14 septembre 1894. Céline entre à son
tour dans la communauté des carmélites de Lisieux... Thérèse voit bien à cela
l'un ou l'autre inconvénient, mais c'est la joie qui prédomine. Dans les
bagages de Céline, il y a un petit carnet qui va jouer un grand rôle. C'est un
petit florilège de beaux textes de l'Ancien Testament copiés par Céline. En
effet, il n'était pas permis en ce temps-là à une jeune carmélite de lire en
son entier cet étrange Ancien Testament. Aussi est-ce une belle provision que
Céline apporte avec elle ! Thérèse, amateur avide de l'Ecriture, s'empare
du livret.
Peu après, certainement avant la fin
de 1895, au cours de cette lecture se produit un événement de toute première
importance. Thérèse trouve enfin sa petite
voie ! Plutôt que fondée sur une analyse exégétique objective de ces
textes d'Écriture, la réponse qu'elle y trouve est une lecture « en
profondeur ». Une illumination intérieure de l'Esprit lui fait lire les
textes en les « comprenant avec le cœur », comme dit Jésus à la suite
d'Isaïe (Mt 13, 15). À travers la couche superficielle du texte, elle perçoit
les courants de fond de la Révélation — et offre à leur invasion le champ
entier de sa propre vie pour qu'ils imprègnent tout.
Quelques mois à peine avant la mort
de Thérèse, le récit de la découverte sera noté par écrit. La rédaction porte
déjà des traces d'une formulation enrichie du donné originel.
Nous pouvons distinguer nettement
cinq points principaux dans le récit (Ms C, 2v°-3r°).
1/ Thérèse y parle d'abord d'un désir
ancien : « J'ai toujours désiré d'être une sainte ». Cela,
nous le savons déjà. La nouvelle ligne de conduite qu'elle va suivre révèle
donc dès le début son caractère fonctionnel. La petite voie (c'est l'expression même de Thérèse) n'est pas une fin
en soi. C'est un instrument, une médiation, un stade intermédiaire, c'est par
nature quelque chose qui conduit vers un but. Ce but, c'est la sainteté, la
pleine floraison de toutes les possibilités d'amour chez l'homme.
2/ Côte à côte avec ce désir, il y a la vieille constatation
de l'impuissance personnelle. Nous avons vu lutter ces deux éléments dans
toute la vie de Thérèse. Le combat désespéré de Jacob avec l'ange de Yahvé, à
la suite duquel l'homme reste marqué pour la vie (Gn 32), s'est reproduit chez
la jeune sœur cloîtrée. « J'ai toujours désiré [...], mais hélas !
j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il y a entre
eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se
perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des
passants ». Devant une telle déclaration, on peut évidemment argumenter à
partir de données objectives, et alors aussi bien relativiser la
sainteté gigantesque des autres que relever l'humble estimation de soi de Thérèse.
Mais cela ne sert à rien ici. Ce qui compte, c'est le sentiment subjectif de
Thérèse. C'est à partir de là qu'elle conçoit le projet de sa voie. Sa doctrine
n'est pas une leçon théorique, mais la réponse existentielle à un pressant
problème de vie.
Et c'est parce qu'il y va d'une question vitale que tant
d'hommes peuvent reconnaître ici leur propre expérience et que la réponse de la
carmélite de Lisieux a pu trouver un écho si universel dans l'Église.
3/ Ensuite il y a le réflexe de quelqu'un qui depuis
longtemps déjà vit dans la lumière de Dieu. Une certitude intime lui
interdit de se laisser aller au désarroi et de renoncer : « Au lieu
de me décourager, je me suis dit : Le Bon Dieu ne saurait inspirer des
désirs irréalisables, je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ».
Il est de la plus haute probabilité qu'au moment même de la découverte, Thérèse
n'a pas du tout raisonné explicitement sur tout cela. Mais ces choses vivaient
en elle. Elles étaient devenues des constantes : par moi-même je n'y
arrive pas et pourtant tout me dit dans mon cœur que je ne peux pas renoncer. « Me
grandir, c'est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes
mes imperfections ».
4/ Consciente de son inévitable petitesse, après avoir
tout essayé et avoir été obligée de confesser l'impuissance de l'amour, elle se
met en quête d'une solution dans l'Ecriture. L'abandon de 1893 n'était
manifestement pas quelque chose d'assez fort et lumineux pour la contenter.
