Colère et talon
d'Achille
Beaucoup, tel Luc-Edmond, n'ont d'autre défaut que celui
de la cuirasse. Que ce soit en stoïcien ou en Érinye, par hérissement ou par
indifférence, ou, plus souvent, dans l'alternance des deux, cette exclusive
préoccupation pour leur armure atteste malgré eux que rien ne les obsède et ne
les accapare plus que l'ennemi. Ils passent leur temps à le huer ; ils
trahissent ainsi leur fascination. Ils le déchirent sans cesse à belles dents
parce qu'ils ont honte de l'embrasser comme tout le monde. Ces mordillements,
au final, loin de les en affranchir, les cloîtrent avec lui pour de fébriles
privautés.
La colère d'Achille est aussi son talon. Il a beau refuser
à Hector les honneurs funèbres, et traîner son cadavre douze jours autour du
tombeau de Patrocle, ce couronnement de son héroïsme est l'abdication de sa
grandeur, et suggère à nos yeux, derrière son triomphe trop braillard, la
victoire morale de sa victime. Son point faible se trouve dans cette furie.
Elle le maintient au niveau de l'effervescence et du grouillement des affaires
vulgaires. Elle le met hors de lui ; non pas dans l'extase qui l'ouvrît au
singulier, mais à la superficie tortillante et nerveuse de son être. Elle
contredit la vie contemplative, laquelle permet cette plongée dans le repos du
cœur qui seul nous élance en vérité vers autrui en tant qu'absolument autre, en
tant qu'image de Dieu.
On saisit pourquoi Jean Climaque voit dans l'absence de
colère et la douceur le huitième degré de l'Échelle Sainte (le dernier étant la
charité). Mais il s'agit de bien comprendre cette absence. L'higoumène du Mont
Sinaï déplore le comportement de ceux qui, après avoir pris connaissance de ses
instructions, se mettent en colère contre eux-mêmes d'avoir été sujets à la
colère. À certains solitaires qu'il entend se battre tout seuls dans leur
cellule, comme perdrix en cage, « nourrissant leur ressentiment sous
couvert du silence », il conseille d'aller vers leur prochain ; à des
hommes affables, sensuels, affectueux, en connivence insinuante avec tous, il
recommande la claustration monacale. Cette pensée ascétique multiplie les fines
nuances et va jusqu'à accorder, paradoxalement, une place à certaine fureur
délirante : « Nous savons que la colère engendre de nombreux et
détestables rejetons. Je n'en connais qu'un seul qui, né d'elle malgré elle,
n'en est pas moins utile, quoique bâtard. J'ai vu des gens prendre feu d'une
manière insensée et vomir ainsi une rancune depuis longtemps accumulée ;
par leur passion même, ils furent délivrés de leur passion, donnant lieu à leur
adversaire, soit de leur témoigner son regret, soit de tirer au clair ce qui
les attristait depuis longtemps »1.
Passion qui d'éclater s'éclipse. Étrange bâtard du
courroux, enfant vomi de la rogne que le saint ne craint pas de reconnaître. Ce
passage induit-il une contradiction avec la douceur et l'impassibilité
précédemment revendiquées ? Non pas. C'est qu'ici se distingue l'ascèse
chrétienne de la stoïcienne. Le repos intime y est ordonné à l'acte pur de
l'amour de Dieu et du prochain. Si cette dilection exige l'emportement pour
l'emporter, on ne saurait l'esquiver au profit du matelas multispire de sa
citadelle intérieure.
Cette semblance de contrariété se retrouve dans
l'Écriture. D'une part on lit : Quiconque se fâche contre son frère en
répondra au tribunal. La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu. De
l'autre : Face aux impies la fureur me prend, car ils abandonnent ta
loi. Ou encore, plus significatif : La fureur des hommes te rend
gloire quand les survivants te font cortège.2 Et l'on rebondit sur ce dilemme : avec une fureur
débordante, on court à l'iniquité ; sans colère aucune, on glisse vers
l'indifférence. À moins que cette bénignité ne se fonde sur une malveillance des
plus teigneuses. Terrible serait l'homme toujours sourire, toujours clément
devant les offenses qui se commettent sous ses yeux : il sait bien que les
offenseurs se ruinent et encourent le Jugement, aussi les épargne-t-il pour
mieux les attraire au tribunal sans recours, il les excuse pour les livrer
davantage à leurs démons, il ne se fâche pas afin de les exposer au dies irae,
cruellement. Son calme melliflu dissimule la plus féroce méchanceté. Il
vous regarde avec une paupière aqueuse : il vous rêve déjà parmi les
flammes de la géhenne.
