La
doctrine chrétienne
La
synthèse
Un paysan au cœur pur sait
qu'il y a un Dieu et que l'homme a reçu le trésor de la connaissance pour
chanter sa louange. Il sait confusément que l'univers est beau, que cette
beauté est réelle et non produite par la connaissance, mais que celle-ci
dépasse l'univers et fait de l'homme l'image naturelle de Dieu. C'est chanté
par les cœurs droits, enseigné par les catéchismes protestants, orthodoxes, et
même musulmans... sans parler de l'Inde, de la Chine et des traditions païennes,
où tout cela est dit bien plus souvent que nous ne le croyons aujourd'hui en
Occident.
Telle est la Philosophie
naturelle de l'esprit humain, à laquelle s'adresse la Prédication apostolique,
pour la restaurer au besoin d'ailleurs, l'épurer, la conforter, etc. et non la
remplacer. Prétendre s'en passer est une hérésie condamnée par Vatican I,
jamais envisagée par les Apôtres. Mais le climat culturel de l'Occident est
mortel pour cette philosophie.
De ce point de vue un
théologien est aussi démuni qu'une enfant naïve parachutée dans des écoles
chrétiennes où elle y trouve la culture ambiante, incapable de répondre aux
sophismes qui l'investissent. Le théologien peut répondre, mais sans que
personne ou presque ne l'entende. Il constitue avec cette enfant une colonie
désarmée qui essaie d'avoir le « sensus Ecclesiae » (le sens
de ce que dit l'Église). Sa prière est aussi en détresse que celle de cette
enfant, et pourtant ils ont la sagesse de l'Église à leur disposition à travers
des écrits de deux mille ans.
Il faut un effort de
méditation assidue pour écouter ce que l'Esprit dit aux Églises, et ce que
l'Église dit aux fidèles. Les chrétiens peuvent connaître certaines choses sans
en avoir clairement conscience : l'Église ne peut pas renoncer à la connaissance
claire. Les filles de Mère Teresa peuvent croire en Dieu au nom de la foi,
brûler d'amour pour Jésus et les pauvres sans connaître la démonstration de
l'existence de Dieu. Elles savent qu'il y a une philosophie chrétienne, elles
n'ont pas besoin de l'apprendre.
L'Église en a besoin car,
étant l'Épouse du Christ, elle doit tendre vers la lucidité du Christ et de
Marie : la lucidité de l'Église est inférieure à celle du Christ, mais
elle intègre celle de Marie qui fait partie de l'Église, et lui ajoute les
connaissances de détail que Marie connaissait virtuellement, non précisément.
Les théologiens sont au
service de cette explicitation : ils doivent scruter inlassablement le
lien entre les questions les plus techniques et l'Évangile. S'ils oublient ce devoir
fondamental en cédant au piège de la spécialisation, ils justifient la
désaffection profonde des âmes à l'égard de leurs recherches.
Saint Jean disait :
« Jésus a accompli encore bien d'autres œuvres. Si on les relatait en
détail, le monde entier ne suffirait pas, je pense, à contenir les livres qu'on
en écrirait » (22,25). La prédication des Apôtres offrait confusément
cette plénitude à leurs auditeurs, même s'ils ne pouvaient pas tout raconter en
détail, fût-ce dans la tradition orale : au-delà de ce qu'ils ont dit
explicitement, et à travers ce qu'ils ont dit, l'Église a reçu quand même
inconsciemment la totalité des mystères évoqués par Saint Jean. Au long des
siècles, elle a pris conscience progressivement de ce trésor inépuisable :
d'où non seulement l'évolution du dogme, mais toute la littérature chrétienne...
Les Pères de l'Église furent spécialement assistés par l'Esprit Saint pour
développer cette immense synthèse. Il en a été ainsi jusqu'au Moyen-Âge et avec
les grands scolastiques, qui ont simplement trouvé une manière plus didactique
et rationnelle de présenter la même synthèse.
À partir de la fin du
Moyen-Âge, les analyses rationnelles de type scolastique ont pris une ampleur
parfois dangereuse, et la spécialisation a commencé avec ses excès. Descartes
et la Réforme ont rompu avec la scolastique devenue décadente, et on ne s'en
est jamais remis (voir l'Encyclique Humani generis), ce qui signifie
qu'il n'y a plus de synthèse dans
l'Église depuis le Moyen-Âge, du moins acceptée comme telle. Léon XIII et
l'école néothomiste ont essayé de maintenir vivante et présente la synthèse
thomiste, avec un succès qui nous paraît aujourd'hui un peu éphémère, et dont
il semble qu'il ne reste plus grand chose. On peut reprocher aux thomistes
actuels de renoncer à l'ambition synthétique qui devrait être la moëlle de
leurs efforts, car c'est à elle que l'Église s'attache, c'est elle que les
Papes auraient souhaité maintenir dans les Séminaires.
Les
textes du Magistère n'ont pas la même ambition (à l'exception de Vatican
II) : ils visent plutôt à défendre des vérités menacées et à condamner les
erreurs qui s'y opposent. Le Concile de Trente a offert un catéchisme, résumé
plus que synthèse proprement dite, et qui reste marqué par la préoccupation de
s'opposer aux déviations de la Réforme, en même temps qu'à sauver les vérités
arrachées par celle-ci à l'équilibre chrétien authentique.
Vatican II est le seul
Concile qui ait voulu proposer une synthèse de la doctrine chrétienne adaptée à
notre temps. On l'a contesté ou encensé pour ses intentions pastorales, mais je
retiens surtout son ambition synthétique, la première de ce genre depuis le
Moyen-Âge. Entre les Sommes et Vatican II il y a évidemment des différences
énormes : sept cents ans se sont écoulés, et sept cents ans d'une histoire
tumultueuse. On ne trouve donc pas dans Vatican II l'ampleur analytique des
Sommes, ni le souci de répondre aux questions de détail. Il est possible
qu'aujourd'hui l'ambition d'une Somme de ce genre paraisse démesurée,
inaccessible aux forces humaines, mais je crois que l'Église ne renoncera
jamais à un effort de ce genre.
Il faudrait donc étoffer
l'ampleur de Vatican II, en utilisant les intuitions d'un Saint Jean de la
Croix ou d'une Thérèse de l'Enfant Jésus — sans parler des efforts de Maritain
par exemple, à l'autre bout de la chaîne, pour intégrer dans cette synthèse la
culture scientifique et artistique, le patrimoine culturel auquel les Papes
attachent de l'importance, mais qu'il faudrait apprivoiser dans cette
cathédrale qui reste à construire.
Encore une fois, même si la
tâche paraît inaccessible, l'Église ne peut pas l'abandonner « tant qu'il
y aura des clercs et qui pensent », car il faut que les clercs pensent
bien, et comment penseraient-ils bien si tel ou tel secteur des sciences
restait imperméable à l'illumination de la métaphysique chrétienne — ou si, à
l'autre bout, les intuitions d'une Thérèse de l'Enfant Jésus restent
ignorées ? Ces intuitions ont en effet un grand pouvoir synthétique :
elles méritent d'être rapprochées les unes des autres, même si elles semblent
disparates.
L'évolution
du dogme
Les Apôtres furent
enseignés jusqu'à leur mort par le Christ en personne : même après sa
Résurrection Il n'a pas cessé de les instruire, nous le savons clairement à
propos de Saint Paul. Les Pères de l'Église, eux, furent enseignés par les
Apôtres et leurs successeurs. Mais les Apôtres ne livraient pas les vérités de
la foi en catalogue : ils les reliaient entre elles, et les reliaient
aussi aux vérités de l'Ancien Testament. Ce travail est finalement plus
important que l'énoncé d'une vérité nouvelle : tant qu'il n'a pas eu lieu,
cette vérité n'est pas « activée », elle est comme un virus dormant,
du moins par rapport à cette confrontation féconde. Quand Saint Paul recevait
une révélation, ce n'est pas le moment où il la recevait qui était important,
c'était la mise en œuvre de cette vérité pour la confronter aux anciennes (Nova
et Vetera) et constituer ainsi la Doctrine sacrée.
Cette
prise de conscience constructive du trésor inépuisable de la Révélation du
Christ, quand elle est sanctionnée par l'infaillibilité de l'Église, constitue
le progrès ou l'évolution du dogme. La Sainte Vierge savait tout selon une
intuition confuse, mais elle n'avait pas le charisme de Saint Paul pour offrir
la didakè (le catéchisme des Apôtres) explicitant l'Évangile. L'Église au
contraire devient de plus en plus consciente de la signification de la didakè.
