Un débat infini oppose donc, comme
deux absolus, la pensée de la mort et la mort de l'être pensant. La même
ambiguïté se retrouverait dans toutes les manières que nous avons de protester
contre le scandale de l'anéantissement, de combler le vide de l'au-delà, de
fonder en dépit de la mort la perpétuité de notre être. Ainsi l'amour, selon la
Diotime du Banquet et selon les Troubadours, pourrait tenir tête
victorieusement à la mort, non parce que, comme la pensée, il en est la
surconscience englobante, mais parce qu'il lui oppose son énergie drastique et
son dynamisme. « Si tu as l'amour fou, si tu aimes insensément, si tu
aimes absolument, la mort s'éloigne », dit Ionesco 1. L'amour
est « celui qui dit oui », et en premier lieu celui qui répond
non au non de la mort, ensuite qui répond oui au oui, répond affirmativement à
l'affirmation et vitalement à la vie, fait écho à la positivité de l'être. Le
Créateur, étant le Faire-être absolu, dit Fiat à l'être qui n'est pas
encore, et il s'affirme en cela comme la position la plus miraculeuse de la
positivité la plus totale. L'amour, qui est simplement recréateur, répond oui à
la continuation d'un être préexistant : son improvisation, si l'on peut
dire, est donc moins géniale. Certes l'amour est bien fondateur à sa manière,
car sa fonction est d'inaugurer et d'instaurer ; il préside à la naissance
et à la génération ; s'il ne crée pas un monde, il « fonde » une
famille. Mais nous préférons dire : s'il ne garantit pas la continuation
de l'être, il assure la perpétuation de l'espèce et la reconduction de la
vie : car l'amour, en fait, est surtout une réponse, et plutôt un
recommencement qu'un commencement ; il exprime que rien n'est jamais fini,
et que tout recommence au contraire, comme le jour du renouveau, et rebondit
pour un nouveau départ, et un nouvel été, et une seconde naissance. L'amour est
la promesse d'un futur, que ce soit l'éphémère et médiocre futur de l'aventure
galante ou le vaste avenir du mariage. Consentant à la futurition, l'amour
délie la durée enrayée et favorise l'actualisation des possibles ;
accélérant l'advenue d'un avenir, l'amour va dans le même sens que le devenir,
et il abonde dans ce sens, et il en ratifie la vocation ; grâce à l'amour
l'homme expérimentera des aventures, explorera des virtualités romanesques,
improvisera une vie intense dont jamais il n'aurait eu l'idée sans cela ;
l'amour dégèle l'avènement de quelque chose — car il accepte que quelque chose
advienne, et stimule à fond la succession passionnante des événements. Ce sont
ces événements que nous promet la fécondation : la fécondation implique
que le commencement aura une suite et le maintenant un après, et l'actualité
une postérité, que l'instant est gros de l'intervalle, que la rencontre amorce
toutes sortes de conséquences échelonnées dans le cours de l'évolution ;
l'instant fertilisant mobilise les transformations biologiques — germination,
éclosion, floraison, fructification — grâce auxquelles le même devient toujours
un autre ; en un mot l'amour anime et active l'altération du même et remet
en marche l'être qui s'endort ; principe d'échange et de circulation
vitale, l'amour donne une chance supplémentaire d'accomplissement et de réalisation
à la conscience stoppée. Le thème de la femme stérile, si obsédant chez Lorca,
sert peut-être d'alibi à l'obsession de la mort : cette malédiction de la
femme qui, ayant vainement attendu l'amour, ne réussit pas à s'accomplir ni à
mûrir ses possibles et se flétrit sans avoir enfanté, c'est un avant-goût de la
mort ; la mort, dès cette vie, dessèche la futurition et tue la fécondité
du oui vital. La progéniture est en effet l'œuvre 2 durable par laquelle l'instant se
survit à lui-même. C'est pourquoi Diotime, dans le Banquet, dit que
l'amour est désir d'immortalité 3 :
par l'enfantement, la nature mortelle veut se perpétuer 4 ; en
procréant, grâce à cette « pédogonie », une autre créature qui la
relayera, elle aspire à exister par personne interposée dans sa propre
postérité, et ceci pour tout le temps à
venir 5.
