La Mère Agnès entre, venant de la
clôture, où se retire la Sœur Françoise.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je viens de rudoyer un peu cette
petite sœur. À tort, sans doute. On ne devrait pas être rude pour les autres
aux heures où l'on appréhende qu'ils ne soient rudes pour vous ; aux
heures où l'on voudrait, au contraire, se réconcilier avec quelqu'un...
J'ai été douce à mes novices ;
que ne l'ai-je été davantage !
LA MÈRE
AGNÈS
Vous êtes le sel de cette
Maison ; ne vous laissez pas dissoudre.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Il n'y a pas de sel dans une
disposition triste et tendre, tenez, qui me rappelle mes nuits de l'hiver
dernier, quand, de l'infirmerie, j'entendais chanter Matines... Mais plus
triste qu'alors, et surtout moins forte. Toujours dissimuler en soi une plaie
de douleur et de crainte... (Posant la main sur la croix écarlate de son
scapulaire) Comme il est juste que nous ayons sur nous cette croix de
sang ! C'est le cœur qui a transsudé.
LA MÈRE
AGNÈS
Moi, il suffit que je baisse la
tête : je la vois et je me sens raffermie. Qu'est-ce qui vous ennuie, ma
bonne Sœur ? Ma Sœur Françoise ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ma Sœur Françoise ? Oh ! de
petites difficultés. Grosses de la grosseur d'un grain de mil.
LA MÈRE
AGNÈS
Il y a cependant un moment que vous
l'entreteniez. Craignez de l'avoir scandalisée par des paroles inutiles.
N'oublions jamais ce qu'on en pense ici : qu'on les peut tenir pour des
péchés.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je crois que j'étais contente de
n'être pas seule. Vous savez bien, ma Mère, comme je redoute chaque année ce
milieu de l'été, ces jours d'août où personne n'est plus là. On se sent si peu
protégé, tellement à découvert... Je ne sais pourquoi nos amis ont cette rage
de changer de place. Et soi, sans cesse à se dire qu'ils ne seront pas là au
moment où l'on aura besoin d'eux. Cet acte que nous avons envoyé l'autre jour à
Madame la duchesse de Liancourt, pour qu'elle le transmît d'urgence à M.
Chamillard, et qu'elle n'eut pas le temps de faire copier parce qu'elle partait
ce jour-là pour la campagne, de sorte qu'il ne fut pas transmis...
LA MÈRE
AGNÈS
Je suis bien résolue de ne plus
m'affecter de telles malencontres, par l'expérience que j'ai qu'un quart
d'heure de temps devant Dieu efface beaucoup de choses qui paraissaient de
grandes choses, et qui en fait ne sont rien.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ce qui nous préoccupe n'est
rien : j'ai déjà entendu ce langage. Mais enfin, est-ce moi qui ai mis
dans cette Maison un principe d'agitation et d'effroi ? Toujours tout
cacher, et, ce qu'il faut qu'on cache, c'est la vertu et la vérité ;
toujours être sur ses gardes pour les autres et pour soi ; toujours des
faux noms, toujours l'écriture chiffrée, toujours ce qu'on a écrit dispersé au
dehors chez les uns et chez les autres, et souvent on ne se rappelle même plus
chez qui ; toujours ce qui vous environne menacé d'être saisi à
l'improviste, mis sous scellés et perdu à jamais, après avoir été tripoté,
trituré, pressuré, dénaturé ; toujours des hommes qui rôdent et qui
épient, toujours à la merci de tous, et de gens haineux ou stupides, toujours
se défendre, toujours des procès-verbaux, toujours des explications à donner
sur des murs, sur des portes, sur des choses qui sont naïves et nettes, et qui
en un instant deviennent criminelles, toujours aller et venir entre ce qui est
le plus grave, le plus délicat et le plus tendre en ce monde, et cette
mécanique d'enquêtes, de perquisitions et de police.
Si nous étions des coupables, ou
seulement des imprudents, nous dirions : « Soit. Je paie ». Mais
étant ce que nous sommes ! Notre-Seigneur a dit que la vérité délivre.
Hélas ! la vérité emprisonne. Et l'innocence emprisonne. (Lui prenant
les mains) Dites-moi le vrai fond de votre pensée, ma Mère. Serons-nous
dispersées ? Irons-nous en prison ? Cessez de vouloir me rassurer.
Les gens qui me rassurent me font peur. Nous avons été trompées trop de fois.
LA MÈRE
AGNÈS
Mais si d'autre part je vous
effraye...
LA SŒUR
ANGÉLIQUE, bas
Ne m'effrayez pas non plus.
LA MÈRE
AGNÈS
Tout ce que nous faisons de bon est
fait avec un esprit en paix. L'inquiétude est un grand témoignage du peu de
profit que nous faisons de la sainte Communion, et quiconque ne s'estime
heureux en ce monde ne le peut être dans l'autre. Vous croyez en Dieu, et vous
craignez quelque chose ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je me crains.
Je crains aussi tout le reste. Vous
vous souvenez de la petite Sombreuil quand elle disait : « J'ai peur
des arbres. J'ai peur de l'eau. J'ai peur du vent. J'ai peur de tout ».
Moi aussi, j'ai peur de tout.
LA MÈRE
AGNÈS
Il y en a qui portent leur crainte.
D'autres qui la traînent.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
C'est mon âme qu'il me semble que je
porte et que je berce, pour qu'elle oublie sa douleur, comme un enfant qu'on
sèvre et qu'on berce pour qu'il oublie sa nourrice.
LA MÈRE
AGNÈS
Vous êtes ma nièce, ma chère fille,
et je voudrais vous donner, plus qu'à une autre, une parole de soulagement.
Mais il n'appartient pas à une créature de donner du soulagement dans une
affliction ; c'est un office que Dieu a retenu pour soi seul. Et quel
besoin de soulagement ? Vous souffrez et vous avez l'amour de Dieu. Vous
avez tout.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je n'ai pas tout.
LA MÈRE
AGNÈS
Pourquoi vous tourmenter ? Dans
notre religion, tout est tellement simple. Vous êtes heureuse ? Vous en
rendez grâces. Vous êtes malheureuse ? Vous en rendez grâces. Vous n'avez
qu'à vous laisser mener, attendre les moments de Dieu, adorer tout ce qu'Il
vous envoie. Il y a soixante et onze ans que les tribulations m'entourent de
leur fracas, sans que j'en aie éprouvé autre chose qu'un approfondissement du
mystère divin, que je n'aurais pas éprouvé sans elles. Et je vais à la mort
comme on va à la messe. Tout le temps n'est rien, ni ce qui s'y passe. Il n'y a
de réel que l'éternité. (La Sœur Angélique va fermer les volets de la fenêtre.
Le parloir s'assombrit) Vous avez raison de pousser les volets. Je vous ai
dit souvent comme je priais mieux dans l'église de notre Maison des Champs que
dans celle d'ici, qui est trop claire.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Aujourd'hui, le 26 d'août... Le milieu de l'année, et le milieu du jour.
L'heure des démons du milieu du jour. Je ne sais ce qui est le pis : ou le
milieu du jour, ou le réveil, avec la journée qu'il va falloir charger. Ce
grand silence d'août. Il y a un silence et un abandon, en août, qui me figurent
terriblement le silence et l'abandon de Dieu. Quand le fort et le chaud du jour
seront passés, vers cinq heures, je serai mieux. Et puis, à cinq heures, on est
tranquille jusqu'au lendemain matin : il ne se passe rien la nuit. La
menace monte avec le soleil.
LA MÈRE
AGNÈS
Vous êtes fatiguée, ma chère enfant.
Je l'avais déjà remarqué, à ce que vous chantez moins fort à l'office. Vous ne
mangez presque pas.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Les humiliations ne demandent point
de force.
LA MÈRE
AGNÈS
Vous vous réveillez chaque nuit après Matines, m'avez-vous dit. Cela vous
fait trop peu de sommeil. Bien des choses, ici, ne sont pas en ordre dans les
âmes, seulement parce qu'on ne dort pas assez.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je remercie Dieu de me réveiller la
nuit, ce qui me permet d'avoir une pensée de plus pour Lui. L'autre nuit, que
j'étais bien abattue, j'ai été toute ravie en regardant les étoiles. Je
contemplais le ciel au-dessus du dortoir, et je m'imaginais qu'il y était plus
serein qu'en pas un endroit du monde.
LA MÈRE
AGNÈS
Vous veillez devant Dieu, lors même
que vous dormez par obéissance. Mais qu'est-ce qui vous réveille ainsi la
nuit ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je ne sais. Peut-être une peine que
j'ai eue le jour précédent. Il paraît que les filles qui sont dans le monde
dorment quand elles sont heureuses.
LA MÈRE
AGNÈS
Qui vous a dit cela ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Une des nôtres, qui était venue tard.
Je ne me souviens plus de qui.
LA MÈRE
AGNÈS
Vos yeux sont marqués et meurtris. On
croirait que tout ce que vous avez de peines s'est amassé dans vos yeux.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Nos directeurs apprendraient
beaucoup, en se contentant de nous faire lever le voile. Vous ne les voyez pas,
nos pauvres filles, avec leurs yeux creusés comme des tombes ?
LA MÈRE
AGNÈS
Et ce petit bouton, à votre lèvre...
C'est un bouton de fièvre ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
J'ai une fièvre assez forte tous les
soirs.
LA MÈRE
AGNÈS
Vous êtes malade ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Non point.
LA MÈRE
AGNÈS
Une fièvre d'anxiété et de chagrin.
Toutes nos sœurs, tour à tour, ont cette fièvre-là.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
À Port-Royal, on meurt beaucoup de
cette fièvre d'anxiété et de chagrin. Ma Sœur Pascal en est morte, ma Sœur
Gertrude en est morte, notre Mère du Fargis en a été aux portes de la mort...
Je ne parle pas de celles qui meurent d'un mal plus défini : penser qu'il
nous est mort sept professes en trois ans !
