mercredi 19 septembre 2012

En rayonnant... Romano Guardini, Le primat du Logos sur l'Éthos


Il y a dans la liturgie un point de nature à éloigner d'elle les tempéraments qu'une pente vigoureuse porte à l'action morale et dont toute l'activité se situe sur le plan pratique : nous voulons parler de son attitude à l'endroit de l'ordre de la vie morale.
Les tempéraments que nous avons ici en vue s'affligent de ne point trouver dans la liturgie une vie éthique en relation et en jonction immédiate avec la vie quotidienne, avec la vie réelle. La liturgie ne fournit à l'homme dans la lutte journalière aucune impulsion immédiatement transformable en action, aucune idée d'où puissent être tirés des matériaux de première main. Elle est caractérisée par une certaine réserve, un certain recul devant la vie ; elle met un certain champ libre entre elle et les réalités de la vie. Elle s'écarte du monde, se retire au sanctuaire. Il y a, nous ne l'ignorons pas, un contraste criant entre le bureau de l'employé, l'usine de l'ouvrier, tous les chantiers de notre vie technique moderne, entre le théâtre bruissant et tumultueux de la vie politique et de la vie de société d'une part, et les retraites sacrées où s'accomplissent les solennités du culte, de l'autre. Il y a une violente antithèse entre le brutal réalisme de nos jours, avec sa vigoureuse façon de saisir la vie, et tout le monde de pensée de la liturgie, avec sa gravité mesurée, la limpidité et la distinction de ses formes.
Il est très vrai : tout ce que nous donne, tout ce que nous offre la liturgie, nous ne pouvons pas, tout de suite et sans plus, le transmuer en action. Et ceci ne suffit-il point déjà à légitimer les formes de dévotion nées d'une prise plus directe avec la vie et avec ses réalités extérieures, les dévotions populaires, par exemple, dans lesquelles l'Église nous fait entendre en quelque sorte sa réaction immédiate aux nécessités particulières du jour et dans lesquelles elle saisit directement l'âme contemporaine pour l'acheminer vers les conclusions pratiques et actives 1 ? La liturgie, elle, se propose avant toute chose de créer l'état d'esprit chrétien, fondamentalement chrétien. Son ambition est d'amener l'homme à son vrai rapport, à son rapport essentiel avec Dieu, de manière que par les moyens de l'adoration, de l'hommage rendu à Dieu, de la foi et de l'amour, de la pénitence et du sacrifice, il conquière la rectitude intérieure. La conséquence sera que le jour où il se trouvera devant l'action à accomplir il agira en conformité avec cet état d'esprit, c'est-à-dire en justice et droiture.
La question est toutefois d'ordre plus large. Quelle est la position générale de la liturgie à l'égard de l'ordre de la vie morale ? Quel est, à l'intérieur de la liturgie, le rapport entre les deux ordres de valeur de la connaissance et de l'action, du Vrai et du Bien ?
Pour formuler brièvement le débat, quel est le rapport, dans la liturgie, du « Logos et de l'Éthos » ? Qu'on nous permette pour répondre de remonter un peu plus haut.
Le sentiment du Moyen Âge touchant l'ordre de priorité des deux valeurs ne peut, dans son ensemble, faire aucun doute : le Moyen Âge a posé — du moins théoriquement — le primat de la connaissance sur l'action, du Logos sur l'Éthos.
Ceci ressort à l'évidence de la nature des réponses données à un certain nombre de questions qui sont alors au premier plan de l'intérêt universel 2 ; de la primauté accordée à la vie contemplative sur la vie active ; de toute l'orientation de l'âme du Moyen Âge tournée résolument vers l'au-delà.
L'époque moderne a apporté avec elle une révolution profonde. D'abord le cadre politique et social de la vie — castes, communes, empire — subit une transformation profonde. Le pouvoir ecclésiastique se voit menacé dans la souveraineté absolue, même temporelle, qui a été si longtemps son privilège. L'individualisme se développe et s'enhardit. Il amène avec lui la critique scientifique, particulièrement la critique de la connaissance.
Toutes les recherches précédentes relatives à la nature de la Connaissance avaient toujours eu un caractère constructif. Maintenant, provoquées et soutenues par une profonde transformation des esprits, ces mêmes recherches prennent, pour la première fois, un caractère proprement critique. Le Connaître lui-même est mis en question. La conséquence est un déplacement et un glissement du centre de gravité de la vie intellectuelle du Connaître dans le Vouloir. L'Action, l'acte de l'individu reposant sur lui-même, acquiert une importance tous les jours plus grande. La vie active prend le pas sur la vie contemplative ; le Vouloir prime le Connaître.
