Il
y a dans la liturgie un point de nature à éloigner d'elle
les tempéraments qu'une pente vigoureuse porte à l'action morale et dont toute
l'activité se situe sur le plan pratique : nous voulons parler de son
attitude à l'endroit de l'ordre de la vie morale.
Les
tempéraments que nous avons ici en vue s'affligent de ne point trouver dans la
liturgie une vie éthique en relation et en jonction immédiate avec la vie
quotidienne, avec la vie réelle. La liturgie ne fournit à l'homme dans la lutte
journalière aucune impulsion immédiatement transformable en action, aucune idée
d'où puissent être tirés des matériaux de première main. Elle est caractérisée
par une certaine réserve, un certain recul devant la vie ;
elle met un certain champ libre entre elle et les réalités de la vie. Elle
s'écarte du monde, se retire au sanctuaire. Il y a, nous ne l'ignorons pas, un
contraste criant entre le bureau de l'employé, l'usine de l'ouvrier, tous les
chantiers de notre vie technique moderne, entre le théâtre bruissant et
tumultueux de la vie politique et de la vie de société d'une part, et les
retraites sacrées où s'accomplissent les solennités du culte, de l'autre. Il y
a une violente antithèse entre le brutal réalisme de nos jours, avec sa vigoureuse
façon de saisir la vie, et tout le monde de pensée de la liturgie, avec sa
gravité mesurée, la limpidité et la distinction de ses formes.
Il est très vrai : tout ce que
nous donne, tout ce que nous offre la liturgie, nous ne pouvons pas, tout de suite
et sans plus, le transmuer en action. Et ceci ne suffit-il point déjà à
légitimer les formes de dévotion nées d'une prise plus directe avec la vie et
avec ses réalités extérieures,
les dévotions populaires, par exemple, dans lesquelles
l'Église nous fait entendre en quelque sorte sa réaction immédiate aux
nécessités particulières du jour et dans lesquelles elle saisit directement
l'âme contemporaine pour l'acheminer vers les conclusions pratiques et actives 1 ?
La liturgie, elle, se propose avant toute chose de créer l'état d'esprit
chrétien, fondamentalement chrétien. Son ambition est d'amener l'homme à son
vrai rapport, à son rapport essentiel avec Dieu, de manière que par les moyens
de l'adoration, de l'hommage rendu à Dieu, de la foi et
de l'amour, de la pénitence et du sacrifice, il conquière la rectitude
intérieure. La conséquence sera que le jour où il se trouvera devant l'action à
accomplir il agira en conformité avec cet état d'esprit, c'est-à-dire en
justice et droiture.
La question est toutefois d'ordre
plus large. Quelle est la position générale de la liturgie à l'égard de l'ordre
de la vie morale ? Quel est, à l'intérieur de la liturgie, le rapport
entre les deux ordres de valeur de la connaissance et de l'action, du Vrai et
du Bien ?
Pour formuler brièvement le débat,
quel est le rapport, dans la liturgie, du « Logos et de l'Éthos » ?
Qu'on nous permette pour répondre de remonter un peu plus haut.
Le sentiment du Moyen Âge touchant
l'ordre de priorité des deux valeurs ne peut, dans son ensemble, faire aucun
doute : le Moyen Âge a posé — du moins théoriquement — le primat de la
connaissance sur l'action, du Logos sur l'Éthos.
Ceci ressort à l'évidence de la
nature des réponses données à un certain nombre de questions qui sont alors au
premier plan de l'intérêt universel 2 ; de la primauté accordée
à la vie contemplative sur la vie active ; de toute l'orientation de l'âme
du Moyen Âge tournée résolument vers l'au-delà.
L'époque moderne a apporté avec elle
une révolution profonde. D'abord le cadre politique et social de la vie —
castes, communes, empire — subit une transformation profonde. Le pouvoir
ecclésiastique se voit menacé dans la souveraineté absolue, même temporelle,
qui a été si longtemps son privilège. L'individualisme se développe et
s'enhardit. Il amène avec lui la critique scientifique, particulièrement la
critique de la connaissance.