Elle se rapproche ainsi de la science du Christ en se rapprochant de la fin des
temps, selon un mode qui n'était pas celui de Marie : l'aventure de
l'Église est aussi mystique que celle de Marie mais elle dure des siècles,
absorbant l'évolution du dogme pour aller vers la Parousie dans une lumière de
plus en plus grande à l'égard du contenu de la Révélation. Elle rejoint ainsi
en le disant ce que Marie savait, sans pouvoir le dire avant le retour du
Christ, qui sera l'heure de la Vision face à face pour l'Église.
Autrement dit, au moment de
l'Assomption Marie avait atteint un degré d'illumination dont l'Église se
rapprochera vers la fin des temps en l'explicitant, ce qui est la « fides
quaerens intellectum » (la foi cherchant à comprendre), œuvre des
théologiens et des mystiques, plus précisément des théologiens aux écoutes des
mystiques, et des mystiques aux écoutes de la théologie comme Thérèse de
l'Enfant Jésus ou Saint Jean de la Croix.
Dans cette perspective, les
stigmates de François d'Assise, les révélations du Sacré Cœur, l'enseignement
de Thérèse d'Avila ou Catherine de Sienne, de Saint Bernard ou Julienne de
Norwich, les intuitions de l'Imitation, celles de Grignion de Montfort, les
apparitions de la Sainte Vierge, le mouvement charismatique... et enfin le
message thérésien, sont des étapes décisives de la fides quaerens
intellectum comme activité d'Église.
Cette activité doit être
constamment sous-tendue par une vie d'oraison persévérante, avec une grande
soif de la Source (pas de théologie saine
sans l'état de grâce et les dons du Saint Esprit, l'esprit d'enfance, etc.). Ce
travail immense dépasse les capacités de chacun : nous devons joindre nos
efforts pour prendre une conscience de plus en plus claire de ce que dit
l'Église, contribuant ainsi à développer le dogme et la doctrine chrétienne
dans toute son ampleur, depuis les intuitions mystiques les plus élevées
jusqu'aux travaux intellectuels les plus profanes.
En outre l'Église réclame
la droiture et la purification du cœur : « Bienheureux les cœurs
purs, car ils verront Dieu ». Sur ce point l'Église a toujours été
« élitiste », s'adressant aux pécheurs sans doute, mais demandant énergiquement
une conversion radicale hors de laquelle on n'entend pas ou on entend mal ses
enseignements : hebetudo spiritualis (aveuglement du cœur),
hérésies bénignes ou pernicieuses pullulent pour empêcher la plupart d'accéder
vraiment à cette conscience collective.
La
Morale
Le catéchisme devrait avoir
trois parties : la philosophie tout court, la philosophie chrétienne, et
la proclamation de l'Évangile. La plus vertigineuse et la plus fascinante vient
de l'Évangile, les plus dangereuses et les plus irritantes sont les deux
premières.
Au plan de la philosophie,
il y a d'abord l'existence de Dieu et ses Attributs. Il faut développer les
implications de cette philosophie naturelle, en tant qu'elle est rigoureusement
requise pour l'épanouissement d'une Bernadette Soubirous par exemple. Il s'agit
de faire face à la révolution culturelle qui a complètement noyé cette
philosophie, la rendant inaccessible à l'esprit humain, même chrétien — d'où le
refuge dans le fidéisme.
Il y a ensuite la Morale,
terrain encore plus névralgique sur lequel les Papes ne cessent de se battre.
Notons ici qu'il y a en fait plusieurs morales (qui s'épaulent d'ailleurs, loin
de s'opposer). La morale naturelle d'abord : c'est une abstraction si on
veut, mais qui se fonde sur la nature humaine, laquelle n'est pas une
abstraction. La morale concrète ensuite : celle qui est vécue par les
grandes Religions, les grandes cultures, les peuples primitifs, les
civilisations pré-chrétiennes comme l'Inde ou la Chine, les civilisations post-chrétiennes
comme l'Islam, la Révolution culturelle de la Renaissance et de la Réforme,
etc. C.S.Lewis affirme à juste titre qu'il existe un « Tao » (une
Voie), c'est-à-dire une morale secrètement surnaturelle essayant de se frayer
un chemin dans l'esprit de l'humanité déchue à travers les différentes
traditions historiques 1.
Ce n'est pas une tâche
vaine, une tâche à laquelle l'Église puisse jamais renoncer, que d'essayer de
définir ce Tao en ce qu'il a d'universel (et de concrètement universel) à travers
ses incarnations plus ou moins impures, de se demander comment la lutte entre
le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, se poursuit inlassablement à
travers ces avatars.
Ceci est donc le bout de la
Morale par où elle débouche du côté de l'humain le plus tâtonnant et le plus
misérable — non au sens mystique et trinitaire que ce mot prend chez une
Thérèse de l'Enfant Jésus, mais au sens de l'humanité déchue qui n'a
malheureusement pas conscience du trésor de sa misère même, faute précisément
de la lumière chrétienne. En somme, ce chantier répond au souci d'accueil de
Vatican II à l'égard des tâtonnements de l'esprit humain en quête de vérité.
À l'autre bout, la Morale
débouche au contraire sur la vie mystique la plus précise et la plus précieuse.
A ce niveau seulement le « principe de Newman » prend toute sa
force : « L'Église catholique préférerait voir le soleil et la lune
tomber du ciel, la terre se dissoudre et les millions d'humains qui s'y
trouvent mourir d'inanition dans une effroyable agonie, dans les limites de
l'affliction temporelle, plutôt que de voir une âme non pas se perdre, mais
commettre un seul péché véniel, comme de dire volontairement une contre-vérité
ou de voler un sou sans excuse ». (Apologia pro vita sua, cité par
J.Wu, Par delà l'Est et l'Ouest, éd.Casterman, p.174). Scruter cet
aspect le plus précieux de la Morale exige des recherches sur le mystère de
l'amour, de l'amitié, et finalement de la charité, qui est l'amitié divine.
Il faut y ajouter un point
essentiel : il n'y a sans doute pas de morale sans philosophie, mais il
n'y a pas non plus de philosophie sans un minimum de Tao. D'après Saint Thomas
lui-même, la recherche de la vérité ne va pas sans une droite disposition du
cœur : la philosophie et le Tao sont solidaires. Ceux qui sont dans le Tao
ont une connaissance droite antérieure à tout enseignement, envahie peut-être
par nombre d'idées fausses, et incapable de s'exprimer tranquillement. Tant que
l'âme reste dans le Tao, elle est partagée entre son intuition confuse et des
idées claires qui peuvent être erronées. À ces êtres là, on peut offrir une
catéchèse, mais combien difficile : celle de Saint Dominique à
l'aubergiste hérétique (qui était sans doute dans le Tao). Mais à ceux qui sont
hors du Tao, on ne peut que prêcher en priant pour eux : ce n'est plus une
catéchèse, c'est un miracle dont la Parole de Dieu peut être l'instrument...
toute catéchèse risquerait d'être celle de Saint Paul aux Athéniens, dont on
sait combien elle fut décevante.
L'Apologétique
Il est impossible
d'accueillir la Révélation sans un minimum de guérison de l'intelligence :
il y a une Apologétique authentique dont l'Église ne se désintéressera jamais.
Si Jésus avait enseigné le manichéisme ou le mazdéisme des Perses, c'eût été un
imposteur, et il fallait le traiter comme tel. De même s'il avait enseigné le
polythéisme au sens strict. Mais il a enseigné un Dieu en trois
Personnes : la raison doit en prendre acte. L'Église condamne comme
fidéiste toute présentation de l'Évangile qui ferait fi du pouvoir de la raison
(plus ou moins secrètement guérie par la grâce) de juger que la Révélation doit
être crue, pour des raisons externes (miracles, etc.) et surtout internes
(profondeur et beauté du message). La raison juge aussi que les autres
traditions, si riches et fécondes soient-elles, ne méritent pas la confiance
qu'elles demandent, encore moins celle que demande la tradition
judéo-chrétienne.
La foi peut suppléer chez
tel ou tel sujet à la guérison de l'intelligence, elle ne peut pas la remplacer
dans l'absolu ni à long terme, encore moins collectivement. La grâce guérit
l'intelligence afin que celle-ci reconnaisse, à partir des vérités naturelles,
le bien-fondé et la crédibilité du message chrétien : après elle fait le
saut sous la motion de la grâce, mais après seulement. C'est ce schéma qui est
sain, tout le reste est fidéiste. Le fidéisme consiste à couper l'esprit humain
en deux : la raison peut être matérialiste, agnostique, tout ce qu'on
voudra — la foi se situant à un autre plan, sans communication entre les deux.