À l'intérieur même de la Science, pourtant essentiellement ordonnée à la Connaissance, la volonté acquiert une singulière importance. Au lieu et en place de l'usage ancien de la vérité considérée pendant des siècles comme un bien acquis et sûrement possédé qu'on se contentait d'étendre et d'approfondir dans un sentiment d'absolue sécurité, surgit le problème, la recherche fiévreuse de la Vérité inconnue, incertaine et fuyante. On substitue toujours davantage à l'exposition et à l'assimilation du Vrai la culture de la recherche individuelle. Le monde scientifique tout entier revêt une physionomie nouvelle, combative, entreprenante, agressive. Il ressemble maintenant à quelque puissante association de travail possédée et dévorée par la fièvre de la production.
Cette disposition mentale au primat du Vouloir devait aussi s'exprimer scientifiquement, et prendre le caractère d'un axiome. Telle fut l'œuvre accomplie par Kant ; à côté de l'ordre de la Représentation, de la nature, dans lequel l'entendement seul est compétent, il place l'ordre, de la Réalité, de la Liberté dans lequel agit la volonté. Un troisième monde, le monde de Dieu et de l'âme, surgit comme postulat de la vie de volition. Et tandis que l'Intelligence à elle seule ne peut rien affirmer sur ces derniers objets parce qu'elle est enfermée dans l'ordre de la nature, elle reçoit de la Volonté, qui a besoin de ces mêmes objets pour vivre et pour agir, la croyance à leur réalité et les suprêmes régulations de sa conception du monde. Dès lors le primat de la volonté est fondé. La volonté, avec tout son système éthique de valeurs, prend le pas sur la connaissance et sur toute la hiérarchie de valeurs qui en dépend. L'Ethos a reçu la primauté de fait sur le Logos.
Voilà donc la glace brisée. Du point que nous venons de marquer part la ligne d'évolution philosophique qui à la « volonté pure » de Kant substitue la volonté psychologique et constitue celle-ci reine et maîtresse de la vie : Fichte, Schopenhauer, Hartmann, Nietzsche enfin, où cette doctrine trouve son expression la plus dure. Il proclame la « volonté de puissance ». Aux yeux de Nietzsche, est vrai tout ce qui ennoblit et assainit la vie, tout ce qui achemine l'humanité vers le type du « surhomme ».
Le pragmatisme est constitué : la vérité n'est point une valeur autonome dans les choses de la philosophie et de l'esprit, elle est l'expression mentale de la capacité —contenue dans une proposition ou une conception — d'aider au mouvement actif de la vie, d'ennoblir le caractère et tout le comportement moral 3. Pour cette philosophie la vérité se ramène en dernière analyse à un fait moral, pour ne pas dire — mais ici nous dépasserions les limites de ces quelques considérations —un fait vital.
C'est de cette primauté de la volonté et de ses valeurs propres que l'époque présente reçoit son empreinte, sa physionomie spécifique. De là découle sa fièvre de mouvement, sa folle hâte aussi bien dans le travail que dans le plaisir, son respect agenouillé devant le succès, la force, l'action, son ambition de pouvoir. De là découle encore son sens aigu, exacerbé, du prix du temps, sa volonté de consumer ce temps dans l'action jusqu'à ses dernières limites. De là vient encore que des formes de vie intellectuelle comme celles des anciens ordres contemplatifs qui représentaient, dans le cadre de la pensée d'alors, des puissances souveraines respectées et aimées par tout l'univers croyant se voient à peine comprises aujourd'hui même de bien des catholiques et doivent être défendues par leurs tenants contre le reproche de vie inutile et oisive. Cette tendance, déjà marquée sur notre terre d'Europe dont la culture plonge de profondes racines dans le passé, s'affiche crûment et sans voiles dans le Nouveau Monde. Là, la volonté d'action domine tout. L'Ethos a la primauté absolue sur le Logos, la vie active sur la vie contemplative.
Quelle est la position de la religion catholique à cet égard ? Il faut tenir pour un principe que le bien de chaque époque et de chaque forme d'activité spirituelle peut trouver sa plénitude dans cette religion qui est véritablement capable d'être toute à tous. C'est ainsi que l'immense expansion de force des cinq derniers siècles a été utilisée et recueillie par l'Église et a fait surgir de nouveaux aspects de son inépuisable richesse. De longs développements seraient nécessaires pour montrer, à la lumière des faits, combien de personnalités, de tendances, d'actions, d'organisations précieuses ont dû leur réveil, dans la vie catholique, au courant de l'époque.
