Je n'ai jamais entendu dire ni dit
moi-même autant de paroles vaines, dans toute mon existence, que depuis mon
séjour dans la tranchée. Nous avons, à cause du péril extrême, besoin de
beaucoup de divertissement et nous ne cessons, en effet, de nous divertir. Il
me semble que ma cervelle est devenue légère, légère. Par moments, je prends ma
tête avec effroi dans mes deux mains et je pense : que fais-je ici, si je
ne m'améliore pas ?
Je sers mon pays. Je suis à mon
poste, à ma vraie place. C'est bien. Si je suis tué, j'aurai fait tout mon devoir. Mais si je dois survivre, aurai-je donc traversé, sans profit pour mon âme, ces heures solennelles de
l'histoire du monde ? Nous sommes les témoins, les acteurs d'un des grands
drames de l'humanité. On nous enviera plus tard.
Et peut-être passerons-nous pour des géants. Cependant, ces
champs de carnage, qu'on viendra visiter pieusement dans le cours des siècles,
nous les foulons sans respect. Nous continuons notre chanson, comme les
alouettes, nos voisines, qui n'ont pas vu que c'était la guerre. Nous baissons
parfois un peu la voix, si l'ennemi, qui veille en face de nous, est assez
proche pour nous entendre. C'est notre seule concession au malheur des temps.
Des gens diront que cette insouciance
en face du péril est la marque de l'héroïsme. Ce n'est pas vrai. Nous avons la
faculté de nous laisser distraire : nous ne pourrions pas supporter
l'existence sans ce don précieux d'oublier. Mais il faut savoir tantôt fermer
les yeux et tantôt regarder. Nous regarderons en face de nous quand nous nous
trouverons de nouveau, comme aux premiers mois de la guerre, entraînés dans des
actions violentes. Aujourd'hui, nos corps sont malheureusement immobilisés dans
la boue, et nos âmes, si nous n'y prenons garde, vont s'endormir.
J'ai voulu, cette nuit, pendant mes
heures de quart, secouer la mienne. J'ai médité sur la mort et, de là, sur le
devoir. J'aurais pu méditer sur la gloire. Mais je n'ai pas voulu me payer de
mots et je suis allé au fait. Nous sommes exposés ici, à toute minute, à une
mort glorieuse, mais enfin à la mort ; et si mon être, après la guerre,
conserve une empreinte, c'est d'abord cette menace tragique qui l'y aura mise.
Qu'est-ce que mourir au champ
d'honneur ?
Hier, un pauvre homme, blessé sous
mes yeux, a rendu l'âme à l'ambulance. La veille, à l'officier qui, l'ayant
pansé, l'interrogeait doucement, il avait répondu, avec son accent des
campagnes flamandes ;
— Min vinte, mon lieutenant
— Qu'est-ce qu'il a, ton ventre
— J'ai du mal à min vinte.
Cette voix plaintive, cet accent
enfantin resteront toujours dans ma mémoire. Que la mort de cet homme de près
de quarante ans, père de famille, a été triste ! Les siens, qui sont en
pays occupé, apprendront leur malheur plus tard, quand on aura le moyen et le
temps de les avertir. Lui-même, en s'en allant, n'a pas songé qu'il était un
héros, mais un pauvre diable. Il n'a pas fait la guerre pour la gloire :
perdu dans la masse, n'ayant point ou guère vu, de
ses yeux, l'ennemi, il a vécu, depuis des mois, dans l'attente passive d'une
fin obscure. Son héroïsme a consisté à accepter avec résignation son destin.
Nous sommes tous pareils à cet homme.
La mort, sur les champs de bataille, est toujours une horrible aventure. Ceux
qui sont en campagne depuis le début l'ont vue de trop près pour courir
légèrement à elle avec le joyeux aveuglement du mois d'août. On aperçoit,
devant les tranchées, trop de cadavres couchés sur le dos ou la face contre
terre. Nous avons perdu trop de bons camarades, dont les restes n'ont pas eu, n'auront
jamais de sépulture. Et nous savons trop de foyers désolés et ruinés.
J'ignore ce qui se passe dans l'âme
des Japonais, dans celle des Serbes, dont on assure qu'ils méprisent la mort.
Nous ne sommes pas faits ainsi : peut-être la vie française est-elle trop
douce. Et je ne conçois pas qu'on aille volontiers au martyre. Les plus grands
saints ont souffert et ne l'ont pas caché. Ils appelaient le ciel au secours de
leur faiblesse et leur cœur était cependant d'une qualité supérieure à la
plupart des nôtres. Si encore la patrie offrait, comme Dieu, une compensation
immédiate et radieuse au sacrifice que lui fait un soldat en mourant pour elle !
Les embusqués, qui se terrent dans
les dépôts ou dans les emplois de l'arrière, sont hantés par l'effroi de la mort
impitoyable qu'on trouve au champ d'honneur. Et les autres, ceux qui sont
partis volontairement ou parce que c'était leur tour, se bandent les yeux. Leur
chair tremble quand, à certaines minutes, ils entrevoient la fin cruelle. Cependant
ils vont vers elle, en héros : que cherchent-ils ?
Est-ce la gloire ? Je ne le
crois pas. J'en connais bien un, qui s'offre pour elle. Il a vingt ans. Il est
le petit-fils d'un des plus fameux soldats de France. L'autre jour, nous
rendions visite à des camarades. Il était là, au fond de la petite caverne, où
nous nous pressions, joyeux de nous voir un peu et de causer. Après avoir parlé
et ri, il fallut chanter. Je ne répéterai pas ici les couplets très français
qui nous mirent en joie. Un moment, l'un de nous entonna tout bas le Wacht
am Rhein. Nous nous regardâmes avec émoi. Certes, la complainte qu'on
chante en face de nous tous les soirs, dans les tranchées allemandes, est
grave et mélodieuse. Mais quelle tristesse ! Et comme la race qui rêve et
gémit ainsi semble loin de la nôtre, si alerte et si franche ! Le
tour du plus jeune arriva. J'oubliais de dire que ce soldat, petit-fils, fils,
neveu, filleul de soldats et de marins illustres, était à Saint-Cyr à la
déclaration de guerre. Il avait choisi la cavalerie. Dès les premières
batailles, il vit que, cette fois, les chevaux risquaient de rester quelque
temps à l'arrière. Il demanda et obtint de quitter l'arme de son goût pour
l'infanterie, et le voilà qui vit maintenant parmi nous, dans un trou,
attendant l'heure de se dévouer. Nous l'avions un peu effarouché. Il hésitait.