Comment cette vision rafraîchissante ne l'apaiserait-il
point ? Et vous, naïfs dans vos fautes, vous ne vous méfiez pas de cette
eau dormante. Il sied désormais de redouter l'aménité de certains au moins
autant que les bourrasques d'autres.
Si le Créateur a pourvu notre âme d'une partie irascible,
et que le Verbe de Dieu, de surcroît, se soit uni l'intégralité de notre
nature, il faut se raccorder à ce verset du quatrième psaume dans la version de
Jérôme, lequel Joseph de Maistre aimait à redire : Irascimini et nolite
pecare, — Irritez-vous et ne péchez pas.
Ici, de nouveau, la colère, peccamineuse lorsqu'elle
provient de notre orgueil agacé, et cherche à nuire, devient bonne quand, par
Jésus-Christ, elle s'exprime pour le bien du prochain. La maîtrise des passions
doit libérer la compassion, et non conduire à l'apathie. « Les citoyens de
la cité de Dieu vivant selon Dieu dans le pèlerinage de cette vie, craignent et
désirent, souffrent et se réjouissent ; et la rectitude de leur amour fait
la rectitude de leur affection »3. Selon l'adage classique : Tout ce
qui a été assumé est sauvé. Nos entrailles sont promises à la gloire. Notre
foie, ici d'humeur bilieuse, va là-bas vers sa métamorphose spirituelle, selon
notre foi. Le Seigneur ayant assumé notre sensibilité, notre charnure, notre
carcasse entière, toutes nos inclinations naturelles peuvent être ressaisies et
transfigurées par la grâce. Ainsi de la colère.
Les foudres tombent soudain avec précision, consumant
l'erreur, illuminant la nuit. Et l'orage arrose la terre asséchée. Que soupe au
lait nourrisse celui dont le cœur a faim, tel est l'objectif, car il ne saurait
être question de gâcher si fortifiant breuvage.
« Pour punir le mal, écrit Grégoire le Grand, la
colère doit suivre la raison, non la précéder : elle est la servante de la
justice ». Si, comme l'atteste Jacques le mineur, elle n'accomplit pas la
justice de Dieu, elle peut néanmoins la servir. Jolie servante, au reste, avec
de la barbe, des épaules carrées, des cuisses de cyclistes et des biceps
d'hercule.
Thomas d'Aquin relève l'objection selon quoi le courroux
trouble la raison. Comment dès lors pourrait-il être à son service ? C'est
qu'il doit, répète Thomas à la suite de Grégoire, se déclarer après la
délibération rationnelle, et non avant. L'obscurcissement par lui produit, de
là, loin de la contrarier, vient au contraire la soutenir une fois la décision
prise. Consécutif il devient conséquent. Le courroux ressemble alors à la brute
nigaude mais docile qui obéit au juge perspicace mais gringalet. Il intervient
au moment de l'exécution, et lui confère la robustesse d'appliquer la sentence,
pareil au marteau sans intelligence qui prolonge et sert d'autant mieux la main
lucide de l'artisan pour venir à bout des matériaux coriaces. Le trouble de la
colère avive ainsi l'éclair de la décision. Sans quoi l'on pourrait bien se
perdre en délibérés, en chicanes, en disputailleries voire en excuses, et finir
par transiger avec l'infâme, qui lui, au moins, dispose de la force têtue de
son imbécillité. Mais on ne raisonne pas un rhinocéros à la charge. On n'entame
pas de pourparlers avec un synode de piranhas.
Bec et ongles de la
colombe
Que l'ire obéisse à la vigilance, que les passions
s'épurent pour s'accomplir dans la compassion, que, chez la créature renouvelée
par la grâce, les flammes les plus furieuses soient toujours celles de la
charité, voilà ce que la Parole condense en une inénarrable locution qui
désigne ensemble le Seigneur et le juste : lent à la colère. Non
pas sans colère, mais lent pour elle, d'une sûreté de pachyderme. D'une
patience de tortue. Une telle lenteur caractérise la promptitude de l'esprit.
