lundi 22 juillet 2013

En revenant... Angèle Lieby, Une larme m'a sauvée

LE NOIR. ENCORE. Toujours. Ce noir total, auquel je m'habitue, car on s'habitue à tout. Ce noir absolu auquel mes pensées donnent des formes, apportent des nuances, imposent des dégradés.
Les jours ont passé. Je me suis réveillée, mais la nuit ne m'a pas quittée. Le savent-ils, les médecins, Ray, Cathy, que je suis de retour ? Tout est calme. J'entends cette respiration et ces bruits de machines en permanence, j'entends des voix régulièrement, mais elles ne me parlent jamais. J'ai l'impression que l'on m'ignore. D'être là sans l'être vraiment. Ou plutôt d'être présente sans que les autres le sachent, comme un fantôme...
Voici Ray ! Je l'ai reconnu. Il a parlé à quelqu'un, là, à l'instant, il a échangé quelques mots avec une femme, et il est à présent à côté de moi, je le sais. Je le sens. Il est là, mon mari, évidemment, il sera toujours près de moi, surtout dans les moments difficiles. Je frémis, j'en tremble. Je lui parle, mais ne résonne que le vacarme de mes pensées. Il ne répond pas, il ne dit rien. Ray, mon amour, est-ce que tu m'entends ? Est-ce que tu me vois trembler ? Est-ce que tu sens combien notre présence est forte, maintenant, l'un à l'autre ?
Dans ma nuit ne parviennent que des sanglots étouffés.
Ray est reparti, et je suis totalement perdue. Je comprends que ce que je ressens ne correspond pas à ce que je laisse paraître. J'ai l'impression d'être normale ; or, rien ne fonctionne. Je crois hurler, mais ce hurlement n'est qu'intérieur. Je crois bouger, mais je suis totalement inerte. Comment prévenir que je vais bien ? Comment leur dire de ne pas s'inquiéter ?
Où est la porte de sortie ? J'explore ce noir immobile dans lequel j'évolue comme une âme en peine, un être immatériel.
Je me compare à un arbre : ça ne bouge pas, un arbre, c'est inerte, ça ne dit rien, ça ne crie même pas quand on le coupe ; et pourtant, ça vit. Si l'on décidait de me débiter en tranches, là, maintenant, moi non plus, je ne pourrais pas protester.
Mais quitte à être un arbre, je voudrais être un tronc qui flotte sur la rivière. Car j'ai très chaud. Je me sens déshydratée, desséchée. Je rêve d'eau. Je rêve du bruit d'une fontaine, d'un robinet qui coule. L'eau, pour moi, à cet instant, est la plus grande richesse. Un bain, c'est l'image du bonheur absolu. Je pense à la source miraculeuse du mont Sainte-Odile, le pèlerinage à la patronne de l'Alsace, près de Strasbourg : il fait si frais là-haut, c'est si réconfortant et l'on s'y sent si bien...
J'ai l'impression d'être un arbre, d'être couverte d'une écorce épaisse, parce que je comprends bien, à présent, que je suis enfermée. Je suis comme dans un cercueil qui serait mon propre corps. Emmurée en moi-même. Je toque sur la paroi intérieure de ma peau, mais personne ne m'entend.
Je dois absolument leur envoyer un signe. Mais je ne peux ni crier ni bouger. Je peux seulement écouter et penser. Et pour penser, je pense... Je repense au tronc d'arbre qui glisse sur l'eau. Ce tronc se transforme : des yeux apparaissent sur le devant, ainsi que deux sortes de narines, il se rétrécit sur l'arrière pour former une queue... L'arbre est devenu un crocodile, qui ouvre sa gueule subitement, dans un grand claquement d'eau ! Lui au moins, il pourra se défendre si on entreprend de lui faire mal. Lui au moins, il mordra si on le touche. Ah, si j'étais un crocodile ! Je suis sans doute en train de rêver...
Je me réveille, soudain.
Une lueur m'éblouit.
Je ne vois rien qu'un grand soleil. Mais c'est une excellente nouvelle : le soleil existe encore ! Le noir n'est plus mon seul horizon. Cette lumière-là n'a pas de prix. C'est un espoir, l'espoir que ce tunnel dans lequel je suis engagée n'est pas sans fin : il y a un bout, puisqu'il y a une lueur. Il y a de la vie, puisqu'il y a du jour.
Mais le rideau de mes paupières se referme brutalement.
Je retombe dans le noir.
Un homme a demandé :
— Alors, cette pupille ?