Je regardai son beau visage d'adolescent. Oh ! c'est un homme, et
fièrement campé. Son grand corps souple est celui d'un soldat ; mais ses
joues savent encore rougir. Ses yeux gardent une limpidité de source et, quand
il chante certain poème à la gloire, il a beau tirailler nerveusement le duvet
épars sur sa lèvre, ce n'est pas un guerrier comme les autres qui émerveille
nos regards, mais un jeune dieu, qu'une vision céleste a transfiguré 1.
Je ne sais qui a écrit le sonnet
qu'on va lire et que connaissent, sans doute, tous les élèves de Saint-Cyr.
Nous retenions notre souffle en entendant ce beau fils de France le chanter
dévotement, les yeux agrandis, le front pâli par l'émotion.
LA
GLOIRE
Voulant
voir si l'École était bien digne d'elle,
La Gloire, un jour, du ciel descendit à Saint-Cyr.
On l'y connaissait bien ! Ce fut avec plaisir
Que les Saints-Cyriens reçurent l'Immortelle.
La Gloire, un jour, du ciel descendit à Saint-Cyr.
On l'y connaissait bien ! Ce fut avec plaisir
Que les Saints-Cyriens reçurent l'Immortelle.
Elle
les trouva forts. Ils la trouvèrent belle.
Après un jour de fête, avant de repartir,
La Gloire, à tous voulant laisser un souvenir,
Fixa sur leur schako des plumes de son aile.
Après un jour de fête, avant de repartir,
La Gloire, à tous voulant laisser un souvenir,
Fixa sur leur schako des plumes de son aile.
Et
l'on porta longtemps le plumet radieux.
Mais un soir de combat, près de fermer les yeux,
Un Saint-Cyrien mourant le mit sur sa blessure
Mais un soir de combat, près de fermer les yeux,
Un Saint-Cyrien mourant le mit sur sa blessure
Pour
lui donner aussi le baptême du sang.
Et depuis, nous portons, admirable parure,
Sur notre schako bleu, le plumet rouge et blanc.
Et depuis, nous portons, admirable parure,
Sur notre schako bleu, le plumet rouge et blanc.
Celui qui chantait ainsi n'aurait que
faire de s'inquiéter de la mort. Il aime la gloire pour elle-même et lui voue délibérément
sa jeune existence. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir si le sacrifice que
la patrie demande à ses
fils est sans merci. Il
est à l'âge des premiers regards sur la destinée
humaine : alors
on la domine, on
la brave, bonne ou mauvaise ; et, n'ayant pas encore engagé sa vie, on
peut l'offrir. Le sang, dont j'ai senti mes mains couvertes quand nous
relevions des blessés ou assistions des mourants, ce sang cruel, qui ne cessera
jamais de m'épouvanter, il y baigne avec exaltation son panache. C'est le sang
vermeil, dont lui ont parlé les poètes et les héros. Pour moi, c'est le sang
des tristes plaies que j'ai vues.
Je ne peux pas aimer la gloire comme
lui. Je sers la gloire française de toutes mes forces. Je ne suis pas ici pour
m'occuper de la mienne.
Que fais-je donc à la guerre ?
Mon devoir.
Sauf exception, nous n'allons
vaillamment à la mort ni parce que nous la méprisons, ni pour les lauriers
qu'on jettera sur nos tombes, mais en esprit de discipline. Le premier fruit de
cette tuerie aura été de nous rendre la connaissance et le goût, depuis
longtemps perdus, de nos devoirs : voilà le grand miracle attendu de nous
tous dans les années anxieuses qui ont précédé la guerre.
L'autre jour, un adjudant entra
brusquement dans notre cave, poussant deux soldats, dont l'un tamponnait avec
un mouchoir son visage ensanglanté. Nous dressâmes vivement la tête.
— Blessé ?
— Pensez-vous, mon capitaine !
Ça s'est disputé. Je les amène au poste pour s'expliquer.
Trois curieuses figures. Le battu est
ce qu'on appelle un avocat de village. Il racontait que les Boches valaient
bien les Français. L'autre avait sauté sur lui. Les voilà devant leurs chefs.
L'assaillant reste immobile. Il se repent, mais son coup, qui a bien porté,
fait honneur à son bras. Il sent vaguement qu'à la guerre la force est d'un
grand prix. Il avoue son crime et dit seulement pour sa défense :
— Il nous agaçait avec ses théories.
J'ai voulu le corriger. Je ne pensais pas lui faire tant de mal d'un seul coup
de poing.
— Alors tu comptais lui en donner
plusieurs ?
— Je voulais le faire taire, mon
capitaine. À ces mots, l'autre s'avance et riposte :
— Me faire taire ?
Qu'il est drôle ainsi ! Il
porte, au bas d'une figure maigre, déjà ravagée par l'âge, de grandes
moustaches fauves, tombant à la gauloise. Le dos voûté, l'air humble et finaud,
tout le corps assez frêle et peu martial, la voix chevrotante, avec des
liaisons savantes et des quantités de mots abstraits, il gesticule et prononce
des sentences :
— Alors on n'a plus ses droits,
ici ?
— Tu as le droit de tuer des Boches,
vieux bavard.
— Vous, faites silence ! Vous
l'avez frappé : laissez-le parler.
— Mon capitaine, reprend l'autre, si
on laisse faire cette jeunesse, ça va-t-être la révolution dans les gourbis. Moi, je comprends qu'on
ne devrait pas se batailler, vu qu'on est tous ici pour la misère....
— On est ici pour la France, lui crie
l'adjudant, en roulant des yeux terribles.
— Allons ! fait le capitaine,
pressé de clore sur ce mot l'incident, serrez-vous la main et sauvez-vous.
Je considère avec curiosité, tandis
que s'en vont les hommes, ce sous-officier qui ne permet pas qu'on parle de
misère ici.