Nul homme plus rapide que la vieille dame à genoux, suppliante. Et rien de plus
mou, au fond, que le coureur susceptible, le lièvre inquiet de fanatiser son
public. Similaires, dans la conversation, certains fulgurent par une répartie
agressive : ils ne démontrent, en vérité, que l'inertie de leur
intelligence, incapable d'écoute. La précipitation est un engourdissement de la
conscience. Qui prend la mouche rate le coche. Mais qui ne verrait jamais
rouge, mépriserait la couleur pascale. Aussi, jaguar de la miséricorde, fusée
de la paix, bolide du pardon, faut-il être lent, lent à la colère.
Cette colère lente et sainte, encensée par les Pères,
conforme à la droite raison, se qualifie de colère par zèle, ira per zelum. Elle
anime essentielle la quinte de nos poètes, même si quelques fois rares, par
sautes, ils basculèrent, comme le pneumatique Claudel, dans une aigreur
jupitérienne, ou comme le limpide Hello, dans une amertume de désespérance.
Lorsque Barbey sabre, lorsque Dostoïevski bouillonne, lorsque Bernanos
foudroie, si vives soient leurs invectives, ils ne démordent point, la plupart
du temps, de la plus amoureuse intention. À écriture fine, pointe plus acérée.
Leur plume taillée et taillante, comme celle d'un Amos ou d'un Isaïe, possède
un fond de ductilité prophétique, d'extrême souci pour leurs frères. Leurs
gifles recomposent sur le visage du goujat une sensibilité qui le rendra
peut-être capable d'éprouver enfin une caresse. Leurs coups de botte pieusement
administrés dans le derrière de l'imbécile espèrent atteindre, d'après leur
connaissance fine de l'anatomie et des étranges connexions nerveuses d'icelui,
les plus nobles parties de son cerveau, et délivrer sa pensée. Quand Léon Bloy
propose de rétablir le supplice du pal pour l'engeance bourgeoise, c'est, comme
il l'indique lui-même, dans la mesure où il ne voit pas de moyen plus
charitable pour lui réapprendre la verticalité des spirituelles élévations :
« La profonde idée de ce genre de châtiment, plus auguste qu'on ne
suppose, c'est qu'il faut que l'homme endure debout et qu'il meure de
bas en haut. C'est une manière de restitution pénale de l'originelle
attitude contemplative, chantée, il y a deux mille ans, par le poussiéreux
Ovide... Le coup de pied au derrière, l'un des mouvements les plus nobles de la
colère occidentale, n'est qu'un vague reflet presque éteint de la vénérable
tradition du Pal »4.
Ces pratiques verbales, embrochant de queue en barbe les
imposteurs publics, demeurent bien faibles, toutefois, et se dissolvent dans le
fracas mondial. Le pal n'a même plus l'effet d'un coton tige. Il ne débouche
pas les oreilles obstruées du cérumen de l'« info », de l'informe. Il
disparaît dans la gigantesque marée audiovisuelle, dont l'appareillage porte
d'ailleurs clairement le nom de système pal. Les consoles de jeux fonctionnent
en pal, les téléviseurs anglo-saxons aussi. Mais on ne s'en rend plus compte.
Nos enfants apprécient ce supplice, et nous les regardons avec plaisir, du
moins sans trop de scrupule, en train de l'endurer.
Comment devant une telle obturation générale la colère ne
s'imposerait-elle pas ? L'absence de cette fureur serait un crime contre
le prochain. Saint Jean Chrysostome y insiste dans sa onzième homélie sur L'Évangile
selon Matthieu : « Celui qui ne se met pas en colère, quand il y a une cause pour le faire,
commet un péché. En effet la patience déraisonnable sème les vices, entretient
la négligence, et invite à mal faire non seulement les méchants, mais les bons
eux-mêmes ».
Et saint Thomas d'Aquin conclut dans sa théologique Somme
que, dans les cas où la prudence et la charité y obligent, « l'absence de
la colère est le signe de l'absence de la raison »5. Selon le docteur
angélique, celui qui, au titre d'une gluante guimauverie fraternelle, ne
tempêterait pas contre la turpitude et les arrogances du monde, ni ne
réclamerait de tous ses vœux le feu purificateur de l'Apocalypse, ni ne dirait
avec ferveur, sans papelardise, Que ton règne vienne, ne serait pas un
chrétien, pas même un homme mais un décérébré.