Jésus-Christ
se plaint de la tiédeur des âmes, plus grave en un sens que la persécution et
les pires horreurs, car si le sel vient à s'affadir... Mais la tiédeur tout
court s'appuie sur la tiédeur doctrinale, et la tiédeur doctrinale c'est le
fidéisme. Il faut donc lutter contre la tiédeur par la prière (c'est la
vocation des contemplatifs) — mais aussi en combattant le fidéisme comme un
virus qui dissout la vie de prière et la charité fraternelle à partir d'une
mauvaise théologie.
Voilà pourquoi la théologie
ne peut pas se permettre d'ignorer la philosophie saine comme servante
nécessaire. Certes la théologie elle-même vient affiner cette philosophie et
protéger sa santé. Mais la philosophie servante conserve une autonomie que la
théologie, la Révélation, la prière et la vie mystique doivent protéger,
sauver, purifier... certainement pas remplacer. Cette autonomie est pauvre et
relative, mais dans sa pauvreté elle est irremplaçable, c'est la prunelle de
l'œil sans laquelle Dieu ne peut plus parler à l'homme.
La moëlle de cette
philosophie, c'est la divinité naturelle de l'esprit, image et ressemblance de
Dieu — par opposition au simple vestige que représente le monde physique. Bien
voir comment s'articulent ces deux perfections (l'être et la connaissance),
c'est une question de vie ou de mort pour l'amour même, et plus encore l'amour
surnaturel. Car la splendeur de l'amour vient couronner celle de la
connaissance, et la suppose : si l'on vient à perdre de vue cette
splendeur (ou si elle s'obscurcit seulement), aucune Révélation, aucune
prédication, aucun charisme n'y peuvent porter remède. Le seul remède apporté
par la Révélation, ce sera justement de restaurer la lumière naturelle qui
situe l'être et la connaissance l'un par rapport à l'autre : on ne peut
pas faire l'économie de cette guérison au nom de la foi, de la piété, ou même
de la mystique. Si elle n'a pas lieu, on tombera dans l'illuminisme ou la
tiédeur fidéiste, qui consiste à ne plus percevoir le prix infini des âmes,
parce qu'on ne comprend plus leur dimension divine. Je dis qu'il est impossible
de retrouver cette dimension au plan surnaturel si on l'a laissée s'obscurcir
au plan naturel.
Après cela il faut centrer
le message autour de l'invitation évangélique à entrer dans le Royaume :
c'est la moëlle de l'Évangile, autrement dit le kerugma. Ce message est facile
à expliquer aux cœurs purs — facile à expliquer quoique vertigineux et
merveilleux, succession d'abîmes et de gouffres pour l'esprit. Mais il n'y a
aucune rupture entre la philosophie et la Révélation, la raison et la
foi : il y a élargissement, dilatation, etc., il n'y a ni conflit ni
drame. Le message révélé se présente à la fois comme parfaitement crédible
(obligatoirement crédible) — et cependant impossible à croire sans la grâce,
qui dilate la nature mais ne détruit nullement son fonctionnement. La foi est
inaccessible à la nature parce qu'elle la dépasse, non parce qu'elle la
contrarie.
En somme, les difficultés
de la foi viennent des ténèbres de l'intelligence et du cœur dans lesquelles
nous sommes plongés par le péché originel (plus gravement depuis la
Renaissance). Il semble par exemple absolument impossible d'introduire dans le
monde rationnel, et dans la rigueur qui lui est propre aux yeux des modernes,
la notion d'inclination naturelle, avec la finalité qu'elle colporte : il
faut accepter que tout discours invoquant cette inclination entre en poésie ou
en religion... autant dire en subjectivité — ce qui suffit à décrocher de la
science et de sa rigueur. On peut arracher tel ou tel savant à cette mentalité
(en fait il est plus facile de le convertir à la vie mystique, ou du moins à la
foi et à la pratique religieuse, qu'à une philosophie saine) — on ne convertira
pas la mentalité collective comme telle, mais seulement ceux qui auront des
oreilles pour entendre et des yeux pour voir cette Sagesse millénaire dont nous
voulons conserver la flamme.
C'est ce qui fait un peu le
caractère poignant de l'enseignement des Papes. S'agit-il de convertir la
mentalité collective à la morale naturelle ? Cela semble impossible sans
une conversion à la saine philosophie, et par conséquent impossible tout court.
S'agit-il de conforter les chrétiens et spécialement les catholiques ? Je
ne dis pas le contraire, bien que le propos des Papes semble plus vaste. Il
s'agit en somme de proclamer certains principes sans se réclamer d'une
philosophie trop discutée ou carrément méconnue : il semble plus facile de
défendre les droits de l'homme que d'affirmer sa transcendance sur l'animal, et
surtout de souligner que cette vérité philosophique est aussi rigoureuse que la
science, voire davantage.
Certes les Papes ne se
privent pas d'affirmer la dimension spirituelle de l'homme, mais les savants ne
se laissent pas convaincre. Certains veulent bien tenir compte de la foi, de la
religion, des enseignements moraux de l'Église, non de sa philosophie :
ils n'entendent pas que celle-ci puisse entrer en concurrence avec la vérité
scientifique et lui servir de règle. Ils n'envisagent pas de philosophie aussi
rigoureuse que la science, et plus profonde. Contre cet aveuglement je ne vois
pas que les Papes à eux seuls puissent faire grand chose : ils
maintiennent le minimum de ce qui leur paraît devoir être maintenu, donnant
parfois l'espoir dangereux qu'ils finiront par céder, parce que personne ne
voit ou n'admet les principes philosophiques sur lesquels se fonde la Morale.
Le
kerugma
La
folie de la Croix
La doctrine chrétienne
s'appuie toujours sur la prédication de Jésus crucifié et ressuscité... odeur
de vie pour ceux qui croient, odeur de mort pour ceux qui ne croient pas. Mais
comment vivre après cela ? La solution consiste souvent à suivre plus ou
moins bien (et de moins en moins bien) une morale naturelle qui renvoie dans
l'au-delà la rencontre décisive, efficace, avec Jésus crucifié et ressuscité.
Ce recours à la morale
naturelle résulte presque de l'instinct de conservation, tellement notre peur
est forte de faire le saut dans le Cœur du Christ et dans l'au-delà. Car Jésus
nous invite à pénétrer dans l'au-delà, et le vieil homme en a terriblement
peur : il est prêt à tout pour retarder cette heure (« encore cinq
minutes, Monsieur le bourreau ! ») — et comment apaiser une telle
peur sans commettre le péché des invités au banquet, qui ne sont pas pressés de
répondre ?
Se décider à regarder la
Croix, ce n'est rien et c'est tout. Ce n'est rien, car il ne s'agit pas encore
de porter sa Croix, encore moins d'achever ce qui lui manque pour accomplir le
mystère du Christ. Il s'agit seulement de regarder avec foi le spectacle que
l'Église propose depuis le début de la prédication chrétienne (rien ne pourra
changer ce point), mais auquel on a pu ajouter beaucoup de choses qui
permettent de s'en distraire, immense « divertissement » (au sens
pascalien) qui oublie cette réalité formidable.
Quiconque regarde le Christ
en Croix avec la foi la plus élémentaire entre dans un autre monde...
« l'autre monde », celui dont parlait Thérèse de l'Enfant Jésus à un
soldat de la guerre de 14, en lui apparaissant pendant toute une nuit. La
décision de regarder le Christ en Croix et de lui donner notre foi (je ne dis
pas notre amour, je dis notre foi) est plus redoutable que d'entrer en
religion. Il y a des moines, dans le bouddhisme et ailleurs, il y a des
ascétismes et des aventures exigeantes (dans une famille politique ou
religieuse) : cela court les rues, c'est presque banal, même si c'est le
fait d'un petit nombre. Par contre, regarder le Christ en Croix est une autre
aventure, et bien plus rare...
Pour regarder le Christ en
Croix, il faut d'abord reconnaître que rien n'est aussi important : c'est
la pire des folies (la « môria » dont parle Saint Paul), ou
c'est la réponse à tous les problèmes humains — même si cette réponse pose à
son tour d'autres problèmes à celui qui croit... ceux que justement je voudrais
aborder.
Ensuite il faut un minimum
d'amour. La foi suppose un attrait, un certain désir. Pour aller plus loin il
faut un peu d'amour envers Jésus crucifié et ressuscité : le minimum nécessaire
pour être en état de grâce. Cet amour est tiède, il a peur, il se heurte au
vieil homme plus puissant que lui, d'accord — mais avec lui entre dans le cœur
humain ce que Jésus appelle un germe ou une semence. Si on veut comprendre les
fruits de ce germe chez les plus tièdes des chrétiens, il faut regarder ceux
qui le reçoivent avec le maximum
d'amour : après avoir regardé le Christ en Croix, il faut regarder ceux
qui l'aiment, et se demander ce que cela produit chez eux.