LA MÈRE
AGNÈS
Nous donnons à Dieu ses fruits mûrs
chaque année.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Il y a quelques jours où les météores
s'approchent de la terre, et la frôlent, puis ils s'éloignent, et l'on respire
à nouveau. Les météores, ou le char de feu quand il rasa la terre entre Élisée
et Élie. Comme je l'attends, ce premier de septembre ! Encore cinq
jours ! Alors, au bout de nos jardins, on recommencera de sentir l'odeur
des champs. septembre se relâche. Mais août est tout dur et en feu.
(Glissant les doigts sous le bandeau de sa coiffe) – Que ce bandeau me
serre ! – J'attends que soit passé le char de feu, et je l'attends seule.
Qui donc sait ce que c'est que l'angoisse, et a jamais fait quoi que ce soit
pour la calmer chez son prochain ?
LA MÈRE
AGNÈS
Ah ! ma Sœur, comme vous êtes
humaine !
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Et ce n'est pas assez de trembler, il
faut encore rassurer les autres. Au réfectoire, faire bonne figure, et
manger ! Deux dures tâches. Humaine ? M. de Saint-Cyran ne laissa pas
d'être humain, dans le premier moment qu'il se vit sous les verrous au donjon
de Vincennes. Du moins avait-il ce volume de saint Augustin que mon père lui
passa, l'ayant rencontré par chance tandis qu'on l'emmenait. C'est pourquoi je
dis aujourd'hui à nos Messieurs, quand ils sortent, qu'ils aient toujours
quelque livre saint avec eux. Que chacun se prépare à sa manière à ce qu'il
fera quand il sera arrêté. Moi, je m'y prépare dans le commerce avec la prison
de M. de Saint-Cyran.
LA MÈRE
AGNÈS
Eh ! ne préparez donc pas
tant ! Nous avons rédigé un avis de ce que notre communauté devra faire si
nous sommes dispersées. Cela est noir sur blanc, et bien étudié, et dans tout
le détail : n'y pensez donc plus. Un jour nous serons interrogées non par
M. le Lieutenant civil, mais par Jésus-Christ : c'est à cela qu'il faut
nous préparer. — Mais quoi ! puisque vous appréhendez si fort, voulez-vous
que nous interrogions la Sainte Écriture ? Il est rare que nous n'en
recevions pas un conseil adapté à la circonstance, voire une indication sur
l'avenir (Elle ouvre au hasard la Bible qu'elle tient à la main, pose son
doigt sur une page). Lisez le verset où mon doigt s'est posé : ma vue
est si infirme que la plus courte lecture l'irrite. Dans quelques mois je serai
aveugle, et cette petite peine me disposera à voir l'invisible avec des yeux
heureux.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE, lisant
Saint Paul, Épître aux
Philippiens : « Réjouissez-vous sans cesse en Notre-Seigneur ;
je le dis encore une fois, réjouissez-vous. Ne vous inquiétez de rien ».
Soit, réjouissons-nous donc. Mais nous avons toujours remarqué, dans toutes les
disgrâces temporelles qui nous sont arrivées, qu'on avait dit auparavant
qu'elles n'arriveraient pas.
LA MÈRE
AGNÈS
Il y a trente ans que je vous vois
manquer d'espérance. Et puis, vous venez de dire une parole qui sent la
raillerie. Je vous supplie d'anéantir cet esprit-là en vous.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je ne raille point. Mais les sorts
tirés des Saints Livres doivent être entendus avec discrétion, tout autant que
les songes, dont je confesse pourtant qu'un que j'ai fait l'autre nuit me
tourmente.
LA MÈRE
AGNÈS
Quel était-il ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je tâchais d'atteindre Port-Royal des
Champs, seule, à pied, de nuit, sans voir les chemins. j'y arrivais, j'entrais
par une fenêtre du rez-de-chaussée, et je trouvais plusieurs de nos sœurs de
Paris, notamment Sœur Sinclétique, très triste. Je me retournais vers une
fenêtre, et je voyais l'air tout en feu, et une nuée à la fois noire et
enflammée, comme on en voit dans ces affreux mois de l'été, quand il va faire
un orage. La Sœur Sinclétique, regardant cela, dit, avec un grand soupir :
« Ah ! quelle nuit nous aurons encore ! » Je ne savais ce
qu'elle voulait dire, mais elle me fit peur. Et, étant sortie, parce que je
voulais aller adorer le Saint Sacrement, il faisait de nouveau si nuit que je
ne reconnaissais plus les chemins, et je me réveillai sans achever mon songe.
LA MÈRE
AGNÈS
Rêvez-vous souvent de la sorte ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Oui, ces jours-ci. Non pas des
cauchemars. Mais toujours des rêves où je suis mortifiée.
LA MÈRE
AGNÈS
Dans notre règlement, souvenez-vous,
il était défendu aux petites filles de raconter jamais les songes qu'elles
auraient fait la nuit, quelque beaux ou saints qu'ils pussent être. C'était M.
de Saint-Cyran qui avait fait mettre cela.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Dans sa prison, il écrivait, il était
interrompu sans cesse par les gardes qui demeuraient avec lui, et il cachait la
feuille qu'il écrivait dans un livre qu'il était censé lire, quand il entendait
du bruit à la porte, comme font les écoliers qui veulent jouer leur maître. M.
Vincent de Paul l'avertit de bien relire les procès-verbaux qu'il aurait dictés
au commissaire, de peur qu'on n'en altérât le sens. Et M. Molé lui écrivit
qu'il devait même tirer des lignes du haut en bas des pages des procès-verbaux,
de crainte que la police n'ajoutât des mots, comme étant de lui, dans les
marges. Cela dura cinq ans.
LA MÈRE
AGNÈS
Tout ce qu'il avait dit et écrit prit
de sa prison
une force nouvelle. M. de Saint-Cyran remerciera Dieu dans toute l'éternité
d'une telle prison, car il y a fait les affaires de Dieu comme un bon ministre,
dans son cabinet, fait les affaires de son roi. Ne diminuons donc point sa
gloire par une tristesse à courte vue. Ne mêlons pas les sentiments de la
nature avec ceux de la foi. L'Église a plus maintenu ses vérités par ses
souffrances, que par les vérités mêmes. Et pour les personnes elles aussi, la
souffrance est féconde.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Il y a une souffrance qui n'est pas
féconde, une souffrance morte, et qui entraîne dans sa mort tout ce qu'elle
trouve en l'âme autour d'elle. Vous parlez des vérités de l'Église. Mais s'il y
avait une souffrance qui allât jusqu'à vous obscurcir ces vérités ? Je
connais de nos sœurs qu'un certain excès de peines met dans un état si étrange
qu'il leur semble alors qu'elles ne croient plus en Dieu.
LA MÈRE
AGNÈS
Est-il possible ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Cela vous paraît effrayant ?
LA MÈRE
AGNÈS
Au delà de ce que j'en pourrais dire.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Pourtant M. de Saint-Cyran lui-même,
dans sa prison... Lorsque ces sœurs me parlent, il m'arrive de me représenter
une âme qui, dans le tremblement et l'abandonnement et l'angoisse de son corps,
sentirait qu'elle se noie comme saint Pierre, ou plutôt réaliserait en vérité
les mots du Psaume : « Leur âme s'est fondue en présence du
péril », — une âme vraiment fondue par le péril et par la peur. Je
l'imagine menée ainsi à la dérive jusqu'en vue de ces Portes des Ténèbres dont Dieu parla à Job...
LA MÈRE
AGNÈS
Votre rêve continue. Vous répétez
quasiment les mots de ma Sœur Sinclétique dans ce rêve : « Ah !
quelle nuit nous allons avoir ! »
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Les fantômes qui vont dans les
ténèbres, les flèches qui volent le jour, et les démons de l'heure de midi, ces
fantômes, ces flèches et ces démons que nous évoquons à Complies, je puis dire
que moi aussi je suis repue de leurs menaces, et que je suis repue d'avoir
peur. Je suis fatiguée d'avoir peur ; je suis fatiguée de leur haine. On
parle de mon orgueil, mais j'aurais besoin plutôt, si souvent, qu'on me
rappelât ce que je suis. C'est maintenant qu'il ne faut pas baisser les yeux
qu'on a levés une fois sur les montagnes. Si on baissait les yeux, on
s'effondrerait d'un coup.
LA MÈRE
AGNÈS
Il ne faut jamais baisser les yeux,
que devant Dieu.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
J'ai envisagé cent fois, depuis bien
des années, la situation où sans doute je me trouverai tôt ou tard. Imaginez
que je sois séquestrée, comme M. de Saint-Cyran, dans un couvent ou dans une
prison, seule et sous clef en quelque galetas où la nuit soit la même que celle
des morts, privée des sacrements, excommuniée peut-être, sans défense en pays
ennemi comme si j'étais au milieu des Turcs, dans le dernier mépris de tous,
sans rapports avec qui que ce soit, que ceux qui viendraient me persécuter pour
que je me renie et que je nous renie, incapable de me faire entendre de
quiconque si je sens que je vais périr – comme il m'arriva déjà ici, cette nuit
que je me sentis mal et sortis pour aller chercher de la chandelle, et
m'évanouis dans le noir sur le seuil de ma cellule, – exclue de tout secours et
de toute nouvelle, dans l'ignorance où vous tous vous êtes, prévenue (vrai ou
faux) que l'une ou l'autre a trahi, prévenue que vous avez signé, vous, ma
Mère !
LA MÈRE
AGNÈS
Je ne signerai jamais, mon enfant. Et
je veux même faire un papier où j'écrirai que, si l'on m'a surprise dans un
moment que je n'étais plus bien moi-même, – hélas ! trois attaques en deux
ans... – ma signature ne vaudra point.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ma Sœur Gabrielle rappelait tantôt le
rêve qu'eut une de nos anciennes en 1661, de la Bête qui allait et venait du
Louvre ici, en rugissant. Elle n'a pas rappelé la parole de notre Mère
Angélique lorsqu'on lui raconta ce rêve : « Nous tuerons la Bête,
mais la Bête nous tuera ». Nous sommes au fond d'un creux où tout se
défait. Un siècle où, comme dit le proverbe, ce sont les chevaux qui vont en
carrosse, et les hommes qui tirent le carrosse. Il ne faut donc pas s'étonner
de voir, en ce siècle, qu'on accorde couramment les desseins les plus criminels
avec le zèle du service de Dieu. Et cependant l'indifférence et la dureté de
ces chrétiens qui nous oppriment restent pour moi quelque chose d'inconcevable.