— Tu as été dur pour le vieux, lui
dit l'un de nous.
— C'est sa faute. Ces phraseurs, ça
se plaint toujours. Ils ont à tout propos leurs droits en tête, jamais leurs
devoirs...
Il nous brosse alors un tableau de la
société française, à la ville et aux champs, avant la guerre : peinture
violente, mais fidèle. Pour un humble, car il tient modestement boutique, en
temps de paix, sur la grand'place de quelque chef-lieu de canton, il voit
juste. Les derniers détenteurs de la sagesse se trouvent ainsi chez les gens du
peuple. Leur morale, quand ils ont évité les embûches de la vie, tient dans ces
vieux souvenirs du catéchisme, où aboutissent, après de savants détours, toutes
les spéculations des philosophes.
Il va nous dire le cas que faisaient
de leur devoir dans le civil ces héros, qui, d'un cœur ferme, acceptent
aujourd'hui de mourir pour lui. Je ne donnerai pas, pour cause, ses mots mêmes,
mais sa pensée.
Il commence par les ouvriers. Bien
connaître son métier, pour l'exercer avec plaisir ; avoir des goûts
simples, afin de les satisfaire pleinement élever à son foyer de beaux enfants,
dans l'amitié de qui on se réfugie aux grandes heures de la vie : voilà,
nous explique-t-il ; un programme d'honnête homme. Nos citoyens ont trouvé
mieux : travailler le moins possible, parce que c'est fatigant ;
exiger le plus gros salaire, parce qu'il est agréable de sentir des écus dans
sa poche ; dépenser son gain pour soi seul et, par conséquent, n'avoir pas
d'enfants. Droit de vivre sa vie, droit de jouir, droit de flâner, droit de
tout saboter, son travail, soi-même, ses proches et son pays : quant au
devoir, inconnu.
Voici les paysans. Ceux-là sont
encore économes et laborieux comme leurs pères, mais avec une rapacité qui leur
tient lieu de toute vertu. Incapables de travailler pour les enfants de leurs
enfants, comme les vrais amis de la terre, ils ne sauraient planter un arbre :
le profit est trop lointain. Ils abattent ceux des aïeux, pour avoir de l'or,
que leurs fils dépensent à la ville. Point de religion. Point de respect pour
les femmes, Jamais de vrai repos près de l'âtre : ce sont des bêtes de
somme. Et si vous leur parlez de devoir, ces esclaves-nés, qui acceptent par
goût les plus viles servitudes, vous disent, en ricanant, qu'ils sont des
hommes libres et ne veulent pas de lois morales.
Des gens de la classe riche, notre
censeur, devant ses officiers, n'ose rien dire. Mais je continue sans effort sa
pensée. Nobles, bourgeois, gens en place, nous tous qu'on appelle
arbitrairement les dirigeants, que valons-nous ? La plupart des hommes
sont des jouisseurs, exercés à jouer des coudes, et les femmes des poupées. Les
premiers gagnent, n'importe comment, un argent fou, que leurs compagnes font
sauter en l'air.
S'il s'agit du bien public, à l'égard
de qui les devoirs sont plus sacrés, parce que les intérêts en jeu sont plus
gros, vous trouvez l'indifférence ou de bas calculs. Jamais les hommes en masse
n'ont porté au pouvoir le plus sage, c'est entendu. Mais, chez nous, on choisit
volontiers le moins digne, afin de le tenir à sa merci : ainsi on a un
domestique, et c'est la France qui paie.
Venez avec moi dans la tranchée. Ils
sont là, sous nos yeux, un fusil à la main, de la boue jusqu'à la ceinture, ces
ouvriers, ces paysans, ces bourgeois, ces électeurs. Que se passe-t-il sous
leurs crânes tondus ? Quels projets ruminent-ils pour la paix, tandis
qu'ils grognent dans leur barbe ? Les voilà au devoir, cette fois, et tous
ensemble. Qu'en pensent-ils ? La guerre les a changés. Elle en a fait sans
peine des soldats braves : sont-ils devenus, du même coup, des braves gens
pour toujours ?
L'adjudant n'en doute pas : il
exagère. Non, nous ne serons pas nécessairement meilleurs quand nous rentrerons
dans nos maisons. Mais je pense que nous serons en état de devenir meilleurs et
c'est l'important. La notion du devoir, restaurée par la force, ne nous aura
pas donné l'habitude définitive de bien faire, mais nous laissera aptes à suivre,
si on nous les montre, des directions nouvelles. Si, aux docteurs
révolutionnaires, prophètes des droits souverains de l'individu, d'autres
docteurs s'opposent, annonciateurs des vérités éternelles, les amis du vrai
droit seront écoutés. Ces maîtres intellectuels d'une France plus sage
existent, mais ils professaient à peu près dans le désert. La guerre aura
décuplé le courage et la puissance de ceux d'entre eux qui lui survivront. Ma
pensée va vers eux, ce soir, du fond de mon souterrain et j'aperçois l'ère où
ils trouveront, non seulement parmi l'élite intellectuelle, dont une notable
partie leur appartient depuis longtemps, mais jusqu'au cœur de nos derniers
villages, des oreilles complaisantes pour les entendre.
Pour corriger les peuples, comme les
enfants, il ne suffit pas de leur enseigner le bon chemin : il faut les y
conduire par la main. Les préceptes sans l'épreuve sont vains. Nous aurons,
dans cette guerre, fait de dures expériences, après lesquelles les leçons des
justes seront comprises.
Nous aurons spécialement pesé deux
mots de valeur très inégale. On écrivait le nom du Devoir avec une majuscule et
l'on s'en tenait là : c'était une belle abstraction. Par contre, nous
revendiquions des droits en foule. À la guerre, on est bien forcé de renverser
les nombres. Je crois au Droit, notre sauvegarde à tous, et je vois, s'imposant
à moi chaque jour, à chaque heure, des devoirs innombrables.
Les droits et les devoirs, si l'on
pouvait négliger la réalité, c'est-à-dire la faiblesse et la folie des hommes,
mériteraient d'ailleurs d'être pareillement honorés, car ils se répondent, se
lient naturellement. En fait, il y a des mots dangereux, qu'il ne faut pas
livrer à la foule : ici, les droits, mots tentateurs, mots perfides,
s'envolent au souffle des obus.
