Kierkegaard nous raconte l'histoire
suivante : durant une magnifique nuit d'été, un paysan chemine dans sa
pauvre carriole. Il regarde avec émerveillement la voûte majestueuse du
firmament qui s'étale au-dessus de sa tête, avec ses milliers et ses milliers
d'étoiles étincelantes encerclant une lune mystérieuse. Une incomparable
lumière éclaire sa route, sa carriole et son vieux cheval.
Suivant le même parcours, un grand
seigneur est installé dans son riche carrosse, éclairé à l'intérieur par de
multiples lanternes et bougies. L'équipage est entouré de nombreux valets
perchés sur de belles montures, et portant des flambeaux qui éblouissent les
yeux du prince. Ainsi le seigneur ne voit rien de l'authentique splendeur du
firmament suspendu au-dessus de lui, ni les myriades étincelantes des célestes
lumières.
Subitement, un vent violent se
soulève, éteignant les lanternes, les flambeaux et les torches de l'équipage.
C'est alors seulement que ce contretemps inattendu donna au prince l'occasion
d'apercevoir la beauté majestueuse du ciel qui lui était restée cachée
jusque-là. 1
Il en serait de même pour celui qui,
au pied de l'Everest, laisserait les flocons de neige embuer ses lunettes. Il
ne pourrait pas alors contempler la grandeur ni la majesté de la plus haute
montagne du globe.
Et il en est aussi de même pour
chacun de nous, car si nous voulons apercevoir et contempler quelque peu la
splendeur de Dieu, il faut d'abord nous débarrasser de tout ce qui nous en
empêche. C'est seulement alors que nous sera donnée la possibilité de nous
approcher, pour entrevoir et même pénétrer dans l'univers sublime, quoique
toujours ici-bas limité et caché, de la connaissance du Très-Haut.
C'est vraisemblablement en songeant à
de semblables expériences que saint Paul avait jadis écrit aux Corinthiens :
Nous vous annonçons ce qu'aucun œil
n'a jamais vu, ni aucune oreille entendu, ni à quoi aucun cœur d'homme n'a pu
songer, en vous parlant ici de tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui
l'aiment. 2
En parcourant notre chemin terrestre,
nous sommes toujours comme aveuglés par les mille empêchements qui nous
viennent de l'environnement au milieu duquel s'écoule notre vie, de cette
civilisation qui nous abasourdit par le gigantisme de son vacarme et par la
vitesse de son mouvement, par l'aveuglement de ses multiples lumières, par le kaléidoscope
incessant des nouvelles dont nous sommes saturés et qui émoussent notre
sensibilité, et pire, notre intelligence. Celle-ci est occupée sans répit par
ce qui peut la distraire, et aussi, hélas ! par ce qui la plonge dans
d'interminables préoccupations.
Ces dispersions nous rendent inaptes
à saisir le vrai sens des événements. Ceci même dans les domaines des choses
naturelles qui nous entourent et que nos capacités innées, si elles étaient
plus libres, auraient la faculté de saisir et de pénétrer.
Mais il n'y a pas seulement des
difficultés venant de l'extérieur ! Nos pires ennemis sont nos désordres
intérieurs, par lesquels notre réceptivité est à son tour endommagée. Un des
plus grands poètes russes avait écrit dans un célèbre poème intitulé La Voile :
Et
elle, l'intempestive, elle cherche la tempête, comme si c'était là qu'on trouve
le repos ! 3
C'est pourtant la tempête qui
éteignit les flambeaux du carrosse
princier. Leur feu fut néanmoins assez puissant et aveuglant pour empêcher le
voyageur de contempler ce que voyait le paysan.
Extinction que nous n'aurions su
obtenir par nous-mêmes car, même si nous la souhaitons, nous sommes en fait
trop faibles et trop indécis pour arriver à transformer nos velléités en des
actes efficaces. Cela nous demanderait un héroïsme dont hélas ! sauf à de
rares exceptions, nous devons nous avouer incapables. Elle se trouverait
d'ailleurs entravée par les deux adversaires redoutables toujours aux aguets
sur nos chemins : d'une part, l'attrayant et dangereux entraînement à
vivre au jour le jour et, par ailleurs, le manque de courage et cette terrible
peur qui caractérise et hante notre époque et la rend incapable d'affronter les
difficultés.
