Revenir au Dieu vivant, c'est
toujours retrouver le Dieu mystérieux. En dépit des ruines accumulées sur son
peuple, Yahvé règne. Mais de ce règne, aucune trace, aucun signe. La nuit est
totale. « Il n'y a plus, en ce temps, ni chef, ni prophète, ni prince. Ni
holocauste, ni sacrifice, ni oblation, ni encens. Ni lieu où t'offrir les prémices
et trouver grâce auprès de toi... »1
Alors dans la nuit s'élève le chant
du pauvre : « [...] Qu'au moins une âme brisée et un esprit humilié
soient agréés de toi... Que tel soit notre sacrifice aujourd'hui devant toi... »2
« Tu ne veux pas des sacrifices que j'offrirais, tu n'accepterais pas
d'holocaustes. Mon sacrifice, c'est un esprit brisé ; du cœur brisé,
broyé, ô mon Dieu, tu n'as pas de mépris »3. Au cœur de cette
prière, une certitude germe, une lumière filtre. Mais c'est beaucoup plus
qu'une simple certitude ou un trait de lumière. C'est une rencontre inouïe. Le
Dieu qui est au-dessus de toutes choses, qui n'est lié à rien, ni au Temple, ni
à Jérusalem, ni à la Terre, ni à aucune institution, voici qu'il se révèle
proche du « cœur brisé », mystérieusement présent à lui. Elle a
jailli de l'épreuve de l'exil, cette vérité que la Bible énonce à maintes
reprises : « Yahvé se tient près du cœur brisé ». Telle est
l'expérience bouleversante que sont en train de faire ces hommes et ces femmes
qui ont accepté d'entrer dans la nuit de Dieu.
Nous avons un écho de cette
expérience dans les paroles que le prophète Isaïe met dans la bouche de Yahvé :
Ainsi
parle le Très-Haut
qui habite une demeure éternelle
et dont le nom est saint :
J'habite une demeure élevée et sainte,
mais je suis également avec l'homme contrit et humble,
pour ranimer l'esprit des humbles
et les cœurs brisé.4
qui habite une demeure éternelle
et dont le nom est saint :
J'habite une demeure élevée et sainte,
mais je suis également avec l'homme contrit et humble,
pour ranimer l'esprit des humbles
et les cœurs brisé.4
La demeure élevée et sainte que le
Très-Haut habite, c'est son mystère propre, son être saint et impénétrable.
Cette demeure est la seule qui lui convienne, la seule qui soit digne de lui,
la seule à sa mesure. Personne ne peut prétendre s'élever jusqu'à cette demeure
éternelle et en franchir le seuil. Mais le Dieu inaccessible fait savoir ici
qu'entre lui et le « cœur brisé » toute distance est abolie. Celui
qui est infiniment au-dessus est aussi mystérieusement « avec ».
Yahvé habite le « cœur brisé » :
Le
ciel est mon trône
et la terre est mon marchepied !
et la terre est mon marchepied !
Quelle
maison pourriez-vous me bâtir ?
et en quel endroit me faire résider ?
Tout cela, c'est ma main qui l'a fait,
et tout cela est à moi — oracle de Yahvé.
Mais celui sur qui je jette les yeux,
c'est le pauvre et le cœur brisé
qui tremble à ma parole ! 5
et en quel endroit me faire résider ?
Tout cela, c'est ma main qui l'a fait,
et tout cela est à moi — oracle de Yahvé.
Mais celui sur qui je jette les yeux,
c'est le pauvre et le cœur brisé
qui tremble à ma parole ! 5
Ces paroles ne sont pas seulement un
message de consolation. Elles expriment une vérité qui n'a pu être découverte
que dans l'expérience de la dévastation et qui intéresse au plus haut point la
révélation du Dieu vivant. Le mystère de Dieu est aussi celui de cette
proximité. Il y a un lien profond et essentiel entre la révélation de Dieu dans
le monde et cette expérience que la Bible désigne par ces simples mots : « le
cœur brisé ». La révélation du Dieu vivant passe par cette expérience.