Dans sa description Thérèse emploie l'image de l'ascenseur. (C'était
alors une nouveauté ! Maintenant elle parlerait peut-être d'escalier
roulant ou de vaisseau spatial). À l'ascenseur qui sans effort vous conduit au
sommet, elle oppose l'escalier que l'on monte laborieusement. Comparé à
l'escalier sinueux, l'ascenseur est a une petite voie bien droite, bien courte ».
Une hypothèse vraiment sérieuse autorise à affirmer que le
symbole de l'ascenseur ne remonte qu'à l'époque du récit, et par suite n'était
aucunement dans l'esprit de Thérèse au moment où elle cherchait à concilier la
hauteur de l'idéal et la petitesse de ses forces disproportionnées. Ceci illustre
bien comment parfois une expérience peut n'être revêtue que beaucoup plus tard
d'une figuration
symbolique qui s'ajuste à elle. Il faut regarder le contenu d'une expérience
plutôt que son expression symbolique. Un symbole peut recouvrir des réalités
différentes. En étudiant la doctrine de Thérèse, on s'est souvent mépris en
tirant des conclusions hâtives dès qu'on apercevait la présence d'un symbole
déterminé. Lorsque par exemple on rencontre, dans les premières années de vie
religieuse de Thérèse, des symboles comme les bras de Dieu, être porté,
enfant, être petit, il est imprudent d'introduire dans ce langage imagé le
contenu d'expériences ou de réflexions de ses dernières années. Il faut distinguer
forme et contenu, et contrôler d'après l'expérience vivante quel degré de
richesse représente alors et maintenant tel ou tel symbole.
5/ Finalement Thérèse trouve dans
l'Ecriture la réponse libératrice. Elle lit en Proverbes 9,4 : « Si
quelqu'un est TOUT
PETIT, qu'il
vienne à moi ». Petit, voilà justement le problème avec lequel Thérèse est aux
prises. La petite sœur Thérèse se sent ici personnellement interpellée, cette
parole lui est adressée à elle, elle doit venir à Dieu, il veut lui dire quelque
chose. Pleine de confiance, elle s'approche, c'est-à-dire qu'avec un cœur plein
d'espérance et tout réceptif, elle continue de chercher ce que Dieu va lui
révéler sur lui-même et sur le problème de sa sainteté à elle. Elle lit Isaïe,
66,12-13 : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous
consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ».
Nous avons cité ici les textes tels
que Thérèse les a rencontrés, sous la forme où Dieu s'en est servi pour
l'illuminer. La Bible de Jérusalem porte : « Qui est simple ?
Qu'il passe par ici ». La formule « tout
petit » n'apparaît pas ici textuellement, ni la tournure personnelle « à
moi ». Dans cette version, Thérèse aurait probablement parcouru simplement
le texte et n'y aurait pas aperçu la lumière qu'elle y a vue briller
effectivement. Ceci montre comment la grâce de Dieu vient souvent à nous à
travers des facteurs occasionnels. Mais quand le Seigneur le veut, il donne
malgré tout sa lumière à qui il veut, au moment et par les chemins qu'il
choisit, Lui. Chez Thérèse tout était mûr, elle était au maximum d'ouverture,
et elle aurait bien trouvé un autre jour et par une autre voie ce qu'elle vient
de trouver !
Quelle lumière saisissante lui
apporte donc le texte d'Isaïe qui lui tombe sous les yeux ? « Ah !
jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme,
l'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! »
De nouveau donc un langage symbolique :
les bras de Jésus. Thérèse veut signifier par là que c'est Dieu lui-même qui va
rendre l'homme saint, et non l'homme lui-même. Mais à quelle condition ? « Pour
cela je n'ai pas besoin de grandir, au contraire, il faut que je reste petite,
que je le devienne de plus en plus ! » Et cette vérité déclenche
en son cœur un chant de jubilation : « Ô mon Dieu, vous avez dépassé
mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes ! »
Continuons nos sondages à la
recherche du contenu conceptuel de ce récit imagé. Dieu est décrit ici comme
celui qui aime le petit, l'invite à s'approcher et qui, si l'homme répond,
l'attire près de lui et le comble d'amour tendre, communicatif, unissant. Ce
qui passe ici au premier plan, c'est la réalité miséricorde, car Dieu
est décrit comme un amour qui se penche sur le petit, sur l'homme impuissant.
De son côté, l'homme doit accepter à
fond sa pauvreté, ce qui implique une profonde humilité. Pour appartenir au
nombre des invités, il doit se reconnaître comme tout petit. Il doit aussi « venir à Dieu ». C'est
confesser que l'on est indigent, et reconnaître Dieu comme Celui qui avec
miséricorde vient à notre aide, c'est croire en lui et se confier à lui avec
une confiance aveugle — cet aveuglement
est la plus grande lucidité de l'amoureux abandon —, c'est se remettre entre
les mains de Dieu, s'abandonner-à.