Ces deux ennemis majeurs paralysent
les générations actuelles ; qu'elles se développent et vivent dans une
civilisation issue d'un mercantilisme forgé durant les deux siècles derniers, à
laquelle on a donné l'appellation de société
de consommation, ou qu'elles soient assujetties à un totalitarisme
quelconque.
Il existe encore des raisons plus
profondes et plus personnelles qui nous empêchent de lever un regard limpide
sur le ciel qui s'étend au-dessus de nos têtes et dans lequel tout ce qui
existe est comme plongé.
Il nous faut ici parler d'une
ancienne tradition des Indes concernant le Prince Çakyamuni 4,
celui qui deviendra Bouddha, le grand inspirateur de la philosophie et de
certaines religions de l'Extrême-Orient. Fils d'un prince puissant, ses
éducateurs l'avaient fait vivre, durant son enfance et son adolescence, dans un
univers illusoire, où tous les aspects tragiques de notre vie lui avaient été
cachés ; il fut bouleversé quand un soir de grande fête dans le palais
paternel, se promenant dans son parc paradisiaque, il se trouva subitement en
face d'un mendiant, puis d'un lépreux et enfin d'un mort.
La légende est basée sur une réalité
qui nous est commune, celle de la découverte que l'univers n'est pas un beau
royaume où chacun de nous est roi du petit monde qui entoure et dorlote son
enfance, mais que nous sommes tous limités par mille obstacles aboutissant
finalement sur le terrible trou noir, la mort.
Çakyamuni quitta brusquement son palais pour aller vivre seul dans la jungle.
Quant à nous, nous continuons à vivre
avec des perspectives décevantes et troublantes, mais surtout avec en face de
nous ce monstre tenace, la mort, l'inimica
mors. Et nous découvrons non seulement la Mort avec un grand M,
mais aussi tous ses satellites précurseurs que j'appellerai les morts avec un petit m qui cherchent à nous affliger durant
notre parcours terrestre.
Ces morts touchent souvent au plus
intime de notre être intérieur. Ce sont les blessures apportées à notre
sensibilité, les contrariétés, les peines et souffrances de tout genre. Et plus
que tout, cette terrible faille inhérente à chacun de nous qui fait que tout ce
que nous entreprenons porte inévitablement en soi une part d'échec provenant de
notre propre limitation.
Par le fait que nous sommes créés,
nous sommes déjà infailliblement limités, mais de plus, il y a en chacun de
nous cette tare initiale que nous appelons le péché originel, dont il a été
longuement parlé. En outre, nous portons en nous toutes les cicatrices et les
séquelles de nos péchés personnels, accumulés en notre être depuis que nous
avons franchi les limites de l'enfance et sommes entrés dans l'âge de raison.
Même si Dieu nous a pardonné et nous a redonné son amitié et sa grâce, tout
cela nous gêne, nous encombre et obscurcit la limpidité de notre regard et de
nos activités.
Freud et la psychanalyse
L'expérience, l'analyse des faits
concrets et par-dessus tout peut-être ce qu'il considérait être le fruit même
de son intuition, avait convaincu Freud 5 que les causes
primordiales des désordres neuropsychologiques observés chez ses malades
tenaient leurs racines profondes dans la sexualité, problème qui n'avait pas
été résolu chez eux dès l'âge de la plus tendre enfance, ni à l'époque de
l'adolescence.
Généralisant cette conviction, le
créateur de la psychanalyse avait enfermé ses patients dans une sorte de Cercle de craie brechtien 6, qui les emprisonnait dans les superstructures d'un psychisme diminué devant
cependant s'écrouler en face de la découverte faite par le sujet lui-même des
raisons de ses complexes. Ceux-ci, disait-il, prenaient leur source dans la
sexualité et jusque-là les rendaient malades en détruisant leur équilibre
psychique.