Mais il faut aussi dire que la prédominance généralisée du Vouloir sur le Connaître, de l'Ethos sur le Logos, contredit profondément l'essence du catholicisme.
C'est, transposé dans l'ordre religieux, l'esprit même du protestantisme dans ses formes les plus diverses (depuis les plus strictes et les plus sévères jusqu'aux plus libérales et aux plus relâchées dans le libre examen). C'est à juste titre que Kant a été appelé le philosophe du protestantisme. Pièce à pièce, cet esprit a abandonné la vérité religieuse positive ; il a fait de plus en plus de la foi une question d'estimation subjective, l'objet de l'émotion personnelle. La vérité a glissé de plus en plus de la solidité de l'Objectif dans la fluide mobilité du Subjectif. À partir de ce moment, le rôle conducteur était remis à la volonté. Dès lors que le fidèle ne possédait plus la vraie foi, que toute sa croyance se réduisait désormais à l'émotion de la foi, au choc religieux individuel, tout terrain solide constitué par un contenu spirituel, un contenu de foi professé et transmissible disparaissait. Tout se réduisait désormais à la preuve pragmatique : la rectitude de la pensée se prouvait par la rectitude de l'action. D'une métaphysique spirituelle, au sens exact du mot, il n'était plus question. Une fois coupés les ponts entre la connaissance et l'au-delà, les racines de la vie de volition et de sentiment se détachèrent à leur tour de la connaissance.
Le contact avec ce qui est au-dessus du temps, avec l'Éternel, était rompu. Le fidèle ne prenait plus pied dans l'éternité mais dans le temps. Et la religion s'orienta toujours plus vers le monde. De plus en plus elle tourna à n'être qu'une consécration de l'existence terrestre, une sorte de sanctification de l'activité humaine. (Labeur professionnel, vie sociale, liens de famille... )
Pour peu qu'on y réfléchisse, on sentira à quel point est malsaine pareille mentalité et qu'elle contredit les lois dernières de la vie et de l'âme. Elle est fausse et antinaturelle au sens le plus profond de ce mot. C'est ici en vérité qu'il faut chercher la source de l'effroyable détresse de notre époque. L'esprit dont nous parlions plus haut a renversé l'ordre saint de la nature. Goethe a vraiment touché le fond des choses lorsque son Faust, empli de doutes, au lieu de redire : « Au commencement était le Verbe » déclare : « Au commencement était l'Action ».
À mesure que le centre de gravité de la vie glissait de la Connaissance à la Volonté, du Logos à l'Éthos, la vie alla perdant toujours davantage son support intérieur. On voulut que l'homme trouvât en lui-même son centre et son appui — ce dont n'est capable que la Volonté Créatrice, au sens absolu du mot, c'est-à-dire la Volonté Divine. Ce qu'on demandait à l'homme, c'était une attitude présupposant qu'il est Dieu. Mais comme il n'est pas Dieu, il est arrivé que dans tout son être spirituel s'est déchaînée une sorte de violence désespérée à la fois tendue et impuissante dont l'aspect revêt chez certains une grandeur tragique et chez d'autres nous fait simplement sourire. C'est la position prise par le monde contemporain à l'égard du problème de la Connaissance et de la Volonté qui donne à l'homme de nos jours la frappante apparence d'un aveugle tâtonnant violemment dans l'obscurité. Car la force de base dont il a voulu faire l'appui de sa vie, la volonté, est aveugle. La Volonté est capable d'agir et de créer ; elle est impuissante à voir. De là découle l'incessante et fébrile inquiétude, la mobilité essentielle de notre vie contemporaine. Rien ne demeure, tout se transforme. Aucune stabilité ; la vie est un perpétuel devenir, une nostalgie, une recherche anxieuse, une course haletante et sans fin.