Parler du « cœur brisé »
comme du lieu privilégié où Dieu se révèle, ce n'est pas s'enfermer dans le
subjectivisme. Lorsque la Bible parle ainsi du « cœur », elle
n'entend nullement exalter une certaine sentimentalité religieuse. Aucun
romantisme ne saurait rendre compte de l'expérience biblique du « cœur
brisé ». Aucune ferveur piétiste non plus. Il s'agit de tout autre chose.
Le « cœur », dans le
langage de la Bible, désigne la réalité profonde de l'être humain, en
opposition à l'apparence et au mensonge. Le « cœur » est la source
secrète de nos énergies intimes et premières : « Plus que sur toute
chose, veille sur ton cœur ; c'est de lui que jaillissent les sources de
la vie »6. La psychologie freudienne place « Éros »
au centre et à la racine de notre être psychique. La Bible aussi. Mais, pour
elle, cet amour fondamental ne se réduit pas au désir possessif et agressif. Il
n'est pas d'abord cela. Il y a dans l'homme, avant toute chose, une force
amoureuse qui le relie au mystère de l'être. Le « cœur » est cette
force originelle de communion avec tout ce qui est. Il a, de ce fait, une
profondeur insondable qui l'apparente à l'amour créateur lui-même. C'est par le
« cœur » que l'homme est à l'image de Dieu. Loin d'enfermer l'homme
en lui-même, les forces qui habitent son « cœur » le poussent vers
les autres ; elles l'ouvrent à la grande forme de la bonté et, par là, à
Dieu. Il est remarquable que, pour les prophètes, revenir au « cœur »
et revenir à Dieu, ce soit une seule et même démarche.7 En
rejoignant son « cœur », l'homme retrouve la dimension profonde de son
être, celle qui le remet en contact avec le Dieu vivant.
Mais l'homme peut détourner son « cœur »
de son orientation première. « Le cœur, écrit Pascal, aime l'être
universel naturellement, et soi-même naturellement, selon qu'il s'y adonne ;
et il se durcit contre l'un ou l'autre, à son choix... »8 Le
drame est là. L'homme peut se choisir soi-même d'une façon exclusive et
absolue. Il s'érige alors en centre du monde, ramenant toutes choses à la
mesure de ses désirs et de ses ambitions. Du coup, il se ferme non seulement
aux autres mais à sa propre profondeur : à cette part sainte et réservée
de son être, qui le relie au mystère de l'être et à Dieu même. Le « cœur »
s'obscurcit ; il devient un puits d'ombre. C'est le temps des idoles. Et
le temps des idoles est toujours celui de l'exil. L'homme vit loin de son être
véritable et de ses racines profondes. Il n'habite plus son « cœur ».
Il erre sur une terre étrangère, au service de dieux étrangers 9. Il s'est vidé de sa propre substance. Les paroles les plus
profondes sur cet état d'aliénation ont été dites par le prophète Jérémie :
« À la poursuite de la Vanité, ils sont devenus vanité »10.
On comprend dès lors que, pour les
prophètes, revenir à Yahvé et revenir au « cœur » ne fassent qu'un.
L'homme n'existe et ne se trouve vraiment que dans le mouvement qui l'ouvre à
Celui qui est. Il n'est chez soi que dans cette ouverture. Là il acquiert toute
sa taille. Là seulement il respire un air natal.
Mais ce retour au « cœur »
ne va pas sans une sorte d'effraction. Le petit monde dans lequel l'homme s'est
enfermé doit éclater. Peu importe d'où viennent les coups de boutoir. Une
brèche est faite finalement dans nos murs. Et nous voilà arrachés à notre
sécurité, livrés à la réalité entière et sauvage. « La Ville est prise »,
le Temple détruit. Ici commence l'expérience du « cœur brisé ». C'est
tout d'abord le sentiment d'un grand vide. L'homme ne trouve plus rien en quoi
s'assurer. Plus de terre ferme. Seulement la houle et la nuit. « Mon cœur
en moi est brisé, s'écrie Jérémie, je tremble de tous mes membres, je suis
pareil à un homme ivre, à quelqu'un que le vin a dompté, à cause de Yahvé et de
ses paroles saintes »11.