Les complexes d'Œdipe et de la
castration sont ceux que l'on retrouve le plus souvent dans les applications
des méthodes psychanalytiques. Leur suppression peut néanmoins être obtenue par
ce que Freud appelait des transferts.
Ces transferts sont certes libérateurs et pourtant j'ai eu personnellement
l'occasion d'observer dans plusieurs circonstances à quel point cette
libération peut devenir dangereuse pour la moralité du sujet.
Freud est l'indiscutable maître de
l'analyse psychique et psychiatrique. Il dissèque avec finesse jusqu'aux plus
petites pièces qui composent le puzzle d'un psychisme humain individuel, mais,
hélas, s'il apprend au patient le moyen de découvrir par lui-même chacune des
pièces éparses de l'univers confus qui le hante, il le laisse, en définitive,
s'en sortir seul et en rassembler les morceaux comme il le pourra et souvent à
ses dépens.
Freud était foncièrement athée. Il ne
pouvait et ne voulait pas, surtout dans la première phase de sa vie et de son
enseignement, amener son disciple et encore moins son patient jusqu’à l’idée de
la mort, ni vers une ouverture qui le sortirait de son Cercle de craie.
Selon le témoignage de son célèbre
disciple suisse, le professeur Jung, le créateur de la psychanalyse aurait eu
lui-même une terrifiante peur de la mort, au point que Jung l'avait vu par deux
fois s'évanouir lorsqu'on en avait parlé devant lui 7. Malgré
son athéisme fondamental, durant la dernière période de son activité
psychanalytique, Freud avait pressenti l'insuffisance des bases sexologiques
qu'il disait être la source principale des désordres neurologiques qu'il
combattait.
Les successeurs immédiats de Freud,
Jung et Adler 8, s'adonnèrent déjà les premiers à la recherche
d'autres bases pour utiliser les méthodes psychanalytiques.
De nos jours, les néo-psychanalystes
paraissent avoir accepté leurs intuitions concernant les causes primordiales
des désordres psychiques chez les êtres humains. Ce serait le fait de la double
polarisation à laquelle chacun est assujetti, car, d'une part, l'homme partage
avec tous les animaux la loi de là corruption et de la mort ; et de plus,
il porte en soi quelque chose que les animaux ne peuvent pas connaître, une
capacité qui lui est inaliénable, c'est l'aspiration de pouvoir refléter dans
son intelligence, comme dans un miroir, d'une façon supramatérielle, donc
spirituelle, un univers qu'on aurait là tentation de dire infini, mais qui en
fait est indéfini 9. C'est cette faculté que les Grecs
appelaient l'Eros.
Cette bipolarisation inhérente à
l'homme, qui possède la tendance à un dépassement sans limite et qui par
ailleurs est infailliblement condamné à se trouver, à un moment inconnu de lui,
devant le gouffre de la mort, constitue la cause primordiale de tous les complexes dont il est
la victime.
Pourtant, pour un vrai chrétien
vivant profondément sa foi, cette bipolarisation trouve sa justification non
seulement dans une solution spéculative et intellectuelle, mais dans une
libération psychique que lui apporte la Folie
de sa Foi. Grâce à la mort sur la croix d'un Dieu-Homme, là mort elle-même
a été métamorphosée en source inépuisable de Vie.
Kierkegaard l'a bien vu en parlant du
sacrifice d'Abraham :
Le Paradoxe inouï de la foi est seul
capable de faire d'un crime un acte saint et agréable à Dieu. Paradoxe qui a
rendu jadis à Abraham son fils Isaac. Paradoxe qui ne peut se réduire à aucun
raisonnement, parce que « la foi commence précisément où finit la raison ». 10
Les morts avec un petit « m »
En fait, tout être humain sorti de
l'enfance et arrivant à l'âge de la maturité est déjà ligoté par des milliers
de superstructures qui ont engendré en lui un amas d'habitudes corporelles
nécessitant une purification très radicale. Pour que les Maries et les Marthes
puissent atteindre la sainteté, c'est-à-dire l'union à Dieu, il leur faut
d'abord s'affranchir du joug des entraves, qui gênent et empêchent leurs âmes
de pénétrer dans l'univers surnaturel de Dieu, leur souverain bien.