Bien entendu, cette chaste colère n'est point fielleuse ni
amère ni de rancune, puisque la rectitude de la dilection l'inspire. Elle appartient
à la colombe. Colombe, pour sûr, à ne pas confondre avec l'oiseau lilial que
les États rôtissent lors de leurs conférences onusiennes pour la paix. Celui-là
n'est qu'un pigeon blanchi. Il méconnaît cette vérité connue par l'autre :
Quand les hommes se diront : Paix et sécurité ! c'est alors que
tout d'un coup fondra sur eux la perdition.6
Paroles que roucoule notre chère Colombe. Car elle
représente le baiser où s'unissent comme deux ailes les respirations du Père et
du Fils. Elle évoque le gémissement ineffable de l'Amour divin. Elle symbolise
le Défenseur. Saint Augustin, sous sa motion, lui ôtant la mièvrerie dont on la
bafoue, la redécouvre signe, non pas d'un pacifisme lénifiant, mais du plus
saint courroux : « La colombe n'a pas de fiel, pourtant elle lutte à
coups de bec et de plumes pour défendre son nid, elle frappe sans amertume »7.
Frapper sans amertume, frapper pour se corriger soi comme son prochain, frapper
pour le Bien, le pur amour l'exige. Défendre son nid, dans ce contexte, ne
revient pas, propriétaire avare, à préserver son cocon. Ce nid nous arrache
plutôt à tous les palais et fausses demeures du siècle. Ce nid, c'est le cœur
de l'autre. De l'homme que l'on ne frappe que pour le défendre.
Il faut néanmoins nous garder de ce que cette colère, à se
déchaîner, nous enchaîne. Trop d'apologistes, tel Luc-Edmond, gaspillent leur
temps à tirer sur des ombres. Ils s'escriment à écorcher des baudruches qui
doivent crever d'elles-mêmes. Ils s'ingèrent de casser le bloc de glace et
brisent vainement dessus leur épée, alors que la saison suivante, à l'évidence,
va le fondre tout seul. Ils ont cet absurde empressement des coquettes qui,
dénichant bouton sur leur frimousse, lequel se fût de soi résorbé demain, le
grattent, le creusent en égratignure, l'approfondissent d'égratignure en
estafilade croûteuse, puis, d'arracher ce coagulum à chaque fois redurci, le
muent en plaie purulente, et achèvent de se défigurer pour longtemps de crainte
d'avoir été un instant enlaidies. Voilà le comportement de ceux qui, face à de
certaines fautes, s'enragent à les extirper au point de se vautrer dans une
faute plus lourde, au grand plaisir du Tentateur, qui use bien souvent de ce
stratagème, — notre inquiétude excessive, — pour « pêcher en eau trouble »8.
Enfin, ils font des pieds et des mains pour que tombe le
soufflé au fromage. Ils lui jettent des sorts, invoquent les éléments, dans
leur impatience sautent à cloche-pied autour de la table en hululant des
insultes. Et ils gesticulent tant qu'ils chutent avant lui.
Puis le soufflé tombe quand même. Malgré eux.
Fabrice Hadjadj, in Et les violents s’en emparent
(Les provinciales)
1. Saint Jean Climaque, L'échelle
sainte, huitième degré, traduction du Père Placide Deseille, Abbaye de
Bellefontaine, 1987.
2. Respectivement Mt V, 22. Je I, 20.
Ps CXVIII, 53. Ps LXXV, 11.
3. Saint Augustin, La cité de
Dieu, Livre quatorze, chapitre neuf.
4. Le
Pal, Œuvres complètes, tome quatre, Paris, 1965.
5. Somme
théologique, IIa-IIae,
question cent cinquante-huit, article huit, ad tertium. Plusieurs des
citations précédentes sont extraites de la question sur la colère dans le
traité de la tempérance.
6. 1 Th V, 3.
7. Commentaire
de la première épître de saint Jean, traité sept, chapitre onzième.
8. Cf saint François de Sales, Introduction
à la vie dévote, chapitre onzième, « De l'inquiétude ».