À la Saint-Martin, qui est le 11 novembre,
ils sont tous là, à Domrémy. Cela fait une centaine d'hommes et de femmes qui
sont au rendez-vous. Ils profitent du dernier bon soleil avant l'hiver qu'on
appelle l'été de la Saint-Martin pour s'asseoir par terre, dehors, tout près de
l'église.
Les deux villages font leur conseil.
Chacun donne son avis. Tout le monde
écoute. Ceux qui ne sont pas d'accord le disent sans se fâcher. Ceux qui approuvent
font signe avec la main. Tout le monde cherche des idées. Personne ne reste
dans son coin. Ce sont des affaires qui intéressent tout le monde et tout le
monde est responsable. C'est ensemble qu'il faut chercher. C'est ensemble qu'il
faut décider. C'est le père de Jeannette qui dirige la réunion.
― Voilà quelle est la question d'aujourd'hui, commence
Jacques d'Arc. Il se trouve que le seigneur de Commercy qui était jusqu'alors
du côté des Bourguignons, vient de changer de parti et maintenant il se met du
côté du roi de France.
― Ce damoiseau de Commercy est une vraie girouette lance
quelqu'un dans la foule. Il tourne du côté d'où vient le vent qui lui rapporte
le plus d'argent ajoute un autre.
Et tout le monde se met à rire.
― Silence ! reprend Jacques d'Arc. Si je vous parle du
seigneur de Commercy, ce n'est pas pour le donner en exemple mais pour que nous
cherchions ensemble ce qu'il y a de mieux à faire pour nous...
― Qu'est-ce que cela peut nous faire que ce seigneur de
Commercy change de camp ? ça le regarde ! Nous, on n'en a rien à
faire...
― Si, justement, continue Jacques d'Arc. Nous nous sommes
demandés à quelques-uns si nous n'aurions pas avantage à lui demander de nous défendre,
maintenant qu'il s'est rangé de notre côté. Il a une bonne troupe de soldats
qui est bien armée et il est suffisamment fort pour empêcher les Bourguignons
et les Anglais de venir nous envahir pour nous voler, nous piller et nous
incendier.
― Tel que je le connais, dit quelqu'un, ce damoiseau de
Commercy ne viendra pas nous défendre pour nos beaux yeux. Il se fera payer
chèrement et je ne suis pas sûr qu'il nous reste assez d'argent à tous et à
chacun pour lui payer l'impôt qu'il demandera !
― Je me suis renseigné, reprend Jacques d'Arc. Il y a une
délégation de Greux et de Domrémy qui est allée là-bas pour discuter. Tout
compte fait, il ne demande pas si cher que cela, l'impôt serait de deux gros
par an, pour chaque famille ; et un gros seulement pour les veuves. Il
faudrait le payer tous les ans à la Saint-Martin.
C'est une monnaie qui s'appelle le
gros. Il faut vingt-cinq gros pour faire un écu d'or.
― Ce n'est pas cher, bien sûr, dit un laboureur qui se lève,
mais le bonhomme de Commercy ne vaut pas cher non plus.
Et tout le monde se met à rire de
nouveau.
Jacques d'Arc répond :
― Nous ne demandons pas au seigneur de Commercy de nous
faire des sermons, et nous ne comptons pas sur lui pour nous apprendre la
morale. Chacun d'entre nous a sa conscience pour savoir ce qui est bien et ce
qui est mal, et personne n'est obligé d'aller demander conseil au seigneur de
Commercy. Le seigneur de Commercy n'a pas beaucoup de conscience, c'est vrai,
mais il a des soldats et nous avons besoin d'être défendus si nous ne voulons
pas mourir de misère ou de faim, à moins que nous ne soyons pendus à un de ces
arbres par la fantaisie d'un de ces maudits Anglais.
― Tout de même, dit encore quelqu'un, ce seigneur-là ne
m'inspire guère confiance...
― Encore une fois entendez-moi bien, reprend Jacques d'Arc,
le seigneur de Commercy n'est pas un saint, et c'est bien sûr que ce n'est pas
par lui que je ferai passer ma prière. J'aurais trop peur qu'elle ne s'en aille
au diable plutôt que de monter vers Dieu. Le seigneur de Commercy n'est pas un
saint, mais ce n'est pas un saint que nous cherchons : c'est un capitaine.