Mais comme la progéniture à son tour
devra procréer pour sauver quelque chose du néant de sa mortalité, on peut
conclure : c'est la génération elle-même qui est sempiternelle 6. — Et
ce n'est pas tout ! Non seulement l'amour dit non au non de la mort, mais
il est capable, par amour, de dire oui à ce non. Non seulement l'amant survit
en ses survivants par prolongation continue, mais parfois, il revit et
renaît en eux après le hiatus béant de la mort-propre : l'individu meurt
en donnant la vie à sa progéniture et rebondit lui-même du néant à
l'être ; la mort nihilise la personne, mais la vitalité de l'espèce
surmonte la mort : dans la mort de Snegourotchka, la fée des neiges,
anéantie par le premier soleil du printemps, c'est le renouveau qui affirme son
impérissable jeunesse. Le sacrifice biologique est à peine un sacrifice, car il
n'est pas expressément voulu. Mais il arrive aussi que l'amant, par amour,
consente délibérément à la mort. Ironie du paradoxe hyperbolique ! Extrême
contradiction et suprême défi ! L'absurdité même du sacrifice tue la mort
(tel est du moins notre espoir insensé) et fait vivre le héros par delà cette
mort qu'il affronte et qui semble plus forte que lui. Le mourir-pour-l'autre dont parle Platon 7 n'évoque-t-il
pas l'idée d'une miraculeuse homœopathie ? L'obstacle, selon les poètes,
est magiquement transfiguré en moyen : par l'effet d'un renversement
quasi-dialectique, la mort, qui est l'empêchement absolu, sert à nihiliser
l'obstacle de notre finitude ; l'abnégation, lorsqu'elle renonce à la vie
par amour pour l'autre, est littéralement la négation de toutes
négations ; en sorte que l'immortalité résulte de l'excès même du
mal ! Le mortel croit neutraliser sa mort quand il va au devant de cette
mort, quand il la prévient et la choisit. Ce sacrifice est la mort de la mort.
L'Alceste d'Euripide, mourant pour Admète, accède à une vie impérissable. La
conscience moderne, qui découvre le romanesque, l'amour-passion et l'existence
irréductible de l'autre, ajoutera ceci : l'amant retrouve dans la mort cet
aimé dont la vie le sépara, la mort réunit ceux que la vie a retenus loin l'un
de l'autre. L'homme s'enivre de ce néant, qui lui promet l'exaucement de ses
vœux. « Viens, ma petite mort chérie, ma petite hôtesse désirée,
conduis-moi dans la ville d'or où se repose mon fiancé » : ainsi
parle la Fevronia de Kitiège qui achève son pèlerinage sur terre et
s'abîme dans l'extase de la mort d'amour avant de rejoindre la Ville invisible,
la Kitiège pleine de cloches où l'attend le prince Vsevolod. Ce qui est ici-bas
empêchement deviendrait dans l'au-delà accomplissement : Ivan Iliitch, à
la fin du roman de Tolstoï, se convertit soudain à la mort et, là où était la
nuit, aperçoit une grande clarté ; c'est ainsi que l'âme de la morte,
selon les paroles de Charles van Lerberghe 8, renaît en chant de
lumière. Le jeune « Jasager » de Kurt Weill dit oui à la mort au nom
d'un idéal absurde et gratuit : mais par son acceptation héroïque il donne
un sens à l'injustice révoltante de cette mort. C'est pourtant la transfiguration
par l'amour qui apparaît aux mystiques comme la plus miraculeuse : la mort
cesserait d'être obstacle insurmontable et barrière infranchissable pour
devenir transparente et unitive. Le oui d'amour, dès cette vie, rouvre la porte
fermée, ou maintient la porte entr'ouverte en état d'ouverture. Mais notre
espérance exige plus encore : nous voulons que l'amour s'engouffre dans le
vide de la mort et reconstitue par delà ce vide un horizon infini en
remplissant soudain l'éternel néant où les ténèbres ont failli régner. L'amour
est, dans nos croyances, comme une passerelle jetée sur le précipice et sur la
discontinuité vertigineuse qui bâille entre Ici-bas et Au-delà. C'est surtout
l'amour qui donnerait aux hommes l'envie de s'écrier, avec l'apôtre Paul :
où est-elle, mort, ta victoire ? — Tout cela est bel et bon. Mais outre que
la survivance de la progéniture est pour le condamné à mort une compensation
toute relative et une consolation très approximative, l'efficacité
anti-mortelle de l'amour se réduit peut-être à une manière poétique de parler.
