Dans la Constitution sur la liturgie, les Pères du Concile affirment avec insistance que le renouveau liturgique est bien plus qu'une question de rubriques nouvelles. Dans ce domaine, les meilleurs changements matériels eux-mêmes, tels un usage plus large de la langue vulgaire et un emploi plus abondant de l'Écriture, n'auraient aucun sens s'ils n'étaient accompagnés d'un changement de l'esprit dans lequel nous devons célébrer la liturgie.
D'un autre côté, l'esprit, dans tous les sens chrétiens du terme, ne veut pas simplement dire un sentiment ou une idée purement intérieurs. C'est cela, certainement, mais c'est plus encore. L'esprit signifie toujours, pour les chrétiens, une réalité intérieure, mais qui tend vers l'incarnation, ou mieux qui ne peut exister sans être incarnée. Pourtant ce n'est pas seulement dans les rubriques que l'esprit de la liturgie doit s'incarner, quelles que soient leur utilité et même leur nécessité pour nous mener dans la bonne voie. C'est un comportement général, toute une atmosphère ; plus profondément, c'est ce que nous pouvons appeler un éthos, une tournure d'esprit et de cœur, qui doit imprégner tous les détails du rituel pour en faire une incarnation cohérente de cet esprit qui n'est pas simplement l'esprit de l'homme, mais ce qu'il devient lorsque le Saint-Esprit, l'Esprit de Dieu est à l'œuvre dans l'homme.
Comment alors définir ce renouveau spirituel qui doit se réaliser non seulement dans le domaine de la liturgie, mais là peut-être en premier lieu et surtout ? (cette même Constitution, en effet, montre nettement que la liturgie est au cœur de la vie de l'Église tout entière : ce vers quoi tout tend, comme vers un but, et ce de quoi tout découle). Nous pouvons résumer ce renouveau en disant que nous devons retrouver le vrai sens et la réalité de la Tradition.
Ces derniers siècles, l'Église de la contre-réforme, avec sa mentalité d'assiégée, s'est durcie pour résister aux attaques extérieures ou aux tentations : il y a eu consciemment ou dans le subconscient une tendance à réduire la tradition à une manipulation tout extérieure de pratiques et de formules, que l'on devait transmettre sans rien y changer dans leur matérialité, mais sans porter grande attention à leur sens. C'était là une manière dangereusement dénaturée d'envisager la Tradition chrétienne. Il n'est donc pas surprenant de voir maintenant la tendance opposée : pour retrouver un christianisme pleinement vivant, on abandonne simplement une tradition ainsi comprise. Mais si, par voie de conséquence, nous devions abandonner toute tradition, loin de faire revivre le vrai christianisme, nous le rejetterions complètement.
En effet, le christianisme, le christianisme authentique, ne vit que par la tradition, mais non pas par une tradition de formules mortes et de pratiques mécaniques. C'est une tradition de vie, une vie cependant qui doit croître organiquement dans et par une incarnation continue. C'est dans la continuité de ce corps vivant, comme dans ses aspects toujours renouvelés, que doivent constamment se manifester et s'exercer la permanence et le pouvoir sans cesse créateur du même Esprit.
Pour en venir à la réalité concrète, la liturgie, c'est la vie de prière et d'adoration d'une communauté unique : le Corps mystique du Christ, qui progresse à travers l'histoire à partir d'une source unique, l'enseignement et l'action salvatrice de Notre Seigneur, toujours actifs en nous grâce à l'Esprit Saint. Il nous faut entrer dans la vie de ce Corps du Christ, de cette communauté des croyants qui est par-dessus tout la communauté de l'Esprit.
Nous sommes donc tributaires des formes de prière et de culte du passé, mais pas d'un passé mort. C'est un héritage de vie. Il doit, en premier lieu, être reconnu comme tel dans les documents du passé pour demeurer toujours fructueux et actif et, si besoin est, créateur dans le présent et pour l'avenir.
Dès que nous considérons les monuments liturgiques du passé à cette lumière, nous pouvons comprendre la richesse immense, et non moins la vaste marge de liberté, que la tradition catholique met à notre disposition. Mieux nous connaissons et comprenons de l'intérieur, pour ainsi dire, la puissance créatrice de l'Esprit qui s'est manifestée dans les formes liturgiques dont nous avons hérité, plus vite nous découvrons que, loin d'avoir à rompre avec la tradition pour répondre aux besoins de notre temps, c'est en en retrouvant la plénitude que nous serons le plus libres et le plus capables d'y parvenir. Cela, cependant, présuppose toujours que nous considérions les formes liturgiques, non pas telles qu'elles ont pu devenir à un moment où elles n'étaient plus comprises et où elles avaient cessé d'être l'objet d'une participation intelligente, active et féconde de la part des fidèles (comme le Concile le répète), mais telles qu'elles étaient dans leur première fraîcheur.
La liturgie nous apparaîtra alors pour ce qu'elle est en réalité: une vie commune dans l'Esprit, une vie commune de Dieu avec les hommes. C'est en la vivant que les hommes deviennent un entre eux en devenant un avec Dieu dans le Christ.
Louis Bouyer, in Architecture et Liturgie