Cette dévastation jette l'âme dans
une angoisse sans fond. Ce n'est là toutefois qu'un premier aspect de
l'expérience du « cœur brisé ». Yahvé dit : « Je vais les
mettre dans l'angoisse pour qu'ils me trouvent »12. Le « cœur
brisé » s'ouvre à l'ouragan ; il consent à être dépouillé de tout ce
qui l'abritait, à perdre toutes ses assurances. Il accepte l'effondrement du
monde religieux qui était le sien. Il ne sait plus d'avance qui est Dieu et
quelles sont ses voies. Il ne dit pas : « Dieu est mort », mais
simplement : « Je ne le connais pas encore ». Cet aveu de
pauvreté et de non-savoir le conduit à la grande adoration. Le « cœur
brisé » laisse Dieu être Dieu. Ce qui paraissait un abîme de désolation
devient alors le lieu privilégié où l'homme est à nouveau saisi par le mystère
de Dieu.
Cette relation nouvelle qui
s'établit, au plus profond de l'existence, entre Dieu et le « cœur brisé »,
ne détruit pas pour autant la solitude de celui-ci. Si, dans cette expérience,
l'homme laisse Dieu être Dieu, Dieu de son côté laisse l'homme être homme. Il
n'intervient pas en sa faveur ; il ne le tire pas d'affaire ; il ne
lui donne aucune garantie de puissance ou de bonheur. Il n'est vraiment avec
lui qu'en l'abandonnant à sa solitude et à sa nuit.
Mais alors, que veulent donc dire, au
juste, ces paroles : « Yahvé se tient près du cœur brisé » ?
Ce qui se laisse percevoir de Dieu,
dans cette expérience, c'est paradoxalement, en premier lieu, son éloignement
infini, sa transcendance : « Haut est le ciel au-dessus de la terre,
aussi hautes sont mes voies au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de
vos pensées »13. Le « cœur brisé » mesure toute la
distance qui le sépare de Yahvé. Il le fait à travers la conscience douloureuse
de son péché et l'aveu sincère de sa faute : il est un cœur contrit.
Toutefois cette conscience douloureuse n'est pas première ; elle est la
conséquence d'une révélation plus profonde ; elle reflète la perception
déchirante de la sainteté de Dieu, de son innocence infinie. Le « cœur
brisé » est d'abord cela : un cœur ébloui par la sainteté de Yahvé.
Ébloui et blessé. « Malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme aux
lèvres impures »14. A l'origine, il y a le rayonnement de la sainteté
de Dieu sur l'âme. Et, par un choc en retour, se manifestent en tout son jour
le péché et la misère de l'homme. Alors, devant cette double révélation, celle
de la sainteté de Dieu et celle de son péché, l'âme est secouée à la fois d'un
frisson d'amour et d'horreur. Le cœur se brise.
Là ne s'arrête pas, cependant,
l'expérience du « cœur brisé ». Au plus profond du mystère de Dieu,
tel qu'il se révèle ici, il y a le souci de l'homme perdu, le mouvement
pathétique du Dieu saint vers l'homme pécheur. Yahvé ne se réjouit pas de
la mort du pécheur. Au contraire, il le veut vivant, sauvé, saint lui aussi. « Du
cœur qui est brisé, broyé, tu n'as pas de mépris »15. À son
peuple exilé qu'il compare à l'épouse abandonnée, Yahvé déclare : « Un
court instant, je t'avais délaissée, mais ému d'une immense pitié, je te
rassemblerai. Dans un débordement de fureur, un instant, je t'avais caché ma
face. Mais dans un amour éternel j'ai pitié de toi... »16
Ainsi, pour le « cœur brisé »,
l'émotion sainte et profonde, le frémissement sacré ne sont pas d'abord dans
l'homme. Ils sont en Dieu lui-même : dans le souci qu'il a de l'homme
perdu et qui le porte à se communiquer à lui. Le « cœur brisé »
découvre le Dieu vivant. La vie de Dieu, dans son acception biblique, est
irréductible à quelque chose de rationnel. Elle ne se laisse ni rationaliser ni
moraliser. Yahvé est le Vivant par excellence. Il n'a rien d'un principe
abstrait. En lui joue l'émotion profonde : l'émotion créatrice et aussi
celle qui le met en mouvement vers l'homme perdu : la grande pitié de
Dieu. Yahvé est esprit, certes. Mais c'est un Esprit « pathétique »17.