Il n'y a pas une formule
révolutionnaire, génératrice de désordre et de douleur, qui ne soit contredite
chaque jour dans nos tranchées. Aimez-vous l'égalité, ce droit fameux d'être
pareil aux autres et, pour y atteindre, de tout envier, de tout haïr, de tout
détruire ? En fait d'égalité, nous connaissons, en campagne, notre misère
commune devant la mort, qui frappe sans cesse et sur n'importe qui. Si vous
êtes jaloux de vos semblables, si vous prétendez jouir de tous leurs avantages,
approchez-vous de cette première ligne, où l'injustice est inconnue, où
personne n'est exempt de se coller à terre quand passe un projectile, où chacun
ne peut offrir que son front, sa poitrine, quelques centimètres de chair
mortelle à la mitraille allemande. Égaux sous les coups, certes. Mais, pour le
reste, un rang différent à chacun, suivant son mérite. Il faut une patrouille
ce soir. Où sont les volontaires ? Voici dix hommes qui se présentent. Ils
apparaissent, dès cette minute, supérieurs aux autres qui s'inclinent.
Inégalité, respect : deux notions nouvelles pour nos gens. Ils s'y
habitueront.
Dans le civil, l'argent donnait tous
les droits. On n'en a que faire dans nos trous. Le prestige de la gloire a
remplacé celui de l'or. Et l'envie, qui salit les âmes, a disparu devant
l'admiration, qui les élève. La valeur personnelle, l'intelligence, la force
physique, le dévouement, la bravoure, l'héroïsme : ayez un peu de tout
cela ou beaucoup et, suivant le degré, vous recueillerez, à la guerre, les
honneurs et des joies divines, aux applaudissements des camarades.
Car les mêmes hommes, qui, en
démocratie, se conduisent en mauvais frères et s'entre-dévorent, deviennent ici
camarades de combat. La fraternité d'armes a rétabli entre eux la loyauté, la
bonne humeur et la confiance. Le rire, signe de santé physique et morale,
règne, comme on dit au régiment, à tous les degrés de la hiérarchie. Les haines
tombent et la religion même recueille les hommages qui lui sont dus.
On dirait qu'une baguette magique a
remis chaque chose à sa vraie place. Nous nous gavions de jouissances et nous
usions nos forces à la poursuite du bien-être. Voici je ne sais combien de mois
qu'en fait de confortable nous couchons sur la terre nue ou sur la paille, avec
des souris. Il nous fallait mille douceurs et le plus clair de nos loisirs se
passe, qu'il pleuve ou que le soleil brûle, à creuser des fossés, avec cette
consolation que nous pouvons, suivant nos préférences, choisir la pioche qui
abat la terre, ou la pelle qui la jette au dehors. Nous faisons cela en
sifflant et, l'heure du repos venue, nous avons des sommeils triomphants.
D'autre part, l'ennemi, en ravivant
des haines séculaires, a uni nos vivants et nos morts ; et la tradition,
qu'on bafouait, a pris à tous les regards une grandeur et une beauté
nouvelles : des ministres de la République, pour qui la France datait de
1793, ont évoqué solennellement les noms de saint Louis, de Du Guesclin, de
Jeanne d'Arc. On bafouait aussi l'autorité, l'ordre, la discipline ;
maintenant, nos étourdis voient que c'est en l’absence de toutes ces vieilles
choses que l'Allemagne a failli nous battre.
Enfin, nous accomplissons ici un
devoir et, rare bienfait, un devoir clair. Nous savourons la douceur de
connaître notre chemin. De ce devoir, qui s'impose avec éclat, nous tirons de
telles joies que nous avons besoin de nous en flatter et de le crier à tous les
vents. Que dirons-nous dans nos foyers, après la guerre ? Les fanfarons
seront désagréables. Les autres montreront de la modestie, mais aimeront
cependant qu'on apprécie à sa vraie mesure l'épreuve vaillamment subie et que
personne ne conteste le caractère et la beauté de
leur sacrifice. Ils voudront qu'on professe autour d'eux, à leur exemple, que
rien ne vaut le dévouement à la Patrie. Ils ne demanderont pas tous des
louanges pour eux-mêmes : tous en exigeront pour les vertus qu'ils auront
pratiquées. Et cela fera, dans nos villages et dans nos villes, deux ou trois
millions de prophètes intéressés du devoir.
Ainsi nous tous, qui regardons la mort en face et qui nous
efforçons, parce que c'est notre loi présente, de ne pas même battre la
paupière devant sa redoutable figure, nous reviendrons du champ d'honneur avec
l'habitude et l'orgueil de servir.
Les devoirs ne seront assurément pas aussi simples dans la
paix qu'à la guerre. Nous les trouverons souvent plus pénibles, à cause de leur
obscurité même. Les souvenirs éclatants de nos jours de gloire nous
soutiendront alors. Accepter la mort, demeurer jour et nuit, pendant des mois,
sous sa menace tapageuse ou crispante, puis, dans des heures violentes, faire
mieux que de l'attendre, courir à elle en chantant, la saluer avec exaltation,
non pour la gloire, mais parce que c'est ainsi qu'on doit tomber : tous
n'auront pas choisi de bon gré ce métier de héros. Qu'importe, puisqu'ils
auront tous fait, avec une allégresse plus ou moins chargée de résignation,
leur sacrifice ?
Je me souviens qu'un jour, au mois de septembre, peu après
la Marne, un général vint inspecter, dans une région où je me trouvais alors,
le dépôt d'un régiment de l'armée territoriale. Il avait pour mission
d'examiner particulièrement les gradés et de se rendre compte de leur état
d'esprit. Promu le matin même, il avait quitté, quelques heures plus tôt, le
champ de bataille et sentait encore la poudre. Il passa devant les
sous-officiers alignés dans la cour du quartier et, à chacun, posa cette
question :
— Demandez-vous à partir au feu ?
— Je partirai à mon tour, mon général, répondirent
invariablement ces guerriers.
— Eh ! conclut le grand chef, vous parlez comme des
poltrons !