C'est pour cette raison que la
spiritualité chrétienne a toujours été inséparablement liée à ce que ses
maîtres ont appelé des purifications et souvent des nuits. Indépendamment du
nom qu'on leur donne, elles comportent certaines peines, arrachements, épreuves
et retranchements.
Les Justes, Dieu les a mis à
l'épreuve.
Comme l'or au creuset, il m'a éprouvé. 11
Comme l'or au creuset, il m'a éprouvé. 11
dit le livre de la Sagesse.
La théologie spirituelle orientale a
employé, pour les purifications, le nom de peïrasmos, terme qui unit en
un seul mot deux notions, la tentation et l'épreuve. C'est pour notre plus
grand bien qu'au long de notre parcours spirituel, Dieu nous pose des embûches.
Elles peuvent être extérieures ou intérieures, d'origine naturelle ou
surnaturelle, d'ordre physique ou moral, mais en définitive, elles sont
toujours déclenchées dans un but spirituel. Les peïrasmos laissent
toutefois à nos libertés le choix de les surmonter, et si nous le faisons,
notre amour recevra de Dieu des forces vives et neuves. Nous pouvons pourtant
aussi buter contre elles, tomber, et dans ce cas passer à côté et ainsi manquer
la précieuse occasion qui nous a été offerte de monter plus haut, car Dieu nous
disait alors : Amice ascende superius, « Ami, monte plus haut »12.
Et nous risquons fort de nous enfoncer ainsi davantage dans une inextricable
médiocrité qui peut nous mener même à être vaincus par le mal.
Cette idée était déjà chère à
Origène. Elle fut reprise et mise ensuite au point par les mystiques
cappadociens, par Évagre, Grégoire de Nysse, plus tard par Maxime le Confesseur 13
et le mystérieux Pseudo-Denys.
Plus l'amour qui alimente la foi est
grand, plus on cherche à découvrir ce qu'est Dieu, plus la distance augmente
entre les aspirations de l'âme et ce qu'elle peut découvrir. Ce sont alors de
vraies nuits spirituelles, des peïrasmos telles que les mystiques
orientaux nous les ont dépeintes, comparables en leurs infinis au supplice de Tantale.
On croit s'approcher de Dieu,
recevoir quelque chose de Lui, mais étant infini et transcendant, Il nous
échappe.
À son tour, la théologie spirituelle
occidentale, dont le grand docteur est le Carme déchaussé saint Jean de la
Croix, nous parle des purifications comme d'une condition indispensable pour
qu'une âme puisse atteindre l'union à Dieu. Ceux qui aspirent à la sainteté doivent préalablement
passer par des nuits. Celles-ci sont
indispensables non seulement à une certaine élite de grands saints ou
mystiques, mais, toute proportion gardée, à chaque être humain qui aspire à
mieux connaître et mieux aimer Dieu.
Cependant, pour bien entendre ce que
sont ces purifications si bienfaisantes, il me paraît plus efficace d'employer
ce que j'appelle volontiers une méthode
descendante. Je m'appuierai donc sur les témoignages et sur la doctrine de
nos grands docteurs de l'Église universelle : Thérèse d'Avila et Jean de
la Croix, réformateurs de l'ordre carmélitain au cours du XVIe
siècle.
Sainte Thérèse nous a longuement
parlé dans le Livre de la vie et
dans le Château de l'Âme des
expériences purifiantes auxquelles elle avait été soumise.
On comprendra mieux les ouvrages de
la sainte si on a eu l'occasion de visiter le couvent de l'Incarnation situé à
une centaine de mètres de la muraille qui entoure Avila, ville remarquable avec
ses merveilleux bâtiments, cloîtres, églises et hôtels particuliers, si
caractéristiques du siècle de Cervantès et de son Don Quichotte. Comme un
majestueux ruban de pierre, la muraille court autour du monticule, entrecoupée
régulièrement d'importantes tours que la Sainte apercevait des fenêtres de son
couvent.