Ce Dieu-là n'a rien d'olympien. Il ne
plane pas au-dessus de l'homme et de son histoire, dans une indifférence
sereine. Il est en souci de l'homme. Il est l'au-delà au cœur même de
l'existence humaine la plus humble, la plus dégradée. Il l'est comme une force
de libération, comme un appel au renouveau, comme une source de rêve et de
création, comme une inquiétude aussi et une blessure. C'est ainsi qu'il est
présent au « cœur brisé ».
Le « cœur brisé » est cette
brèche intime par où quelque chose de nouveau peut encore arriver. Il est une
ouverture au Dieu vivant et imprévisible : au Dieu qui vient.
Combien sont-ils parmi les déportés à
faire cette expérience ? Il est difficile de le dire. Les pionniers sont
toujours le petit nombre. Et il y a des aventures qui ne peuvent être menées à
bien que dans la solitude. « J'aime les adorateurs inconnus au monde, et
aux prophètes mêmes »18, écrit Pascal.
Mais il arrive que les adorateurs
inconnus aient aussi leur prophète qui parle en leur nom. La grande vision
rapportée par le prophète Ézéchiel n'est-elle pas l'expression symbolique,
haute en couleur, de ce qui est en train de se révéler dans la nuit au cœur
d'Israël ? Se promenant un jour sur les bords du fleuve, Ézéchiel voit
accourir vers lui, sous la forme d'un ouragan, la Gloire de Yahvé dans sa
toute-puissance 19. Cette Gloire que le prophète Isaïe avait
contemplée jadis dans le Temple de Jérusalem, au milieu des fastes liturgiques,
voici qu'elle se déchaîne ici, à ciel ouvert, en terre païenne, en exil, loin
du Temple et de Jérusalem ! Et avec quelle fougue et quelle liberté !
Elle va et vient, comme bon lui semble, avec une pleine souveraineté. À son
char sont attelés quatre êtres fantastiques qui ramassent en eux toutes les
forces de la création en même temps qu'ils symbolisent les grandes divinités
babyloniennes. Yahvé règne, sans rival. Il est l'Unique. Sa Gloire ignore
manifestement les frontières. Elle est partout chez elle. Elle n'est liée à
rien. Mais elle se tient là où des hommes et des femmes cheminent humblement,
loin de leur patrie, le « cœur brisé ».
Elle se laisse rencontrer dans
l'ouragan. C'est ainsi que Yahvé habite le « cœur brisé » : comme
une tempête.
Éloi Leclerc, in Le peuple de Dieu
dans la nuit (DDB)
1. Daniel, III, 38, 39.
2. Id., III, 39, 40.
3. Psaumes, LI, 18-19.
4. Isaïe, LVII, 15.
5. Id., LXVI, 1-2.
6. Proverbes, IV, 23.
7. Isaïe, XLVI, 8-9.
8. Pascal,
Pensées, Brunschvicg, 277.
9. Jérémie, V, 19.
10. Id., II, 5.
11. Id., XXIII, 9.
12. Id., X, 18.
13. Isaïe, LV, 9.
14. Id., VI, 5.
15. Psaumes, LI, 19.
16. Isaïe, LIV, 7-8.
17. Cf. A. Neher, L'essence du
prophétisme, Paris, 1972, p. 94.
18. Pascal, Pensées, Brunschvicg,
788.
19. Ézéchiel, I, 1-28.