S'il arrivait que les deux plus grandes forces en ce monde, la puissance ecclésiastique
venue du plus haut, et la puissance séculière venue du plus haut, se
refermassent comme des tenailles et écrasassent notre pauvre Maison, si cette
conspiration de tout l'Enfer, de tous les démons de l'heure de midi, les uns en
tuniques de prêtres, les autres en manteaux de rois, parvenait à ruiner cette
Maison où l'on n'a cherché qu'à retrouver la foi, le sérieux et la ferveur du
premier christianisme, est-ce que le ciel et la terre ne devraient point se
dresser pour crier que cela est affreux ? Mais non, pas une feuille ne
bougera. Nous en avons des signes dès aujourd'hui : on nous plaint, mais
on ne lèverait pas le petit doigt pour nous. Et vous, ma Mère, si ce crime se
faisait, que diriez-vous de Dieu, et que lui diriez-vous ?
LA MÈRE
AGNÈS
J'adorerais du fond de mon cœur cet
ordre de sa Providence, et je la laisserais faire, car c'est notre volonté qui
gâte tout. Et comme j'ai toujours sur moi la lettre du bienheureux François de
Sales, écrite de sa main, où il nomme avec faveur chacun des membres de notre
famille, je demanderais au Bienheureux son intercession...
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ah ! ma Mère ! (A part) Que
tout est loin de moi !
LA MÈRE
AGNÈS
Eh bien ?
LA SŒUR ANGÉLIQUE
Quand les paroles de l'Écriture, qui
tant de fois vous ont donné tant de force, ne vous donneront plus rien ;
quand, tenant cela dans ses doigts (elle tient le chapelet de sa ceinture), on
n'aura plus envie de le porter à sa bouche ; quand il vous viendra des
idées si effroyables que vous y apprendrez ce que c'est que le désespoir, et
par où l'on y va, et quelle est la tentation qui peut naître de ce désespoir...
LA MÈRE
AGNÈS
Et le courage, ma Sœur, à défaut de
la grâce ? Êtes-vous une Arnauld ? On dit que les Arnauld n'estiment
qu'eux-mêmes, et qu'ils s'admirent entre eux à l'excès. Il n'y a pas de quoi
vous admirer beaucoup dans ce moment-ci.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Tandis que la police visitait la
maison, il y a trois ans, notre Mère Angélique était à la mort dans
l'infirmerie. Elle souffrait tant qu'on ne pouvait la remuer sans qu'elle
criât. Elle répétait qu'elle voulait mourir. Et lorsque nous lui disions :
« Quoi ! nous quitter dans l'affliction où nous sommes ! »,
elle répondait que Dieu nous aiderait, et que nous devions avoir pitié d'elle,
et la laisser aller de bon cœur. Ainsi, à cette heure-là, elle avait plus pitié
d'elle-même que de nous. Et pourtant elle était la grande Angélique, la
réformatrice et la sainte de Port-Royal, et une Arnauld.
LA MÈRE
AGNÈS
Vous avez trop pitié de vous-même, en
une épreuve plus bénigne, et qui n'existe encore que dans votre esprit. Non,
n'attendez pas de moi que j'excède en douceur. Cela crée des maux irréparables,
beaucoup plus grands que ceux qui naissent de la trop grande sévérité. Je vous
accuse de la part de Dieu de préférer la nature à la grâce, et, dans la nature,
de ne trouver pas même le courage. Vous excluez le courage et vous excluez la
grâce. Que vous reste-t-il ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Pardonnez-moi, ma Mère, mais me voici
tout juste devant les Portes des Ténèbres, et je crois en effet qu'il ne me
reste rien. Si j'avançais
d'un pas de plus... Déjà le vent qui sort des Portes fait vaciller la flamme de
ma lampe ; s'il arrivait qu'il aille l'éteindre ? Déjà je ne peux
plus parler, ma langue colle à mon palais, et les prières que je voudrais faire
ne seraient pas des prières mais des cris.
LA MÈRE
AGNÈS
Je vais prier Dieu pour vous, ma
Sœur, car je ne vous ai jamais vue dans un pareil besoin. Mais vous-même tâchez
à prier un peu pour vous, car, les saints et les anges prieraient-ils pour vous,
si vous ne le faisiez pas vous-même, les prières des autres ne serviraient qu'à
votre condamnation.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Prier ? Prier Dieu ? Mais
si Dieu... ? Je me perds quand j'y pense.
LA MÈRE
AGNÈS
Quoi ?
Allez à Dieu sur-le-champ, quand ce
ne serait que de corps. Jetez-vous aux pieds du Crucifié, et lui dites les
paroles que lui-même vous inspire dans le Psaume : « Seigneur, rompez
mes chaînes », car vous êtes dans des chaînes qui font un rien de celles
de votre prison. Et si vous ne pouvez le dire que par des cris, dites-le par
des cris, et par des gémissements. Faites cela trois fois, vous relevant trois
fois, en l'honneur de la Sainte Trinité. Et Dieu peut-être vous regardera.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Est-ce une obéissance ?
LA MÈRE
AGNÈS
C'en est une.
On entend sonner la cloche du tour.
La Sœur Angélique se dresse, frémissante, puis ne bouge plus.
On entend des bruits divers dans la
cour, bruit de voix, ensuite le roulement d'un carrosse avec des sabots et des
grelots de chevaux. La Sœur Angélique dit, dans un souffle : « Le char de feu... »
La Mère Agnès, qui est proche de la
fenêtre, se lève, regarde, et pousse un cri : « M. l'Archevêque ! »
LA SŒUR
ANGÉLIQUE, d'une voix blanche
Ma Mère, vous voyez l'horloge, dans
la cour. Quelle heure marque-t-elle ?
LA MÈRE AGNÈS
Midi.
Deux jeunes sœurs pénètrent vivement
dans le parloir.
PREMIÈRE
SŒUR
Ma Mère, M. l'Archevêque ! Juste
le neuvième jour de notre neuvaine. Guéri, sur pied !
DEUXIÈME
SŒUR
C'est un miracle comme celui de la
Sainte Épine !
PREMIÈRE
SŒUR, ouvrant à demi le volet,
le soleil entre dans la pièce, qu'il n'éclaire qu'en partie, et regardant par la fenêtre.
le soleil entre dans la pièce, qu'il n'éclaire qu'en partie, et regardant par la fenêtre.
Il entre dans la chapelle.
DEUXIÈME
SŒUR
Il a bien du monde avec lui. M. le
Grand Vicaire, M. l'Official, ses aumôniers.
LA MÈRE
AGNÈS
Faites quérir notre Révérende Mère et
notre Mère Prieure. (Les deux sœurs sortent. À la Sœur Angélique) S'il
s'agissait d'une visite régulière, il l'aurait annoncée. Je ne puis comprendre...
A-t-il su nos prières ? Dieu l'a-t-il touché ? Ne viendrait-il pas...
Il y a des nuages qui se dissipent d'un coup. Il y a des crises qui se dénouent
on ne sait pourquoi, comme elles ont commencé on ne sait pourquoi. Dans une
demi-heure nous serons peut-être innocentes. Nous le sommes peut-être déjà.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Quoi donc ! Est-ce qu'on va nous
retirer la persécution ?
LA MÈRE
AGNÈS
En auriez-vous du dépit ? Mais,
s'il y a de l'honneur à souffrir, il y a autant d'honneur à accepter de ne
souffrir pas.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Allez, on souffre toujours. Que le
mal vienne ou non, l'angoisse est venue, et le sillon qu'elle a creusé ne se
comble jamais.
L'Abbesse et la Prieure entrent.
Les douze coups de midi sonnent à
l'horloge.
L'ABBESSE
Au nom de Dieu, ma Mère, que
pensez-vous de ceci ? Que nous veut Monseigneur ?
LA MÈRE
AGNÈS
Je ne sais. Mais vous êtes Abbesse,
allez vite l'accueillir. On n'a que trop tardé.
L'Abbesse et la Prieure se dirigent
rapidement vers la porte de la chapelle. La Mère Agnès reste un peu en arrière.
La Sœur Angélique rentre dans la clôture. Mais, de l'intérieur de la chapelle,
des laquais de l'Archevêque ouvrent la porte, par où pénètrent l'Archevêque, le
Grand Vicaire, l'Official et les deux aumôniers. Les cinq ecclésiastiques
s'arrêtent sur le seuil de la pièce ; ils sont pris dans le rayon de soleil
venant de la fenêtre comme dans le feu d'un projecteur. Avec leurs ors, leurs
rouges, leurs noirs, ils semblent une assemblée de magnifiques et un peu
monstrueux insectes.
Les trois religieuses se mettent à
genoux, et le prélat leur donne sa bénédiction.
Durant une partie de la scène qui
suit, on verra les laquais de l'Archevêque collés contre la porte ouverte de la
chapelle, pour écouter. Quand l'Archevêque tourne son regard de ce côté, ils
s'effacent, pour revenir quand il regarde ailleurs.
L'ABBESSE
Monseigneur, nous bénissons Dieu pour
votre guérison imprévue. Vous voici debout, le neuvième jour précisément de la
neuvaine que nous faisions pour vous !
L'ARCHEVÊQUE
Je vous remercie, ma Mère ; je
suis sûr que vos prières ont aidé à cette guérison. C'était une fièvre double
tierce, dont j'ai eu cinq ou six accès. Mon premier le mercredi, qui me venait
de la Messe de Mgr le Nonce, dont j'ai eu grande fatigue. Mon second
le jeudi, qui me venait de l'office du Saint-Esprit, dont j'ai eu aussi de la
fatigue. Et les autres le vendredi et le samedi, qui me venaient de je ne sais
quoi. Les premiers accès ont été violents ; les derniers assez peu
considérables. On m'a tiré jusqu'à six palettes de sang, ce qui est rare. Mais
hier soir la fièvre est tombée, et je puis dire que, nonobstant une difficulté
sensible à m'endormir – pensez donc ! j'ai dû prendre jusqu'à
cinq petites graines... – j'ai passé une nuit bienfaisante.