Cette méditation
élémentaire est plus exigeante que tout autre effort : il y faut
l'espérance et l'humilité, car on se sent si loin de cet amour qu'on n'a pas
envie d'y aller voir. C'est là que tout se joue : y aller voir ou pas.
La première chose que les
saints contemplent en regardant la Croix, c'est l'Amour de Dieu pour eux. Et
cela seul est une grande difficulté pour les tièdes que nous sommes :
quand on est tiède, il est extrêmement difficile de croire à un amour intense
de la part de Dieu. On se dit qu'il a autre chose à faire que de s'occuper de
nous, on imagine un Dieu qui plane haut et loin des humains, un Créateur sinon
indifférent aux requêtes de notre cœur, du moins tellement au-dessus de nos
pensées qu'on ne peut pas attendre qu'il s'intéresse à nous de trop près
—d'ailleurs nous ne le souhaitons pas, nous sentons que nous ne valons pas
grand chose, et notre désir secret est celui de Job : protège-moi de loin,
mais pas de près, je n'en vaux pas la peine... et ce serait dangereux pour
moi !
Alors quand Jésus dit que
nos cheveux sont comptés, nous n'y croyons pas et nous prenons peur. À la fois
nous avons peur et nous n'y croyons pas : ce serait trop beau, et trop
dangereux aussi. Pour croire à une pareille chose, il faut un début d'amour et
de soif de Dieu, il faut sortir de la tiédeur : sinon il n'y a rien à
faire, nous n'y croyons pas, et nous n'en voulons pas (les deux mélangés).
Je n'aborde pas encore la
question de savoir pourquoi Jésus a souffert, et pourquoi nous aussi souffrons
et mourons (nous verrons cela avec Saint Paul). Il ne faut surtout pas aller
trop vite quand on regarde la Croix. Il faut demander à l'Église de nous
apprendre cette contemplation dangereuse : à l'Église, à la Sainte Vierge
et au Saint-Esprit. Mais d'abord à l'Église, à travers les saints et la doctrine
sacrée. Et la première chose à regarder devant la Croix, c'est l'Amour de Dieu
pour nous, sans s'arrêter à la souffrance dans un premier temps :
contempler cet amour est déjà suffisamment difficile pour ne pas en demander
davantage au début.
Le
problème du Mal
Les Juifs étaient affrontés
à une contradiction qu'aucune sagesse humaine ne pourra jamais lever, entre le
spectacle du monde (sombre et accablant) d'une part — et le pressentiment d'un
amour de prédilection dont les prophètes eux-mêmes étaient parfois tentés de
douter, d'autre part.
Cette contradiction
est-elle objective, ou est-ce une Maya
(une hallucination) du cœur humain ? Ce n'est pas vraiment une Maya, car
nous avons bien sous les yeux une scène infernale et apparemment absurde
(Macbeth : « Cette histoire de violence et de fureur écrite par un
dément »). Le scandale du mal existe, ce n'est pas une hallucination...
Ce qui est une
hallucination en revanche, ce sont les « solutions » que propose
l'orgueil humain, autres que la lumière pacifiante et douce, suggérées par
l'Esprit Saint au cœur d'Abraham. En face de ce spectacle, Dieu l'invite à
croire et à Lui faire confiance, à résister farouchement et pauvrement aux
philosophies désespérées que propose l'orgueil, de nos jours encore. Le génie
d'un livre comme l'Ecclésiaste est précisément de dissoudre le venin de ces
philosophies en montrant leur « vanité »...
Il faut donc distinguer
trois choses : la situation objective (le mal et l'absurde sont réels) —
les hallucinations venimeuses suggérées par l'orgueil en face de ce spectacle —
enfin les suggestions douces et secrètes de l'Esprit-Saint nous invitant à
pressentir la splendeur cachée derrière ces apparences, à faire à Dieu le
cadeau gratuit de notre confiance avant le lever de rideau final. Telle est la
justification par la foi. Non la certitude du Salut, mais le renoncement à
toute sécurité au profit de la confiance folle de l'amour : c'est cette
confiance et ce renoncement qui justifient, et c'est la seule perspective
cohérente.
Le
Curé d'Ars ne prêchait pas autre chose...
Paradoxalement, le problème
du mal est plus difficile à supporter dans la perspective d'un amour infini.
Les païens ne se révoltent pas, parce que les dieux sont supposés plus ou moins
indifférents, et qu'il serait vain de se révolter contre eux. Dans la
perspective d'un créateur, il est encore facile de ne pas se révolter (ou
insensé de le faire) si ce Créateur est tellement transcendant qu'il ne peut
s'intéresser à nous : beaucoup de modernes, et de savants modernes, pensent
ainsi. C'est un point étrange : les hommes échappent à la révolte en
plongeant dans un pessimisme profond — l'infini nous dépasse tellement qu'il
serait vain de se révolter.
En revanche, les chrétiens
ont l'immense tentation de se révolter, parce qu'on leur a appris l'amour de
Dieu pour eux, on leur a dit que cet amour compte les cheveux de notre
tête : alors comment accepter le spectacle du Mal et le dogme de
l'enfer ?
Ainsi la révélation de
l'Amour infini est dangereuse tant qu'on ne la sent pas expérimentalement. Dans
une perspective moins éblouissante, la misère humaine engendre un pessimisme
profond, une résignation fataliste, un accablement, qui est l'attitude
spontanée de l'esprit humain dans la situation où l'a plongé le péché originel.
Mais la contemplation du Christ en Croix est redoutable dans la mesure où elle
nous met en face d'un amour dont le poids est intolérable si nous ne savons pas
lui répondre : tant que cette grâce ne nous est pas donnée (ou que nous la
refusons), nous nous détournons infailliblement de cette contemplation, et même
chrétiens nous nous distrayons farouchement de ce spectacle.
Aucune religion n'offre un
tel défi. La plus proche est évidemment la religion juive, et déjà elle
engendre la révolte de Job. Mais Job est encore loin de la révolte des
chrétiens ou des hommes élevés dans la culture chrétienne : ils sont
tentés par une apostasie dont on ne trouve l'équivalent dans aucune autre
religion.
La
Rétribution
La croyance à la
Rétribution traverse l'histoire du genre humain. Si elle disparaît, la morale
naturelle disparaît aussi. Mais cette croyance reste confuse, et n'empêche pas
de se figurer l'au-delà comme plutôt sombre et peu encourageant. Les Juifs
apprennent petit à petit l'amour paternel et providentiel de Dieu — mais leur perception
reste obscure, et seuls les chrétiens en reçoivent la pleine Révélation. Pour
esquiver la révolte dont j'ai parlé, ils se réfugient alors dans l'inconscience
des religions moins éclairées (voilà pourquoi il est si dangereux de dire que
toutes les religions se valent).
Tant que la rétribution se
présente comme une loi impersonnelle, non seulement elle n'engendre pas la
révolte, mais elle sous-tend la morale naturelle et entretient un certain
espoir dans l'au-delà. La rétribution est encore supportable, même gouvernée
par un Dieu personnel (Allah ou Yahveh), tant que son critère paraît simple et
accessible : la foi des Musulmans, la circoncision des Juifs et
l'application liturgique de la Loi. Elle devient intolérable lorsqu'à la fois
elle dépend de la décision d'un Juge, et que son exigence dépasse nos
possibilités, parce que nous sommes pécheurs. Tous les malheurs du monde
apparaissent alors comme le châtiment de péchés que nous ne pouvons pas éviter
(Tour de Siloé).
Cette
conception est la seule qui engendre la révolte dont nous voyons actuellement
les fruits.
Il est frappant que les
chrétiens cessent de se révolter dès qu'ils imaginent un Dieu impuissant face à
la douleur et à la mort, comme les divinités païennes : ce qu'ils ne
supportent pas c'est l'idée de châtiment,
dans ce monde ou dans l'autre.
On comprend alors la
difficulté spéciale de la Révélation chrétienne. Il est impossible que la
Passion du Christ, si on voit en Lui le Fils de Dieu, soit une fatalité :
la Croix ne peut être que le fruit d'une décision divine. Alors, pour ne pas se
révolter ouvertement, on occulte les raisons profondes de la Passion du Christ.
