LE NOIR. ENCORE. Toujours. Ce noir total, auquel je
m'habitue, car on s'habitue à tout. Ce noir absolu auquel mes pensées donnent
des formes, apportent des nuances, imposent des dégradés.
Les jours ont passé. Je me suis
réveillée, mais la nuit ne m'a pas quittée. Le savent-ils, les médecins, Ray,
Cathy, que je suis de retour ? Tout est calme. J'entends cette respiration
et ces bruits de machines en permanence, j'entends des voix régulièrement, mais
elles ne me parlent jamais. J'ai l'impression que l'on m'ignore. D'être là sans
l'être vraiment. Ou plutôt d'être présente sans que les autres le sachent,
comme un fantôme...
Voici Ray ! Je l'ai reconnu. Il
a parlé à quelqu'un, là, à l'instant, il a échangé quelques mots avec une femme,
et il est à présent à côté de moi, je le sais. Je le sens. Il est là, mon mari,
évidemment, il sera toujours près de moi, surtout dans les moments difficiles.
Je frémis, j'en tremble. Je lui parle, mais ne résonne que le vacarme de mes
pensées. Il ne répond pas, il ne dit rien. Ray, mon amour, est-ce que tu
m'entends ? Est-ce que tu me vois trembler ? Est-ce que tu sens
combien notre présence est forte, maintenant, l'un à l'autre ?
Dans ma nuit ne parviennent que des
sanglots étouffés.
Ray est reparti, et je suis
totalement perdue. Je comprends que ce que je ressens ne correspond pas à ce
que je laisse paraître. J'ai l'impression d'être normale ; or, rien ne
fonctionne. Je crois hurler, mais ce hurlement n'est qu'intérieur. Je crois
bouger, mais je suis totalement inerte. Comment prévenir que je vais
bien ? Comment leur dire de ne pas s'inquiéter ?
Où est la porte de sortie ?
J'explore ce noir immobile dans lequel j'évolue comme une âme en peine, un être
immatériel.
Je me compare à un arbre : ça ne
bouge pas, un arbre, c'est inerte, ça ne dit rien, ça ne crie même pas quand on
le coupe ; et pourtant, ça vit. Si l'on décidait de me débiter en
tranches, là, maintenant, moi non plus, je ne pourrais pas protester.
Mais quitte à être un arbre, je
voudrais être un tronc qui flotte sur la rivière. Car j'ai très chaud. Je me
sens déshydratée, desséchée. Je rêve d'eau. Je rêve du bruit d'une fontaine,
d'un robinet qui coule. L'eau, pour moi, à cet instant, est la plus grande
richesse. Un bain, c'est l'image du bonheur absolu. Je pense à la source
miraculeuse du mont Sainte-Odile, le pèlerinage à la patronne de l'Alsace, près
de Strasbourg : il fait si frais là-haut, c'est si réconfortant et l'on
s'y sent si bien...
J'ai l'impression d'être un arbre,
d'être couverte d'une écorce épaisse, parce que je comprends bien, à présent,
que je suis enfermée. Je suis comme dans un cercueil qui serait mon propre
corps. Emmurée en moi-même. Je toque sur la paroi intérieure de ma peau, mais
personne ne m'entend.
Je dois absolument leur envoyer un
signe. Mais je ne peux ni crier ni bouger. Je peux seulement écouter et penser.
Et pour penser, je pense... Je repense au tronc d'arbre qui glisse sur l'eau.
Ce tronc se transforme : des yeux apparaissent sur le devant, ainsi que
deux sortes de narines, il se rétrécit sur l'arrière pour former une queue...
L'arbre est devenu un crocodile, qui ouvre sa gueule subitement, dans un grand
claquement d'eau ! Lui au moins, il pourra se défendre si on entreprend de
lui faire mal. Lui au moins, il mordra si on le touche. Ah, si j'étais un
crocodile ! Je suis sans doute en train de rêver...
Je me réveille, soudain.
Une lueur m'éblouit.
Je ne vois rien qu'un grand soleil.
Mais c'est une excellente nouvelle : le soleil existe encore ! Le
noir n'est plus mon seul horizon. Cette lumière-là n'a pas de prix. C'est un
espoir, l'espoir que ce tunnel dans lequel je suis engagée n'est pas sans
fin : il y a un bout, puisqu'il y a une lueur. Il y a de la vie, puisqu'il
y a du jour.
Mais le rideau de mes paupières se
referme brutalement.
Je retombe dans le noir.
Un homme a demandé :
— Alors, cette pupille ?
