Les
spécialistes en étymologie estiment que le verbe avouer, d'où vient le mot
aveu, signifie primitivement appeler auprès de soi et invoquer l'assistance. Il
suffit de songer au terme d'avocat. Or le médecin et le prêtre ont toujours
été, et demeurent, ceux qu'on appelle lorsqu'un fardeau somatique, psychique ou
spirituel rend l'existence trop pesante. On leur fait des « aveux »
parce qu'on espère d'eux la guérison ou en tout cas un allégement.
Pour
apporter la réponse la plus exacte et l'aide la plus efficace, le médecin, le
psychologue, le prêtre ou le moraliste devront, aujourd'hui, prendre en
considération l'apport remarquable des sciences humaines. Cependant devant
cette exigence, une double réaction s'avère possible. Ou bien la méfiance va
surgir, tant on craindra de voir apparaître une explication purement mécaniste
de nos réactions, au point de nier la liberté de choix de l'individu. Ou bien,
au contraire, un accueil délirant fera qu'on ramènera l'homme à une machine
répondant fidèlement aux données que la science propose : on oubliera
alors qu'il y a chez ce personnage étrange — le premier animal tragique, selon
le mot d'Ardrey — des réactions qui lui sont propres et qui défient même les
lois contrôlées sur la bête.
On
ne peut nier ce que disait le Professeur Ernst Stadter : « La conscience
morale et même la personnalité morale n'existent pas dans un ensemble
aseptique, mais tout ce qui touche l'éthique a ses racines très profondément
plongées dans l'organisme psychologique de l'individu et dans les réalités
sociales et historiques, qu'elles soient favorables ou défavorables » 1.
L'auteur ajoutait que notre conscience est donc liée à de
nombreuses lois physiologiques, psychologiques et sociologiques. Chacun
reconnaît que les forces d'âme ne sont pas indépendantes de réalités physiques
et chimiques. On sait, en plus, que ces dernières subissent des modifications
variées à la suite de chocs ou d'émotions qu'un mot à la mode, le stress,
désigne fréquemment. Cette situation ne va pas perturber les principes moraux
fondamentaux : elle va simplement permettre à une morale sainement évoluée
de mieux apprécier et jauger les réactions du croyant et le comportement du
pécheur.
UNE
EXISTENCE SECRÈTE
Lorsque
les philosophes modernes se penchent sur les problèmes médico-moraux, ils
relèvent souvent un souci actuel de la médecine qui est celui de la « qualité
de la vie ». On sait combien cette expression est aujourd'hui fréquente et
on la retrouve dans la littérature provenant des sciences les plus variées. Dès
qu'il s'agit de la médecine, Claude Bruaire remarque que celle-ci n'est plus exclusivement
ordonnée à sauver la vie ou à secourir un être menacé : par cette
préoccupation de la qualité de la vie, la médecine cherche surtout à renforcer
les performances de notre espèce animale et à favoriser l'appétit d'une vie
plus facile, un peu anesthésiée et mieux façonnée 2. Dans le fond,
la science médicale va surtout dériver vers des entreprises eugéniques et vers
l'amélioration de nos états biologiques.
Une
pareille perspective, poussée trop loin, trahirait la vocation du médecin.
D'ailleurs un honnête praticien, dans son cabinet de consultation, sait
parfaitement que chaque malade apporte un problème qui lui est propre et qui
fait de sa maladie même un événement qui ne peut se ranger automatiquement dans
des catégories préparées d'avance. C'est pour cette raison que Claude Bruaire
écrivait encore : « Le corps individuel est habité, au moins en
droit, par l'être singulier de quelqu'un, d'une personne, constitué
d'autre chose que d'éléments de matière, de cellules et d'organes ».
L'auteur ajoutait que cet être singulier est d'une tout autre nature que
l'individualité du corps, qui y vit et s'y manifeste, mais dont le destin n'est
pas énonçable dans les termes de son organisme.
De
tels propos relèvent exactement les limites du travail de « technicien »
que comporte chaque acte médical. Car si « tout individu de notre espèce
est habité par un être d'esprit en peine d'une destinée propre et irréductible
à son corps naturel », il va de soi que le médecin restera conscient du
seuil que sa science ne franchit plus à l'aide d'analyses exprimées en termes
de biologie. L'éthique médicale, sans dépasser ses bornes, saura donc que dans
tous ses principes, ses énoncés ou ses conclusions, il est indispensable de
tenir compte de deux valeurs : « être d'esprit » et « destinée
propre », que le monde animal évidemment ignore.