Mais cela ne peut se faire qu'en oubliant le dogme, en oubliant qu'il est Dieu,
ou en refusant d'y réfléchir. Car s'il est Dieu, pourquoi a-t-il souffert
ainsi ? Rien ne peut être dit là-dessus en dehors de l'explication
rédemptrice. Et l'explication rédemptrice implique la notion d'un châtiment
infligé par une décision dont Dieu est responsable, et que Jésus prend sur Lui
par amour.
La
Révélation de l'Amour infini s'appuie donc sur celle d'un châtiment rigoureux
impliquant la condamnation de nos fautes. Si notre foi ne s'accompagne pas
d'une perception brûlante de cet Amour, elle engendre alors un durcissement
dangereux chez les pécheurs que nous sommes. Ce durcissement s'exprime, soit
par un pharisaïsme satisfait qui rejette la faute sur les autres, soit par un
pharisaïsme inquiet, toujours plus ou moins menacé de désespoir (calvinisme,
jansénisme, puritanisme, etc.), soit enfin par la volonté farouche d'évacuer la
doctrine de la rétribution, et toute idée même de châtiment : c'est la
situation où nous sommes actuellement. Il faut apprendre à voir combien c'est
une révolte, et luciférienne...
Aussi faut-il se référer à
la révolte des Anges. Car la nôtre paraît facilement excusable, l'idée de
châtiment étant justement « révoltante » — surtout le châtiment du
péché originel justifiant à lui seul l'horreur du Christ en Croix. Or les Anges
n'ont rien à accepter de tel : tant qu'on n'a pas compris la tentation
d'une créature innocente en face de la Gloire, on ne peut pas comprendre le
démon, et on ne peut pas comprendre les profondeurs de la révolte. Du coup, on
ne peut pas croire à la gravité de celle des hommes : même s'ils évacuent
la doctrine chrétienne, violemment ou sournoisement, on n'y voit rien de
tellement grave — la faiblesse de la chair explique tout...
En conclusion, la folie de
la Croix demeure impénétrable à celui qui ne comprend pas la révolte des Anges,
car on ne peut y voir un Amour infini sans y voir aussi un châtiment :
mais on ne peut pas y voir un châtiment sans croire à la révolte des Anges. Et
tout cela n'est tolérable que si la charité du Christ nous presse en nous
ouvrant les yeux sur ces mystères : l'intelligence ne suffira jamais si le
cœur ne l'y aide...
Saint
Paul
En abordant cet auteur,
nous passons brusquement de la tiédeur à la folie de la Croix. J'ai dit qu'il
fallait regarder ceux qui la contemplent avec un maximum d'amour : si
quelqu'un a su le faire, c'est bien lui. Qu'on me pardonne le choc...
Quand Saint Paul parle de
la mort, cela signifie pour lui quelque chose de beaucoup plus riche et
complexe que nous n'en avons l'habitude. Il y a la mort éternelle, puis la mort
physique comme salaire du péché : dans ce deuxième sens on trouve à la
fois la menace de l'enfer et l'événement temporel qui pèse depuis Adam sur
« ceux qui n'ont pas commis la même transgression », mais qui ont été
« constitués pécheurs » par cette transgression. Le démon a l'empire
de la mort, et là encore il s'agit principalement de la mort éternelle, mais
aussi de la mort temporelle en tant que salaire du péché : d'où les
persécutions que subissent les martyrs, et la chair de Jésus lui-même
« semblable à celle du péché » (Rm 8, 3).
Il y a enfin la « mort
au péché », qui s'accomplit sous la puissance de la Résurrection de Jésus
(Ph. 3, 10). Toutes ces morts interfèrent constamment dans la vie du chrétien
et dans celle du Christ. Si on veut honorer la doctrine de vie annoncée par
Jésus-Christ et proclamée par Paul, il faut décomposer et recomposer les
différentes significations de ce vocable.
Mourir au péché, c'est
permettre à la puissance de la Résurrection de crucifier la loi du péché
inscrite dans notre corps de mort. C'est autre chose que la séparation de l'âme
et du corps, « mauvais moment à passer », événement temporel et
naturel dont notre langage a pris l'habitude. Saint Paul n'évacue pas
complètement ce sens, mais il le dépasse en évoquant un mystère beaucoup plus
profond auquel nous devons accepter de nous laisser initier — qui englobe et
enrobe l'heure de la mort, mais qui englobe et enrobe aussi tous les événements
de la vie du chrétien, lorsqu'après avoir cru à la « folie de la
Prédication » il essaie de prendre le chemin qui fera de lui un homme
spirituel, après avoir été un homme charnel.
Et c'est tout cela que
signifie mourir. On meurt parce qu'on est charnel, mais on meurt aussi parce
qu'on devient spirituel : on crucifie l'homme charnel condamné à mort — ce
faisant on ressuscite, et cette résurrection est la mort de l'homme charnel.
Une fois que cette mort est consommée, l'homme spirituel continue à mourir à la
manière dont le Christ est mort au péché : il meurt tous
les jours sous l'effet de la persécution inlassable de Satan et de l'enfer —
qui a permis à Jésus, lui aussi, de mourir au péché. Jésus et les hommes
spirituels ont une chair semblable à celle du péché, ils meurent tous les jours
pour ressusciter tous les jours, en attendant de mourir une dernière fois pour
ressusciter définitivement.
Entre Jésus et les
chrétiens, il y a donc deux points communs :
1.
Une chair semblable à celle d'Adam, soumise à la loi du péché.
2. La puissance de la
Résurrection, odeur de mort pour ceux qui ne croient pas, odeur de vie pour
ceux qui croient — mais odeur de vie qui crucifie le vieil homme tant que la
loi du péché n'est pas morte chez les chrétiens encore charnels. Cette
puissance de résurrection, d'autre part, soutient les hommes spirituels qui
achèvent dans leur corps ce qui manque à la Passion de Jésus, eux qui sont
morts et dont la vie est cachée dans le Christ, qui meurent tous les jours et
ressuscitent tous les jours en vertu du mystère de la « première
résurrection » (Apoc.).
Cette puissance de
résurrection, commune au Christ et aux chrétiens spirituels, c'est la Gloire.
Mais cette Gloire n'habite pas de la même façon le Corps du Christ et celui des
chrétiens. Les chrétiens cheminent dans la foi, tandis que le Christ n'a jamais
été soumis à la foi, aucun texte de l'Évangile ne le dit, la Tradition ne l'a
jamais admis chez les Grecs ni chez les Latins (les modernes seulement le
suggèrent, mais une bonne exégèse en fait justice). Donc le Christ avait la
Vision face à face — de là venait chez Lui la puissance de la Résurrection
habitant une chair semblable à celle du péché : le Christ a été conçu dans
la première résurrection, le Ciel a toujours été ouvert pour lui.
Ce qui est difficile à
comprendre dans le cas du Christ, c'est qu'il ait pu subir la mort au péché,
avec une chair semblable à la nôtre, malgré la Gloire. Dans le cas des
chrétiens, c'est qu'ils soient soumis à la puissance de la Résurrection dans
l'obscurité de la foi : ainsi des pécheurs encore charnels ressuscitent
avec le Christ en vertu de la première résurrection, tandis que les saints de
l'Ancien Testament, les martyrs qui « attendaient une meilleure
résurrection », ne la connaissaient pas (He 11,35).
Si l'on associe ces deux
mystères, l'un nous amène à insister sur l'unité charnelle entre Adam et Jésus
par la généalogie : Il a été fait péché pour nous. L'autre souligne notre
rattachement à la Gloire dès que nous croyons à la folie de la Prédication, par
le contact physique avec Jésus — ressuscité selon la première résurrection
avant sa Passion, selon la seconde depuis Pâques.
On voit que Saint Paul est
un auteur difficile. Il ne faut pas attendre d'un théologien, encore moins d'un
catéchisme, qu'il rende aisément accessible une doctrine dont la profondeur
réclame de toute façon un sérieux effort de méditation, et surtout l'acceptation
du vertige dont j'ai parlé à propos du Christ en Croix. Cependant aucune
catéchèse ne peut l'ignorer complètement.
Prenons par exemple les
chapitres 3 à 6 de la 2ème aux Corinthiens : Saint Paul y jette
sur la vie humaine une lumière qui la transfigure complètement, la décrivant en
termes de mort et de gloire indissociablement mêlées. Dans la grisaille de la
vie quotidienne, la mort et la gloire paraissent s'annuler (comme la pression
atmosphérique et celle du corps) : quand on regarde la vie à la lumière de
Paul, on a l'impression de débarquer dans une autre planète...