LA MÈRE
AGNÈS
Voilà une réclusion, Monseigneur, qui
vous aura du moins procuré quelque repos.
L'ARCHEVÊQUE
Oui, mais pendant ce temps les
affaires s'accumulent. Et les affaires de Port-Royal !... J'en ai dans mon
cabinet un dossier haut comme cela. Vous êtes par excellence un lieu de silence
et de retraite – ce jardin, ce parc plutôt, me
rappelle le jardin de ma grand-mère, cela fait un si long temps... – que disais-je ? vous êtes par excellence un lieu de
silence et de retraite, mais on n'entend parler que de vous ! Il y a
quatre mois que je suis à l'Archevêché, et en ces quatre mois, grâce à
Port-Royal, je puis dire que j'ai vieilli de vingt-cinq ans.
L'ABBESSE
Il me semble qu'il ne tiendrait qu'à
vous, Monseigneur...
L'OFFICIAL
Il ne tiendrait qu'à
Monseigneur !... Eh bien !
LA MÈRE
AGNÈS
Nous souhaitons, Monseigneur, que
votre visite soit bonne et non mauvaise.
L'ARCHEVÊQUE
Elle sera bonne. Cette visite
réussira à la gloire de Dieu, et à celle de votre Maison. J'aime votre Maison.
Je puis vous jurer sur cette croix (il soulève sa croix pectorale) que
je ne vous veux que du bien.
LA MÈRE
AGNÈS
Je témoigne de la joie de nos sœurs
en vous voyant venir, autant que de leur ferveur quand elles priaient pour
vous.
L'ARCHEVÊQUE
Je suis leur très humble et obéissant
serviteur. Oui, je vous supplie de trouver bon que je vous demande quelques
instants de... à d'autres je dirais : de votre loisir ; à vous je
dis : de vos saintes occupations. Je passerais des jours entiers à vous
entretenir, et ils ne me dureraient qu'une heure, voyant que vous voulez bien
m'écouter.
Seulement, ce n'est pas tout que
d'écouter. Il faut aussi se laisser convaincre, et il faut aussi obéir. (Un
temps) M. Bail et M. Chamillard, il y a dix jours, vous ont trouvées dans
un arrêt d'esprit intraitable. Rien n'est-il changé depuis ?
L'ABBESSE
Non, Monseigneur, rien.
L'ARCHEVÊQUE
Je m'en vais cependant vous demander
à toutes en particulier votre résolution, et après cela je consulterai ce que
Dieu et mon jugement me suggéreront de faire.
L'ABBESSE
Cette consultation est superflue. Je
connais les dispositions de nos filles, et puis répondre de toutes.
L'ARCHEVÊQUE
Est-ce là votre dernier mot ?
L'ABBESSE
C'est notre dernier mot.
L'ARCHEVÊQUE,
vers la Mère Agnès
Ma Mère ?
LA MÈRE
AGNÈS
Nous pensons que si vous vouliez...
L'ARCHEVÊQUE,
durement
Obéissez. Toutes choses viendront
ensuite. Mais obéissez d'abord. (Câlinement) Ma bonne Mère, faites-le
pour l'amour de moi !
LA MÈRE
AGNÈS
Cependant, si...
L'ARCHEVÊQUE,
durement
Ne disputez pas. Obéissez. Vous
disputerez ensuite.
L'ABBESSE
Nous refusons de signer.
L'ARCHEVÊQUE
Le Pape condamne cinq propositions hérétiques
dans le livre de Jansénius. Moi qui suis votre Supérieur légitime, je vous
affirme qu'elles y sont.
Cependant vous n'en croyez rien. Vous préférez les lumières de vos Messieurs,
et vous y brûler comme les papillons aux chandelles. Ceux que vous croyez, ce
sont eux, qui vous disent que les propositions ne sont pas dans
Jansénius ; que le Pape l'a condamné sans savoir ce qu'il faisait ;
qu'il s'est laissé mener par le nez ; qu'il a été acheté par les
jésuites ; que cela leur a coûté bien cher. Voilà les sornettes qu'ils
vous débitent, et vous croyez ces gens-là, qui n'ont ni caractère ni pouvoir
dans l'Église, ni autorité sur vous ; vous optez pour leur jugement contre
celui du Pape et de toute l'Église. Et pourquoi ? Il n'y a pas de raison,
sinon qu'il faut jouer aux martyrs : oh ! que cela est beau, d'être
un peu opprimé ! Et moi je vous dis que tout cela est pitoyable, et que
vous êtes de pauvres filles, à l'esprit faux, vain, et buté. (Un temps) Vous
ne répondez rien ?
L'ABBESSE
Nous ne pouvons signer, Monseigneur,
contre notre conscience.
L'ARCHEVÊQUE
« Je vous respecte, Monseigneur,
je vous respecte en tout ce qui m'est possible, mais, Monseigneur, jusqu'à ma
conscience, jusqu'à ma conscience, passé cela je vous baise les mains,
Monseigneur, ma disposition m'est plus précieuse que vous ». Voilà le
langage qu'on me tient, depuis quatre mois. Eh bien ! le mal étant sans
remède, maintenant je vous prie et vous ordonne de faire assembler sur-le-champ
la communauté.
La Prieure sort.
LE
GRAND VICAIRE
Monseigneur, voulez-vous que l'on
cherche votre fauteuil ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne m'assiérai point. Je n'ai point
besoin de fauteuil.
L'ABBESSE
Ainsi, Monseigneur, nous sommes
hérétiques ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne dis pas que vous êtes
hérétiques, et même, s'il n'en fallait juger que par ce que nous avons vu à
Port-Royal, je dirais que cela n'est pas. Mais, par toute la France, tout le monde
le croit et le dit. Et vous connaissez le proverbe, qu'il n'y a pas de fumée
sans feu.
L'ABBESSE
Hélas, Monseigneur, le proverbe est
des plus faux. Il y a de la fumée sans feu ; il suffit que quelques
méchants le veuillent. Quand les scribes, les prêtres, les Pharisiens et le
peuple entier disaient à Notre-Seigneur qu'il était un Samaritain, c'est-à-dire
un hérétique, les fallait-il croire, encore que tout le monde le dît, et que ce
fût la voix publique ?
L'ARCHEVÊQUE
Et qu'y a-t-il de comparable entre
Notre-Seigneur et vous ? Voilà-t-il pas un orgueil exorbitant ?
L'OFFICIAL
Entre personnes privées, pour
condamner il faut des preuves. Mais un roi condamne sur de simples soupçons.
Quand Notre-Seigneur viendra juger le monde, il ne jugera pas sur ce qu'il
verra, mais sur ce que lui dira son Père. Sic audio, sic judico :
« C'est sur ce que j'entends, que je juge ».
La communauté s'est peu à peu
rassemblée dans le parloir.
L'ARCHEVÊQUE
Mes Sœurs, puisque tout ce que j'ai
fait à ce jour a été inutile, je change de langage avec vous. Je vous commande,
sous peine de désobéissance, de souscrire à mon Ordonnance et au Formulaire qui
est au bas.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE DE SAINT-JEAN
Nous ne le pouvons point.
L'ARCHEVÊQUE
Votre Mère m'a dit que votre accord
était entier là-dessus, et que des consultations particulières étaient
superflues. Approuvez-vous votre Mère ?
VOIX
Oui ! Oui !
L'ARCHEVÊQUE
Vous ne souscrivez donc point à
l'Ordonnance ni au Formulaire ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE DE SAINT-JEAN
Non, Monseigneur, avec la grâce de
Dieu.
LE
GRAND VICAIRE
Voilà la grâce de Dieu bien
appliquée !
L'ARCHEVÊQUE
Alors... (Il fait signe à l'un de
ses aumôniers, et lui dit quelque chose à voix basse. L’aumônier sort). Si
jamais homme a eu sujet d'avoir le cœur outré de douleur, je puis dire que
c'est moi, vous trouvant toutes dans l'opiniâtreté et la révolte, préférant par
orgueil vos sentiments à ceux de vos supérieurs, et ne voulant point vous
rendre à leurs avertissements et à leurs remontrances. C'est pourquoi je vous
déclare aujourd'hui rebelles et désobéissantes à l'Église et à votre
Archevêque, et comme telles (un temps…) incapables de la participation
aux sacrements. Je vous défends de vous en approcher comme en étant indignes,
et ayant mérité d'être punies et séparées de toutes les choses saintes. Point
de directeurs, point de confesseurs, point d'Eucharistie, point de Viatique,
point d'Extrême-Onction, point de sépulture en terre sainte. J'ajoute à mon
arrêt défense de voir qui que ce soit du dehors, jusqu'à nouvel ordre.
UNE
SŒUR
Nous, les filles du Saint-Sacrement,
privées des sacrements !
UNE
SŒUR
Tout ce que nous faisons et tout ce
que nous sommes n'est donc compté jamais pour rien !
UNE
SŒUR
Aujourd'hui est le jour de l'homme.
Demain viendra le jour de Dieu.
L'ARCHEVÊQUE,
à la Mère Agnès
J'ai regret de vous faire souffrir,
ma Mère.
LA MÈRE
AGNÈS
En vérité, je ne souffre plus guère,
Monseigneur. Mais, s'il m'arrivait de souffrir, je crois que je ne discernerais
pas les personnes qui sont l'instrument de cette souffrance.
L'OFFICIAL,
bas
Une sérénité de fatigue ne messied
pas à notre bonne Mère.
LA
PRIEURE, qui a regardé par la fenêtre
Quoi ! que Dieu nous juge dignes
de ceci ! Des archers dans la cour, une compagnie d'archers en ordre de combat, avec le
mousquet et l'arbalète. Comme les légionnaires autour du Christ dans le
prétoire. Ah ! c'est trop de gloire pour nous ! Nous ne communierons
plus ? Mais saint Bernard assure que c'est communier au corps et au sang
de Jésus-Christ, que de participer à ses souffrances. (Désignant les archers)
Notre communion, la voici.