Le scandale fut beau parmi ces pauvres hères. Du devoir,
de l'occasion qu'on leur offrait de participer au salut national, ils n'avaient
cure. Leur tour, leur droit : voilà les grands mots.
Peu à peu, ces mêmes hommes ont quitté le dépôt. Ils
servent aujourd'hui dans les tranchées et s'y conduisent bien. Ils y ont
enduré, plus d'une fois, des souffrances sans nom, mais gaiement. Ils vont où on leur a dit qu'était leur
place et ne réfléchissent pas plus avant. Est-il absolument besoin que la loi
soit comprise, du moment qu'elle est connue et obéie ? Ils sont la foule
et suivent l'élite.
Dans l'élite, je vois deux types.
D'abord le soldat passionné, que meut l'amour de la France. Il connaît la
hiérarchie des obligations et, si tendrement qu'il chérisse son foyer, sa
patrie passe d'abord. Cela implique toute une forme d'esprit : un homme
ainsi fait sert toujours l'intérêt public avant le sien, même lorsqu'il ne
s'agit point, comme ici, d'un cas où le devoir est criant. Avec cette
mentalité, on ne peut manquer d'être un fervent de l'histoire et de la
politique. On connaît le passé de son pays et l'on révère toutes ses gloires.
On ne se désintéresse point de sa destinée présente, ni de ceux qui en ont pris
la garde. Et, si la guerre éclate, on y court, sans examen, comme à une affaire
personnelle, J'aime ce type, d'ailleurs répandu, et c'est vers lui que, par
nature, je tends volontiers pour ma part. Je n'ai aucun mérite à faire mon
devoir de soldat, mais je sens que j'en aurais un extrême, si je n'avais devant
les yeux cette admirable figure de la France, qui me soutient, m'anime et d'où
je tire ma force. J'avoue que je ressens une joie profonde, quand j'entends
parler de la frontière du Rhin il me semble que c'est à moi-même qu'elle sera
rendue. Soutenu par de pareilles pensées, je n'ai aucune peine à offrir mon âme
et, quand il le faudra, je donnerai mon sang.
L'autre type est-il plus rare ?
Je le trouve, en tout cas, infiniment séduisant. J'en ai ici, dans mon
voisinage, un exemplaire charmant. Imaginez un grand jeune homme déambulant
dans la tranchée, la capote ouverte, un vieux képi sur une touffe soyeuse de
cheveux blonds, des brodequins massifs, le geste brusque, l'allure gamine. On
dirait un mauvais sujet, qui ne passera jamais caporal. Il croise des hommes et
je ne sais ce qu'il leur conte, mais ils ont tous, après l'avoir regardé et
entendu, un bon rire à larges éclats. L'un d'eux s'écrie :
— Mon
lieutenant, vous dites toujours des blagues !
Car il est lieutenant, ce jeune
soldat, si haut de taille, si mince et si gai. Il commande sa compagnie depuis
quelque triste jour de septembre 1914, où fut tué son capitaine. Il a la figure
la plus franche, des yeux clairs, le grand nez du roi Henri IV, la bouche fine,
un menu duvet sur la lèvre, des rougeurs de jeune fille, une voix ardente, des
colères qui tombent à plat, des coups de poing dans tous les sens et des rires
qui n'en finissent pas. Que fait-il à la guerre ? Les affaires du pays,
sans doute, et de bon cœur. Mais ses yeux ne sont pas illuminés, comme les
miens, jusqu'à l'éblouissement, par l'image captivante de la France. Il voit,
il regarde surtout un autre visage, plus austère, à qui vont d'abord son culte
et sa ferveur : celui du devoir.
Quand il a quitté sa mère en larmes,
il n'a pas ergoté sur les origines et les conséquences de la guerre, ni cherché
ses consolations dans des perspectives de revanche triomphale. Honnête homme dans
tous les actes de sa vie, il fut, ce jour-là, honnête comme d'habitude. La loi
commande d'être soldat : il est parti. Le sacrifice était dur, par
conséquent d'une valeur rare : malheur au lâche qui discuterait !
Toute sa morale de guerre tient en cette formule : un devoir, me voici.
Autour de lui, de nous, de nos
camarades, les soldats, venus ici plus ou moins volontiers, s'habituent à la
longue à penser comme les chefs. Suivant ses tendances, chaque homme prend
modèle sur l'un ou l'autre type. Ils s'améliorent, nous aussi ; et nous
sommes heureux.
Je me demandais parfois, avant le
mois d'août 1914, si nous aurions jamais la bonne fortune de faire l'expérience
préalable des nobles joies dont il faudrait donner l'appétit aux hommes pour
les détourner de leur bassesse. La guerre nous les a toutes apportées.
Allons ! je puis, avec mes
compagnons d'armes, reprendre les gais propos dont j'ai, un moment, rougi comme
d'un sacrilège. Je puis, tout en veillant sur l'ennemi, demeurer insouciant. Je
me perfectionne à mon insu, et les braves gens qui m'entourent font de même.
Si, par surcroît, la gloire, de qui je n'implore rien pour moi-même, vient, un
soir de bataille, illuminer le front de l'un de nous, je bénirai la belle
visiteuse et, les mains tendues, je lui demanderai pardon d'avoir, cette nuit,
dans ma tranchée, préféré à sa radieuse figure celle du devoir, plus grave et
moins accoutumée au sourire des hommes.
En nous ramenant, pour de longs mois,
à l'âge des cavernes, la guerre aura rendu nos goûts simples et nos ambitions
modestes. Nous avons non seulement fait ici des travaux pénibles, mais il a
fallu défendre nos tranchées et nos abris contre les violences de la nature et
celles des hommes. Sans désespoir, presque sans plaintes, nous avons tout
supporté. Supporterons-nous, dans la paix, que des imposteurs recommencent à
prêcher aux paresseux la philosophie du bien-être, et qu'on insulte à nos
souffrances et à celles de nos morts en revendiquant, pour une nouvelle génération
de jouisseurs, le droit au bonheur et le droit de vivre ?
Il n'était pas question de nos
droits, à la mi-décembre 1914. Les Allemands ayant, quelques jours plus tôt,
bombardé, puis surpris et bouleversé une partie de nos tranchées, nous les
avions chassés, et nous attendions une deuxième attaque, quand une autre
ennemie se présenta : la pluie.