Un autre a soupiré, et je n'ai pas entendu sa réponse. C'est que je n'étais préoccupée que par une chose : l'extinction brutale de ce soleil surgi du néant. Il s'est couché aussi vite qu'il s'est levé. Mon étoile n'aura brillé que quelques secondes. C'était un ophtalmologue, sans doute : il a soulevé une de mes paupières, il a braqué sa lampe dans le fond de mes yeux, et il a tout refermé.
Est-il possible qu'il n'ait rien vu ? Qu'il n'ait pas repéré mon âme inquiète ? Mon âme qui crie, qui pleure et appelle au secours ?
Il ne peut pas ne pas avoir vu une étincelle de vie au fond de cet œil-là. Il ne peut pas avoir conclu que je n'étais rien qu'un arbre mort, qui ne méritait pas même qu'on le jette à la rivière.
[...]
D'UN CÔTÉ, CE QU'ELLE DIT ME SOULAGE. De l'autre, ça me terrorise. Mais ça me terrorise quand même plus que ça ne me soulage... Les femmes sont revenues pour l'épreuve des sinus.
Et l'une dit à l'autre :
— On ne lui fera plus qu'un soin par jour. Franchement, ça ne sert à rien de s'embêter : elle va bientôt clamser ! C'est le grand chef qui l'a dit...
Je me remets à crier, de ce cri terrible que je suis la seule à entendre. Je vais bien, je vous dis, je vais bien ! C'est insensé ! Comment peut-on affirmer des choses pareilles ? Je ne peux pas mourir maintenant ! Sauf... Sauf, évidemment, si l'on décide de me tuer ! Je vais bien, mais on fait tout pour que j'aille mal ! Les seules douleurs que je ressens sont celles qu'on m'inflige. Et elles ont de quoi m'achever, oui. Si l'on continue à me torturer ainsi, alors oui, peut-être, je vais finir par lâcher prise. Mais soignez-moi enfin, s'il vous plaît, ou en tout cas laissez-moi tranquille ! Écoutez mes appels muets, brisez les murs de mon corps et alors vous verrez que je n'ai rien. Examinez-moi, scannez-moi, avec les machines les plus perfectionnées qui soient : vous verrez bien que je suis là. Les seules plaies que j'aurais à vous montrer se concentrent sur une seule partie de mon être : elles ne blessent que mon âme.
Elles sont reparties, enfin. Jusqu'à demain...
Ils ont raison : ce n'est plus vivre, ça. La musique, les soins, les visites, les discussions intimes, mes angoisses, mes pensées folles embarquées dans un grand huit qui ne sait plus s'arrêter...
Et un jour, soudain, car la coupe de souffrance n'est visiblement jamais pleine, venue de nulle part, une surprise atroce : une violente douleur au téton de l'un de mes seins.
Comme si on me l'arrachait.
Je lâche un nouveau cri dans le vide.
Un nouveau cri désespérément inutile.
Quelle est cette nouvelle torture ? Pourquoi ?
Je la subis une seconde fois, quelques heures ou quelques jours plus tard. Une mutilation à vif. Est-ce que je saigne ?
Cette fois, il y a au moins deux personnes dans ma chambre.
Juste avant cette agression, j'entends un homme dire à l'autre :
— Vous savez comment on peut s'assurer qu'une personne est vivante ou morte ? Vous prenez un téton, comme ça, et vous le pincez en tirant d'un coup violent...
Le déchirement.
Après quoi, l'homme poursuit, de son ton professoral :
— Vous avez vu ? Aucune réaction. Absolument aucune ! Pas un frémissement sur la peau, pas la moindre modification des traits du visage. Rien du tout. Alors que je vous garantis que cette douleur-là, on ne peut pas y rester insensible... C'est une vieille recette, c'est vrai, mais c'est le genre de vieilles recettes qu'il est toujours bon de connaître...
Je ne saisis pas ce que répond le collègue de cet éminent spécialiste. Mais je regrette que ce spécialiste des vieilles recettes n'entende pas ma propre réponse...
Désormais, les choses sont claires. J'ai encore gravi quelques échelons dans l'horreur. J'avais compris que l'on me croyait inconsciente ; je comprends désormais que l'on me croit morte.