L'ARCHEVÊQUE
Vous avouez que vous faites fi de la
participation aux sacrements. Cela aussi sera noté.
L'ABBESSE
L'auteur des sacrements nous importe
plus que les sacrements.
UNE
SŒUR
Mais d'où sortent ces hommes ?
UNE
SŒUR
Ils étaient défilés sans doute dans
les rues traversières du faubourg, avec les carrosses de la police, qui
arrivent.
Entrent le Lieutenant Civil (à peu
près notre Préfet de Police), le Chevalier du Guet, le Prévôt de Ville, quatre
commissaires, vingt exempts de police et quelques officiers et sous-officiers
de la compagnie d'archers. Joints aux ecclésiastiques, cela fait un groupe
bariolé qui ressemble de plus en plus à une assemblée d'insectes coruscants et
effrayants – d'énormes insectes de la forêt vierge – qui hypnotise une troupe
d'oiseaux apeurés. Puissance sacerdotale et puissance civile, tenant en main
tous les instruments de leurs œuvres, l'Archevêque sa liste noire, un
commissaire l'écritoire pour les procès-verbaux, les exempts leurs bâtons, le
Chevalier du Guet son épée, on peut – si l'on se place un instant au point de
vue des religieuses – voir en eux ces « démons du milieu du jour »
qu'évoque dans une lettre la Sœur Élisabeth Agnès (« tous ces carrosses et
toute cette épouvantable suite »), ou qu'évoquait tantôt dans la pièce la
Sœur Angélique, et qu'elle a évoqués véritablement dans sa Relation de Captivité, lorsqu'elle
y parle de « ce miracle que Dieu a fait de soutenir par une puissance
invisible contre une
conspiration de tout l'Enfer, une pauvre communauté destituée de toute assistance,
sans appui et sans conduite ».
Il y a un long silence, pendant
lequel l'Archevêque compulse des papiers qui lui ont été passés par le Grand
Vicaire. Il finit par en signer un. Il
en donne d'autres au Lieutenant Civil.
L'ARCHEVÊQUE
J'attendais que ces messieurs fussent
venus pour vous dire encore quelque chose. Il y en a douze d'entre vous – les plus rebelles –
que je vais ôter sur l'heure de ce monastère. Elles seront confinées chacune
dans un couvent différent. Voici leurs noms (il lit sa liste) : la
Mère Madeleine de Sainte-Agnès, Abbesse ; la Mère Catherine-Agnès de
Saint-Paul, coadjutrice ; la Mère Marie-Dorothée de l'Incarnation,
Prieure ; la Sœur Angélique Thérèse ; la Sœur
Marguerite-Gertrude ; la Sœur Marie-Charlotte de Sainte-Claire ; la
Sœur Françoise-Louise de Sainte-Claire ; la Sœur Angélique de Saint-Jean ;
la Sœur Agnès de la Mère de Dieu ; la Sœur Madeleine de Sainte-Candide ;
la Sœur Anne de Sainte-Eugénie ; la Sœur Hélène de Sainte-Agnès.
Mouvements divers. Des sœurs joignent
les mains ; d'autres baisent la croix de leur chapelet ; d'autres se
voilent le visage ; d'autres, en larmes, tirent de leur poche un mouchoir.
En tirant le sien, la Sœur Flavie fait tomber de sa poche un papier plié, que
la Sœur Angélique de Saint-Jean ramasse. On distingue dans le fond – assez rapidement – une sœur qui s'évanouit et est
emportée.
UNE
SŒUR
Dieu des chrétiens, pardonnez à votre
Eglise !
À ce moment l'on peut faire
« un noir » (une demi-obscurité) momentané, ou même, si on le juge
tout à fait indispensable, un entr'acte.
L'ABBESSE
Monseigneur, nous nous croyons
obligées en conscience d'appeler de cette violence et de protester de nullité
de tout ce qu'on nous fait et qu'on nous pourra faire.
L'ARCHEVÊQUE
Appelez, protestez, je me moque de
tout cela. Je connais mon métier, il me semble. Et n'est-ce pas indécent ?
Toujours, dans ce monastère, un jargon de procédure !
Des laquais apportent le fauteuil de
l'Archevêque.
PREMIER
AUMÔNIER
Monseigneur, votre fauteuil...
L'ARCHEVÊQUE
Et n'ai-je pas dit déjà que je
n'avais que faire d'un fauteuil ? Ne voyez-vous point que je suis hors de
moi ?
LA
PRIEURE
Si nous répondons, on nous accuse
d'être chicanières. Si nous nous taisons, on nous accuse d'orgueil.
L'ABBESSE
On nous force à la procédure, en nous
faisant sans cesse injustice, et ensuite on nous reproche de savoir des termes
de procédure.
L'ARCHEVÊQUE
Toujours à vous plaindre !
Toujours l'aigreur et l'air blessé !
L'ABBESSE
On nous accable, et ensuite on nous
reproche d'être aigries et blessées.
Il s'est fait un murmure particulier
parmi les sœurs. Une parole est transmise à voix basse de bouche en bouche, et
arrive ainsi jusqu'à l'Archevêque.
L'ARCHEVÊQUE
Quoi donc ? J'ai nommé dans ma
liste la Sœur Françoise-Louise de Sainte-Claire. Il n'y en a pas une parmi vous
qui se nomme de la sorte ?
VOIX
DIVERSES
Non, Monseigneur. – Non ! Non ! –
Mais nous avons la Sœur Françoise-Claire...
L'ABBESSE
Oh bien ! c'est elle sans doute.
Qu'elle vienne ici.
L'ABBESSE
Ma Sœur Françoise-Claire est
cellérière et ne peut partir sur l'heure, sans avoir mis en ordre les affaires
et les comptes. Elle est en outre, je crois, toute dévouée à Monseigneur, et
n'est sûrement pas de celles qu'il doit vouloir mettre dehors.
L'ARCHEVÊQUE,
à la Sœur Françoise-Claire
Je vous reconnais, ma fille. Je sais
que vous êtes une fille raisonnable ; je rends bon témoignage de vous.
Oui, oui, regardez cela : cela
est doux comme un agneau. Non, ce n'est pas d'elle qu'il s'agit. Et d'où diable
peut venir cette erreur ? Mais j'ai tout préparé pour douze filles. Il me
faut mes douze ! Quand j’ai dit une chose, il faut qu'elle soit. Je n'en
aurai pas le démenti. Je vais en mettre une à la place...
Silence gêné.
LA PRIEURE
Monseigneur, peut-être ma Sœur
Anne-Cécile, qui sert notre Mère, et qui lui serait bien utile...
L'ARCHEVÊQUE
Bon, qu'on fasse sortir la Sœur
Anne-Cécile, et en voilà assez là-dessus. (Aux officiers de police) à présent, Messieurs, vous savez ce
que vous avez à faire.
LE
CHEVALIER DU GUET
J'ai l'ordre de rompre les portes en
cas qu'on refuse d'obéir.
L'ARCHEVÊQUE
Refoulez ces filles dans la clôture.
Elles vont partir sur l'heure. Qu'elles aillent chercher le principal de leurs
hardes ; le reste leur sera porté demain.
UNE
SŒUR
Dieu est contre nous !
L'ABBESSE
Qui a dit : « Dieu est
contre nous » ?
LE
LIEUTENANT CIVIL
Et soyez contentes que nous nous en
tenions là, et ne cherchions pas à mettre la main sur les secrets.
L'ABBESSE
Qui a dit : « Dieu est
contre nous » ?
PREMIER
AUMÔNIER, à l'autre
Venez. Je ne veux pas voir cela.
SECOND
AUMÔNIER
Non, demeurons. Notre présence peut
modérer les choses.
PREMIER
AUMÔNIER
Je confesse que le spectacle de tant
de fermeté...
L'ARCHEVÊQUE,
qui l'a entendu
Il ferait beau voir que n'importe
quelle sottise devînt bonne et sublime, simplement parce qu'on s'y tient ferme.
Est-ce que l'ânesse de Balaam avait de l'esprit, qu'on avait beau rouer de
coups, il n'y avait pas moyen de la démarrer ?
L'ABBESSE
Faites retirer ces hommes,
Monseigneur. Nous protestons et nous en appelons. Mais nous obéirons sans qu'il
soit besoin de recourir à la violence.
LA
PRIEURE
Nous sommes dans votre main, et le
seul mouvement qui nous soit possible est d'espérer que vous n'en abuserez pas.
LA MÈRE
AGNÈS
Non, ma Sœur, nous sommes entre les
mains de Dieu. Et il y a du plaisir même dans la crainte, à s'y voir dépendant
de sa miséricorde.
LA SŒUR
FLAVIE
Pauvre Sœur de Sainte-Flavie,
ah ! tu es bien à plaindre. Hélas, que j'ai de douleur ! Je ne sais
où j'en suis.
LE
PRÉVÔT DE L'ÎLE, à une des Sœurs, qui pleure
Eh quoi, ma Sœur, ne voulez-vous pas
être affligée ? Tous les grands saints l'ont été.
LE
LIEUTENANT CIVIL, à la Prieure
Vous avez sûrement beaucoup plus
d'esprit que pas un de nous autres, ma Sœur, mais le Roi ne veut point de
Frondeuses. Le temps de la Fronde est fini !
LA
PRIEURE
Et qu'avons-nous de commun avec la
Fronde ? On nous marque d'un mot, attentivement choisi : juste celui
qu'il faut pour nous perdre.
L'ABBESSE
Nous écrivons blanc, et on affirme avec indignation que nous avons écrit noir. On dit qu'au monastère nous ne
voulons pas d'images : nos cellules en sont pleines. Que nous ne
communions pas assez souvent : nous communions au moins deux fois la
semaine. Que nous n'avons pas de chapelets : et voici (elle montre le
chapelet de sa ceinture). Il suffit de voir, mais on ne veut pas
voir ; ce qu'on veut, c'est voir le contraire de ce qui est. À peine une
calomnie détruite, on en invente une autre.
Les exempts refoulent doucement les religieuses
vers la clôture. La Sœur Françoise reste en prières dans l'oratoire,
agenouillée le dos au public, sans qu'on fasse attention à elle.