Représentez-vous une nuit de veille dans
le poste des officiers 2. Le
capitaine dort à terre sur quelques déchets de paille humide. À ses pieds son
ordonnance, Joseph. C'est le serviteur fidèle, qui ne parle que de son bon
capitaine, de ses bons lieutenants, de la bonne Marie, sa femme. Il n'a jamais
eu d'autre oreiller que les jambes et les cuisses de son chef, ramassées en
chien de fusil. Ils ronflent tous deux, tas informe sur lequel on tâche de ne
pas buter. Un homme de garde, affalé sur des sacs, raconte, d'une voix de
berceuse, d'interminables histoires du pays à un petit gaillard, svelte et
narquois, qui s'applique à fixer au plafond des toiles de tente pour parer à
l'inondation. Nous sommes là, deux lieutenants, assis sur le même bout de
planche et la pluie tombe, violente au dehors, traîtresse et froide sur nos
crânes, nos mains, dans nos cous : en tout, six hommes, utilisant si
habilement le trou maudit, qu'une souris ne passerait pas entre nous. Voilà
deux heures que la pluie coule ainsi. À tour de rôle, mon ami et moi, nous allons
dans la tranchée. Point de caoutchoucs : nous ne connûmes que plus tard ce
luxe. Pas de lampes de poche, non plus : on était parti à la guerre sans
penser si loin. Quand vient mon tour, je vais causer un peu avec les veilleurs.
Je les trouve trempés jusqu'aux os. Nous avons subi des pluies plus fortes ou
plus longues : jamais nous n'avons vu tant d'eau. De minuit à minuit,
pendant vingt-quatre heures, il fallut assister à la débâcle des terres autour
de nous, et finalement à la destruction de nos tranchées. Pour échapper un
instant à la boue qui m'arrive plus haut que le cheville et, par endroits,
jusqu'aux genoux, je monte dans la plaine derrière nos lignes et je rince dans
l'herbe humide mes souliers pesants. Il y a là une grande fouille creusée la veille pour y installer
notre nouveau poste. On n'a pas eu le temps de la couvrir et je veux voir s'il
en reste quelque chose. Je descends : c'est plein d'eau, sauf dans un coin
surélevé, qui doit servir de couchette. J'y trouve une vieille caisse et je
m'assieds, mélancolique, quand un souffle chaud m'arrive sur la joue. Quelle
est cette forme noire aux gestes lents qui sort de l'ombre à deux doigts de mon
visage et va me toucher ? Un chien mouillé, un gros chien silencieux, qui
me parle à l'oreille : il est bien malheureux et moi aussi, je sais. Mais, d'où sort-il ? Je le
caresse : c'est comme si je touchais, une éponge dans un baquet d'eau
tiède. Je m'éloigne, il me suit. Jamais rien ne m'a impressionné comme les
précautions de cette bête pour ne pas faire de bruit. Il y a des chiens qui
aboient à la lune et hurlent à la mort. Le gosier de celui-là devait être serré
par le deuil universel. Il descendit avec moi dans la tranchée. Je l'entendais
barboter dans l'eau et respirer tristement. Il consentit, à ma prière, à se blottir
une heure contre Joseph. On m'a dit le lendemain qu'il avait disparu comme un
fantôme.
Car le lendemain, c'est par ouï-dire
que je connus le sort de notre abri et de ses habitants. Nous dûmes, mon ami et
moi, nous consacrer aux hommes, qui avaient besoin de sentir auprès d'eux leurs
chefs, impuissants, hélas ! mais vaillants pour l'exemple. Nous apprîmes
que le toit de notre poste, vers quatre heures du matin, s'était effondré sur
le capitaine. Le pauvre homme, déjà vieux, avait, avec mille peines, gagné
l'abri d'un sous-officier : il fut évacué quelques jours plus tard. Quant
au fidèle Joseph, il resta dans ce trou toute la nuit et tout le jour, veillant
sur le matériel et résolu, moitié dévouement, moitié peur, à mourir dans ces
marécages plutôt que de franchir les fondrières d'alentour, que, la veille,
nous appelions pompeusement le boyau du commandement, le poste des agents de
liaison, le poste téléphonique. Il
ne mangea, ni ne bougea, jusqu'à la nuit suivante, où il fallut bien
l'aller chercher : c'était la relève.
Alors commencèrent une série de
déboires, où fut mise à l'épreuve, jusqu'à l'héroïsme, la résignation des
hommes. Il y avait tellement de boue dans ce qui restait des tranchées, que des
soldats, obligés d'aller chercher, pour s'équiper, leurs fusils abandonnés dans
quelque créneau, durent se déchausser et retrousser leurs culottes jusqu'au
haut des cuisses. C'était nouveau : ils en rirent. Mais où vint l'envie de
pleurer, c'est quand la compagnie, ayant mis sac au dos pour aller se reposer
au village voisin, reçut l'ordre imprévu de demeurer en seconde ligne. On veut
bien faire cinquante jours de tranchées. Quand, en route pour le cantonnement,
on apprend qu'il y a contre-ordre et qu'il va falloir choisir entre demeurer
sous la pluie battante ou se coucher tout mouillé dans des caves glacées,
pleines de boue, le cœur se gonfle. Les pauvres types se blottirent toute la
nuit contre des arbres nus, qu'à cette époque on n'avait pas encore jetés à
terre.
Le lendemain, quarante d'entre eux étaient
sur la route proche, se partageant des pelles pour réparer les dégâts du
déluge, quand un obus de 77 vint en sifflant tomber au milieu d'eux. Nous nous
couchâmes tous. J'étais à quinze mètres : quand je me relève, je vois
courir tout ce monde comme une volée de moineaux effarés. Ils disparaissent en
un instant, dans la tranchée, sauf quatre qui se traînent. Nous courons à
eux ; quatre blessures graves, mais point mortelles. Et savez-vous de quoi
l'on parla, tout le long du chemin, qui, le soir, par un temps redevenu
meilleur, nous conduisit enfin au repos ? De la pluie et des souffrances
sans nom qu'on lui devait, pas un mot. On remarqua qu'un de nos obus de 75,
tombant à la même place, aurait tué les quarante hommes ; et l'on méprisa
les Allemands.