Tout s'éclaire si on
comprend que c'est un martyr qui parle : en adoptant cette clé, ses textes
apparaissent beaucoup moins obscurs — à condition de se faire du martyre une
idée un peu plus profonde, là encore, que celle d'un mauvais moment à passer.
Il y a une définition canonique et liturgique du martyre, mais elle ne suffit
pas : Saint Paul nous suggère une définition théologique. Martyre signifie
témoin, ou Apôtre : les Apôtres sont les témoins de la Résurrection du
Christ, et Saint Paul est l'Apôtre par excellence, car s'il n'a pas connu le
Christ « selon la chair », il l'a connu dans sa Gloire — ce qui à ses
yeux est l'essentiel (5, 16). Saint Paul est donc le témoin du Christ
ressuscité, et le prédicateur du Christ crucifié (1 Cor 1, 23). Or Témoin en
grec se dit « martyr ».
Cependant il parle à des
non-martyrs, auxquels de temps en temps il reproche de ne pas l'être
(« Nous, nous sommes fous dans le Christ, et vous, vous êtes
sages »). Il ne les condamne pas, il voudrait seulement les voir
« supporter davantage de sa part un peu de folie » (2 Co 11, 1 — 1 Co
3, 1-4). Je distinguerai donc entre les Apôtres (ou témoins, ou martyrs) et les
simples croyants. Les simples croyants mènent la vie active ou contemplative,
les Apôtres mènent la vie apostolique, que Saint Thomas d'Aquin appelle encore
la vie mixte, et qui est un martyre au sens théologique.
Saint
Paul et les Apôtres sont des martyrs qui parlent à des non-martyrs. Parmi
ceux-ci il y a des croyants pour qui le spectacle de ce martyre, et la folie de
la Prédication, sont une odeur de vie qui conduit à la vie (2, 16). Et
il y a des incroyants, pour qui la même folie de la Prédication, le spectacle
du même martyre, sont une odeur de mort qui conduit à la mort. Mais les
croyants eux-mêmes ne sont pas des martyrs : ils sont attirés seulement
par la bonne odeur du martyre ; s'ils se laissent attirer en plénitude,
ils entrent dans la vie religieuse qui est l'école du martyre, ou dans des
écoles de remplacement comme le veuvage (ou la maladie, ou diverses épreuves),
ou encore dans cette voie plus lente qui s'appelle le Mariage, et qui est elle
aussi un sacrement du martyre en fin de compte...
Qu'est-ce alors que le
martyre, si ce n'est pas seulement un mauvais moment à passer ? Le martyre
consiste à subir quelque chose de mystérieux qui peut très bien être consommé
sans la séparation de l'âme et du corps (5, 24). Une lecture superficielle peut
même laisser penser que Saint Paul désire éviter la mort. Ce n'est pas vrai,
car il désire « quitter son corps pour aller demeurer auprès du
Seigneur » (5, 8). Ce qui est vrai, c'est qu'au regard du mystère profond
et transcendant dont il désire ardemment la consommation, il importe peu que
celle-ci ait lieu ou non à travers la séparation de l'âme et du corps : ce
qui compte c'est que « ce qui est mortel soit absorbé par la vie »
(5, 4).
D'où la définition du
martyre : « Quoique vivants en effet, nous sommes sans cesse livrés à
la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée
dans notre chair mortelle. Ainsi la mort fait son œuvre en nous et la vie en
vous.../... Encore que l'homme extérieur en nous se décompose et meure, l'homme
intérieur se renouvelle de jour en jour » (4, 11-12 et 16). Voir
aussi : « Chaque jour je meurs... » (1 Co 15, 31).
Ainsi, « tant que nous
vivons dans cette demeure terrestre (5, 1 : nous les martyrs), nous sommes
sans cesse livrés à la mort » qui est au fond la mort du Christ (4, 10),
et simultanément à la vie qui est au fond la vie du Christ c'est-à-dire la
Gloire (« afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre
corps », ibid.). Ou encore « Si un seul est mort pour tous, alors
tous sont morts » (5, 15). Et encore : « Si nous sommes devenus
un même être avec le Christ par une mort semblable à la sienne (donc cela se
fait tous les jours), nous le serons aussi par une résurrection
semblable » (Ro 6, 5).
Et la mort du Christ, c'est
la mort infligée par l'enfer et le péché (« L'aiguillon de la mort est le
péché, Il est mort au péché », Ro 6, 10), tandis que la vie du Christ est
déjà la Gloire qui nous ressuscitera avec Lui. Le combat permanent entre cette
mort et cette vie (Mors et vita duello conflixere mirando, La vie et la
mort s'affrontent en un duel prodigieux, Liturgie pascale) sont très exactement
la définition théologique du martyre.
Tout cela pouvant paraître
encore obscur, oublions un peu les textes de Saint Paul. Quiconque rencontre
Jésus-Christ et lui ouvre son cœur par la foi se trouve soumis à la pression de
la Gloire du Thabor : s'il n'y avait pas le poids du péché, il serait
immédiatement enlevé au Ciel (avec ou sans son corps, c'est secondaire). Cela
nous menace à chaque instant : la Bienheureuse Imelda (emportée au Ciel
pendant l'action de grâces de sa première communion) montre clairement la
destinée profonde de tous les chrétiens, et l'extraordinaire simplicité de ce
qui nous arriverait si nous faisions confiance à Jésus-Christ.
Reste
évidemment le poids du péché, qui complique singulièrement ce destin si simple
et si beau : les péchés personnels enracinés dans le péché originel ou ses
suites —ce que Saint Paul appelle le vieil homme. À cause de lui, nous devons
subir ce que Saint Jean de la Croix décrit longuement sous le nom de
purifications passives, et qui est en somme une version atténuée de la folie de
la Croix à l'usage des pécheurs. Je dis atténuée,
parce que l'épaisseur et la fragilité du vieil homme empêchent la Sagesse de se
livrer sans retenue au jeu qui « fait ses délices » même la Nuit de
l'esprit est moins rude que l'Agonie de Jésus. À cause du péché, Dieu est
obligé de nous ménager, nous qui sommes encore charnels, jusqu'à ce que nous
puissions supporter de sa part un peu de folie... la folie de la Croix,
précisément.
Donc le poids de la chair
nous empêche de partir au Ciel aussitôt, mais il nous empêche aussi d'imiter
parfaitement le mystère du Christ, et de prolonger dans notre corps ce qui
manque à la Passion, tant que nous ne sommes pas « spirituels », dit Saint
Paul. Une fois parvenus à ce stade, rien n'empêche la Gloire de nous emporter
au Ciel... comme le Bon Larron ou Paksie (la pécheresse qui fascinait Thérèse).
Cependant le Christ n'a
jamais été freiné par le poids du péché, puisqu'il était innocent. Ce qui l'a
empêché de s'élancer au Thabor comme Il le fit à l'Ascension, c'est le péché du
genre humain, le péché de la planète dans laquelle il s'est incarné, avec
laquelle Il a voulu connaître la solidarité charnelle que Saint Paul a définie
par la formule célèbre : Dieu l'a fait péché pour nous.
Uni aux fils d'Adam par la
généalogie qui le faisait communier au calice des ténèbres de l'enfer (ce
calice devant lequel sa chair infirme a reculé à l'heure où il devait le boire
entièrement), Jésus malgré sa Gloire était retenu sur terre par le poids de ce
péché. Il ne devait en sortir qu'en se livrant jusqu'au bout à la persécution
du démon, selon les desseins de la Sagesse éternelle : avec Lui, cette
Sagesse a pu jouer sans retenue le jeu qu'elle voulait jouer avec les enfants
des hommes — avec le Fils de l'homme d'abord, puis avec ceux qui lui
ressembleraient en accomplissant dans leur chair ce qui manquait à cette folie
dans la folie même de ses excès...
Une fois le jeu terminé, la
Gloire emporte Jésus là où Il habitait avant la Création du monde, et d'où Il
n'aurait jamais dû sortir s'il avait été sage. Ceux qui ont crucifié en eux les
désirs de la chair peuvent partir au Ciel aussitôt, mais je répète que souvent
la Sagesse leur demande de jouer encore avec eux pendant quelque temps, de
prolonger le combat entre la vie et la mort éternelle qui définit à la fois le
mystère du Christ et celui des chrétiens spirituels... c'est-à-dire les
martyrs.
Revenons
alors aux textes de Saint Paul :
1. La mort a deux sens
opposés : il y a la mort qui vient du péché (« si vous vivez selon la
chair, vous mourrez ») — et « la mort à cette mort » : la
mort du vieil homme, résurrection intérieure par la puissance de l'Esprit du
Christ (textes innombrables).