Dès
lors, en fonction de son existence secrète, l'homme demande plus que la satisfaction
des besoins de la vie. Ce sera donc la théologie, après la philosophie, qui
aura son mot à dire en éthique médicale, du fait même que le patient possède
une vie spirituelle et que, de près ou de loin, il propose une requête religieuse.
Des questions d'ordre métaphysique, ou du domaine de la foi, vont remonter à la
surface surtout lorsque la maladie révèle quelque gravité. Pour l'homme c'est
donc dans un ensemble compliqué que va évoluer le mal qu'un médecin doit
combattre. C'est là aussi une des raisons qui fait que tout praticien loyal tiendra
compte des enseignements de la médecine psychosomatique. Par cette voie-là on
peut dire que l’aveu
revêt une importance accrue.
ENJEU
PSYCHOSOMATIQUE
Un
psychiatre observait qu'il y a des accidents de parcours dans les vies et que
le voyage de l'homme dans son histoire va les révéler : « Un cabinet
de psychiatre ressemble à ces îles perdues dans une mer hostile où des
navigateurs apeurés, fatigués ou naufragés, viennent chercher refuge, repos et
assistance » 3. Beaucoup de malades, et pas
seulement ceux qui recourent à des soins psychiatriques, sont comme des
navigateurs apeurés. Il en va de même pour ceux qui frappent au bureau
d'accueil d'un prêtre.
Une
femme, ayant traversé une longue crise dépressive, écrivait dans son Journal :
« Est-ce notre nature profonde qui se dévoile dans la dépression,
ou bien la dépression est-elle l'expression tragique d'une vie qui se heurte à
l'incompréhension ? La vérité est peut-être nichée dans un va-et-vient
constant entre l'espoir et la désespérance ». Il semble que le guide
spirituel ait précisément comme tâche de faire pencher l'âme, le plus possible,
du côté non pas de l'espoir mais de l'espérance : car le premier ne
s'attache qu'à des réalités terrestres, alors que la seconde parle d'un bonheur
qui dure toujours puisque le Seigneur essuiera toutes larmes de nos yeux. Cette
dernière expression est employée plus d'une fois par l'Apocalypse (VII, 17 ;
XXI, 4).
La
plupart des médecins ont toujours reconnu, dès lès temps les plus reculés,
l'importance du psychisme dans la genèse de certaines réactions organiques
perturbées. On a dit, non sans raison, que le médecin de famille qui savait
prendre et donner son temps, pour écouter et apaiser, faisait sans le savoir de
la médecine psychosomatique. La médecine a toujours plus ou moins su que la
cellule, grande ou petite, nous est liée par un vaste ensemble : « C'est
l'appartenance de chacun des éléments à l'organisme entier qui lui confère ses
caractères, sa marque, sa vie propre »5. Voilà comment on parle
aujourd'hui du psychisme en fonction de son support somatique, mais aussi de
l'organisation biologique en fonction d'une adaptation à la réalité, réussie ou
non. L'élément relationnel peut, par ses déviations, complètement déranger
cette adaptation.
Les
spécialistes proposent souvent, en ces matières, un cas concret : c'est
celui du diabète. Le Professeur Jean Bernard présente un jeune diabétique,
brusquement tombé dans le coma et placé dans une chambre spéciale : « Des
appareils enregistrent à tout moment les courants de son cerveau et de son cœur,
les mouvements de sa respiration ; les dosages constants du sucre, des graisses,
des constituants de son sang sont faits grâce aux aiguilles maintenues en
permanence dans ses veines. Les résultats de ces enregistrements, de ces
dosages gouvernent la thérapeutique. Ce gouvernement est automatique. Chaque
augmentation du taux du sucre sanguin entraîne directement et sans intervention
du médecin, l'augmentation de la quantité d'insuline injectée. Tout l'ensemble
du traitement a été programmé à l'avance. Les machines de la chambre obéissent
à ce programme. Assez vite le diabétique sort de son coma. Bientôt il est guéri »6.
On
admirera cette surveillance permise par un contrôle automatique et cette grande
rigueur assurée à un traitement de chaque instant. Ce progrès technique adapte
remarquablement une thérapeutique à toute personne soignée de la façon la plus
individuelle.