C'est devant un semblable paysage
que, durant dix-huit ans, Thérèse vécut dans un état de totale aridité
spirituelle qui lui cachait l'amour de son Dieu. De plus, durant des années qui
lui parurent interminables, elle fut entourée de l'incompréhension de ses supérieurs,
comme de ses confesseurs du couvent. Cette vie de silence et de solitude,
privée de toute consolation, s'écoulait alors dans une sombre attente qui lui
semblait même ne pas pouvoir aboutir à l'espérance.
Lorsqu'elle se plaignait à son
confesseur de ne pas savoir ni pouvoir prier ou penser à Dieu, ce dernier lui
rétorquait que c'était certainement de sa faute, et que la cause devait être
due à ses péchés.
Cela dura jusqu'au jour où,
fortuitement mais providentiellement, elle eut l'occasion de se confesser à un
jésuite, celui-là même qui devint ensuite saint François Borgia. Ayant compris
la pureté et la générosité de cette âme privilégiée, il la rassura en lui
expliquant la valeur spirituelle positive de la longue nuit purificatrice
qu'elle avait eu à traverser.
Jean de la Croix, que Thérèse connut
seulement plus tard, devint par la suite un peu son fils spirituel, mais aussi
son conseiller en théologie. Dans sa doctrine, le grand docteur carmélitain
usera largement de la notion des Nuits
purificatrices, concernant l'épopée que doit vivre l'âme en cherchant à
parvenir à une authentique vie spirituelle chrétienne et mystique.
Ayant subi une certaine influence des
conteurs et des mystiques arabes, il écrira des poèmes pour expliquer en
théologien sa doctrine des catégories et des diverses phases des purifications.
Purifications de la sensibilité, de l'intelligence, de la mémoire et surtout de
la volonté et de l'amour. Et dans l'ordre surnaturel, de la foi, de l'espérance
et de la charité.
Pour fonder sa doctrine, le docteur
carmélitain se servira des notions bibliques de la nuée et de la ténèbre divine
qui accompagnait le peuple juif dans le désert durant le jour et l'éclairait de
sa lumière pendant la nuit.
Dieu est lumière si infiniment
éblouissante qu'aucun vivant ne pourrait en supporter l'éclat. Il est pour nous
le nuage impénétrable et la ténèbre, tel le soleil apparaissant comme une tâche
noire sur une pellicule négative.
C'est en insistant sur le thème de la
ténèbre divine que le saint Docteur va aussi développer sa doctrine de la nuit
de la foi. Afin qu'un contact puisse s'établir entre deux termes
essentiellement distants et distincts entre eux, il est de toute nécessité de
trouver un intermédiaire possédant un point qui leur soit commun. Ce rôle
d'intermédiaire, tenant lieu de lien entre la ténèbre divine et l'obscurité de
notre cécité naturelle, est confié, de par la volonté de Dieu, à la vertu
théologale de notre foi. Celle-ci étant aussi une ténèbre pour notre intelligence.
C'est néanmoins et toujours grâce à
l'Instant zénithal qui a couronné
l'œuvre du Verbe incarné sur la croix qu'a été confiée à cette foi la faculté
de servir de truchement efficace entre la misérable ténèbre que nous sommes et
l'impénétrable ténèbre qu'est Dieu.
Toutes les nuits comprennent toujours une part de retranchement et de petites
morts. Leurs causes peuvent nous venir aussi bien de l'extérieur (notre
attitude vis-à-vis des événements), que de l'intérieur de nous-mêmes.
Il existe une épreuve fréquente chez
les êtres humains que Dieu appelle à devenir de vrais, d'authentiques
contemplatifs.
À un certain moment de leur vie, et
lorsque jusque-là ils n'avaient pas connu de perturbations marquantes dans leur
manière de prier, ayant cru vraiment chercher à connaître et à aimer Dieu, ils
ne peuvent tout à coup plus penser à Lui, ni prier et, pour employer le terme
cher au XVIIe siècle, ils deviennent totalement incapables de méditer. Ce qui leur avait été jusque-là
doux et consolant devient subitement lourd et affligeant. Ils perdent tout
attrait, tout intérêt pour ce qu'ils aimaient. Lorsque cela commence, l'âme
s'en inquiète, elle n'y comprend rien.