LA
PRIEURE
Monsieur le Lieutenant Civil, en
1661, vous avez fait chez nous jusqu'à sept expéditions en quatre mois. Il vous
arriva de faire secouer les matelas pour voir s'il n'y avait personne caché
dedans. Cette fois, vous voudrez bien prendre garde au matelas sur lequel une
de nos sœurs agonise. Car il y a toujours une de nous, ici, qui est en train de
mourir, pendant que la police est en bas.
LE
LIEUTENANT CIVIL
Ma Mère, si j'ai fait secouer des
matelas, c'est que mon office était de le faire. Et je ferai, cette fois aussi,
tout ce que je jugerai bon de faire. Et vous m'y forcerez d'autant si vous le
prenez sur ce ton avec moi.
L'ABBESSE
Quand notre sœur sera morte, nous
placerons entre ses mains une requête à Notre-Seigneur, pour en appeler à Lui de
votre violence, et nous l'enterrerons avec cela.
L'ARCHEVÊQUE
Toujours des requêtes ! Toujours
des paperasses ! C'est le monastère de l'écritoire. Ah, si vous et vos Messieurs vous pouviez
être six mois sans écrire ! Cela donnerait la paix.
LE
PREMIER AUMÔNIER, bas, à l'Abbesse
Tenez bon, ma Mère. Il y en a ici qui
vous admirent.
L'ABBESSE
L'énergie, je la trouve dans mon
corps. Le courage, je le trouve dans la prière. Ni mon corps ni Dieu ne sont
moi. Ne m'admirez donc point.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Quelque traitement que nous devions
souffrir par la puissance séculière, ce nous sera une consolation, Monseigneur,
si notre sang ne retombe pas sur vous.
L'ARCHEVÊQUE
Comment ? Que dites-vous ?
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je dis que nous serons consolées de
tout ceci, pourvu que notre sang ne retombe pas sur vous. Je n'en dirai pas
plus, Monseigneur. Restons dans le silence de Jésus-Christ durant sa Passion.
Nous nous sommes assez justifiées sur la terre.
Elle restera silencieuse, mais on
verra des larmes, presque intarissablement, couler sur son visage, sans que son
visage change.
LE
GRAND VICAIRE
Il y a aussi un mauvais silence, ma
Sœur.
UNE
SŒUR, vieille, à un des exempts, qui la refoule
Monsieur l'Exempt, c'est donc
toujours vous qui nous arrêtez !
L'EXEMPT
Mais non, ma Sœur ; il y en a
d'autres.
LA SŒUR
C'est bien la troisième fois qu'on
vous voit ici.
L'EXEMPT
Mais non, ma Sœur ; c'est la
cinquième.
LA SŒUR
Et le gros qui était toujours avec
vous, avec la verrue sur le nez ? C'était votre frère, je crois.
L'EXEMPT
Mais non, ma Sœur ; c'était mon
cousin. Maintenant, il est à la Prévôté du Quai Saint-Michel.
LA SŒUR
Ah ! c'est cela.
L'EXEMPT
Allons, ma Sœur, à la prochaine.
LA SŒUR
Eh oui, Monsieur l'Exempt, à la
prochaine.
L'ARCHEVÊQUE
Douze filles de la Visitation Sainte-Marie
remplaceront celles de vous qui partent : elles vont arriver tout à
l'heure. Parmi elles sera la Mère Eugénie, personne de grande vertu, qui vous
gouvernera comme notre commissaire.
L'ABBESSE
Nous la récusons.
LA
PRIEURE
Elles détruiront en six mois ce qu'on
a mis soixante ans à édifier. Vous ne savez pas comme c'est facile, de
détruire.
UNE
SŒUR
Vous nous enlevez ce que nous avons
tout quitté pour obtenir.
LA MÈRE
AGNÈS
On peut nous ôter les branches qui
dépendent des hommes, mais on ne peut nous ôter la racine qui ne dépend que de
Dieu.
L'ARCHEVÊQUE,
à la Sœur Agnès de Sainte‑Thècle
Ma Sœur, parmi ces tristesses, je
vais vous apprendre une nouvelle dont sans doute vous serez bien aise. Ce jour
d'hui 1, même ce matin, Sa Majesté a signé en faveur de votre
neveu M. Racine le bon d'une gratification de six cents livres, pour sa
tragédie La Thébaïde ou Les Frères ennemis. C'est le premier don
que M. votre neveu reçoive du Roi pour une tragédie. Espérons qu'il en annonce
d'autres.
LA SŒUR
AGNÈS DE SAINTE-THÈCLE
Oh ! Monseigneur, qu'on ne me
parle pas de Jean Racine. En voilà un dont je ne suis pas fière !
L'ARCHEVÊQUE,
au Lieutenant Civil
Il y a du bruit dans la rue. Qu'est
cela ? Est-ce qu'on se rassemble ?
LE
LIEUTENANT CIVIL
Il y a cinq mille personnes autour du
monastère. Tout le faubourg, et bien d'au delà.
L'ARCHEVÊQUE
Pour elles ? Ou pour nous ?
LE
LIEUTENANT CIVIL
On paraît surtout indifférent. Mais
c'est à la merci d'un faux pas.
L'ARCHEVÊQUE,
au Chevalier du Guet
Elles ont peut-être des gens armés
dans leurs jardins. Disposez une partie de vos hommes dans les jardins.
LE
CHEVALIER DU GUET
Monseigneur, quand vous me prierez à
l'avenir pour une semblable exécution, veuillez qu'on me dise à l'avance pour
quoi l'on m'envoie. Car ce que vous me demandez ne me plaît point.
L'ARCHEVÊQUE
Ne vous inquiétez pas : je sais
ce que je fais. S'il y a péché, il est pour moi.
LE
LIEUTENANT CIVIL
Voyez, mes Sœurs, comme, par votre
obstination, vous nous faites tous souffrir !
L'OFFICIAL
Et voyez combien de pensionnaires on
a dû vous ôter, à cause de cette obstination ; combien on aurait pu vous
en donner, qui auraient peut-être été religieuses. Si toutes ces âmes se
damnent, c'est vous qui en répondrez devant Dieu.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ah ! cela est atroce !
Sur ces deux dernières répliques, la Sœur
Françoise a quitté l'oratoire et s'est avancée vers le devant de la scène.
L'ARCHEVÊQUE
Pourquoi n'êtes-vous pas sortie,
vous ? Etes-vous de celles qui partent ?
LA SŒUR
FRANÇOISE
Je n'en suis pas digne, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE
Toujours des insolences chez ces
filles ! Elles sont pures comme des anges, et orgueilleuses comme des
démons.
LE
GRAND VICAIRE
Oui, le démon qui a dit :
« Je n'obéirai pas ! » Mais cela est connu : on est
d'autant plus solide sur les mœurs qu'on est plus suspect sur la doctrine.
LA SŒUR
FRANÇOISE
La religion a ses Mystères. Le mal
lui aussi a les siens. L'un d'eux est le Mystère de l'injustice.
L'ARCHEVÊQUE
Qu'est cela ? De la
théologie ? Et qu'êtes-vous ? Une philosophe ? Une
dogmatiseuse ? à Port-Royal, il arrive toujours un temps où l'on a devant
soi une personne de cette espèce. Combien y a-t-il de temps que vous êtes
ici ?
LA SŒUR
FRANÇOISE
Cinq ans. Trois de profession, deux
de noviciat. Mais la première année ne compte pas. Je l'ai passée en enfant, et
on ne pensait à moi que pour me renvoyer.
L'ARCHEVÊQUE
Il me semble à présent que je vous
reconnais. M. votre Père est bien M. le Président Clouart ?
LA SŒUR
FRANÇOISE
Oui, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE
Vous êtes une jolie fille, une fort
jolie fille. Mais vous êtes une raisonneuse : cela est dans le sang.
Qu'est-ce que ce Mystère de l'injustice ? Où avez-vous trouvé cela ?
LA SŒUR
FRANÇOISE, désignant
les ecclésiastiques et les officiers de police
Là.
On nous fait des interrogatoires que
l'on conclut en nous disant que nous sommes des filles parfaites. Puis on nous
condamne. Ensuite on cherche à nous rendre coupables pour justifier notre
condamnation. À quoi bon les interrogatoires, si le procès est jugé par
avance ? Si nous sommes de ceux dont l'Écriture dit que « déjà ils
sont condamnés » ? Nous sommes condamnées de tous côtés.
LE
LIEUTENANT CIVIL
Ne dites pas que la justice du Roi
est jugée par avance, ma Sœur. Voilà des paroles qui ne vous feraient pas de
bien dans un procès-verbal.
L'ARCHEVÊQUE
Écoutez-moi. Il y a le Pape, ou
plutôt deux Papes, car deux Papes ont parlé ; puis il y a le Roi, puis les
Évêques, puis les Facultés, les docteurs, les communautés ; et tout le
monde est d'accord sauf une poignée de filles, dont quelques-unes, comme vous, sont
de petites filles, et qui veulent faire la loi aux savants et aux autorités.
C'est là une révolte qui est intolérable. Dans tous les ordres, où irions-nous,
si chacun se mettait à penser personnellement ? Il y a un credo, il y a un canon, il y a les supérieurs et les inférieurs. Et pourquoi Dieu
aurait-il mis des hommes sur nos têtes, si ce n'est afin qu'on leur
obéisse ? Nous vivons, Dieu merci, dans un royaume où le subalterne reste
toujours en sa place. Pour autant que j'y ai part, il ne sera pas dit que cet
ordre naturel soit renversé. Je ne l'admettrai jamais.
Et penser que l'on vous demandait si
peu ! On vous demandait d'être comme les autres, vous entendez ?
simplement comme les autres !
LA SŒUR
FRANÇOISE
Nous sommes différentes et c'est, en
effet, le seul grief qu'on ait contre nous. Nous sommes différentes, mais le
christianisme est différent, Monseigneur. À mon tour, je vous dirai,
Monseigneur : écoutez-moi, écoutez ceci. Dans un village, il y avait un
ecclésiastique qui passait son temps à lire son bréviaire. Alors, dans le
village, on commença de l'appeler : janséniste. Dans un couvent, il y
avait de petites pensionnaires qui allaient toujours les yeux baissés :
alors on se mit à les traiter de jansénistes. En tout endroit où le
christianisme est pris au sérieux un peu plus qu'ailleurs, on appelle
jansénistes ceux qui le prennent ainsi, et on les traite en maudits et en
pestiférés. C'est l'amour que nous portons à Dieu qui nous attire la haine du
monde. Le monde nous hait comme il a haï Jésus-Christ.