2. Pour celui qui est mort
à la mauvaise mort, le mystère du Christ et le sien sont rigoureusement semblables :
« Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi ».
3. En vertu de cet unique
mystère, « le Christ sera glorifié dans mon corps, soit que je vive, soit
que je meure » (Ph. 1, 20). C'est un martyre tant que nous vivons sur la
terre en exil et loin du Seigneur, traînant ce corps qui meurt toujours... et
ce sera une Béatitude quand nous serons complètement ressuscités avec le
Christ.
Celui qui meurt à la
mauvaise mort meurt au péché qui en est l'aiguillon, comme le Christ lui-même
est mort au péché (Rm 6, 10-11). Le mystère qui consiste à mourir au péché est
donc rigoureusement le même, qu'il s'agisse du Christ ou des chrétiens :
ils subissent le même martyre que le Christ.
Ce martyre se présente sous
des formes multiples que Saint Paul détaille à plusieurs reprises (2 Co en
particulier : c'est ce qu'on peut appeler la psychologie du martyre). Le
ferment de cette mort est à la fois le péché dont cette mort est la mort — et
l'Esprit du Christ, qui est en même temps celui du chrétien. C'est un mystère
de Gloire dès ici-bas (« soit que je vive, soit que je meure »), pour
les chrétiens (Ph. 1, 20) et pour le Christ : Il est mort au péché tous
les jours suivant la puissance d'une vie impérissable (He 7, 16).
Il suffit alors de brasser
les textes pour reconnaître, selon la liturgie pascale, que la vie et la mort
s'affrontent dans un duel prodigieux qui est le mystère même du Christ, et qui
comporte deux phases. Une phase de combat (essence théologique du martyre, ou
encore stigmatisation, p.28) — une phase de victoire ou de consommation, qui
est la victoire pascale, avec ou sans séparation de l'âme et du corps (c'est
secondaire, selon 2 Co).
La même puissance qui
renouvelle l'homme intérieur ressuscitera aussi l'homme extérieur (le corps)
lorsque son œuvre sera consommée. Telle est l'idée fondamentale de Saint Paul.
On dit couramment :
avant le Christ, le Salut est pour Israël — après le Christ, il s'étend aux
Nations. Mais quand on lit par exemple l'Épître aux Colossiens (en particulier
3, 14), il saute aux yeux que Paul évoque un mystère qui ne se laisse pas
définir par l'extension du Salut aux Païens : le secret « caché
depuis le commencement des siècles », c'est surtout d'appeler Israël à la
Gloire (Bible de Jérusalem, p.1555, note g).
Prenons les plus grands saints
de l'Ancien Testament (Moïse, Abraham, Élie) : il était impensable de leur
dire « vous êtes ressuscités avec le Christ », ou « vous êtes
morts, et désormais votre vie est cachée avec le Christ ». Dieu lui-même
ne pouvait pas leur dire : « Vous êtes ressuscités »,
ou « vous êtes morts, et désormais votre vie est cachée ». Élie et
Moïse étaient habités par la grâce, la vie trinitaire, les vertus et les dons
du Saint-Esprit — non par le mystère de mort et de résurrection propre au
Christ, et donné aux chrétiens à travers la foi au Christ.
La proclamation de ce
mystère (le kerugma) est donc bien la
proclamation d'une chose tout à fait nouvelle, pour Israël comme pour les
Nations. Le salut imparfait du ministère de la condamnation était réservé à
Israël, le salut parfait du ministère de l'Esprit est étendu aux Païens :
soit, mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est que la grâce trinitaire
est proposée par le Christ sous le régime
de la Gloire proclamé par Saint Paul (il ne parle que de cela, en y ajoutant
bien entendu la mort au péché, qui commence avec le Christ et se poursuit chez
les chrétiens « spirituels »). Ce régime constitue une nouveauté
absolue par rapport à la même grâce et à la sainteté du ministère de la
condamnation.
Sous ce ministère, il pouvait
y avoir des saints et des martyrs (He 11), mais non habités par la Gloire que
chante Saint Paul. Si on hésite sur ce point, l'exultation et la force du
kerugma sont évacuées, ruinées, dissoutes dans la fadeur du sel qui a perdu sa
saveur. Que signifierait l'affirmation que nous sommes déjà ressuscités,
possédés par la puissance de la Résurrection, si « cette extraordinaire
puissance » (2 Co 4,7) était offerte à Israël avant le Christ ?
Personne n'oserait
d'ailleurs soutenir une chose pareille, personne n'a jamais essayé de le faire.
Simplement, on n'en mesure pas les conséquences : à savoir que la grâce a
changé de régime avec le Christ, qu'elle n'est plus seulement chez les
chrétiens le germe, mais l'explosion
de la Gloire dans l'obscurité de la foi.
L'association entre la
Gloire du Christ et la chair du péché (le corps de mort) entraîne une dynamique
de mort et de résurrection qui mérite de s'appeler holocauste, aussi bien chez le Christ que chez les chrétiens :
la Gloire rencontre l'enfer dans la chair du Christ, elle soumet cette chair à
l'holocauste de la première résurrection, puis de la seconde quand cet
holocauste est consommé.
Il en est de même pour les
chrétiens spirituels, mais dans l'obscurité de la foi. Lorsque leur holocauste
est consommé, ils entrent dans la Vision en attendant la deuxième résurrection.
Les chrétiens charnels sont attaqués par la puissance de la Résurrection, mais
ils ne sont pas « martyrisés » tant que cette résurrection n'a pas
tué le vieil homme (ou n'est pas en voie d'y parvenir, ce qui est la Nuit de
l'esprit décrite par Saint Jean de la Croix).
Les chrétiens charnels sont
soumis plus ou moins à la persécution du démon, mais ils échappent si j'ose
dire à la persécution de la Gloire, bien qu'ils soient habités par cette Gloire
(et non plus seulement par la grâce de l'Ancienne Alliance) dès qu'ils croient
à la folie de la Prédication.
Les chrétiens spirituels ne
sont plus soumis à la loi du péché, ni à la mort qui en est le salaire. Ils
sont morts au péché, mais leur chair semblable à celle du péché subit encore la
persécution de l'enfer, et reçoit de plein fouet la pression de la Gloire du
Christ qui leur inflige la folie de la Croix : d'où la première
résurrection — une résurrection crucifiée qui les mène (avec ou sans la mort temporelle)
à la seconde résurrection.
La charité du Christ nous
est transmise par la puissance de la Résurrection, à travers la folie de la
Prédication et le contact physique du Christ ressuscité —que j'appelle
eschatologique parce qu'il appartient à l'ordre de la Gloire, tout en étant
offert au monde de la misère par les Sacrements, spécialement l'Eucharistie,
sacrement de la foi par excellence.
L'invitation
immédiate
Le kerugma est évidemment
une invitation immédiate au banquet de la vie éternelle. Il s'oppose à ce que
fut la Parole de Dieu sous le ministère de la condamnation, qui ne pouvait être
qu'une invitation lointaine à se préparer pour entrer dans le Royaume, quand
les portes en seraient ouvertes par le Messie.
L'invitation immédiate est
une folie parce qu'elle propose la Gloire — plus vertigineuse que la Croix... Saint
Paul le dit lui-même : il n'y a pas de proportion entre les souffrances de
ce temps et le poids de la Gloire à venir. Si les souffrances du Christ
justifient le terme de folie quand on prêche Jésus crucifié dans sa faiblesse,
combien plus le poids de la Gloire quand on la propose à une créature aussi
faible que l'homme, et enténébrée par le péché.
Il n'y a jamais de
proportion entre la créature et la Gloire, quelle que soit la splendeur et la
pureté de la créature : c'est une folie de proposer la Gloire, même à
l'innocence de nos premiers parents, même à la splendeur des Anges. Toute
invitation immédiate, tout kerugma est une folie : mais il faut bien que
cette folie intervienne un jour si la créature doit aller au Ciel rejoindre
l'intimité trinitaire.
On peut admettre alors que
l'invitation immédiate soit précédée chez les Anges d'un premier instant moins
critique, et chez nos premiers parents d'une vie paradisiaque sans problème, où
la nature et la grâce jouent dans une belle harmonie (si belle que nous la
préférons au Ciel !), parce que le poids de la Gloire n'intervient pas
encore dans toute sa force pour menacer cet équilibre imparfait, afin de lui
substituer l'équilibre eschatologique de l'éternité : l'invitation
lointaine est une invitation imparfaite, prélude de l'invitation parfaite à
l'embarquement immédiat.