Saint Jean de la Croix est pourtant
là pour rassurer. Il affirme qu'à condition que l'âme n'abandonne pas, de ce
fait, son désir et sa recherche de Dieu, ce n'est pas là un signe de
rétrogression, mais c'est souvent l'invitation à s'élever plus encore. Le saint
docteur nous parle, dans son Cantique spirituel et dans son Livre des
Nuits 14,
de ces trois signes qui constituent cette invitation à devenir des Maries par une prière contemplative qui,
selon saint Thomas, est supérieure à toute autre prière.
Tout d'abord, l'âme ne peut plus
méditer. Ce qui la captivait et l'émouvait auparavant n'a plus d'attrait.
Ensuite, elle n'éprouve plus aucune envie d'exciter son imagination sur aucun
sujet particulier, qui jusque-là remplissait son existence. Enfin, elle se
plaît à se trouver seule avec Dieu, dans le repos, la paix et l'amour.
C'est là ce que les pères grecs
appelaient la théoria et que les latins ont traduit par le terme de contemplation.
C'est cette attitude de l'âme qui
caractérise et identifie les Maries,
fussent-elles orientées par la Providence à vivre dans des cloîtres ou dans le
monde.
Les voies de Dieu sont multiples,
mais pour vivre une vie de Marie, il
faut que l'âme reste fidèle à l'action de l'amour qui la pousse à chercher
Dieu ; qu'elle ait déjà mûri sous l'influence des quatre premiers dons du
Saint-Esprit 15 ; qu'elle aspire à recevoir maintenant de
Dieu ses trois dons supérieurs, ceux d'intelligence, de science et de sagesse,
qui l'élèveront alors jusqu'à l'état de contemplation.
Saint Jean de la Croix exprime cette idée
motrice en espagnol par les trois
mots Todo y nada, Tout et rien, chercher Dieu partout et toujours, en se
donnant à Lui, tout entier, corps et âme, par tout ce qu'Il exige de nous
ici-bas : l'amour du prochain quel qu'il soit, l'exactitude dans nos devoirs
d'état, dans nos activités aussi bien extérieures qu'intérieures. Ceci en
sachant toutefois que nos âmes n'apprendront vraiment à faire ce que Dieu
attend d'elles qu'au prix de l'acceptation des diverses peïrasmos, peines
et retranchements qui portent toujours en eux une graine de mort. Mais d'une
mort qui contient déjà en elle la splendeur d'une vie que le Christ nous a
livrée et qu'Il aspire à nous communiquer toujours davantage. Ce qui demande de
nous beaucoup d'amour, d'oubli de soi et de force morale, inséparable d'une
authentique humilité. Car pour être ainsi devant et en Dieu, comme l'a dit Léon
Bloy, il faut avoir le courage de « se tenir nu, devant un Dieu nu ».
Personne ne peut s'enfoncer dans les
profondeurs de notre foi, ou dans ce que Jean de la Croix appelle « les
épaisseurs de Dieu »16, sans avoir à passer par bien des
épreuves. Quel est l'être humain qui n'a constamment rencontré sur son chemin
des peines et des contrariétés de tout genre ?
Seules, les profondeurs de notre
religion nous apportent la réponse positive en nous disant que quoiqu'il nous
arrive, joies ou
peines, morts petites ou grandes, tout peut être transformable en sources de
vie par l'amour.
La Sulamite nous le chante dans le
Cantique des Cantiques, en s'adressant à son Céleste Époux : Fortis est
sicut mors dilectio.
Pose comme un sceau sur ton cœur
Comme un sceau sur ton bras
Car l'Amour est fort comme la mort
Ses embrassements sont des embrassements de feu
Flamme de Yahvé
Les eaux multiples ne peuvent éteindre l'Amour
Les fleuves ne le submergeront jamais. 17
Comme un sceau sur ton bras
Car l'Amour est fort comme la mort
Ses embrassements sont des embrassements de feu
Flamme de Yahvé
Les eaux multiples ne peuvent éteindre l'Amour
Les fleuves ne le submergeront jamais. 17
Pour obtenir la liberté de l'âme si
nécessaire pour accueillir le grand don de Dieu, l'âme a besoin de moments de
recueillement et de solitude.