L'ARCHEVÊQUE
Mais oui, vous êtes des
saintes !
La sainteté ! La sainteté !
Vous, vous vivez avec les yeux levés ou baissés. Moi, je suis obligé de
regarder à hauteur d'homme. Je dois manier les hommes. Je dois me servir d'eux.
Je dois me plier à eux. Tout cela le plus chrétiennement possible. L'art de
vivre avec son prochain ne s'apprend pas dans les nuages, ni dans les prières.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Nous savons cela, Monseigneur. Nous
sommes une communauté. (À la Sœur Angélique de Saint-Jean) Ma Sœur !
dites quelque chose. Soutenez-moi !
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Dieu nous a fait la grâce que nous
fussions instruites et beaucoup plus fondées dans les véritables principes de
la religion et de la piété que ne le sont une infinité de personnes
religieuses. Dieu a tellement uni notre cause à celle de l'Église qu'il semble
que ce soient deux choses inséparables, et qu'on ne puisse ni l'opprimer ni la
défendre sans nous opprimer ou nous défendre avec elle.
L'ARCHEVÊQUE
L'Église, c'est vous et vous
seuls ! N'est-ce pas là encore des paroles inouïes ! Voilà le plus
grand orgueil de fille que j'aie jamais connu. Mais M. de Saint-Cyran n'a-t-il
pas dit : « Il y a six cents ans qu'il n'y a plus d'Église » ?
(Au Grand Vicaire) Cela est pour nous. (À la Sœur Françoise) De
là cette rigueur qui enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un
chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité, fait paraître au monde
la vertu trop pesante, l'Évangile excessif, le christianisme impossible. Le
monde est déjà si près de trouver le christianisme trop austère, – et vous y
ajoutez ! Que deviendrons-nous quand tous se détourneront d'une religion
rendue impraticable ?
LA SŒUR
FRANÇOISE
Vous voulez le nombre, nous voulons
la pureté. Nous n'aimons pas les demi-chrétiens.
L'ARCHEVÊQUE
Nous ne voulons pas le nombre. Nous
voulons seulement continuer d'exister.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Les puissants veulent continuer
d'exister, et au prix de n'importe quelles compromissions ; périssent les
principes, plutôt que leur puissance. C'est pourquoi ils sont contre nous, et
c'est pourquoi nous sommes condamnés.
L'ARCHEVÊQUE
S'il n'y avait pas des
ecclésiastiques qui fussent des politiques – et vous les comptez parmi les
puissants, n'est-il pas vrai ? – il n'y aurait jamais eu d'Église, ou elle
n'eût pas duré longtemps. Et vous, filles de Port-Royal, vous n'existeriez même
pas, non plus que vos Messieurs. Après tout, c'est un évêque de Paris qui vous
a fondées !
LA SŒUR
FRANÇOISE
Et plût au Ciel que nous n'existions
pas, plutôt que le payer de ce prix !
L'ARCHEVÊQUE
Ce mal du monde avec lequel il faut
traiter et vivre, et qui parfois nous salit au passage, c'est nous qui le
prenons sur nous, pour que vous demeuriez sans tache en vos clôtures. Et vous
nous le reprochez !
LA SŒUR FRANÇOISE
Vous êtes, Monseigneur, de l'Académie
française. M. Arnauld d'Andilly, le père de ma Sœur Angélique, a refusé d'en
être, et non sans quelque éclat. Tout se tient, et sur toute la ligne.
L'ARCHEVÊQUE
Vous êtes une folle et une
impertinente, qui ne savez ce que vous dites. Refuser l'Académie est une vanité
comme une autre : cela fait partie de ce faux honneur auquel vous vous entendez si bien. Parce que les mœurs
de ces filles sont bonnes, elles se croient tout permis ; mais ce n'est
rien que les mœurs soient bonnes, quand l'esprit est faussé. Toutes vos œuvres
sont perdues, et vous aussi, si vous déviez sur un seul point. Ce n'est pas
tout que d'avoir la conduite et les sentiments que veut l'Église ; il faut
aussi parler comme l'Église parle aujourd'hui.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Aujourd'hui ?
L'ARCHEVÊQUE, vivement
Aujourd'hui, et toujours.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Mais d'abord vous aviez dit aujourd'hui, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE
Que voulez-vous me faire dire ?
Quelle joie, n'est-ce pas, de penser qu'un mot m'ait échappé ! Vous voulez
que j'aie dit qu'il y a un christianisme qui change, qui tourne à tout vent de
doctrine, qui se met au ton du jour, et un christianisme un et immuable, le
vrai, qui est le vôtre : « M. l'Archevêque est entré : le siècle
est entré avec lui. Nous, nous sommes l'éternité ».
LA SŒUR
FRANÇOISE
Le christianisme a été une œuvre
parfaite dès le principe, parce que divine. Nous n'entendons pas qu'on soit
sans cesse à le retoucher. C'est l'hérésie qui innove toujours.
L'ARCHEVÊQUE
Ainsi c'est moi, c'est nous qui sommes
hérétiques !... Et n'y a-t-il pas du diable là-dedans, et de la femme, que
vous parveniez à retourner ainsi la chose sens dessus dessous ? C'est par
de telles paroles, je vous le dis, que vous portez le coup le plus dur à votre
Maison.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Moi, porter un coup à ma Maison,
quand je crois que je ne la comprends que d'aujourd'hui !
L'ARCHEVÊQUE,
à brûle-pourpoint
Que pensez-vous de la grâce ? Ne
vous a-t-on point parlé de son efficace ? Qu'est-ce qu'il en faut
croire ?
LA SŒUR
FRANÇOISE
Eh ! Monseigneur, je n'ai jamais
été instruite là-dessus. Ces questions ne sont point de notre sexe. je vous
supplie de me dire ce qu'il en faut croire.
L'ARCHEVÊQUE
Oui, Oui, voyez-vous cela... (Au
Grand Vicaire) Elle a peur de se couper. (À la sœur) Nous prétendons
en savoir plus que quiconque, nous raisonnons et nous ergotons, mais, quand on
nous interroge, nous faisons la bête : « Cela n'est point de mon
sexe ». — Il y aura une seconde fournée, je vous le dis, et cette fois on
ne vous manquera pas. Vous aussi vous serez retranchée.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Je ne serai pas retranchée de Celui
qui est en moi.
L'ARCHEVÊQUE
Vous en êtes retranchée déjà plus que
vous ne croyez.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Monseigneur ! Est-ce vous qui me
dites cela ? Notre-Seigneur a parlé au démon plus doucement que vous ne
parlez à vos filles. Il n'y avait que M. Bail, à ce jour, pour nous menacer de
l'enfer, nous rapprocher des sorcières, des possédées d'Auxonne ! Cela
passait cependant. Mais il suffit que notre pasteur nous parle pour nous faire
pleurer ! Si vous étiez un calviniste, encore, ou un étranger, que
sais-je ! un Anglais, un Espagnol... Mais vous, notre Père ! Et lui,
notre Roi !
Elle sanglote.
L'ARCHEVÊQUE
Taisez-vous ! Ne pleurez pas.
Vous n'en avez pas de sujet.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Je pleure, de la douleur d'avoir
raison.
L'ARCHEVÊQUE
Moi aussi j'ai raison, et je ne
pleure pas !
LA MÈRE
AGNÈS
La vraie piété n'arrête point les
larmes ; elle les fait couler où il faut.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Il y a un autre Dieu que les dieux de
la terre, qui se sont établis pour juger, et pour n'être jugés de personne. Il
y a un autre juge dans le Ciel, qui nous rendra plus de justice. Il y a un
autre monde, où nous serons préservées de vous.
L'ARCHEVÊQUE
Allez, allez, vous ne mourrez pas
avant que de me revoir. Je vous réponds que ce sera bientôt. Ensuite, quand
nous serons au Ciel, nous verrons comment les choses iront ! (La Sœur Françoise sort avec
emportement). Voilà
une dangereuse petite fille. Et folle ! folle ! Elles sont toutes des
folles. Mais attention ! Il y a dans tout ce qu'elles disent, celles
surtout qui sont un peu expertes, un entortillement de raisons, qui fait que
pour un peu on se sentirait coupable, à un certain point de leurs discours, si
le bon sens ne vous revenait pas.
J'ai mon bon sens, Mort-Dieu !
et je ne veux qu'une chose : que vous obéissiez. Et quoi donc ? Ne
puis-je pas être terrible ? Je n'aurais pas le dernier mot avec
vous ? Non ! il ne sera jamais dit que de petites religieuses
tiendront tête à un Archevêque, et à un Archevêque de Paris comme moi. Je ne le souffrirai
jamais, je n'en aurai pas le démenti. Nous le verrons, si vous l'emporterez sur
moi. – Une petite religieuse ! Une fille de néant ! – Eh bien !
est-ce qu'elles viennent, celles qui sortent ? On a usé assez de douceur.
Si elles ne viennent pas de bon gré, on les prendra à quatre par les pieds et
par la tête, et on les fera sortir de force. (Il se tâte le pouls, à la dérobée. Bas, au Grand Vicaire)
Ma fièvre me
reprend. Cela devait arriver, avec toutes ces histoires. Ah ! la religion
est chose difficile. (À
une religieuse qui a son voile baissé, parce qu'elle va franchir la porte
donnant sur la cour) Voilà
Madeleine-Christine, holà ! voilà Madelon Briquet. (À l'Official) Je l'appelle Madelon parce que j'ai
bien connu son père. C'était M. Briquet, l'avocat général. (À la sœur) Pourquoi allons-nous aux
carrosses ? On ne nous enlève pas, que je sache.