L'amour ne vainc pas littéralement la mort-propre, et en ce sens le Banquet n'ajoute
nullement au Phédon une nouvelle preuve de l'immortalité : l'amour
surmonte seulement la mort de l'espèce, l'amour perpétue la vitalité en
général. Surtout l'amour qui aime jusqu'au sacrifice total, l'amour qui aime à
en mourir, l'amour hyperbolique ne triomphe pas de la mort physiquement, mais
pneumatiquement et symboliquement ; l'immortalisation par la mort d'amour
est à cet égard une belle métaphore et un prolongement magique de nos vœux. On
compare quelquefois, comme si elles étaient sur le même plan, l'invincibilité
de la mort et l'irrésistibilité de l'amour : mais l'amour est irrésistible
comme l'Aphrodite mythologique, au sens figuré, tandis que la mort est
invincible au sens propre. Le Cantique des cantiques 9 dit
que l'amour est fort comme la mort : il
ne dit pas que l'amour est plus fort — car rien en ce sens n'est plus fort que
la mort, ni plus puissant que la toute-puissante. À la fin de l'admirable suite
des Goyescas 10 que Goya inspira à Granados, la Ballade de l'Amour et de
la Mort se termine par la mort du « majo » ; et tout s'achève
sur la Sérénade du Spectre, qui disparaît en pinçant les cordes de sa
guitare... En vérité l'amour est à la fois plus fort et moins fort que la mort,
il est donc aussi fort qu'elle. Ou plutôt c'est la conscience qui est forte
comme la mort : car la conscience survole la mort, au lieu que l'amour
proteste contre elle. Dans le combat indécis d'Amour vainqueur et de la Mort
triomphante, la victoire de l'amour est souvent la victoire d'un vaincu.
L'amant est parfois fidèle jusqu'à la mort inclusivement : mais il meurt. Et en ce sens
au moins, le Toujours de l'amant ne tient pas parole. Il n'y a que la mort qui
tienne toujours parole. Pourquoi se griser avec cette ambroisie de
l'amour ?
La liberté, à son tour, est une
protestation contre le scandale incompréhensible et dérisoire de
l'anéantissement. Kant parle de trois « postulats » de la raison
pratique, qui seraient la liberté, l'existence de Dieu et l'immortalité de
l'âme : dans notre langage, Dieu et la liberté seraient plutôt, comme
l'amour lui-même, des garanties d'immortalité ; des assurances contre le
non-être. Car il y a pour l'homme trois façons de remplir le vide du néant.
Contrecarrant la terminaison mortelle, la liberté pose le commencement :
ses décisions sont inaugurales et instauratrices ; la liberté elle aussi
est « archée » ou principe puisqu'elle détient, dans tout travail et
dans toute entreprise, l'initiative volontaire de l'action, puisqu'elle pose la
première pierre. Elle est comme l'aurore perpétuelle d'un jour sans fin ou la
nativité continuée d'une existence interminable. Et non seulement la liberté
est inchoative, mais en outre elle assure, dans la continuation d'intervalle,
la relance perpétuelle, et le rebondissement infatigable, et la reconduction
indéfinie de nos actes ; source inépuisable d'événements innombrables, la
liberté parie contre la mort. La mort est l'impasse et le cul-de-sac. Au
désespoir de la situation sans issue, la liberté oppose le principe de la
mobilité infinie — car elle est le pouvoir d'aller toujours plus loin, d'être
toujours au delà. En outre le vouloir possède la toute-puissance presque
infinie, l'omnipotence quasi-surnaturelle qui lui permet d'éterniser une
promesse, un refus ou un renoncement. Inexpugnable, selon Epictète 11
est la citadelle de la volonté autocratique ; une volonté hégémonique qui
s'enferme dans la chambre forte de la restriction mentale ne peut être forcée.