Pour les Maries, cela est de toute nécessité. Dieu les appelle dans le désert,
là où le gros bourdon qui
accompagne leur vie se rend accessible et résonne déjà quasi sensiblement.
Mais une certaine solitude est aussi
nécessaire pour les Marthes qui
vivent dans l'agitation et les préoccupations de la vie quotidienne. Ceci ne fût-ce
qu'à de courts moments, afin qu'elles puissent, malgré leurs mille
préoccupations, tenir leur âme ouverte à l'action de Dieu.
Le monde, et celui d'aujourd'hui plus
que jamais, a peur de la solitude sous quelque forme qu'elle se présente. Il
existe certes des solitudes cruelles, comme celles des personnes âgées dans
leur angoissant isolement. Mais pour elles aussi, la solitude peut être une
salutaire purification. Par leur patience, leurs âmes s'ouvriront à la
réceptivité de Dieu et de ses dons. Et combien peuvent-elles devenir utiles à
l'Église entière, si elles arrivent à dire avec Guillaume de Saint-Thierry :
Je ne suis jamais moins seul que
lorsque je suis seul avec le « Seul ». 18
En somme, si chacun de nous savait
supporter humblement et courageusement les épreuves quotidiennes, combien plus
nombreux serions-nous à pouvoir dire avec saint Jean de la Croix :
Brûlure suave,
Plaie délicieuse,
Douce main, ô touche délicate,
Qui a la saveur de la vie éternelle
Qui paye toute dette !
Qui donne la mort et change la mort en vie ! 19
Plaie délicieuse,
Douce main, ô touche délicate,
Qui a la saveur de la vie éternelle
Qui paye toute dette !
Qui donne la mort et change la mort en vie ! 19
Alex-Ceslas Rzewuski op, in L’Instant
1. Kierkegaard, 1813-1855. Les Cahiers, page 124.
2. La Voile, poème de Lermontov, 1814-1841.
3. Un des noms du fondateur du
bouddhisme : Çakyamuni ou Gautama, Ve siècle avant J.-C.
4.
1 Corinthiens II, 9
5.
Freud, créateur de la méthode psychanalytique (1856-1939).
6. La pièce de l'auteur dramatique
Bertold Brecht (1898-1956) a été inspirée par une superstition folklorique que
l'on trouve dans les régions du Caucase, selon laquelle la personne placée au
milieu d'un cercle tracé avec de la craie ne peut plus s'échapper, son patient
jusqu'à l'idée de la mort, ni vers une ouverture qui le sortirait de son Cercle de craie.
7. Ce témoignage est rappelé dans le livre d'E. Becker :
The Denial of Death.
8. Carl Gustav Jung, 1875-1961.
Professeur de psychiatrie et psychanalyse suisse dont la doctrine tomba dans
l'ésotérisme. Alfred Adler, 1870-1937. Professeur de psychologie en Autriche.
9. Dieu seul étant infini au sens plein
du mot.
10. Kierkegaard : Crainte
et tremblement, Ed. Aubier, p.81.
11. Sagesse III, 5-6.
12. Luc XIV, 10
13. Origène, 183-254. Évagre le Pontique, 345-399.
Grégoire de Nysse, 325-394. Maxime le Confesseur, 580-662.
14.
Saint Jean de la Croix : Montée au
Carmel, L. II, ch. 11, et Nuit
obscure, L. I, 11 et 10.
15. Les quatre premiers dons du Saint-Esprit : Crainte,
Force, Conseil et Piété.
16. Saint Jean de la Croix : Cantique spirituel, str. 36.
17. Cantique VIII, 6.
18. Guillaume de Saint-Thierry : né à Liège vers
1085, mort en 1148. Abbé bénédictin, prit en 1135 l'habit cistercien.
19. Saint Jean de la Croix : La vive flamme d’amour, str. 11.