Un autre a soupiré, et je n'ai pas
entendu sa réponse. C'est que je n'étais préoccupée que par une chose :
l'extinction brutale de ce soleil surgi du néant. Il s'est couché aussi vite
qu'il s'est levé. Mon étoile n'aura brillé que quelques secondes. C'était un ophtalmologue,
sans doute : il a soulevé une de mes paupières, il a braqué sa lampe dans
le fond de mes yeux, et il a tout refermé.
Est-il possible qu'il n'ait rien
vu ? Qu'il n'ait pas repéré mon âme inquiète ? Mon âme qui crie, qui
pleure et appelle au secours ?
Il ne peut pas ne pas avoir vu une
étincelle de vie au fond de cet œil-là. Il ne peut pas avoir conclu que je
n'étais rien qu'un arbre mort, qui ne méritait pas même qu'on le jette à la
rivière.
[...]
D'UN CÔTÉ, CE QU'ELLE DIT ME SOULAGE.
De l'autre, ça me
terrorise. Mais ça me terrorise quand même plus que ça ne me soulage... Les
femmes sont revenues pour l'épreuve des sinus.
Et l'une dit à l'autre :
— On ne lui fera plus qu'un soin par
jour. Franchement, ça ne sert à rien de s'embêter : elle va bientôt
clamser ! C'est le grand chef qui l'a dit...
Je me remets à crier, de ce cri
terrible que je suis la seule à entendre. Je vais bien, je vous dis, je vais
bien ! C'est insensé ! Comment peut-on affirmer des choses
pareilles ? Je ne peux pas mourir maintenant ! Sauf... Sauf,
évidemment, si l'on décide de me tuer ! Je vais bien, mais on fait tout
pour que j'aille mal ! Les seules douleurs que je ressens sont celles
qu'on m'inflige. Et elles ont de quoi m'achever, oui. Si l'on continue à me
torturer ainsi, alors oui, peut-être, je vais finir par lâcher prise. Mais
soignez-moi enfin, s'il vous plaît, ou en tout cas laissez-moi
tranquille ! Écoutez mes appels muets, brisez les murs de mon corps et
alors vous verrez que je n'ai rien. Examinez-moi, scannez-moi, avec les
machines les plus perfectionnées qui soient : vous verrez bien que je suis
là. Les seules plaies que j'aurais à vous montrer se concentrent sur une seule
partie de mon être : elles ne blessent que mon âme.
Elles sont reparties, enfin. Jusqu'à
demain...
Ils ont raison : ce n'est plus
vivre, ça. La musique, les soins, les visites, les discussions intimes, mes
angoisses, mes pensées folles embarquées dans un grand huit qui ne sait plus
s'arrêter...
Et un jour, soudain, car la coupe de
souffrance n'est visiblement jamais pleine, venue de nulle part, une surprise
atroce : une violente douleur au téton de l'un de mes seins.
Comme si on me l'arrachait.
Je lâche un nouveau cri dans le vide.
Un nouveau cri désespérément inutile.
Quelle est cette nouvelle
torture ? Pourquoi ?
Je la subis une seconde fois,
quelques heures ou quelques jours plus tard. Une mutilation à vif. Est-ce que
je saigne ?
Cette fois, il y a au moins deux
personnes dans ma chambre.
Juste avant cette agression,
j'entends un homme dire à l'autre :
— Vous savez comment on peut
s'assurer qu'une personne est vivante ou morte ? Vous prenez un téton,
comme ça, et vous le pincez en tirant d'un coup violent...
Le déchirement.
Après quoi, l'homme poursuit, de son
ton professoral :
— Vous avez vu ? Aucune
réaction. Absolument aucune ! Pas un frémissement sur la peau, pas la
moindre modification des traits du visage. Rien du tout. Alors que je vous
garantis que cette douleur-là, on ne peut pas y rester insensible... C'est une
vieille recette, c'est vrai, mais c'est le genre de vieilles recettes qu'il est
toujours bon de connaître...
Je ne saisis pas ce que répond le
collègue de cet éminent spécialiste. Mais je regrette que ce spécialiste des
vieilles recettes n'entende pas ma propre réponse...
Désormais, les choses sont claires.
J'ai encore gravi quelques échelons dans l'horreur. J'avais compris que l'on me
croyait inconsciente ; je comprends désormais que l'on me croit morte.