Toutes les recherches précédentes
relatives à la nature de la Connaissance avaient toujours eu un caractère
constructif. Maintenant, provoquées et soutenues par une profonde
transformation des esprits, ces mêmes recherches prennent, pour la première
fois, un caractère proprement critique. Le Connaître lui-même est mis en
question. La conséquence est un déplacement et un glissement du centre de gravité
de la vie intellectuelle du Connaître dans le Vouloir. L'Action, l'acte de
l'individu reposant sur lui-même, acquiert une importance tous les jours plus
grande. La vie active prend le pas sur la vie contemplative ; le Vouloir
prime le Connaître.
À
l'intérieur même de la Science, pourtant essentiellement ordonnée à la
Connaissance, la volonté acquiert une singulière importance. Au lieu et en
place de l'usage ancien de la vérité considérée pendant des siècles comme un
bien acquis et sûrement possédé qu'on se contentait d'étendre et d'approfondir
dans un sentiment d'absolue sécurité, surgit le problème, la recherche
fiévreuse de la Vérité inconnue, incertaine et fuyante. On substitue toujours
davantage à l'exposition et à l'assimilation du Vrai la culture de la recherche
individuelle. Le monde scientifique tout entier revêt une physionomie nouvelle,
combative, entreprenante, agressive. Il ressemble maintenant à quelque
puissante association de travail possédée et dévorée par la fièvre de la
production.
Cette
disposition mentale au primat du Vouloir devait aussi s'exprimer
scientifiquement, et prendre le caractère d'un axiome. Telle fut l'œuvre
accomplie par Kant ; à côté de l'ordre de la Représentation, de la nature,
dans lequel l'entendement seul est compétent, il place l'ordre, de la Réalité,
de la Liberté dans lequel agit la volonté. Un troisième monde, le monde de Dieu
et de l'âme, surgit comme postulat de la vie de volition. Et tandis que
l'Intelligence à elle seule ne peut rien affirmer sur ces derniers objets parce
qu'elle est enfermée dans l'ordre de la nature, elle reçoit de la Volonté, qui
a besoin de ces mêmes objets pour vivre et pour agir, la croyance à leur
réalité et les suprêmes régulations de sa conception du monde. Dès lors le
primat de la volonté est fondé. La volonté, avec tout son système éthique de
valeurs, prend le pas sur la connaissance et sur toute la hiérarchie de valeurs
qui en dépend. L'Ethos a reçu la primauté de fait sur le Logos.
Voilà donc la glace brisée. Du point
que nous venons de marquer part la ligne d'évolution philosophique qui à la
« volonté pure » de Kant substitue la volonté psychologique et
constitue celle-ci reine et maîtresse de la vie : Fichte, Schopenhauer,
Hartmann, Nietzsche enfin, où cette doctrine trouve son expression la plus
dure. Il proclame la « volonté de puissance ». Aux yeux de Nietzsche,
est vrai tout ce qui ennoblit et assainit la vie, tout ce qui achemine
l'humanité vers le type du « surhomme ».
Le pragmatisme est constitué :
la vérité n'est point une valeur autonome dans les choses de la philosophie et
de l'esprit, elle est l'expression mentale de la capacité —contenue dans une
proposition ou une conception — d'aider au mouvement actif de la vie,
d'ennoblir le caractère et tout le comportement moral 3. Pour cette
philosophie la vérité se ramène en dernière analyse à un fait moral, pour ne
pas dire — mais ici nous dépasserions les limites de ces quelques
considérations —un fait vital.