« Qui pourrait triompher d'une de nos volontés, sinon notre volonté
elle-même ? » Zeus nous a donné cette volonté, Zeus ne peut révoquer
ce don. À la tentation irrésistible, la volonté oppose sa résistance
infinie ; aussi le tortionnaire n'extorquera-t-il pas son secret au
vouloir qui s'y refuse et qui dit désespérément non, non jusqu'à la mort. Nunquam ! à aucun prix, sous aucune
forme. Epictète semble déjà parler pour ces héros de la Résistance qui
gardaient le silence dans les tortures les plus atroces, et sont morts sans
avoir parlé — Cette volonté forte comme la mort est-elle plus forte que la
mort ? Il serait beau de pouvoir dire que la mort résulte d'un
faiblissement de la « causa sui », d'un consentement de notre pouvoir
discrétionnaire... Hélas ! Le héros a vaincu le bourreau, puisqu'il n'a
pas cédé, mais il est mort. Le héros tient héroïquement parole, et il meurt,
hélas ! Vouloir, c'est en effet pouvoir. Mais je ne veux pas mourir, et je
ne peux pas survivre. Le Toujours de nos serments, de nos vœux, de notre
fidélité peut s'obstiner « usque ad mortem », le Jamais du veto moral
peut résister à l'épreuve suprême : le Toujours de la volonté ne survit en
aucun cas au Jamais de la mort ! Et d'autre part, pas plus que Dieu et
l'amour, la liberté n'est à la lettre un remède contre la mort ou un élixir de
longévité. Dieu, mystère essentiellement équivoque, ne peut être du même ordre ni sur le même plan
matériel que le désastre tristement incontestable dont il est censé nous
protéger. Et quant à l'amour, qui est, lui, tout entier d'ici-bas, qui est
charnel et sensible au cœur, sa vertu immortalisante est un vœu et une chimère
de notre espérance : l'immortalisation par l'amour est sans doute une
métaphore comme sont des métaphores l'immortalité qu'on doit à l'art et celle
qu'on doit à la renommée. Et il n'en va pas différemment de la liberté. Certes
la liberté est plus qu'un espoir platonique, un vœu magique ou une ivresse
lyrique : mais elle est bien moins aussi qu'une action efficace ; la
mort tue l'homme libre, et le défi que l'homme libre lance à la mort est un
défi désespéré. C'est ce qu'exprime l'idée même de protestation : contre
le fait brutal et incompréhensible de la mort, contre une nihilisation
inévitable autant qu'injustifiable, l'homme libre ne peut que protester.
Protester : c'est tout ce que l'on peut faire quand le destin est à la
fois absurde et inflexible.
Dieu enfin serait pour l'être en
danger de mort une possibilité de rallonge ou de prolongation indéfinie par
delà le naufrage. Angelus Silesius oppose Dieu qui dit Oui et le Diable qui dit
Non 12. Car Dieu affirme ce que l'amour confirme ! Créant
l'être et posant l'essence, cette affirmation nie secondairement le non-sens et
le non-être. Si Dieu peut être pour notre raison une garantie contre la
nihilisation maligne des vérités éternelles, a fortiori peut-il être pour notre
vie une assurance de reconduction. Dans l'hypothèse d'un instant continué, Dieu
nous garantit la continuation et la pérennité du temps. L'espoir fondamental
espère essentiellement la continuation de l'être, si misérable que soit cet
être ; et par conséquent l'« espoir en Dieu » est avant tout un
espoir de sursis et une confiance dans l'ajournement de la
« cessation ». Telle est peut-être la vocation de la grande et belle
espérance dont parle à maintes reprises le Phédon.
Certes Platon nous promet dans le langage de la mythologie la félicité
ultérieure. Mais avant d'espérer les récompenses célestes, le luxe d'un
mieux-être, l'être fini espère tout simplement que la fin n'est pas la fin et
que la mort n'interrompt pas définitivement la continuation. Puissent les bons
être rémunérés dans l'au-delà, mais avant tout puisse-t-il y avoir quelque chose
en général, τι, n'importe quoi, mais quelque chose : ce « quelque
chose » ne représente-t-il pas le minimum élémentaire et littéralement
vital d'une espérance « evelpidienne » ? C'est peut-être en ce
sens qu'il est dit dans le Deutéronome : l'Eternel est ta vie et la
longueur de tes jours. Et le prophète Isaïe s'exclame : ce sont les
vivants qui te louent, et non pas les habitants de l'Enfer 14. Le
Christ, et surtout selon saint Jean, dit de lui-même qu'il est la vie et le
pain de vie ou, dans notre langage, le pain de la continuation. Le pain de la
quotidienneté. Platon compare le Bien au soleil, et
cette métaphore elle-même laisse entendre que le divin est plénitude vitale et
que l'éternité est un autre nom pour cette parfaite plénitude sans éclipses. La
Déité, dit Angelus Silesius, est la sève qui fait verdoyer et fleurir le
vivant. L'infinité positive de Dieu nous paraît seule capable de compenser
l'infinité négative du néant : sans Dieu, le néant serait incompensable.