Je repense à ces romans dans
lesquels, à mesure que les pages se tournent, le héros se retrouve dans une situation de plus en plus
difficile. La souricière se referme progressivement jusqu'au moment où,
apparemment, il n'y a plus d'issue... Il est pris, cette fois, il n'y a plus
d'espoir. Il va mourir. Le méchant exulte. L'inéluctable va arriver et
pourtant... Le lecteur s'interroge, mais, au fond de lui, il sait bien que la
fin n'est pas possible. Il sait bien qu'il y aura un stratagème, un deus ex
machina sorti de nulle part pour extirper son champion du néant. Et au
chapitre suivant, effectivement, le lecteur a la satisfaction de voir que le
héros est toujours là, bien vivant : comme prévu, l'impensable s'est
produit...
Un tel happy end est-il à
attendre dans mon cas ?
Je peux d'autant plus en douter que,
malgré ses apparences de moins en moins ordinaires, mon histoire n'est pas une
fiction. Elle est bien réelle, et je n'ai rien d'une héroïne. Quant à l'auteur
de cet épisode angoissant de ma vie, s'il existe, tout là-haut, j'attends
encore qu'il se manifeste...
Je m'imagine enfermée dans un
cercueil. Pas dans mon corps, comme actuellement, plus dans un arbre, comme je
l'imagine régulièrement, mais bien, cette fois, dans un vrai cube de bois.
Entre ces quatre planches qui sont notre dernier chez-soi.
J'ai demandé à être incinérée, Ray le
sait bien. Je me dis que j'ai eu raison : au moins, grâce à ça, je
n'essaierai pas de gratter le couvercle, quand je serai dans la tombe... Je
raconte n'importe quoi ! Je suis incapable du moindre geste. Et je n'aurai
pas à vivre ce cauchemar, puisque avant de m'incinérer, il faudra bien me
débrancher. Et si l'on me débranche, je mourrai, forcément, parce que je ne
suis plus capable d'autre chose que de penser. Et encore, ces pensées sont de
plus en plus confuses...
Voici une autre pensée qui, elle,
aurait plutôt tendance à me réconforter : avant de me débrancher, les
médecins devront avertir ma famille, forcément. Et je suis persuadée que ni
Ray, mon mari, ni Cathy, ma fille, ne pourront accepter cette éventualité.
Jamais. C'est inconcevable. En tout cas, pas aussi rapidement. Au bout de
quelques années, éventuellement, s'il paraît acquis que je ne serai plus jamais
autre chose qu'un corps inerte, ils pourraient se laisser fléchir, pourquoi
pas... Mais maintenant, non, c'est impossible. Pas si tôt, pas après m'avoir
quittée seulement depuis quelques jours. Je les connais bien, ils sont ma
chair. Ils ne se laisseront jamais convaincre de m'abandonner.
Me voici quelque peu rassérénée. Pas pour
longtemps. Déjà une autre pensée m'angoisse... De même que j'ai averti Ray de
mon souhait d'être incinérée, je lui ai fait part de ma volonté d'être donneuse
d'organes. L'idée paraît si belle : voler à la mort pour donner à la vie.
Or, là, si l'on me croit morte, pourquoi ne profiterait-on pas que mon corps
soit encore chaud pour y prélever un rein ou un cœur ?
Sans anesthésie, évidemment... Je me
souviens que les dons d'organe se font essentiellement sur des personnes en
situation de mort cérébrale, celles dont le cerveau est considéré comme hors
service. Qu'en pensent-ils, ces savants, de mon cerveau ? Pour eux, je ne
suis plus consciente, évidemment, puisqu'ils ont acquis la certitude que je ne
réagis plus aux douleurs, même les plus extrêmes. Pour eux, mon cerveau ne
fonctionne plus, puisque je suis morte...
J'épie le moindre mouvement du
personnel de santé. Quand je n'ai pas la certitude que les gens qui approchent
sont des amis ou de la famille, je suis saisie d'une crainte. Je redoute la
lame du bistouri sur ma peau. Mon cœur s'affole...
J'aimerais me replier en moi-même,
mais je reste désespérément raide, immobile. Offerte à mon destin.
[...]
C'EST L'ANNIVERSAIRE DE MARIAGE !
— Qu'est-ce qu'ils
racontent ? Aujourd'hui ? Mince alors ! Je suis à l'hôpital
depuis aussi longtemps !
Réfléchissons... Je suis arrivée aux
urgences le 13 au soir. Et nous serions donc aujourd'hui le 24 ou le 25
juillet. Il y a deux dates, car Ray et moi nous sommes mariés le 24 à la
mairie, et le 25 à l'église. C'était une belle cérémonie... Après la messe à
Gambsheim, dans mon village du nord de Strasbourg, le repas de fête avait été
servi dans la commune voisine, Kilstett, à quelques mètres du Rhin. C'était en
1970, il y a trente-neuf ans. J'étais une gamine : j'avais tout juste
dix-huit ans. Mais c'était une bonne décision ! Une décision que je n'ai
jamais regrettée, bien au contraire.