Mais
le Professeur J. Bernard sait qu'on pourrait alors parler d'un ordinateur,
pourtant si utile, comme d'un « démon tout puissant » et accuser la
médecine de succomber à la « tentation de l'inhumain ». Voilà
pourquoi l'auteur ajoute, avec perspicacité : « Le diabétique, plongé
dans le coma, n'a pas besoin seulement de compassion mais de soins efficaces.
L'humanité est d'abord d'empêcher son trépas, ensuite de lui apporter tout le
secours affectif voulu lorsqu'il sortira de sa torpeur »7. Ainsi
par le biais de ce secours affectif, l'acte médical va jusqu'au bout de sa
mission car le médecin « entouré de machines et habité par des chiffres »,
saura que la thérapeutique se continue par la vieille pratique de la bonté et
de la solidarité avec celui qui souffre.
Des
médecins américains ont relevé, bien explicitement, ce côté psychosomatique du
diabète par un cas concret. Il s'agit d'un jeune homme de 17 ans qui avait
perdu sa mère deux ans plus tôt et qui n'avait jamais connu un foyer stable et
heureux. Il était ballotté entre un père alcoolique, des proches qui
l'hébergeaient et des institutions pour enfants où il se sentait souvent
désorienté. « Il était âgé de treize ans, lorsqu'on découvrit qu'il avait
le diabète et il vivait, à cette époque, dans une institution pour enfants délinquants,
où il était profondément malheureux. Au cours des quatre années qui suivirent
les premiers symptômes, il dut être admis dix-neuf fois à l'hôpital à cause de
la gravité de l'acidose, en dépit d'une dose journalière de 110 unités
d'insuline. Malgré les injonctions pressantes du médecin, le jeune homme
faisait de constants accrocs à son régime. Pendant neuf mois, il fut retiré de
l'institution où il était malheureux et mis dans un milieu où on se montra
beaucoup plus compréhensif, où on lui permit de manger ce qu'il voulait, où on
lui accorda la permission de suivre l'école, selon son propre désir, et où l'on
cessa de tourner en ridicule l'obsession qu'il avait de manifester sa
pseudo-masculinité et de faire parler de lui dans l'avenir. Pendant cette
période, le jeune garçon n'eut aucun symptôme quelconque et renonça
spontanément à l'habitude qu'il avait contractée de manger continuellement
entre les repas. Vingt-quatre heures après qu'il eut été, brusquement arraché à
cet entourage et replacé dans l'institution où il avait été si malheureux,
l'acidose réapparut, et le jeune homme dut être hospitalisé ».
Cette
étude clinique donne donc raison à ceux qui estiment que, dans le diabète,
l'anxiété constitue un facteur de premier plan, très ancré en profondeur. On
revient à l'importance de l'aveu et
on pourrait refaire la démonstration pour une quantité d'autres maladies.
Parfois les désirs du dépressif sont démesurés : c'est l'avis des
psychiatres qui estiment que de telles exigences deviennent exorbitantes et
donc irréalisables : « C'est pourquoi cette demande d'amour échoue
habituellement, parce que ces désirs sont empoisonnés par l'agressivité qui les
accompagne et qu'ils sont liés à des sentiments de culpabilité » (Sacha
Nacht). Un conseiller spirituel pourrait, patiemment aider le déprimé à dénouer
son agressivité qui souvent n'est qu'un aspect d'une sensibilité maladive et à
se libérer d'une culpabilité qui manque de fondements réels parce qu'elle
s'élabore au nom d'une vue pathologique de la responsabilité. Quoi qu'il en
soit l'aveu peut ici devenir bénéfique et tel est bien l'avis de ceux qui
sympathisent avec les mouvements charismatiques : « Bien plus que
d'apaiser un psychisme blessé par un pesant sentiment de culpabilité justifié
ou non, l'aveu permet à tout l'être de s'ouvrir et de renaître à la communion
existentielle avec son propre principe vital. Dieu, source unique de la
véritable paix et liberté, donateur constant de la vie, de l'être et du
mouvement » (cf. Act., XVII,
28).
On
sait que les spécialistes parlent d'« ulcères de contrainte » pour
dire que des émotions, ayant été liées dans le passé à une gêne entravant une
certaine liberté, constituent un élément affectif qui n'est pas étranger à
diverses lésions. Bref on ne saurait ignorer le rôle manifeste du psychisme
dans l'étiologie ou le développement d'une maladie.