Quand nous revînmes, quatre jours
après, la tranchée était refaite : nos camarades avaient bien travaillé.
Aujourd'hui, de pareils malheurs ne
nous arriveraient plus. Nous avons des puisards dans les boyaux, des
revêtements-le long des parapets de tir, et des abris solides.
Le labeur que fournissent les hommes
pour arriver à ces résultats est considérable. Au début, nous possédions une
tranchée de tir, le long de laquelle chacun creusait un trou, comme il pouvait,
pour essayer de dormir. Puis on fit une autre tranchée, parallèle à la
première, avec de petits boyaux de raccord. Dans cette deuxième tranchée, qui
ressemblait à une rue, chacun installait, à droite, à gauche, sa maisonnette ou
sa cave. On donna toutes sortes de noms à ces cases ; cagna, guitoune,
gourbi ; officiellement, ce sont des abris. Cette double ligne était
isolée du monde, et l'arrière ne communiquait avec elle que la nuit. On inventa
alors les grands boyaux de communication, qui permirent de passer en plein jour
du front aux cantonnements. Aujourd'hui, les boyaux se croisent en quantité
innombrable comme les rues d'une ville. Il a fallu nommer ces rues : boyau
des rats, boyau des Allemands, boyau Castelnau. Essayez de vous reconnaître
parmi ces chemins tous pareils. S'il y avait une auberge à ce carrefour et
l'épicerie ou la pharmacie à ce coin, on aurait bientôt fait. On a mis des
pancartes partout et l'on s'y perd encore.
Évaluera-t-on jamais la main d'œuvre
qu'ont représentée de pareils terrassements ? Nos hommes, s’ils trouvent quelque sécurité dans leurs chemins
creux et quelque repos dans leurs maisons de
terre, peuvent en jouir sans remords : ils l'ont gagné.
C'est surtout dans l'architecture des
gourbis qu'ils excellent aujourd'hui. Il y a deux écoles : la cave, ou
l'abri couvert.
Un instant, on dut, dans certaines
régions, prohiber les caves, qui s'éboulaient. Chez nous, on les recommande au
contraire, mais très profondes et étayées : nous avons dans nos rangs des
mineurs du Nord et du Pas-de-Calais qui les construisent.
Au début, on couvrait mal les
abris : quelque vieille porte, avec un peu de terre. On n'était pas
difficile. Quand on sentait au-dessus de sa tête, dans la tranchée, des
branchages et sa toile de tente, on faisait la manille en sécurité. Un obus
éclatait : on répondait en jetant un atout. Des hommes furent tués ainsi.
Beaucoup périrent dans des gourbis couverts de bois et de toiles, qu'ils
croyaient sûrs. Peu à peu, on multiplia les abris à l'épreuve et nos
hommes, à l'heure qu'il est, passent le plus clair de leur temps à transporter,
de l'arrière au front, d'énormes rondins de bois, qu'ils placent ensuite en
couches serrées et superposées sur nos toits.
Tout ce que je raconte ressemble peu
à la guerre.
Si vous préférez des récits de hauts
faits, d'autres vous les diront. Il y a ici un peuple de héros, et nous
pourrons, à la paix, nous enivrer de gloire en revivant des souvenirs qui
s'accumulent. Mon objet est d'honorer toutes les vertus, même les plus modestes
et de déterminer la leçon que tirera chacun de nous de l'épreuve tout entière.
Je note donc que nous sommes, quels que soient notre rang, notre fortune, notre
éducation ou notre science, devenus des terrassiers ou des portefaix. On se
plaignait, au quartier, de la corvée de pommes de terre. Ici, ce sont les cuisiniers
qui pèlent nos légumes. Mais à peine a-t-on déchargé son fusil au retour d'un
petit poste, où l'on se sentait, avec orgueil, le gardien avancé de la France,
il faut aller, par les boyaux boueux, chercher des madriers énormes, les
charger sur l'épaule en se mettant à trois ou quatre hommes de même taille et,
la tête penchée, le front mouillé de sueur, marcher au pas, non comme des
soldats, mais comme des forçats. On donne ses muscles et son amour-propre. Nuit
et jour, on se plie à un labeur, que, dans la vie civile, on tiendrait pour
dégradant. Mais c'est le devoir : par la vertu de ce mot magique, que nous
avions désappris et que nous a rendu la guerre, les tâches viles
s'ennoblissent.
La preuve, c'est la gaieté de nos
cœurs. Nous tirons de la joie des moindres choses et nous rions sans
cesse : signe de santé morale et de bonheur. Ne me faites pas dire qu'il
n'y a pas, dans la paix, de plaisirs désirables. Mais, saturés de jouissances,
nous avions, comme les enfants riches, trop de jouets sous nos mains. À l'école
de la souffrance, nous apprenons à nous contenter de peu. Ce caporal, qui, avec
un vieux ressort de pendule, trouvé dans les ruines d'un village, a fabriqué
une scie aux dents fines pour mordre dans l'aluminium et façonner des bagues,
est plus heureux, avec son outil de fortune, qu'au temps où il usait ses
loisirs à courir les brasseries. La leçon est forte : ne la laissons pas
passer.
Elle est forte pour tous, du petit au
grand. Les hommes font les corvées. Mais les gradés et les officiers, qui les
commandent, sont tout au plus des contremaîtres, attachés à un labeur pénible
et sans gloire. Ils s'y plient.
Je vois encore le commandant V...
surveillant la nuit, une distribution de pelles et de pioches entre tous les
hommes de notre compagnie. Officier breveté, il poursuit maintenant sa carrière
à la tête d'un beau régiment. Je regretterai toujours le départ de ce chef,
dont la science et les vertus m'émerveillaient. Il était très dur dans le
service, mais dur envers lui-même d'abord. Avec nous, quand il avait donné ses
ordres, toujours précis, il se montrait d'une amabilité charmante. Il recevait
des siens de gros colis et nous faisait avec joie partager ses richesses. Au
bas des petites notes de service qu'il nous passait, nous lisions, presque
chaque jour, un article ainsi conçu :
Pour
les officiers, un artichaut, un gâteau, trois œufs frais.