De toutes ses forces le catholicisme s'oppose à cet esprit-là. L'Église catholique pardonne tout plus facilement qu'une attaque contre la vérité. Elle sait que la faute humaine — quand l'homme au milieu de sa chute ne touche point au Vrai — laisse ouverte au pécheur la route du retour. Mais si c'est le principe qui est atteint, voilà subverti l'ordre sacré de la vie. L'Église a toujours considéré avec la plus extrême méfiance toute conception moralisante de la vérité, du dogme. Toute tentative pour fonder la valeur de vérité du dogme sur sa valeur vitale est profondément anticatholique. L'Église pose le dogme comme un fait inconditionné qui repose en soi, absolument indépendant de la confirmation que peuvent lui prêter la moralité ou l'utilité. Le Vrai est le Vrai parce qu'il est Vrai. Il lui est parfaitement indifférent de connaître l'attitude que prendra à son endroit le Vouloir. Ni le Vouloir ne fonde le Vrai, ni le Vrai n'a besoin de présenter ses preuves devant le Vouloir. C'est au Vouloir à confesser devant le Vrai ses insuffisances et son incompétence profondes. La Volonté ne crée pas la Vérité, elle la trouve. Elle a le devoir d'avouer en toute humilité sa cécité ; de reconnaître qu'elle a besoin de la, lumière, de la puissance régulatrice et ordonnatrice de la Vérité. Elle doit s'incliner devant le principe absolu et fondamental de la primauté du Logos sur l'Ethos.
Le mot primauté a donné naissance à dès erreurs d'interprétation. Il n'est point question ici d'une priorité de valeur ou d'un classement en dignité. On n'a point dit non plus que la connaissance soit dans la vie de l'homme plus importante que l'action. Encore moins a-t-on voulu trancher la question de savoir si le premier instrument de prise de l'homme avec la vie est la pensée ou l'action. L'une est aussi importante que l'autre, aussi utile dans la conduite de la vie, aussi digne de notre estime. Si dans la vie d'un homme, l'accent porte davantage sur le Connaître ou sur l'Agir — c'est là affaire de complexion psychique, de tempérament individuel. Ce dont il s'agit ici est tout autre chose. C'est une question de philosophie culturelle qui est en jeu, à savoir : à quelle valeur revient et appartient, dans le cadre de la vie des hommes, en général, le rôle ordonnateur et conducteur. C'est donc d'une priorité sur le plan , de la direction et non sur le plan de la dignité qu'il s'agit ici.
Si nous étudions plus à fond la question, il nous apparaîtra que la formule : « Primat du Logos sur l'Éthos » n'atteint pas encore le fond dernier des choses. Ne faudrait-il pas dire plutôt que la primauté définitive appartient non pas à l'Agir mais à l'Être ? Le dernier terme n'est point ce qu'on fait mais ce qui est. Ce n'est pas dans le temps, mais dans l'éternel que plongent les racines et que réside l'achèvement de la vie. Ce n'est point d'une conception morale mais d'une conception métaphysique du monde qu'il s'agit en définitive. Et ce qui passe d'abord ce n'est point le jugement de valeur mais le jugement de réalité. En dernière analyse ce n'est point de s'efforcer qu'il s'agit mais d'adorer.
Ces développements toutefois débordent le cadre du présent petit livre.
Nous pouvons cependant nous poser une autre question : la primauté ultime et suprême ne devrait-elle pas être accordée à l'Amour ? La question semble à première vue en dehors du cadre d'idées que nous nous sommes proposé de considérer. Disons cependant quelques mots de la solution qu'à notre sens elle appelle. En faisant de la vérité la valeur initiale et décisive, nous n'avons point encore dit sous quels traits se présentait cette vérité, si elle était « le Vrai cherché dans l'Amour, » ou quelque froide majesté. L'Ethos lui-même ne peut-il pas être ou bien l'impératif de la Loi, comme dans Kant, ou bien l'impératif de l'Amour créateur ? Même devant l'Être, la question reste ouverte de savoir, s'il s'offre à notre regard comme une ultime et glaciale limite infranchissable, ou bien s'il n'est pas plutôt l'Amour qui dépasse toute mesure, dans lequel l'impossible même devient possible et sur lequel, contre toute espérance, peut encore s'appuyer l'espoir humain. L'Amour est ce qu'il y a de plus grand. Et c'est bien cela que nous a annoncé « la bonne nouvelle ».
C'est donc dans ce sens que doit être tranchée la gestion qui nous occupe ici : c'est bien à la Vérité qu'appartient le primat mais à la Vérité dans l'Amour.
Dès que ces bases sont assurées, se trouvent en même temps assurées les bases de la santé de l'âme. L'âme a besoin d'un terrain absolument ferme, d'un appui qui lui permette de s'élever au-dessus d'elle-même, d'une prise stable et sûre en dehors d'elle-même. La Vérité est seule en mesure de les lui donner. La connaissance de la Vérité pure est l'acte fondamental de la libération spirituelle. « La Vérité vous fera libres » (Saint Jean, 8, 32). De toute nécessité l'âme a besoin d'une délivrance intérieure qui calme la tension désespérée de son Vouloir, apaise la fièvre haletante de sa recherche, fasse taire le cri de son désir. Cette délivrance lui est donnée au premier chef par l'acte de la connaissance dans lequel la pensée reconnaît la vérité, tandis que l'esprit se tait devant l'incomparable et souveraine majesté du Vrai.