C'est de cette primauté de la volonté
et de ses valeurs propres que l'époque présente reçoit son empreinte, sa
physionomie spécifique. De là découle sa fièvre de mouvement, sa folle hâte
aussi bien dans le travail que dans le plaisir, son respect agenouillé
devant le succès, la force, l'action, son ambition de pouvoir. De là découle
encore son sens aigu, exacerbé, du prix du temps, sa volonté de consumer ce
temps dans l'action jusqu'à ses dernières limites. De là vient encore que des
formes de vie intellectuelle comme celles des anciens ordres contemplatifs qui
représentaient, dans le cadre de la pensée d'alors, des puissances souveraines
respectées et aimées par tout l'univers croyant se voient à peine comprises
aujourd'hui même de bien des catholiques et doivent être défendues par leurs
tenants contre le reproche de vie inutile et oisive. Cette tendance, déjà
marquée sur notre terre d'Europe dont la culture plonge de profondes racines
dans le passé, s'affiche crûment et sans voiles dans le Nouveau Monde. Là, la
volonté d'action domine tout. L'Ethos a la primauté absolue sur le Logos, la
vie active sur la vie contemplative.
Quelle est la position de la religion
catholique à cet égard ? Il faut tenir pour un principe que le bien de
chaque époque et de chaque forme d'activité spirituelle peut trouver sa
plénitude dans cette religion qui est véritablement capable d'être toute à
tous. C'est ainsi que l'immense expansion de force des cinq derniers siècles a
été utilisée et recueillie par l'Église et a fait surgir de nouveaux aspects de
son inépuisable richesse. De longs développements seraient nécessaires pour
montrer, à la lumière des faits, combien de personnalités, de tendances,
d'actions, d'organisations précieuses ont dû leur réveil, dans la vie
catholique, au courant de l'époque.
Mais il faut aussi dire que la
prédominance généralisée du Vouloir sur le Connaître, de l'Ethos sur le Logos,
contredit profondément l'essence du catholicisme.
C'est, transposé dans l'ordre
religieux, l'esprit même du protestantisme dans ses formes les plus diverses
(depuis les plus strictes et les plus sévères jusqu'aux plus libérales et aux
plus relâchées dans le libre examen). C'est à juste titre que Kant a été appelé
le philosophe du protestantisme. Pièce à pièce, cet esprit a abandonné la
vérité religieuse positive ; il a fait de plus en plus de la foi une
question d'estimation subjective, l'objet de l'émotion personnelle. La vérité a
glissé de plus en plus de la solidité de l'Objectif dans la fluide mobilité du
Subjectif. À partir de ce moment, le rôle conducteur était remis à la volonté.
Dès lors que le fidèle ne possédait plus la vraie foi, que toute sa croyance se
réduisait désormais à l'émotion de la
foi, au choc religieux individuel, tout terrain solide constitué par un contenu
spirituel, un contenu de foi professé et transmissible disparaissait. Tout se
réduisait désormais à la preuve pragmatique : la rectitude de la pensée se
prouvait par la rectitude de l'action. D'une métaphysique spirituelle, au sens
exact du mot, il n'était plus question. Une fois coupés les ponts entre la
connaissance et l'au-delà, les racines de la vie de volition et de sentiment se
détachèrent à leur tour de la connaissance.
Le contact avec ce qui est au-dessus
du temps, avec l'Éternel, était rompu. Le fidèle ne prenait plus pied dans
l'éternité mais dans le temps. Et la religion s'orienta toujours plus vers le
monde. De plus en plus elle tourna à n'être qu'une consécration de l'existence
terrestre, une sorte de sanctification de l'activité humaine. (Labeur
professionnel, vie sociale, liens de famille... )
Pour
peu qu'on y réfléchisse, on sentira à quel point est malsaine pareille
mentalité et qu'elle contredit les lois dernières de la vie et de l'âme. Elle
est fausse et antinaturelle au sens le plus profond de ce mot. C'est ici en
vérité qu'il faut chercher la source de l'effroyable détresse de notre époque.
L'esprit dont nous parlions plus haut a renversé l'ordre saint de la nature.