Je repense à ces romans dans lesquels, à mesure que les pages se tournent, le héros se retrouve dans une situation de plus en plus difficile. La souricière se referme progressivement jusqu'au moment où, apparemment, il n'y a plus d'issue... Il est pris, cette fois, il n'y a plus d'espoir. Il va mourir. Le méchant exulte. L'inéluctable va arriver et pourtant... Le lecteur s'interroge, mais, au fond de lui, il sait bien que la fin n'est pas possible. Il sait bien qu'il y aura un stratagème, un deus ex machina sorti de nulle part pour extirper son champion du néant. Et au chapitre suivant, effectivement, le lecteur a la satisfaction de voir que le héros est toujours là, bien vivant : comme prévu, l'impensable s'est produit...
Un tel happy end est-il à attendre dans mon cas ?
Je peux d'autant plus en douter que, malgré ses apparences de moins en moins ordinaires, mon histoire n'est pas une fiction. Elle est bien réelle, et je n'ai rien d'une héroïne. Quant à l'auteur de cet épisode angoissant de ma vie, s'il existe, tout là-haut, j'attends encore qu'il se manifeste...
Je m'imagine enfermée dans un cercueil. Pas dans mon corps, comme actuellement, plus dans un arbre, comme je l'imagine régulièrement, mais bien, cette fois, dans un vrai cube de bois. Entre ces quatre planches qui sont notre dernier chez-soi.
J'ai demandé à être incinérée, Ray le sait bien. Je me dis que j'ai eu raison : au moins, grâce à ça, je n'essaierai pas de gratter le couvercle, quand je serai dans la tombe... Je raconte n'importe quoi ! Je suis incapable du moindre geste. Et je n'aurai pas à vivre ce cauchemar, puisque avant de m'incinérer, il faudra bien me débrancher. Et si l'on me débranche, je mourrai, forcément, parce que je ne suis plus capable d'autre chose que de penser. Et encore, ces pensées sont de plus en plus confuses...
Voici une autre pensée qui, elle, aurait plutôt tendance à me réconforter : avant de me débrancher, les médecins devront avertir ma famille, forcément. Et je suis persuadée que ni Ray, mon mari, ni Cathy, ma fille, ne pourront accepter cette éventualité. Jamais. C'est inconcevable. En tout cas, pas aussi rapidement. Au bout de quelques années, éventuellement, s'il paraît acquis que je ne serai plus jamais autre chose qu'un corps inerte, ils pourraient se laisser fléchir, pourquoi pas... Mais maintenant, non, c'est impossible. Pas si tôt, pas après m'avoir quittée seulement depuis quelques jours. Je les connais bien, ils sont ma chair. Ils ne se laisseront jamais convaincre de m'abandonner.
Me voici quelque peu rassérénée. Pas pour longtemps. Déjà une autre pensée m'angoisse... De même que j'ai averti Ray de mon souhait d'être incinérée, je lui ai fait part de ma volonté d'être donneuse d'organes. L'idée paraît si belle : voler à la mort pour donner à la vie. Or, là, si l'on me croit morte, pourquoi ne profiterait-on pas que mon corps soit encore chaud pour y prélever un rein ou un cœur ?
Sans anesthésie, évidemment... Je me souviens que les dons d'organe se font essentiellement sur des personnes en situation de mort cérébrale, celles dont le cerveau est considéré comme hors service. Qu'en pensent-ils, ces savants, de mon cerveau ? Pour eux, je ne suis plus consciente, évidemment, puisqu'ils ont acquis la certitude que je ne réagis plus aux douleurs, même les plus extrêmes. Pour eux, mon cerveau ne fonctionne plus, puisque je suis morte...
J'épie le moindre mouvement du personnel de santé. Quand je n'ai pas la certitude que les gens qui approchent sont des amis ou de la famille, je suis saisie d'une crainte. Je redoute la lame du bistouri sur ma peau. Mon cœur s'affole...
J'aimerais me replier en moi-même, mais je reste désespérément raide, immobile. Offerte à mon destin.
[...]
C'EST L'ANNIVERSAIRE DE MARIAGE !
— Qu'est-ce qu'ils racontent ? Aujourd'hui ? Mince alors ! Je suis à l'hôpital depuis aussi longtemps !
Réfléchissons... Je suis arrivée aux urgences le 13 au soir. Et nous serions donc aujourd'hui le 24 ou le 25 juillet. Il y a deux dates, car Ray et moi nous sommes mariés le 24 à la mairie, et le 25 à l'église. C'était une belle cérémonie... Après la messe à Gambsheim, dans mon village du nord de Strasbourg, le repas de fête avait été servi dans la commune voisine, Kilstett, à quelques mètres du Rhin. C'était en 1970, il y a trente-neuf ans. J'étais une gamine : j'avais tout juste dix-huit ans. Mais c'était une bonne décision ! Une décision que je n'ai jamais regrettée, bien au contraire.