Dieu seul assure notre sauvetage. Et d'autre part il est le milieu commun à
l'Ici-bas et à l'Au-delà, il relationne l'homme naturel et l'homme surnaturel.
— Hélas ! appeler Dieu à l'aide pour conjurer le néant, n'est-ce pas
donner un nom de baptême à notre incertitude ? Nous savons, dit Pascal,
qu'il y a un Dieu, et nous ne savons pas ce qu'il est ; Dieu serait donc,
comme la mort, certain dans sa quoddité et incertain dans ses déterminations.
Mais d'abord la seule espérance qui demeure entrebâillée dans notre désespoir,
c'est précisément l'indétermination du quando de la mort. Espérance certes bien
négative et indirecte ! espoir de pauvre, si l'on veut ! Pourtant ce
n'est pas à Dieu, mais à l'Hora incerta elle-même que nous devons notre seule
ouverture vers l'avenir. Ensuite il s'en faut de beaucoup que la quoddité de
Dieu soit aussi évidente que la certitude de devoir mourir. Nous avons de
bonnes raisons de croire à la nécessité de la mort, et n'en avons aucune de
conclure à l'existence d'un Dieu irrémédiablement caché : cette existence
est l'objet d'une très douteuse entrevision. La mort est une triste certitude
tandis que Dieu est un beau pari. La mort, nécessité biologique et physiquement
inéluctable, est l'événement le plus réel du monde, tandis que Dieu est
obstinément ambigu, déroutant, invisible : nul
vivant n'a jamais entendu sa voix ni vu son visage 14. Dieu n'est ni
une évidence, ni une certitude apodictique, ni un fait constatable ; Dieu
n'est ni démontrable ni vérifiable. On peut contester. Le sauveteur n'est donc
pas du même ordre que le naufrage. Mais justement pour cette raison la
plénitude suprasensible qui nous sert à combler le néant de l'au-delà mérite de
s'appeler un avenir : de l'avenir elle a en effet la nature équivoque,
aléatoire et chanceuse. Dieu est passionnément espéré, ardemment souhaité,
inlassablement invoqué et d'autant plus que notre avenir est plus
douteux : faute d'assurances précises nous alléguons je ne sais quelles
promesses et supplions sa bonté d'allonger la vie brève, de perpétuer l'être à
travers le non-être, de remplir le rien posthume par lequel tout finira.
Dieu... ou rien — à cette alternative se ramène en somme le pari de Pascal.
C'est quand on cesse de croire en Dieu que la mort redevient ce qu'elle est
littéralement, obstacle absolu et mur infranchissable : le futur sombre
alors dans le néant, et le désespoir de continuer prend possession de l'homme.
Et inversement c'est quand on recommence à croire en Dieu que la possibilité de
tous les possibles fait à nouveau battre le cœur et tient l'homme en
suspens : nous ne tomberons pas dans le lac obscur ; décidément il
y aura quelque chose, quand il pouvait ne rien y avoir... Non les cloches
de Pâques de la joie jamais ne carillonneront assez fort pour annoncer cette
bonne nouvelle !
Vladimir
Jankélévitch, in La Mort
1. Ionesco, Le Roi se meurt (Marie, au roi).
2. Έργον : le mot est dans le Banquet,
209 e.
3. 207 a.
4. 207 d.
5. 208 e. Cf.
c : ές τόν άεί χρόνον.
6. 206 e.
7. Banquet,
207 b, 208 cl. Cf. 179 b, 180 a. Sur les
morts d'amour : saint François de SALES, Traité de l'amour de Dieu, VII,
9-14.
8. Inscription sur le sable (Entrevisions : Jeux et
songes).
9. Cant.,
86.
10. Goyescas,
2e partie
de « Los Majos Enamorados » : V, El Amor y la Muerte.
11. Entretiens, IV, 1.
12. Le Pèlerin chérubique, éd. Susini, II, 4 (cf. 249), et la note d'E. Susini.
13. Cf.
Is., 25, 8.
14. Jean, 537, 1, 18. I Ep., Jean, 4, 12. Cf. I Tim. 6, 16 ; Jean, 6, 46 ; Exode, 33, 20.