L'être
humain trouve parfois dans un mal somatique l'occasion de concrétiser son désir
de fuite, tant son anxiété est pesante. Il n'a pas assez trouvé de regards
chaleureux qui adoucissent les contacts et qui permettent à la faculté
relationnelle d'aboutir à une compréhension. L'homme qui découvre qu'il n'y a
personne pour saisir la profondeur de son être en est souvent réduit à la fuite
dans la maladie. Leprince-Ringuet a pu écrire : « Notre civilisation inquiétante
et passionnante exige bien plus qu'autrefois, dans sa monstrueuse complexité,
dans sa froide agressivité, des parfums de fleurs, des chants d'oiseaux, une
musique, des regards d'enfants, une tendresse à notre dimension, un sourire
d'être aimé »9. Ce regard qui abaisse les barrières et transcende
les échanges n'est pas à chercher uniquement chez les médecins et les
psychologues. Les guides spirituels provenant des diverses religions doivent également,
s'ils comprennent vraiment leur tâche, pouvoir aider éminemment celui qui
appelle au secours, en lui évitant de cultiver, parfois sans s'en rendre
compte, une maladie qui n'est pas une solution à sa détresse.
ENTENDRE
ET ÉCOUTER
Il
y a des années qu'on prétend que le médecin, singulièrement le psychothérapeute,
a remplacé le prêtre. On va quérir des avis et des conseils dans le cabinet de
consultation plutôt qu'au parloir ou au confessionnal. Déjà en 1950, le Dr
Fouks, de Poitiers, écrivait « Le psychothérapeute de notre temps voit
s'ouvrir devant lui des horizons insoupçonnés, car il tend à remplacer la
direction spirituelle des artistes, des penseurs et surtout des hommes
d'églises. Plus que ces derniers, en effet, il est capable de comprendre une âme
humaine et surtout, seul, il peut l'appréhender dans son unité somato-psychique »
10. L'auteur insiste en affirmant que
ceux dont la vie est troublée par un conflit aigu, apparemment insoluble, viennent
chez le psychothérapeute qui « seul de nos jours est capable d'avoir une
relation d'être à être ». C'est ce médecin uniquement, selon l'auteur, qui
sera à même de comprendre son interlocuteur et de se pencher sur les problèmes
les plus intimes de la personne humaine, du moins s'il possède une culture suffisamment
vaste et philosophique.
De
tels propos, qui semblent pour le moins légers et rapides, conduisaient le Dr
Fouks à cette conclusion : « C'est assez dire que le psychothérapeute
prend la place du prêtre ». Dans le même esprit, lors d'une interview
accordée au Figaro 11, un médecin généraliste disait
également, en 1979, que pour lui ce qui a changé depuis dix ans,
c'est le fait que « les malades vous demandent de plus en plus de
remplacer le curé ».
Ces
observations oublient évidemment toute l'action sacramentelle du ministère
pastoral. Car si le prêtre est serviteur du Christ, il est aussi « intendant
des mystères de Dieu » (1 Cor. IV, 1). Il n'en reste pas moins vrai que
les gens d'Église portent aujourd'hui, en ces matières, une lourde
responsabilité. Ils ont souvent cru plus sage, dans un siècle qui ne parle que
de communauté, de vouer leur zèle aux groupes au point d'oublier parfois
l'individu. Ils ne sont plus assez disponibles à l'aveu, alors que ce sont eux qui, parlant au nom de Dieu,
devraient rappeler à ceux qui traversent quelque crise la source de tout
secours et de la force d'âme. Cette vertu (animi fortitudo) est
soulignée par le dernier Concile (A.L., 4) lorsqu'il traite de la
spiritualité des laïcs.
En
plus, face à un malade atteint de n'importe quelle affection — et ceci est
utile aussi aux médecins — il y a une distinction qu'on ne doit jamais perdre
de vue : c'est la différence entre douleur et souffrance. Claude Bruaire
estime que la douleur désigne une sensation plutôt négative dans l'agression
qui affecte l'être par le corps : cette agression est localisée et sa
vivacité est variable. Dès qu'il s'agit de la souffrance, on songe à une
épreuve de tout l'être, atteint dans sa profondeur et dans sa personne. On
pourrait alors traiter de l'utilité
de la douleur, tandis qu'on parlera du sens
de la souffrance. Un médecin sait que la douleur peut révéler des menaces et
indiquer les agressions de l'organisme. La souffrance, elle, dirige sur une
autre voie. Par l'épreuve physique du corps menacé et qui retentit dans toute
la personne, l'individu peut être conduit à une vie maîtrisée, grandie et
surmontée. La souffrance permet de découvrir, ou de rappeler au « malade »,
une donnée fondamentale de l'existence humaine car elle parle d'« un esprit
propre au secret de la chair ». La vérité de notre être apparaît alors
plus clairement en émergeant de la nature par quelque stimulant parfois bien
lourd à supporter.