Pour avoir la pluie ou obtenir la chaleur, il vaut mieux s'adresser au Bon Dieu et à ses saints, mais
pour avoir des soldats, il faut aller les chercher où ils sont et je n'en
connais pas d'autres que ceux du seigneur de Commercy. Le Seigneur dit : « Rendez
à César ce qui est à César, et rendez à Dieu ce qui est à Dieu », et vous
vous figurez vous autres que cet empereur César, qui était empereur de Rome,
était un bon chrétien ! Un bon païen qu'il était, oui ! un vrai païen
et rien d'autre. Que voulez-vous, il faut faire avec ce que l'on a, rien n'est
parfait sur la terre mais si nous attendons de trouver un capitaine qui soit un
saint pour penser à nous défendre, nous aurons le temps d'être sept fois morts
de faim et d'être pendus soixante dix sept fois sept fois ! ! !
― Messire Jacques d'Arc a
parfaitement raison, dit un autre qui paraît âgé et qui cache son visage
derrière sa grosse barbe grise. Quand le Seigneur a choisi ses apôtres, il
a fait avec ce qu'il a trouvé. Quand il a appelé Lévi, le fils d'Alphée, qu'on
appelle Matthieu, le Seigneur est allé le chercher dans son bureau de
percepteur et j'aime autant vous dire qu'il s'y faisait là un beau trafic
d'argent et que le nommé Matthieu savait fort bien se remplir les poches avec
les écus des autres. Il n'empêche que le Seigneur l'a pris avec lui et, avec la
grâce de Dieu, il est tout de même devenu un saint et même il a écrit un
Évangile. Le Seigneur a été bien obligé de faire avec ce qu'il avait, il a pris
les hommes qu'il a trouvés.
― D'ailleurs, dit un autre qui est
derrière, tout n'est jamais mauvais. Il y a toujours du bon à prendre. Si, au
lieu de toujours regarder ce qui ne va pas, on faisait un peu plus attention à
ce qu'il y a de bien dans les autres, on arriverait bien à leur donner confiance
et à les rendre meilleurs.
― Le monde n'est pas parfait,
continue Jacques d'Arc, on le sait tous très bien, surtout le monde
d'aujourd'hui. Il y a de la saleté partout mais si on se contente de fermer les
yeux pour ne pas la voir, cela n'enlève pas la saleté et ça risque de vous
faire tomber en plein dedans. Si on veut balayer il ne faut pas avoir peur de
se salir les mains. Si on ne veut pas se salir, il n'y a rien d'autre à faire
qu'à se croiser les bras et à attendre la mort.
― Ça c'est bien vrai, dit un jeune
qui est sur le côté. Aujourd'hui les gens se contentent de dire : « moi,
je ne fais rien de mal ». Mais ils oublient de faire le bien. Pour ne pas
faire de mal ils ne font plus rien du tout.
― On n'a pas le droit de rester à ne
rien faire, dit Jacques d'Arc, le Bon Dieu nous a donné notre vie sur la terre,
il nous a donné des enfants, des champs, un village, nos maisons, nous n'avons
pas le droit de les laisser perdre. Il faut les défendre. Le Bon Dieu nous
demandera de lui en rendre compte. Je vous le demande un peu : qu'est-ce
qui est le plus mal ? Est-ce que c'est de payer un impôt à un seigneur qui
est malhonnête pour qu'il nous défende, ou bien est-ce que c'est de laisser
tuer nos enfants et nous avec ? Voilà où il faut choisir, et il faut
choisir pour le moins mal.
― Je suis d'accord, dit une femme qui
se lève dans la foule. Si on veut que tout soit parfait, on ne fait jamais
rien. On n'est pas fait pour vivre dans des rêves, on a les deux pieds sur la
terre, là où le Bon Dieu nous a mis et sur la terre rien n'est parfait. Il le
sait bien le Seigneur, c'est lui qui nous a faits et il connaît tout cela mieux
que nous. Si on ne veut manger que du pain parfait, on risque bien fort de
mourir de faim. Il est toujours un peu brûlé ou pas assez cuit, ou pas assez
levé, ou trop salé, ou trop frais, ou trop rassis... On ne va tout de même pas
pour autant le jeter aux cochons et se priver de manger pendant ce temps-là !