Une autre fois, c'étaient une petite
boîte de foie gras, des sardines. Il nous envoya les premiers radis du
printemps.
Par exemple, s'il s'agissait de faire
vivement un boyau, il entendait que le compte d'outils fût exact, que la
répartition entre les secteurs se fît en ordre, en silence et au plus vite. Il
pouvait pleuvoir à flots : il était là, dans les betteraves, droit comme
un i, ponctuant ses ordres avec son bâton.
Il piquetait d'ailleurs lui-même les
travaux. Je passai toute une nuit à ses côtés, pour jalonner ainsi une nouvelle
voie de communication, qu'il voulait établir entre notre première et notre
deuxième ligne. Deux fois j'essayai de lui dire que je me tirerais d'affaire
sans lui : il n'admettait pas qu'un chef prît du repos quand ses
subordonnés se trouvaient à la tâche.
Avec mes amis, nous admirions souvent
l'attachement de cet homme à d'aussi menus devoirs. Il avait donné, dans les
heures tragiques du début de la campagne, la haute mesure de sa valeur. Cela
nous encourageait à faire, sans rougir, notre humble métier de cantonniers.
Quant au colonel, je verrai toujours
la caverne de brigand où il habitait quand commença la guerre de tranchées.
Comme il n'y avait pas encore de boyaux, on ne communiquait avec lui qu'à
partir de la tombée du jour. Et, si le temps était bien noir, on errait
interminablement dans les betteraves. Les hommes disent, quand on tourne sur
place, sans parvenir à s'orienter, qu'on garde les vaches. Cela nous est arrivé
souvent, hélas ! Enfin, voici un filet de lumière qui paraît sortir de
terre. On tâtonne, on descend quelques marches et voici, derrière une toile
d'emballage, lourde de toute la pluie du ciel, un réduit carré. On y trouve une
couchette de paille, un poêle, de la vaisselle, des livres, des fusils et des
casques allemands, des cartes en quantité, un nombre appréciable de bouteilles,
un appareil téléphonique, une épaisse fumée de tabac, une table surchargée de
journaux, de notes, de papiers de toutes sortes et, derrière cette table, un
homme magnifique, en gilet de chasse, culotte de velours, tête nue. Est-ce un
soldat ? On dirait un beau philosophe, enfoui sous la terre pour goûter, à
l'abri du monde, ses plaisirs favoris : la lecture et la méditation. Mais
il a une puissante mâchoire d'homme d'action, qui me déroute. Et puis sur son
visage, je vois trop de gaieté : cet homme n'est pas un ermite. D'où vient
sa joie ? Il a connu les horreurs de la guerre et s'apprête à faire cent
fois, jusqu'à la paix, le sacrifice de sa vie. Alors les privations et les
misères, qui offensent habituellement les mortels, ne l'atteignent pas. Par
contre, les moindres distractions prennent, dans son taudis, la proportion
d'événements radieux ; dont il tire toutes les délectations. Ainsi
moi-même je n'ai jamais tant ri, ni de si bon cœur, que depuis qu'a éclaté
cette guerre horrible. Ne dites pas : rire nerveux. C'est un rire
d'épanouissement.
Un soir, sur la grand'route, trois
fous chantaient et couraient, se tenant par les bras : avouerai-je que
j'en étais ? Nous venions de sortir des boyaux, deux de mes camarades et
moi. Il devait être minuit. Les hommes marchaient devant nous, heureux d'aller
goûter au cantonnement quelque repos.
Ayant dû passer avec une certaine
minutie les consignes aux officiers qui nous relevaient, nous suivions de loin
la compagnie, au lieu de la précéder. Quand, ayant monté les marches de terre
qui nous libéraient du dernier fossé, nous sentîmes, pour la première fois
depuis quinze jours, de l'air vif autour de nous, et, sous nos pieds, une vraie
route de pierre, nos cœurs bondirent d'allégresse. Oh ! la joie de tourner
le dos à l'ennemi ne nous animait guère. Nous quittions la zone des balles pour
celle des obus, et le cantonnement, objet de nos ardents désirs, est
constamment bombardé. Mais nous échappions à nos tombes ! Je me rappelle
que le ciel était gris, avec de vastes taches sombres, qui paraissaient pleines
d'eau et couraient majestueusement. La lune, à travers cet écran humide, jetait
assez de clarté pour faire apparaître, en les grandissant encore, deux ou trois
arbres solitaires dans la plaine. J'eus le temps, au milieu de ma gaieté, de
penser à Corot. C'est ainsi, dans la nuit blafarde, qu'il devait aimer à voir
fondre le feuillage et s'étirer les bras des ormes noirs. Le sol dur et blanc
d'une vraie route de France nous charmait d'ailleurs plus que la poésie des
arbres tragiques. Nous tapions du talon sur ces pierres et Dieu sait si les
talons des soldats font du bruit.
Nous gonflions nos poitrines et, un
moment, nous nous surprîmes à proclamer, tous trois ensemble, que nous étions
heureux. Les fusées belliqueuses, à droite, à gauche, par derrière, dansaient
dans l’horizon, qui nous parut en fête. Des canons rugissaient très loin, comme
des lions de ménagerie. En sourdine, nous entonnâmes de vieux refrains de chez
nous et tous les frais souvenirs de mon adolescence montèrent en moi. J’étais
ainsi, il y a bien longtemps, avec d’autres enfants de mon âge, à gambader sur
la route qui longe la plage de Midelkerque. Je ne songeais pas alors que
Midelkerque serait un jour à l’extrême droite de la plus terrible armée d’invasion
de l’Histoire, encore moins qu’à cette heure de désolation, je me surprendrais,
comme aux beaux matins d’antan, à chanter Frère Jacques, avec des amis tout aussi chers.
Antoine Redier, in Méditations dans
la tranchée (1918)
1. Charles de Navacelle, lieutenant au 338e
régiment d’Infanterie, petit-fils du maréchal Canrobert, mort pour la France
devant Fouquescourt (Somme), le 12 décembre 1915.
2. Devant Fouquescourt. L’abri se trouvait à l’intersection
des tranchées de première ligne et de la route Méharicourt-Fouquescourt.