Mais il n'y a pas moyen, il faut désobéir en tout. Ton tour viendra bientôt,
Madelon Briquet. Toute
cette petite scène est historique. (La sœur se dévoile) Oh ! grand Dieu ! ce n'est pas elle. Je me suis
trompé encore une fois.
La Sœur Françoise, qui est rentrée,
se met à genoux devant l'Archevêque.
LA SŒUR
FRANÇOISE
Monseigneur, je suis partie d'avec
vous si fâchée que je n'ai pas pensé à vous demander votre bénédiction. Je vous
la demande très humblement, Monseigneur.
L'ARCHEVÊQUE,
après l'avoir bénie
Mais prenez garde : on a les
yeux sur vous. C'est cela qui gâte tout, d'avoir de si grands esprits. Vous
n'aimez pas les demi-chrétiens. Nous n'aimons pas les demi-savantes. Dans les
communautés bien réglées, on ne donne jamais les charges aux filles qui ont de
l'esprit. On laisse ces filles à leurs cellules, car on sait bien que les
personnes intelligentes brouillent toujours quelque chose dans une communauté.
Maintenant retirez-vous à votre chambre pour entendre parler Dieu. Il y a une
si belle parole de l'Écriture : attendez que je me la rappelle, comment
est-ce donc ?
LE
GRAND VICAIRE, lui soufflant
Ducam eam in solitudinem...
L'ARCHEVÊQUE
Oui, c'est cela ! c'est bien
cela ! Ducam eam in solitudinem et loquar ad cor cita. Comment cela m'échappait-il ?
Ah ! ma pauvre Sœur Clouart, on a trop de choses dans la tête. C'est que
je n'ai pas que vous ; j'ai mon diocèse à gouverner...
LE
LIEUTENANT CIVIL
Monseigneur, les carrosses sont
rangés. (À l'Abbesse) Ma Mère...
L'ABBESSE
Monseigneur, je vous demande votre
bénédiction. (Elle s'agenouille. Il la bénit) Puis-je savoir où vous
m'envoyez ?
L'ARCHEVÊQUE,
la prenant vivement par l'épaule
Allez, allez, sortez. Où l'on vous
envoie, il suffit que je le sache.
L'Abbesse sort. La Mère Agnès et la
Prieure s'agenouillent à leur tour devant l'Archevêque. À l'une puis à l'autre,
avant de les bénir, il dit : « Je me recommande à vos prières ». Elles se
relèvent.
LA MÈRE
AGNÈS, à une
jeune sœur
Je vous demande pardon, ma Sœur, si
je vous ai jamais offensée. En raison de mes infirmités, permettez-moi de ne
pas me mettre à genoux une seconde fois, et de vous le demander seulement les
mains jointes.
Elles s'embrassent. Puis la Mère
Agnès se retire dans le fond, où elle est embrassée par toutes les sœurs, qui
lui baisent aussi les mains.
L'ARCHEVÊQUE,
à la Sœur Angélique
Vous souffrirez : vos prières
seront bonnes. Ne m'y oubliez pas.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Les hommes qui nous persécutent
doivent être l'objet spécial de notre tendresse et de nos prières.
L'ARCHEVÊQUE,
se baissant,
et prenant les deux mains jointes de la sœur, qu'il enferme et tient dans les siennes
et prenant les deux mains jointes de la sœur, qu'il enferme et tient dans les siennes
Moi, vous persécuter ! Je vous
proteste qu'il n'y a que moi et une autre personne de la Cour qui empêchent
qu'on ne vous persécute d'une autre sorte. Pourquoi me craignez-vous ? On
s'est fait ici une habitude du tremblement... Je veux que vous m'aimiez. Vous
ne serez que meilleure de tout ce qui s'est passé.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Hélas !
L'ARCHEVÊQUE
Qui donc sait mieux que vous qu'on ne
trouve la Croix qu'au pied de la Croix ? Et là-dessus je vous puis bien
donner une assurance : celles qui aiment à souffrir seront satisfaites.
Mais attention ! Si vous pensiez qu'il n'y a qu'à souffrir pour être
sauvée, vous vous tromperiez fort. On a beau souffrir, si on est hors de l'Église, cela ne sert de rien. Combien y
a-t-il eu d'hérétiques qui se sont exposés au supplice, que dis-je ? qui
le convoitaient, et qui maintenant brûlent dans le feu ? Le diable lui
aussi a ses martyrs.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Je vois que rien ne me sera épargné.
L'ARCHEVÊQUE
Vous n'avez pas même notion de ce que
je vous épargne. Et puis, êtes-vous de celles qui épargnez beaucoup aux autres ?
(Bas) Et moi, suis-je un homme qu'on épargne ? Toujours traversé,
bafoué, calomnié. Vous ne savez pas ce qu'est ma vie.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Monseigneur, où me mène-t-on ?
M'est-il permis de le savoir ?
L'ARCHEVÊQUE
Aux Annonciades, sur le Boulevard.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Quelle y sera ma condition ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne vous le cache pas : elle
sera rude. Vous serez sous clef, je le crains ; vous ne verrez personne du
dedans ni du dehors ; vous ne pourrez correspondre avec personne, qu'avec
celles qui viendront voir si toujours vous vous opiniâtrez. Cela est rude, mais
il le faut.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Sommes-nous excommuniées ?
Excusez-moi, d'étourdissement, je ne sais même plus tout ce que vous avez dit.
L'ARCHEVÊQUE
Vous n'êtes pas excommuniées pour
l'heure.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Qui dirige les Annonciades ?
L'ARCHEVÊQUE
Je ne vous le cache pas : des
Jésuites. (La Sœur Angélique joint les mains, et son corps a un frémissement,
des pieds à la tête) Ce sont des Jésuites qui ont fait leurs
constitutions 2, et ils sont presque leurs fondateurs.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Et sans doute il n'est pas prévu
combien de temps durera cette réclusion.
L'ARCHEVÊQUE
Tant que vous ne changerez pas.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ni combien de temps je serai privée
des sacrements.
L'ARCHEVÊQUE
Tant que vous ne changerez pas.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Serai-je enfermée avec d'autres de
nos sœurs ? Serons-nous deux au moins par cellule ?
L'ARCHEVÊQUE
Vous serez seule.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Monseigneur, ne nous mettez pas dans
ce vide. Il y en a d'entre nous que Dieu quitterait, et qui se quitteraient
elles-mêmes : elles tomberaient en poussière. Vous ne savez pas ce que
vous tentez.
L'ARCHEVÊQUE
Du moins il n'y a pas de tentation
pour la Sœur Angélique de Saint-Jean.
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Ne lui demandez pas plus que ses
forces ne peuvent porter.
L'ARCHEVÊQUE
Obéissez, et l'on ne vous demandera
plus rien. Mais rappelez-vous ceci, que je vous dis pour la dernière fois. Dans
le même temps que vous ôtez de la religion le libre arbitre, vous y insinuez un
esprit de liberté : liberté hors du joug du Pape, liberté hors du joug des
Jésuites, liberté de l'homme dans son examen de la parole de Dieu. Vous haïssez
tout ce qui respire l'autorité, et surtout l'autorité d'un seul. Liberté,
vérité, pureté : voilà votre cri de guerre ! Or, la pureté, c'est
moi, et ceux que je représente, qui la défendent, et c'est vous autres qui
tendez à la corrompre. Et la vérité, il n'y en a qu'une : celle qui est
donnée par le Pape et sur laquelle tous les fidèles sont d'accord. Cette petite
personne a dit que
le christianisme était différent. Certes, et c'est sa gloire de l'être.
Mais il n'y a pas à être différent à l'intérieur du christianisme ;
si on l'est, cela a un nom, et c'est justement ce nom-là qu'on jette à ceux
d'ici. Je sais très bien comment vos amis parlent et écrivent de moi, qu'on me
publie pour un furieux et un ridicule, et ceci et cela : il y a toujours
des grenouilles qui coassent dans les marais de Port-Royal. Je ne suis, en
effet, qu'un humble serviteur de Dieu, bien infirme, bien privé peut-être de
lumières propres, bien indigne peut-être. Mais, le service que je fais, je le
fais selon ma conscience, et je le fais d'une force inébranlable, parce que
c'est l'unique vérité que je sers. Encore ne parlé-je pas du service du Roi,
que je fais du même coup. « Tout ce qui cause du trouble dans la religion
en cause aussi dans l'État » : ce sont les propres mots que me dit M.
le Cardinal de Richelieu, lorsqu'il fit arrêter M. de Saint-Cyran. Et le Roi
lui-même me les a redits bien des fois. C'est pourquoi je suis bien fort,
servant ensemble la vérité et l'État, et c'est pourquoi je vous donne
l'assurance que tout rentrera dans l'ordre, ou par moi, ou, sinon, par ceux qui
viendront après moi. Nous avons commencé ; nous achèverons.
Vous allez partir, ma Sœur. Je vous
bénis, et je bénis en vous le mouvement par lequel vous me comprendrez, et
signerez.
Il bénit la sœur, qui s'est
agenouillée. Quand il l'a bénie, elle lève sa main droite, avec hésitation,
comme par une sorte de mimétisme, et elle dit, pendant que l'Archevêque et sa
suite sortent :
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Que cette main reste pure de ce qu'on
attend d'elle !
LA MÈRE
AGNÈS, bas, à la Sœur Angélique
Vous craigniez une condition où les
paroles de l'Écriture auraient perdu pour vous de leur force. Dans cette
condition, puisque la voici, je vous en donne une que vous tirerez de
vous-même, mais d'après l'Écriture. Le Prophète Job dit : « Quand il
m'aurait tué, j'aurais encore espérance en lui ». Vous, vous direz :
« Quand je l'aurais tué, j'aurais encore espérance en lui ».
LA SŒUR
ANGÉLIQUE
Oui, ma Mère, je le dirai.
Elles s'embrassent. Puis la Mère
Agnès va s'agenouiller à l'oratoire, et sort.
Les sœurs expulsées, portant des
cassettes ou des paquets, commencent de sortir, chacune d'elles s'agenouillant
au passage dans l'oratoire.
1. Historique.
2. Cela est inexact. Mais la Sœur Angélique, dans sa Relation
de Captivité, témoigne que cela lui fut dit.