Goethe a vraiment touché le fond des choses lorsque son Faust, empli de doutes,
au lieu de redire : « Au commencement était le Verbe » déclare :
« Au commencement était l'Action ».
À
mesure que le centre de gravité de la vie glissait de la Connaissance à la
Volonté, du Logos à l'Éthos, la vie alla perdant toujours davantage son support
intérieur. On voulut que l'homme trouvât en lui-même son centre et son appui —
ce dont n'est capable que la Volonté Créatrice, au sens absolu du mot,
c'est-à-dire la Volonté Divine. Ce qu'on demandait à l'homme, c'était une
attitude présupposant qu'il est Dieu. Mais comme il n'est pas Dieu, il est
arrivé que dans tout son être spirituel s'est déchaînée une sorte de violence
désespérée à la fois tendue et impuissante dont l'aspect revêt chez certains
une grandeur tragique et chez d'autres nous fait simplement sourire. C'est
la position prise par le monde contemporain à l'égard du problème de la
Connaissance et de la Volonté qui donne à l'homme de nos jours la frappante
apparence d'un aveugle tâtonnant violemment dans l'obscurité. Car la force de
base dont il a voulu faire l'appui de sa vie, la volonté, est aveugle. La
Volonté est capable d'agir et de
créer ; elle est impuissante à voir. De là
découle l'incessante et fébrile inquiétude, la mobilité essentielle de notre
vie contemporaine. Rien ne demeure, tout se transforme. Aucune stabilité ;
la vie est un perpétuel devenir, une nostalgie, une recherche anxieuse, une
course haletante et sans fin.
De
toutes ses forces le catholicisme s'oppose à cet esprit-là. L'Église catholique
pardonne tout plus facilement qu'une attaque contre la vérité. Elle sait que la
faute humaine — quand l'homme au milieu de sa chute ne touche point au Vrai —
laisse ouverte au pécheur la route du retour. Mais si c'est le principe qui est
atteint, voilà subverti l'ordre sacré de la vie. L'Église a toujours considéré
avec la plus extrême méfiance toute conception moralisante de la vérité, du
dogme. Toute tentative pour fonder la valeur de vérité du dogme sur sa valeur
vitale est profondément anticatholique. L'Église pose le dogme comme un fait
inconditionné qui repose en soi, absolument indépendant de la confirmation que
peuvent lui prêter la moralité ou l'utilité. Le Vrai est le Vrai parce qu'il
est Vrai. Il lui est parfaitement indifférent de connaître l'attitude que
prendra à son endroit le Vouloir. Ni le Vouloir ne fonde le Vrai, ni le Vrai n'a
besoin de présenter ses preuves devant le Vouloir. C'est au Vouloir à confesser
devant le Vrai ses insuffisances et son incompétence profondes. La Volonté ne
crée pas la Vérité, elle la trouve. Elle a le devoir d'avouer en toute humilité
sa cécité ; de reconnaître qu'elle a besoin de la, lumière, de la
puissance régulatrice et ordonnatrice de la Vérité. Elle doit s'incliner devant
le principe absolu et fondamental de la primauté du Logos sur l'Ethos.
Le mot
primauté a donné naissance à dès erreurs d'interprétation. Il n'est point
question ici d'une priorité de valeur ou d'un classement en dignité. On n'a
point dit non plus que la connaissance soit dans la vie de l'homme plus
importante que l'action. Encore moins a-t-on voulu trancher la question de
savoir si le premier instrument de prise de l'homme avec la vie est la pensée
ou l'action. L'une est aussi importante que l'autre, aussi utile dans la
conduite de la vie, aussi digne de notre estime. Si dans la vie d'un homme,
l'accent porte davantage sur le Connaître ou sur l'Agir — c'est là affaire de
complexion psychique, de tempérament individuel. Ce dont il s'agit ici est tout
autre chose. C'est une question de philosophie culturelle qui est en jeu, à
savoir : à quelle valeur revient et appartient, dans le cadre de la vie
des hommes, en général, le rôle ordonnateur et conducteur. C'est donc d'une
priorité sur le plan , de la direction et non sur le plan de la dignité qu'il
s'agit ici.