Le dogme, la vérité absolue, souverainement indépendante de tout critère d'utilité, stable et éternelle, est quelque chose d'indiciblement grand ! Il semble qu'en s'en approchant l'esprit atteigne et touche la garantie mystérieuse et dernière de l'équilibre et de la santé du monde. Il lui semble voir devant lui le dogme comme le gardien de l'Être, le roc sur lequel tout repose. « Au commencement était le Verbe, le Logos ! » Et c'est pour cela que la contemplation est le principe intérieur essentiel de la vie, de la vie saine et vraie. L'élan actif de la volonté, de l'action, de la recherche, doit toujours reposer sur une profondeur silencieuse qui regarde vers la Vérité éternelle et immuable. C'est là l'esprit de paix, enraciné dans l'éternel. Il a vaincu le monde. Il ignore la hâte, il a le temps. Il peut attendre et laisser grandir.
C'est l'esprit essentiel du catholicisme. Laissons dire ceux qui vont répétant que le catholicisme est, au regard des antres confessions, arriéré. Le catholicisme ne pouvait se laisser emporter dans la course éperdue et démente du Vouloir humain déchaîné et en rébellion contre l'ordre éternel. Il nous a donné en revanche ce bien inappréciable contre lequel le monde de l'intelligence, dans le camp non catholique, devrait, s'il était clairvoyant, troquer tous ses avantages : le primat du Logos sur l'Éthos, c'est-à-dire l'harmonie dûment et définitivement établie entre l'homme et les lois éternelles de toute vie.
Dans les pages qui précèdent le mot de liturgie n'a point été prononcé ; nous ne parlions pas d'elle et cependant tout ce que nous disions était dit pour elle. Dans la liturgie, le Logos a la préséance qui lui revient sur la volonté. De là découle sa sérénité admirable, sa paix profonde. De là vient aussi qu'elle semble s'absorber entièrement dans la contemplation, l'adoration et la glorification de la Vérité divine. De là son indifférence apparente aux petites misères de nos jours. De là son désintéressement de tout effort immédiat « d'éducation », d'enseignement moral. Il y a dans la liturgie quelque chose qui fait penser aux étoiles, à l'éternité égale de leur course, à leur ordre immuable, à leur silence profond, à leur infinie distance. Ce n'est toutefois qu'en apparence que la liturgie paraît se désintéresser de la vie morale de l'homme, de son effort, de son action. En vérité elle sait fort bien que quiconque vit en elle possède la vérité, la santé surnaturelle, la paix intime et que celui qui quitte son royaume sacré pour affronter la vie saura y faire rayonner sa force.
Romano Guardini, in L’Esprit de la Liturgie (1918)

1. Cette considération, jointe à bien d'autres, prouve assez l'absolue nécessité des formes extra-liturgiques de la vie spirituelle, telles que le chapelet, le chemin de croix, les exercices de piété populaire, la méditation... rien ne serait en réalité plus faux que de vouloir imposer à la vie spirituelle le cadre exclusif de la liturgie. Il ne serait pas plus juste de ne faire que tolérer ces formes de piété sous le prétexte qu'elles sont une nécessité de l'âme populaire, en ayant soin d'ailleurs de nous proposer comme but unique de notre véritable ascension spirituelle la seule vie liturgique. Les deux piétés sont nécessaires : la liturgique et la non liturgique. L'une complète l'autre. Reconnaissons cependant que la liturgie passe la première en dignité parce qu'elle est l'oraison même de l'Église. Cf. là-dessus l'introduction de notre ouvrage : le Chemin de Croix de notre maître et sauveur (Mayence, 1921).
2. Cf. par exemple les longues discussions sur la destination et la mission de la théologie : est-elle une science pure ou ordonnée à l'amélioration morale de l'homme. —Sur la nature et l'essence de la béatitude éternelle : consistera-t-elle dans l'amour ou dans la contemplation de Dieu. — Sur l'indépendance de la volonté par rapport à la connaissance, etc., etc.
3. Ces déviations n'ont pas été sans exercer leur influence même sur la pensée catholique. Chez beaucoup de modernistes apparaîtra la tendance à faire dépendre le dogme, la vérité théologique, de la vie chrétienne et à chercher leur importance non dans leur valeur de vérité, mais exclusivement dans leur valeur vitale.