'il est une source de force. Source également d'intelligence, il doit
être une intelligence. Source d'amour, il doit
être un amour. Il ne peut pas y avoir dans le
conséquent ce qui n'était pas virtuellement dans l'antécédent. William James
disait encore de notre psychisme supérieur qu'il fait partie de quelque chose
de plus grand que lui, mais de même nature, quelque chose qui agit dans
l'univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide... »
— C'est le commencement du Credo, rédigé
en d'autres termes, m'a répondu l'abbé Courmont, l'autre jour, comme je lui
citais ces deux textes. Notre : Je crois en Dieu le père tout-puissant,
mais n'est-ce pas ce quelque chose de plus grand, et de même nature ?...
n'est-ce pas ce : qui peut lui venir en aide ?... William
James parle d'une nouvelle énergie qui entre dans le monde. Que disons-nous de différent : descendu des cieux pour nous autres hommes ? ».
Je l’écoute. Et
depuis que j'ai vu mourir Le Gallic et Ortègue, la plénitude morale d'une de
ces agonies et la détresse stoïque, mais si dénuée de l'autre, il ne m'est plus
possible de donner tort à ce prêtre, expérimentalement, et pas davantage
quand il ajoute, faisant allusion aux troubles de Mme Ortègue, et
aux miens, j'imagine, car il est si fin :
— Avec quelle douleur les pauvres
âmes tourmentées d'aujourd'hui auront cherché la vérité, qui était là, toute
simple, à leur portée ! Mais cette douleur dans la recherche n'est-elle
pas une prière ? Quand nous sentons que Dieu nous manque, c'est qu'il est
tout près.
Paul Bourget, in Le Sens de la Mort
Paris. Mai-août 1915