Si nous
étudions plus à fond la question, il nous apparaîtra que la formule :
« Primat du Logos sur l'Éthos » n'atteint pas encore le fond dernier
des choses. Ne faudrait-il pas dire plutôt que la primauté définitive
appartient non pas à l'Agir mais à l'Être ? Le
dernier terme n'est point ce qu'on fait mais ce qui est. Ce n'est pas dans le
temps, mais dans l'éternel que plongent les racines et que réside l'achèvement
de la vie. Ce n'est point d'une conception morale mais d'une conception métaphysique
du monde qu'il s'agit en définitive. Et ce qui passe d'abord ce n'est point le
jugement de valeur mais le jugement de réalité. En dernière analyse ce n'est
point de s'efforcer qu'il s'agit mais d'adorer.
Ces développements toutefois
débordent le cadre du présent petit livre.
Nous pouvons cependant nous poser une
autre question : la primauté ultime et suprême ne devrait-elle pas être
accordée à l'Amour ? La
question semble à première vue en dehors du cadre d'idées que nous nous sommes
proposé de considérer. Disons cependant quelques mots de la solution qu'à notre
sens elle appelle. En faisant de la vérité la valeur initiale et décisive, nous
n'avons point encore dit sous quels traits se présentait cette vérité, si elle
était « le Vrai cherché dans l'Amour, » ou quelque froide majesté.
L'Ethos lui-même ne peut-il pas être ou bien l'impératif de la Loi, comme dans
Kant, ou bien l'impératif de l'Amour créateur ? Même devant l'Être, la
question reste ouverte de savoir, s'il s'offre à notre regard comme une ultime
et glaciale limite infranchissable, ou bien s'il n'est pas plutôt l'Amour qui
dépasse toute mesure, dans lequel l'impossible même devient possible et sur
lequel, contre toute espérance, peut encore s'appuyer l'espoir humain. L'Amour
est ce qu'il y a de plus grand. Et c'est bien cela que nous a annoncé
« la bonne nouvelle ».
C'est donc dans ce sens que doit être
tranchée la gestion qui nous occupe ici : c'est bien à la Vérité
qu'appartient le primat mais à la Vérité dans l'Amour.
Dès que ces bases sont assurées, se trouvent
en même temps assurées les bases de la santé de l'âme. L'âme a besoin d'un
terrain absolument ferme, d'un appui qui lui permette de s'élever au-dessus
d'elle-même, d'une prise stable et sûre en dehors d'elle-même. La Vérité est
seule en mesure de les lui donner. La connaissance de la Vérité pure est l'acte
fondamental de la libération spirituelle. « La Vérité vous fera
libres » (Saint
Jean, 8, 32). De toute nécessité l'âme a besoin d'une délivrance
intérieure qui calme la tension désespérée de son Vouloir, apaise la fièvre
haletante de sa recherche, fasse taire le cri de son désir. Cette délivrance
lui est donnée au premier chef par l'acte de la connaissance dans lequel la
pensée reconnaît la vérité, tandis que l'esprit se tait devant l'incomparable
et souveraine majesté du Vrai.
Le
dogme, la vérité absolue, souverainement indépendante de tout critère
d'utilité, stable et éternelle, est quelque chose d'indiciblement grand ! Il
semble qu'en s'en approchant l'esprit atteigne et touche la garantie
mystérieuse et dernière de l'équilibre et de la santé du monde. Il lui semble
voir devant lui le dogme comme le gardien de l'Être, le roc sur lequel tout
repose. « Au commencement était le Verbe, le Logos ! » Et c'est
pour cela que la contemplation est le principe intérieur essentiel de la vie,
de la vie saine et vraie. L'élan actif de la volonté, de l'action, de la
recherche, doit toujours reposer sur une profondeur silencieuse qui regarde
vers la Vérité éternelle et immuable. C'est là l'esprit de paix, enraciné dans
l'éternel. Il a vaincu le monde. Il ignore la hâte, il a le temps. Il peut
attendre et laisser grandir.