Que pense Ray aujourd'hui ? Quel
est son état d'esprit ? Comment vit-il ? C'est le plus triste de tous
nos anniversaires...
Comme j'aimerais l'embrasser !
Ou simplement lui sourire. Simplement
le faire sourire...
Où serons-nous pour nos quarante ans
de mariage ? Y aura-t-il seulement une quarantième édition ? Une fête
à la mesure de cet amour, de ce couple que nous avons si solidement construit ?
Je pleure de nouveau, dans ma prison
intérieure. Si seulement je pouvais leur dire ! Je sanglote une fois de
plus, alors que je devrais me réjouir.
Cathy me parle très tendrement.
— Ne t'en fais pas ma petite maman, je prends soin de papa,
tout va bien...
Mon cœur est submergé par une vague
d'émotion. Un mélange d'amour, de tristesse et de peur. Je ne suis que larmes
au-dedans.
Elle poursuit :
— Tu ne dois pas nous quitter... Tu sais, je ne te l'ai pas
encore dit, mais j'aimerais avoir un troisième enfant... Et cet enfant, tu dois
absolument le connaître ! Et lui, il doit absolument connaître sa mamie...
Mon mari, ma fille, mes
petits-enfants... Ma vie. Cette vie si intime, dont on me prive si
curieusement... J'ai l'impression de suffoquer.
— Maman ?
Je sens Cathy se lever soudainement.
— Papa !
— Oui ?
— Papa, regarde !
— Qu'y a-t-il ?
Ils sont proches de moi comme jamais.
Je perçois leur souffle, leur agitation.
— Mais regarde donc ! Maman pleure !
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— La larme, là !... J'ai déjà eu cette impression
qu'elle pleurait quand je lui parlais... Mais là, il n'y a pas de doute :
regarde, c'est bien une larme qui coule, non ?
C'est au tour de Ray de se lever.
— Je vais chercher quelqu'un !
— Maman, maman...
La voix de ma fille semble hésiter
entre la détresse et le bonheur. Ainsi, parfois, les rires ressemblent aux pleurs, et les pleurs au rire.
Un brouhaha. Du monde entre dans la
pièce.
Cathy parle avec fougue :
— Maman a réagi ! Elle a
pleuré ! Une larme vient de couler, sur sa joue !
Un silence. Puis la sentence :
— C'est le gel.
— Pardon ?
— Ce doit être le gel. Vous savez, le
gel, sur les paupières... Il ne faut pas se réjouir trop vite.
Mais si, Cathy veut se réjouir !
Maintenant, tout de suite ! Les bonnes nouvelles sont si rares, on ne peut
pas les snober.
— Je sais qu'on lui met du gel !
Mais c'était bien une larme !
La personne est repartie. Depuis ma
nuit noire, je crois l'avoir vue hausser les épaules...
L'excitation de Cathy n'a pas cessé.
Et avec moi, au moins, cette excitation est contagieuse. Je me sens vibrer. Je
suis tout à son écoute. Elle me parle avec une ferveur, une conviction
nouvelles.
— Maman, tu m'entends ? Est-ce
que tu m'entends ? Si tu m'entends, dis-le-moi. Montre-le-moi !
Pleure ! Bouge quelque chose !
J'ai perçu comme une grande surprise.
Suivie d'une phrase un peu hébétée, qui a provoqué un séisme dans tous les
cœurs présents à ce moment-là :
— Elle a bougé un doigt !
Cette fois, c'est Ray qui a parlé.
— C'était très léger, mais elle a
bougé le doigt ! Tu as vu ?
— Tu es sûr ?
— Angèle, ma chérie, c'est
formidable ! Tu as bougé !
Alors, c'est comme si une lueur
perçait enfin cette immense nuit... Comme si le carcan qui me tenait
complètement immobile depuis un peu plus de dix jours commençait à se fissurer.
J'ai tellement voulu que mon bras
réussisse à s'écarter de mon corps pour les alerter, les accrocher, leur
signifier ma présence ! J'ai tellement voulu que les larmes qui m'inondent
intérieurement jaillissent à l'extérieur ! J'ai tellement essayé, tellement
désiré, tellement prié... C'est comme si la prison de mon corps s'était
entrouverte enfin sous les coups de boutoir de mon esprit.
Je reviens vers mes amours. Je suis
de retour dans la vraie vie.
Je pleure de joie.
C'est le plus beau de tous nos anniversaires
de mariage !
Angèle Lieby, in Une larme m'a sauvée
(les arènes)