Que pense Ray aujourd'hui ? Quel est son état d'esprit ? Comment vit-il ? C'est le plus triste de tous nos anniversaires...
Comme j'aimerais l'embrasser !
Ou simplement lui sourire. Simplement le faire sourire...
Où serons-nous pour nos quarante ans de mariage ? Y aura-t-il seulement une quarantième édition ? Une fête à la mesure de cet amour, de ce couple que nous avons si solidement construit ?
Je pleure de nouveau, dans ma prison intérieure. Si seulement je pouvais leur dire ! Je sanglote une fois de plus, alors que je devrais me réjouir.
Cathy me parle très tendrement.
Ne t'en fais pas ma petite maman, je prends soin de papa, tout va bien...
Mon cœur est submergé par une vague d'émotion. Un mélange d'amour, de tristesse et de peur. Je ne suis que larmes au-dedans.
Elle poursuit :
Tu ne dois pas nous quitter... Tu sais, je ne te l'ai pas encore dit, mais j'aimerais avoir un troisième enfant... Et cet enfant, tu dois absolument le connaître ! Et lui, il doit absolument connaître sa mamie...
Mon mari, ma fille, mes petits-enfants... Ma vie. Cette vie si intime, dont on me prive si curieusement... J'ai l'impression de suffoquer.
— Maman ?
Je sens Cathy se lever soudainement.
— Papa !
— Oui ?
— Papa, regarde !
— Qu'y a-t-il ?
Ils sont proches de moi comme jamais. Je perçois leur souffle, leur agitation.
Mais regarde donc ! Maman pleure !
— Qu'est-ce que tu racontes ?
La larme, là !... J'ai déjà eu cette impression qu'elle pleurait quand je lui parlais... Mais là, il n'y a pas de doute : regarde, c'est bien une larme qui coule, non ?
C'est au tour de Ray de se lever.
— Je vais chercher quelqu'un !
Maman, maman...
La voix de ma fille semble hésiter entre la détresse et le bonheur. Ainsi, parfois, les rires ressemblent aux pleurs, et les pleurs au rire.
Un brouhaha. Du monde entre dans la pièce.
Cathy parle avec fougue :
— Maman a réagi ! Elle a pleuré ! Une larme vient de couler, sur sa joue !
Un silence. Puis la sentence :
— C'est le gel.
— Pardon ?
— Ce doit être le gel. Vous savez, le gel, sur les paupières... Il ne faut pas se réjouir trop vite.
Mais si, Cathy veut se réjouir ! Maintenant, tout de suite ! Les bonnes nouvelles sont si rares, on ne peut pas les snober.
— Je sais qu'on lui met du gel ! Mais c'était bien une larme !
La personne est repartie. Depuis ma nuit noire, je crois l'avoir vue hausser les épaules...
L'excitation de Cathy n'a pas cessé. Et avec moi, au moins, cette excitation est contagieuse. Je me sens vibrer. Je suis tout à son écoute. Elle me parle avec une ferveur, une conviction nouvelles.
— Maman, tu m'entends ? Est-ce que tu m'entends ? Si tu m'entends, dis-le-moi. Montre-le-moi ! Pleure ! Bouge quelque chose !
J'ai perçu comme une grande surprise. Suivie d'une phrase un peu hébétée, qui a provoqué un séisme dans tous les cœurs présents à ce moment-là :
— Elle a bougé un doigt !
Cette fois, c'est Ray qui a parlé.
— C'était très léger, mais elle a bougé le doigt ! Tu as vu ?
— Tu es sûr ?
— Angèle, ma chérie, c'est formidable ! Tu as bougé !
Alors, c'est comme si une lueur perçait enfin cette immense nuit... Comme si le carcan qui me tenait complètement immobile depuis un peu plus de dix jours commençait à se fissurer.
J'ai tellement voulu que mon bras réussisse à s'écarter de mon corps pour les alerter, les accrocher, leur signifier ma présence ! J'ai tellement voulu que les larmes qui m'inondent intérieurement jaillissent à l'extérieur ! J'ai tellement essayé, tellement désiré, tellement prié... C'est comme si la prison de mon corps s'était entrouverte enfin sous les coups de boutoir de mon esprit.
Je reviens vers mes amours. Je suis de retour dans la vraie vie.
Je pleure de joie.
C'est le plus beau de tous nos anniversaires de mariage !

Angèle Lieby, in Une larme m'a sauvée (les arènes)