Dans le cas de l'humanité
déchue, l'invitation lointaine a une saveur de condamnation qui justifie la
notion de cieux fermés. Pour les Anges et nos premiers parents, le Ciel n'était
pas fermé, il était seulement lointain : pour les hommes déchus les cieux
sont fermés, et l'invitation lointaine est une invitation à attendre le Salut
confusément pressenti par les Païens — le Sauveur promis à Israël.
Les Apôtres ont reçu la
puissance de la Résurrection en adhérant à la Prédication de Jésus :
cependant ce n'était pas encore le kerugma dans toute sa force, puisque Jésus
n'était pas « élevé de terre ». Il faut identifier la force venue
d'en-haut, promise par Jésus et donnée à la Pentecôte, avec la puissance de la
Résurrection : le Saint-Esprit n'a pas été donné dans toute sa puissance
avant Pâques.
Il faut aussi distinguer la
prédication évangélique et le kerugma. Avant sa mort et sa Résurrection, Jésus
pouvait communiquer la puissance de la Résurrection, mais imparfaitement —
assez pour faire mourir d'amour, pas assez pour ouvrir le Ciel. Le kerugma
proclame que le Ciel est ouvert...
Avant cette heure, la
puissance de la Résurrection était suffisante pour faire mourir le vieil homme
chez ceux qui, comme Joseph et Jean-Baptiste, étaient aptes à se laisser
purifier jusqu'au bout pour mourir au péché. Mais les Portes du Royaume, même
pour Marie, restaient fermées jusqu'au jour de l'Ascension et de la descente au
Shéol. Alors la force d'en-haut, c'est à la fois celle qui fait
mourir le vieil homme chez ceux qui sont prêts, et celle qui ouvre la porte du
Ciel à ceux qui sont morts d'amour (comme Joseph et Jean-Baptiste).
Ainsi la Vision est le
ferment suffisant de la Résurrection, mais elle ne mérite pas ce titre avant
que Jésus ne soit ressuscité après être « mort au péché une fois pour
toutes », et avoir vaincu l'enfer. Tous les effets de la Gloire du Christ
avant sa Résurrection sont anticipés et imparfaits : il pouvait y avoir,
depuis l'Incarnation mais avant la mort du Christ, une mort d'amour, une
ouverture des portes du Royaume, qui ne débouchaient pas encore dans la Vision.
La
stigmatisation
Le martyre de Paul (non pas
l'événement ultime couronnant « le bon combat », mais la loi de toute
sa vie : semper morientes, toujours mourants) peut s'appeler une
stigmatisation — lui-même utilise ce terme (stigmata enim... je porte
les stigmates du Christ Jésus). La stigmatisation est l'effet produit par la
pression de la Gloire sur Jésus-Christ, livré par ailleurs à la persécution de
l'enfer (d'où la vallée de larmes) : la stigmatisation glorifie les
blessures infligées à Jésus par l'enfer et le péché des hommes depuis sa venue
dans le monde, grâce à la suspension de sa mort d'amour.
Mais Jésus monté sur la
Croix a le pouvoir « d'attirer tout à Lui » (avant Il ne le pouvait
qu'imparfaitement)... et de faire subir au psychisme des chrétiens la même
pression stigmatisante que la Vision exerçait sur Lui depuis le début. Il ne
peut pas en être autrement si le spectacle du Christ en Croix transmet aux
hommes, de façon parfaite et consommée, l'invitation immédiate : car
l'invitation immédiate est une invitation à la Vision, et la créature qui répond
Oui est en péril de Vision. Cette invitation met les humains condamnés à mort
en péril de mourir d'amour : telle est justement la puissance de la
Résurrection.
Dans ces conditions, un
homme ne peut pas répondre Oui à la folie de la Prédication sans accepter l'invitation
immédiate, et s'exposer à subir la pression de la Gloire, qui pour Jésus et ses
disciples est une fois pour toutes stigmatisante : la Prédication proposée
aux chrétiens est une invitation à se laisser stigmatiser à la suite du Christ.
Vérité pratiquement ignorée, mais présente dans « l'inconscient » de
l'Église... cet inconscient qui préside à l'évolution du dogme.
Tel est du moins le schéma
théorique : il se réalise concrètement d'abord chez la Sainte Vierge et le
Bon Larron. C'est moins simple chez les pécheurs, et même les justes encore
charnels continuant à vivre après avoir donné leur foi (à la différence du Bon
Larron, qui meurt aussitôt) — je dis les chrétiens charnels, car ce schéma est
rigoureusement vrai pour les âmes parvenues à l'Union transformante :
elles sont stigmatisées ipso facto, car elles ont dit Oui à l'invitation
immédiate, laquelle vient toujours du Christ en Croix.
Les chrétiens ont en somme
une particularité qui les distingue des Anges : l'invitation immédiate
leur est proposée à travers le spectacle de Jésus crucifié. Le spectacle, et
plus que le spectacle : les sacrements (spécialement l'Eucharistie) les
mettent en contact physique avec la Gloire de Jésus. À cause de cette Gloire
qui marque les « derniers temps », je l'appelle contact eschatologique.
Le terme stigmatisation
peut paraître insolite et relever d'une piété imaginative ou malsaine. Or ce
que je dis là me paraît traditionnel, et antérieur aux stigmates de François
d'Assise ou Catherine de Sienne. L'invitation immédiate (ou doctrine
chrétienne) propose à la charité infusée par le baptême (ou offerte à cette
occasion) un acte nouveau par rapport à ceux de l'Ancienne Alliance ou des
peuples non-évangélisés : un acte qui désire la Gloire avec une force
répondant à l'ouverture des Portes du Royaume (« ce sont les
violents »...).
Cet acte est le fruit de la
puissance de la Résurrection, il subit la pression de la Gloire qui passe en
fait par le contact physique avec l'humanité de Jésus (le contact
eschatologique). Là est le ressort de l'égalité d'amour chantée par Saint Jean
de la Croix : c'est elle qui permet aux chrétiens de subir le même
holocauste que Jésus. La puissance de la Résurrection donne à la charité d'être
un feu dévorant capable de faire mourir d'amour comme Jésus est mort d'Amour,
de stigmatiser les chrétiens comme il a stigmatisé Jésus.
Il faut seulement y ajouter
les dons du Saint-Esprit, non pour définir ce feu (c'est la charité ainsi
modifiée), mais pour décrire l'holocauste et la stigmatisation : les dons
du Saint-Esprit sont requis pour que l'organisme se laisse brûler
progressivement. Tant que les dons n'interviennent pas, le feu est là (c'est la
charité devenue glorieuse), mais il ne brûle pas. L'organisme continue à vivre
comme sous les cieux fermés — mais la vie humaine est pourtant finalisée par la
stigmatisation.
Dès que les dons commencent
à jouer, le chrétien est en péril de sainteté — péril fugitif tant que la
pesanteur du vieil homme oblige à des ménagements qui entraînent une alternance
entre des actes forts de charité parfaite, des actes tièdes, voire des péchés
véniels, ou même mortels. Après beaucoup de vicissitudes le plus souvent, vient
une heure où la charité reste fidèle, et la pression divine ne se relâche plus
à travers le jeu des dons. Le feu brûle sans trêve un organisme encore peccamineux
(le vieil homme) : c'est le début de la Nuit de l'Esprit, et ce début est
l'heure exacte de la sainteté.
Nos premiers parents n'ont
pas connu cette sainteté (la seule dont parle l'Église), qui pourrait s'appeler
confirmée en grâce. Le genre humain
après la chute l'a connue encore moins, puisqu'elle suppose l'invitation
refusée aux hommes jusqu'à l'arrivée du Christ. La sainteté de l'Ancienne
Alliance ne répond donc pas à cette définition. Il peut y avoir une sorte de
confirmation en grâce sous le ministère de la condamnation, mais ce n'est pas
la sainteté dont je parle ici : c'est la sainteté d'une âme purifiée
autant qu'elle peut l'être avant la puissance de la Résurrection, sous l'effet
des dons du Saint-Esprit et des éventuelles théophanies de l'Ancienne Alliance.
Comment un catéchisme
pourrait-il dire ces choses ? Je n'en sais rien, mais un catéchisme qui
n'en soufflerait mot ne répondrait pas aux difficultés de l'heure. Un bon
catéchisme ne serait pas forcément le bienvenu dans la mentalité moderne :
il serait seulement une arme de lumière offerte aux enfants et aux petits
oppressés par cette mentalité, et qui ne savent pas à quoi s'accrocher pour
protéger les certitudes fondamentales, l'oxygène dont ils ont besoin...
Marie-Dominique Molinié, op, in Un divine blessure (Téqui)