Un
professeur de neurophysiologie remarquait que la douleur est utile parce
qu'elle est le signal d'un désordre quelque part dans le corps ou d'une injure
subie qu'il convient de faire cesser et de réparer. L'auteur observait, en
faisant en somme écho à Pascal, qu'on pouvait alors faire bon usage de la
douleur : « La signification métaphysique et morale de la douleur
fonde le monde chrétien... Ce n'est pas le moindre paradoxe que la douleur
emprunte les voies rassurantes des trajets nerveux et des relais de la moelle dans
le même instant où elle traduit l'impuissance et le destin tragique de l'homme »12.
Le déprimé est souvent obsédé par ce destin tragique. Un pasteur d'âme pourrait
contribuer à diminuer ce sens de l'angoisse par des propos riches de confiance
envers un Dieu qui est venu donner un sens optimiste de la vie et une raison d'être
à l'aventure humaine.
On
devine ainsi le respect nécessaire au médecin face à un patient atteint par
quelque trouble pathologique mais on découvre aussi la mission du prêtre qui
sent que l'aveu de l'individu n'est pas
lié qu'au domaine somatique mais pénètre en plein dans la métaphysique. Il
importe alors, aussi bien pour le praticien que pour le pasteur, de savoir
écouter et non seulement entendre. Percevoir par l'ouïe est l'acte d'entendre,
tandis que prêter l'oreille est celui d'écouter. Dans ce dernier cas il y a
donc un prêt et c'est également celui
du cœur : il s'agit d'accueillir l'aveu.
Le Père Louis Beirnaert a bien analysé ces éléments du dialogue : « L'expérience
montre que pour chacun d'entre nous, il est rare d'avoir rencontré quelqu'un
qui nous a écouté jusqu'au bout ! Que de choses non dites, ou que nous
n'avons jamais osé dire, parce que notre interlocuteur se précipitait lui-même
dans une parole prématurée, nous donnant le sentiment qu'il ne pouvait pas en écouter
davantage... Mais il ne suffit pas d'écouter, il faut aussi entendre,
c'est-à-dire repérer, dans le discours de notre interlocuteur, des propos
significatifs, ceux justement qui sont gros de ce qu'il a encore à dire parce
qu'ils sont plus chargés d'émotion »13.
La
multiplication actuelle d'organisations qui s'apparentent à la « Main
tendue », « à S.O.S. Amitié », ou à « Porte ouverte » montre
assez que l'homme est souvent « déboussolé » et qu'il doit artificiellement
chercher une réponse à son appel parce qu'il ne la trouve plus assez chez ceux
qui ont pourtant la tâche d'être des confidents.
On
a publié un guide des solitudes pour venir au secours de tous ceux qui ne
savent pas qui appeler à l'aide 14. L'auteur,
se faisant l'écho de psychiatres, assure, par exemple, qu'on ne peut s'arracher
seul au phénomène dépressif et qu'on a toujours besoin de quelqu'un pour s'en
tirer. En ce qui regarde la solitude, elle provient souvent du manque d'un
autre qui a disparu, du manque du tissu habituel de l'existence, dont on a dû
se séparer, ou du manque de certains points de repère qui se sont dérobés.
En
ce qui regarde les malades, le Professeur J. Bernard estime qu'une solution est
d'adjoindre aux équipes médicales et chirurgicales des psychiatres ayant le
temps d'écouter le patient, de converser avec lui et de l'aider à se livrer ou
à se délivrer. L'auteur écrit qu'on ne saurait assez répéter que « l'organisation
souvent imparfaite de la médecine contemporaine ne laisse pas à chaque médecin
le temps nécessaire pour s'occuper aussi complètement, aussi profondément,
qu'il le faudrait de chaque malade ».