C'est l'esprit essentiel du
catholicisme. Laissons dire ceux qui vont répétant que le catholicisme est, au
regard des antres confessions, arriéré. Le catholicisme ne pouvait se laisser
emporter dans la course éperdue et démente du Vouloir humain déchaîné et en
rébellion contre l'ordre éternel. Il nous a donné en revanche
ce bien inappréciable contre lequel le monde de l'intelligence, dans le camp
non catholique, devrait, s'il était clairvoyant, troquer tous ses
avantages : le primat du Logos sur l'Éthos, c'est-à-dire l'harmonie dûment
et définitivement établie entre l'homme et les lois éternelles de toute vie.
Dans
les pages qui précèdent le mot de liturgie n'a point été prononcé ; nous
ne parlions pas d'elle et cependant tout ce que nous disions était dit pour
elle. Dans la liturgie, le Logos a la préséance qui lui revient sur la volonté.
De là découle sa sérénité admirable, sa paix profonde. De là vient aussi
qu'elle semble s'absorber entièrement dans la contemplation, l'adoration et la
glorification de la Vérité divine. De là son indifférence apparente aux petites
misères de nos jours. De là son désintéressement de tout effort immédiat
« d'éducation », d'enseignement moral. Il y a dans la liturgie
quelque chose qui fait penser aux étoiles, à l'éternité égale de leur course, à
leur ordre immuable, à leur silence profond, à leur infinie distance. Ce n'est
toutefois qu'en apparence que la liturgie paraît se désintéresser de la vie
morale de l'homme, de son effort, de son action. En vérité elle sait fort bien
que quiconque vit en elle possède la vérité, la santé surnaturelle, la paix
intime et que celui qui quitte son royaume sacré pour affronter la vie saura y
faire rayonner sa force.
Romano Guardini,
in L’Esprit de la Liturgie (1918)
1. Cette considération, jointe à bien d'autres, prouve assez
l'absolue nécessité des formes extra-liturgiques de la vie spirituelle, telles
que le chapelet, le chemin de croix, les exercices de piété populaire, la
méditation... rien ne serait en réalité plus faux que de vouloir imposer à la
vie spirituelle le cadre exclusif de la liturgie. Il ne serait pas plus juste
de ne faire que tolérer ces
formes de piété sous le prétexte qu'elles sont une nécessité de l'âme
populaire, en ayant soin d'ailleurs de nous proposer comme but unique de notre
véritable ascension spirituelle la seule vie liturgique. Les deux piétés sont
nécessaires : la liturgique et la non liturgique. L'une complète l'autre.
Reconnaissons cependant que la liturgie passe la première en dignité parce
qu'elle est l'oraison même de l'Église. Cf. là-dessus l'introduction de notre
ouvrage : le Chemin de Croix de notre maître et sauveur (Mayence,
1921).
2. Cf. par exemple les longues
discussions sur la destination et la mission de la théologie : est-elle
une science pure ou ordonnée à l'amélioration morale de l'homme. —Sur la nature
et l'essence de la béatitude éternelle : consistera-t-elle dans l'amour ou
dans la contemplation de Dieu. — Sur l'indépendance de la volonté par rapport à
la connaissance, etc., etc.
3.
Ces déviations n'ont pas été sans exercer leur influence même sur la pensée
catholique. Chez beaucoup de modernistes apparaîtra la tendance à faire
dépendre le dogme, la vérité théologique, de la vie chrétienne et à chercher leur
importance non dans leur valeur de vérité, mais exclusivement dans leur valeur
vitale.