Cette affirmation est ordinairement
proférée ou susurrée par des personnes qui n'ont aucun besoin de consolations.
Elle sous-entend qu'on a juste assez de religion pour ne pas ressembler à ces
publicains qui jeûnent avec tristesse d'un bout de l'année à l'autre, pendant
qu'on s'enfile tout le temps des repas exquis dans une grande paix de
conscience. On ne doit rien aux gens qui crèvent de misère, puisqu'ils ont la
religion pour les consoler. Il ne tient qu'à eux de manger leurs croûtes avec
délices ou même de se réjouir en ne mangeant absolument rien. Les ventres creux
sont des tambours excellents pour l'entraînement des miséreux à la conquête du
Paradis. Tant pis pour eux s'ils ne comprennent pas leur bonheur.
Visite d'un de mes amis au curé d'une
des plus riches paroisses de Paris. Des équipages reluisants stationnent devant
la porte. Il faut attendre que les belles dames ou les beaux messieurs aient
défilé. On introduit enfin le pédestre visiteur. « Monsieur le
Curé », dit-il, « cela doit vous changer beaucoup de M... »,
nommant une très pauvre paroisse bien connue de l'interlocuteur. « En
effet », répond celui-ci, « c'est plus consolant ! » Je
souligne ces mots qu'on ne remarquerait peut-être pas assez. Ils n'ont l'air de
rien et c'est toute l'histoire de notre belle France religieuse au commencement
du XXe siècle. Ce digne curé n'a pas peur de dire qu'il avait besoin
de consolation. La vue des pauvres affligeait son âme sacerdotale. Il n'était
pas à sa place parmi ceux qui souffrent et on aurait dû lui confier plutôt les
ouailles qu'il était capable de paître. Car les riches sont consolants, ayant
eux-mêmes quelquefois le désir d'être consolés.
Pour être exact, il faudrait dire
qu'ils en ont encore plus besoin que les pauvres, ayant l'âme beaucoup plus fine,
comme l'a si délicatement observé notre Paul Bourget, doué lui-même d'une
âme si fine qu'elle paraît n'avoir qu'une seule des trois dimensions requises
pour la délimitation géométrique des choses brutes et palpables. C'est ce qui
est admirablement senti par les curés des dames. Ils les consolent et elles les
consolent. La religion est alors un bazar de consolations réciproques, un bazar
distingué où s'échappent continuellement des paroles de consolation, verba
consolatoria, telles qu'en proférait l'ange du prophète Zacharie, mais où
les âmes grossières des indigents ne peuvent être admises.
Sans remonter jusqu'au temps des
Martyrs dont l'histoire n'est pas du tout consolante, on peut lire, dans des
ouvrages excessifs, qu'il y a eu des époques, fort antérieures à l'institution
des Jésuites, où on parlait beaucoup moins de consolation. La consolation était
ajournée à la venue du Paraclet, venue qu'on supposait lointaine et, en
attendant ce Troisième Règne de Dieu sur la terre, on pensait qu'il fallait
souffrir au pied de la Croix, dans le Sang du Père des pauvres. Cela on le
pensait résolument, absolument, et la dévotion n'avait rien de sentimental.
L'« éminente dignité des pauvres » dont parla Bossuet beaucoup plus
tard, n'était pas un vain discours adressé à des perruques et à des plumages,
mais une réalité tangible, indiscutée, au point qu'il était presque banal de
voir des riches et parfois de très hauts seigneurs se faisant pauvres pour y
avoir part. Il est vrai qu'alors on avait peur de l'Évangile et que, depuis, on
est devenu plus brave. « Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre
consolation ! » Essayez donc, aujourd'hui, d'effrayer quelqu'un de
cette Parole de Jésus-Christ !
Mais je vois que le curé de tout à
l'heure m'a entraîné trop loin. Le besoin moderne de consolation ne se fait pas
moins sentir chez les pauvres que chez les riches, et voilà ce que Bourget ne
comprendrait pas. Moi non plus, d'ailleurs, bien que je sois situé à quelque
distance de l'illustre psychologue. « Je veux aimer, mais je ne veux pas
souffrir », fait dire imbécilement à une de ses héroïnes l'imbécile Alfred
de Musset. C'est le sentiment universel de nos dévots et de nos dévotes, riches
ou pauvres. De la part des pauvres, c'est renversant.
Avoir la Souffrance et l'Ignominie
impétrantes à portée de la main et n'en pas vouloir ! En d'autres termes, avoir
le moyen de construire une cathédrale spirituelle plus magnifique et plus haute
que les basiliques fameuses et préférer à la première pierre une petite phrase
de miel chuchotée dans la pénombre ! Dieu n'existe peut-être pas, mais la
religion est si consolante ! Ah ! elle est propre, cette religion de
pharisiens et de pharisiennes au cœur prostitué que console la Sueur de
Sang du Fils de Dieu !
Léon Bloy, in Exégèse des Lieux Communs