Voilà le noyau. Pour Thérèse,
l'intuition est encore à l'état d'embryon. Elle devra assimiler parfaitement,
dans les années qui viennent, cette nouvelle prise de conscience, apprendre à
mettre promptement en œuvre dans la pratique de la vie quotidienne les réflexes
de la confiance totale, approfondir encore son intuition et finalement la formuler
pour d'autres personnes.
Maintenant la vie est tout de même
changée ! Quelque chose de fondamental a percé, une lumière qui libère
l'élan vers la sainteté. La route est là ouverte et claire. Une joie chante en
Thérèse : Jésus veut me rendre sainte. Je ferai de mon mieux, je vais
collaborer, je vais essayer, je vais faire ce que je peux, mais ce n'est pas
moi qui le ferai, c'est lui qui le fera en moi. Il ajoutera tout le reste.
Peut-être déjà en cette vie, petit à petit ou dans une puissante éclosion. Ou
au moment de la rencontre définitive, lorsque nous vivrons d'une façon plénière !
— Elle le sait maintenant : c'est cela ma voie, c'est celle qui me reste à
suivre. Si je la suis logiquement, elle débouchera là où Dieu veut la voir
déboucher : dans la plénitude de participation à la propre vie d'amour de
Dieu, celle qu'il a déterminée pour chaque homme en particulier. Dieu me
donnera l'amour que je ne pouvais atteindre toute seule par moi-même, et
donnera aussi à cet amour le langage et les signes de l'amour.
L'Évangile raconte qu'un jour on
présentait à Jésus des enfants pour qu'il les touchât. Les disciples s'en
irritèrent. À son tour Jésus s'indigna et dit aux disciples : « Laissez
venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas ». Et ceci pour les
grandes personnes : « Car c'est à leurs pareils qu'appartient le
Royaume de Dieu. En vérité je vous le dis : quiconque n'accueille pas le
Royaume de Dieu en petit enfant, n'y entrera pas » (Mc 10, 13-15).
C'est dans cette perspective que
Thérèse maintenant projette de rester
petite, de le « devenir de plus en plus » jusqu'à être enfin toute petite. Alors elle pourra accueillir en toute pureté le Royaume.
Il est typique de voir comment, chaque fois
qu'elle cite Proverbes 9,4, elle met en relief les mots tout petit. Cela est devenu maintenant son programme de vie, son
slogan, son leitmotiv. Là elle voit tout ce que contient la dynamique de
l'humble et amoureuse confiance en la bonté miséricordieuse de Dieu. En outre
elle souligne ces mots comme elle fait souvent pour indiquer les citations,
c'est encore une manière de renvoyer implicitement aux grands textes d'Écriture
qui ont déclenché tant de choses en elle.
Nous pouvons encore attirer l'attention sur un autre
travail révélateur. C'est l'usage du mot même de miséricorde. Thérèse a
lu souvent ce mot dans les psaumes, mais il ne semble pas avoir suscité un
grand écho dans son âme avant la découverte de 1894. Il n'éveillait pas de
résonances. Dans tous ses écrits antérieurs à cette date — trois cent cinquante
pages de lettres, poésies, pièces de théâtre — le mot n'apparaît qu'une fois,
et l'adjectif miséricordieux une autre fois. Après la découverte de la
miséricorde de Dieu comme centre à partir duquel l'homme qui se confie en elle
devient saint, nous trouvons une vingtaine de fois le mot miséricorde dès le
premier manuscrit autobiographique (environ deux cents pages imprimées). On le
comprend : Thérèse en est remplie. La bouche parle de l'abondance du cœur.
Et lorsque, en cette froide soirée d'hiver de janvier
1895, la petite sœur Thérèse se remet à écrire le prologue de son
autobiographie à la lumière fumeuse de sa petite lampe à pétrole, c'est un
chant méditatif de louange à cette miséricorde de Dieu, qu'elle voit plus
clairement que jamais courir comme un fil d'or à travers le tissu de son histoire.
Ce fil, elle va le tenir. Comme une riche promesse, son avenir y est suspendu :
les trente-deux mois qui lui restent à vivre sur la terre.
Conrad de Meester, in Les mains
vides, le message de Thérèse de Lisieux
(Foi Vivante 1973)