On
peut tenir les mêmes propos en ce qui regarde le ministère pastoral et le
prêtre, comme le Professeur J. Bernard, doit reconnaître qu'on a trop oublié
l'importance de l'interrogatoire attentif et de la conversation prolongée. Il
importe de réserver à ces dialogues le temps nécessaire car il y a des troubles
fonctionnels et de pénibles malaises, dit le médecin, qui sont amendés ou
guéris par quelques entretiens avec un praticien disponible. Cela ne signifie
pas que l'on oublie de prescrire certains remèdes mais ceux-ci ne remplacent
pas une thérapeutique respectant l'homme dans son unité et désireuse de le
soulager efficacement.
Évidemment,
en psychopathologie il sera parfois très difficile de saisir le drame de la vie
intérieure du sujet car « le patient n'a pas toujours la faculté de
décrire ses états d'âme »15. Dans les cas de dépression le
malade peut déformer, consciemment ou inconsciemment, la vérité tant il a peur
de la conséquence de ses paroles. Quelquefois il ne sait pas si ses angoisses
sont la cause ou la suite de sa relation faussée avec le monde. Quoi qu'il en
soit le médecin et le prêtre devront toujours essayer de tempérer ce trouble et
cette souffrance.
Les
plus vieux auteurs spirituels ont déjà su combien l'homme est tributaire de ses
humeurs, et ceci même dans sa vie religieuse.
Les avis de François de Sales en sont un témoignage probant. Il écrivait à
l'abbesse du Puits-d'Orbe, en janvier 1611, pour lui recommander « le soin
de votre santé, avec la joie intérieure et la récréation extérieure qui vous
serviront pour un entier rétablissement ». On remarquera que l'Évêque
connaît la nécessité de la joie pour l'équilibre général, ainsi que l'utilité
d'une agréable occupation extérieure qui sort un être de lui-même. En septembre
1620, François de Sales tenait, avant l'heure, des propos d'ordre psychosomatique
puisqu'il expliquait à une dame enceinte : « C'est une vérité
manifeste que nos âmes contractent ordinairement les qualités et conditions de
nos corps en la portion inférieure... parce que c'est celle-là qui tient
immédiatement au corps et qui est sujette à participer aux incommodités
d'iceluy ». Vers 1622, l'Évêque fait une constatation que tout
praticien moderne renouvelle chaque jour : « Les médecins terrestres
confessent que nulle guérison ne se peut faire, sinon en la quiétude et
tranquillité »16.
À
une époque où la psychiatrie comme telle était inexistante, il n'est pas
douteux que le « directeur » d'âme perspicace jouait un peu le rôle
du conseiller qui tient compte de toutes les imbrications psychosomatiques.
François de Sales, que Pierre Janet, dans ses Médications psychologiques,
admirait avec raison, savait écouter et non seulement entendre.
Des médecins américains, posant les principes généraux de la thérapeutique des
troubles psychosomatiques, estimaient que les deux premières attitudes à
prendre se résument ainsi : « Laisser au malade du temps pour
raconter son histoire : écouter plus que parler. Voir l'homme derrière le
cas clinique ». On pourrait très bien dire qu'un pasteur d'âme doit, lui aussi
laisser au fidèle le temps de raconter son histoire et voir l'homme derrière le
pécheur.
INTERROGATION
LOINTAINE
Dans
l'histoire de la médecine, le succès de la psychopharmacologie a marqué une
étape importante. Les anxiolytiques ont fait reculer la souffrance et ont
parfois supprimé l'angoisse. Par rapport aux tranquillisants, le Professeur J.
Hamburger remarque comment ces médicaments ont bien vite répondu — on revient à
l'aveu — à l'appel de ceux qui
n'étaient pas atteints de maladie. Ces remèdes sont alors souhaités par les
humains qui, « lassés par les tracas, les soucis, l'insatisfaction, le
sentiment de solitude, les déboires de la vie quotidienne, aspirent de toutes
leurs forces à oublier, à dormir, à s'accorder une trêve sur le chemin de leur inquiétude » 17.
De
telles remarques relèvent combien le « client » du praticien se
rapproche ici du « client » d'un pasteur d'âme. Dans les deux cas
c'est une trêve qu'on demande à ceux qui ont la charge d'aider les autres à
cheminer. Il importe donc plus que jamais que médecins et prêtres reviennent à
leur mission première. Ces guides doivent se garder d'un côté trop « technique »
qui, aussi bien en médecine qu'en pastorale, réduirait la thérapeutique du
corps ou de l'âme à des procédés, sans doute brillants, mais capables d'ignorer
« le constant désir de fuite de l'homme aux prises avec son anxiété
naturelle ».
Le
Professeur J. Hamburger a raison de souligner qu'on tomberait dans une
dangereuse illusion, en s'imaginant que l'angoisse humaine disparaîtrait avec
la suppression de la famine, de la misère et de la maladie. L'insatisfaction de
l'homme est inscrite dans sa nature comme un phénomène biologique. Le désarroi fondamental
de l'être humain vient du fait qu'il cherche instinctivement sa cohérence
perdue : C'est là déjà l'enseignement des plus vieilles théologies,
traitant de l'origine du mal. L'homme se livre souvent à une quête de systèmes
apaisants et ceux-ci parfois le conduisent à tricher avec lui-même. Il est très
ardu d'harmoniser nos réactions affectives primitives et les résultats de notre
intelligence logique : cette coexistence en un seul individu est fréquemment
à la source de graves conflits.
C'est
alors que le prêtre et le médecin peuvent quelquefois être mis en accusation
s'ils oublient, derrière l'aveu, de
deviner l'interrogation angoissante qui vient de loin. L'anamnèse représente
souvent une histoire plus lointaine que les données liées à telle maladie, tel
péché ou telle lâcheté. Le Professeur R. de Vernejoul, assure « que la
médecine met au service de l'homme seul un mélange singulier de science et
d'amour » 18. Il apparaît que cela est vrai tant pour le
praticien d’un gros bourg que pour le spécialiste universitaire. Et c’est
également vrai pour n’importe quel pasteur d’âme qui, lui aussi, doit rester
constamment disponible au service de chaque fidèle, en utilisant et la science
et l’amour.
Jean-Pierre Schaller, in La Mélancolie (Beauchesne)
"Du bon usage et du mauvais usage de la dépression dans la vie spirituelle"
"Du bon usage et du mauvais usage de la dépression dans la vie spirituelle"
1.
Ernst STADTER, La conscience morale après la psychanalyse, Paris,
« Religion et Sciences de l'homme », Le Centurion, traduction de
l'allemand par Marcel Neusch, 1976, p. 128.
2.
Claude BRUAIRE, Une éthique pour la médecine, De
la responsabilité médicale à l'obligation morale, Paris, Fayard, 1978, p. 26.
L'optique de l'auteur face à l'avortement ne correspond pas à l'enseignement de
l'Église. On consultera aussi avec profit, l'ouvrage du Dr Dominique MEGGLÉ,
Comportement médical et éthique chrétienne, Paris,
La Marjolaine, 1979. Dans cet essai d'analyse comparée l'auteur écrit : « L'homme
ne possède pas un corps comme l'on posséderait maison ou voiture qui sont des
attributs facultatifs. L'homme n'a pas un corps : il est un corps ;
il est un corps vivant » (p. 9).
3.
Yves PIUGENT, L'expérience dépressive. La parole d'un psychiatre,
Paris, Desclée de Brouwer, Connivence, 1978, p. 17. Un théologien ne saurait
ratifier tout ce que contient ce livre.
4.
Ursula GOLSMANN-POSCH, Journal d'une dépression, Paris,
Belfont, 1985, p. 170. Traduit de l'allemand.
5.
René TZANCK, Réflexions sur la médecine psychosomatique, Paris,
Julliard, 1964, p. 21. Il est bon de rappeler ici l'enseignement de Platon :
« Tu sais peut-être que les bons médecins, quand un malade vient les
trouver pour un mal d'yeux, déclarent qu'on ne saurait soigner les yeux
isolément, mais qu'il faut soigner la tête pour guérir les yeux, et que, de
même, vouloir guérir la tête seule, indépendamment de tout le corps, est une
absurdité. Partant de ce principe, ils donnent un régime au corps entier, et
c'est en soignant le tout qu'ils s'appliquent à soigner et à guérir la partie
malade » (Charmide : dans le tome II des Œuvres
complètes, Paris, Belles-Lettres, 1972, p. 56 : texte établi par
Alfred CROISET.)
6.
Jean BERNARD, Grandeur et tentations de la médecine, Paris,
Buchet-Chastel, 1973, p. 309.
7. ibidem, p. 310
8.
Edward WEISS et O. SPURGEON ENGLISH, Médecine psychosomatique. L'application
de la psychopathologie aux problèmes cliniques de la médecine générale,
Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1952, traduit par D. BOURQUIN, p. 363.
Nous avons déjà traité ce problème dans un article intitulé : « Clinique,
psychothérapie et direction d'âme s (Laval médical, Québec, novembre
1955, p. 1271-1294), vol. 20, n° 9) ainsi que dans notre ouvrage Direction
des âmes et médecine moderne, Mulhouse, Salvator, 1959, chap. n, p. 31-47.
9.
Louis LEPRINCE-RINGUET, Science et bonheur des
hommes, Paris, Flammarion, 1973, p. 263.
10.
Dr FOUKS, a Médecine, quatrième pouvoir ? », dans la revue Esprit,
mars 1950, tO 165, p. 395.
11.
Christine CLERC, « Les médecins ont une poussée de
fièvre ». Dans le Figaro-Magazine, 29
septembre 1979, p. 78. Le médecin cité est le Dr Gérald C., de Saint-Germain-en-Laye,
généraliste qui se qualifie de « médecin aux mains nues ».
12.
Jean-Didier VINCENT, Biologie des passions. Paris,
le Seuil, 1986, p. 214.
13.
Louis BEIRNAERT, « Aide et Dialogue », dans Études,
t. 310, juillet-août-septembre 1961, p. 179. L'auteur disait
déjà : « Ce qu'un sujet humain demande par-dessus tout à un autre
sujet humain, au-delà de ses demandes explicites, n'est-ce pas finalement
d'être aidé à devenir un sujet ? Le dialogue est le lieu même de ce
devenir si nous savons le mener avec intelligence et amour » (p. 174).
14.
Jean-François SIX, Guide des solitudes, Paris,
Fayard, 1986, p. 15 et p. 196. Le Dr Guy Delpierre, remarquant que la
psychothérapie n'est pas la persuasion, insiste sur l'importance du silence
quand on se place « aux écoutes de l'âme malade ». L'auteur écrit « La
psychothérapie, c'est l'acte d'écouter longuement et doucement les malades pour
connaître leurs sensations, leurs pensées, leurs émotions, ce qui peut les
soulager, les consoler, les rassurer et les guérir » (La
dépression nerveuse, Paris, Le Centurion, 1966, p.
106).
15.
C. HARUNG, « Dysthymies dépressives ». Le Professeur
de Düsseldorf publie ce texte dans Documenta Geigy, Bâle,
Ciba-Geigy, 1979 : « Dysthymies ». Voir aussi Dr Marc SCHWOB, Pour
vaincre la déprime. Paris, Grasset, 1987
16.
FRANÇOIS DE SALES, œuvres, éd.
d'Annecy, Paris-Lyon, Vitte. La lettre à Madame Rose Bourgeois, abbesse du
Puits-d'Orbe, est du 4 janvier 1611 (t. XV, 1908, p. 8). Celle à une dame
enceinte est du 29 septembre 1620 (t. XIX, 1914, p. 340) et la lettre du 8
janvier 1622 (t. XX, 1918, p. 242) est adressée à la comtesse de Miolans. Ces
trois lettres sont envoyées d'Annecy.
17.
Jean HAMBURGER, La puissance et la fragilité, Paris,
Flammarion, 1972, p. 140.
18.
Robert de VERNEJOUL, « Droits et devoirs de l'homme.
Réflexions sur Demain les autres, de
Jean Hamburger ». Cette étude de « l'aventure médicale en contrepoint
de l'aventure humaine » a paru dans le Figaro du
6 avril 1979. Le professeur Luban-Plozza remarque que la dépression peut
quelquefois se déguiser au regard du médecin. Ce livre souligne cet aspect de
la maladie. La variété et l'imprécision des plaintes du malade indiquent
l'existence certaine de facteurs psychiques. Les patients utilisent des
descriptions imagées (syndrome « comme si ») et même si les malaises
somatiques semblent supprimés, on ne saurait penser qu'ils étaient seuls à
causer la souffrance. Jamais on ne négligera le côté psychique. Dès lors, en ce
qui regarde l'aveu, trois devoirs s'imposent face au dépressif écouter, donner
courage et compléter ce qui est confié. Il faudra même apprendre à écouter avec
une troisième oreille comme à voir avec un troisième œil, car le jeu des traits
du visage d'un malade peut parfois donner plus de renseignements que la dose de
sérotonine dans le sang (« Der depressiv Kranke : sein Therapeut und
seine Umwelt » in Notabene medici, 1986,
n°6 et n°7).