― J'ajoute, reprend Jacques d'Arc,
que cela ne veut pas dire pour autant qu'on a le droit de faire n'importe quoi
et de vivre n'importe comment. Il faut vivre comme c'est écrit dans l'Évangile,
mais l'Évangile ne dit pas tous les détails de ce qu'il faut faire. Ce n'est
pas l'Évangile qui dicte le prix du lait ou qui indique la meilleure manière de
filer la laine. Le Seigneur nous donne l'Évangile et il nous demande d'inventer
le reste en se servant de l'Évangile comme d'une lumière pour s'éclairer. Le
Seigneur nous dit qu'il faut être juste, mais il ne nous dit pas à quel prix il
faut vendre le lait. C'est à nous de trouver le prix du lait pour que ce soit
un prix juste. Moi, je vous le dis, il n'y a qu'une chose à faire : il
faut chercher à faire de son mieux et le mieux, c'est l'Évangile. Voilà ce que
nous devons faire.
― Hé bien moi, je suis d'accord pour
voter l'impôt à ce seigneur de Commercy, dit une voix dans la foule.
― Nous allons voter, dit Jacques
d'Arc.
Et tout le monde vote en levant la
main.
― Donc, dit encore Jacques d'Arc,
c'est entendu, nous allons demander au seigneur de Commercy de nous défendre.
Cela fera un impôt de six écus d'or par an à se partager entre Greux et Domrémy
et à payer à la Saint-Martin. Maintenant, continue Jacques d'Arc, il faudrait
envoyer une délégation pour aller dire au seigneur de Commercy que le marché est
conclu et que nous comptons sur sa protection le plus vite possible. Est-ce
qu'il y a des volontaires ?
Des mains se lèvent dans la foule et
le rendez-vous est fixé pour s'en aller à Commercy dès le lendemain matin.
Puis le conseil continue à discuter du
prix des porcs, du marché de la laine, des bénéfices que l'on pourrait faire en
abattant quelques chênes et en allant les vendre au meilleur compte à
Neufchâteau, et encore de mille autres choses qui intéressent la vie de Domrémy
et de Greux.
Chacun donne son avis, on écoute, on
discute, tout le monde est d'accord. Et quand l'assemblée des deux villages de
Greux et de Domrémy a terminé son conseil, le soleil allume le bas du ciel tout
en rouge juste au dessus de l'horizon.
C'est le signal pour dire que la nuit
arrive et qu'il est grand temps de rentrer chacun chez soi.
* * *
Une fois que son papa et sa maman sont rentrés à la maison,
Jeannette a bien envie d'en savoir davantage.
― Dis, maman, de quoi est-ce que vous
avez parlé à la réunion avec tous ceux de Domrémy et de Greux ?
― Nous avons parlé de la politique,
répond la maman qui commence à éplucher les navets et qui demande à Jeannette
de l'aider.
― Qu'est-ce que c'est que la
politique ? demande Jeannette, et elle commence à aider la maman.
― La politique c'est une chose très
difficile à expliquer et pourtant c'est une chose toute simple. La politique
c'est de chercher ensemble ce qu'il vaut mieux faire pour le bien du village,
faire de la politique, c'est faire ce qu'il y a de mieux pour le bien de tout
le monde. La politique, c'est de penser d'abord aux autres.
― Pour être fidèle à la France est-ce
qu'il faut faire de la politique, demande Jeannette.
― Ceux qui ne sont pas fidèles à la
France, ce sont ceux qui ne veulent pas faire de politique, reprend la maman,
je veux bien continuer à t'expliquer tout cela, Jeannette, mais tu dois faire
attention à ce que tu fais, regarde comme tu fais de grosses épluchures !
― Je voudrais que tu continues à
m'expliquer la politique, dit Jeannette, et elle fait très attention de faire
des épluchures toutes fines.
La maman continue à expliquer :
― Il y a trop de gens qui disent :
moi, je ne fais pas de politique. La politique ne m'intéresse pas. Ils répètent
à qui veut l'entendre : je ne m'occupe pas des affaires des autres, alors
qu'on ne vienne pas s'occuper de mes affaires. Chacun chez soi. Je ne veux pas
d'histoires. Qu'on me laisse
la paix, je me débrouille tout seul, les autres n'ont qu'à en faire autant.
Chacun pour soi, les autres ne m'intéressent pas. Chacun ses affaires. Tous ces
gens-là sont de mauvais Français, ils ne pensent qu'à eux, ils ne veulent pas
d'abord penser aux autres.
« Si la France est aujourd'hui
dans ce si grand malheur et cette si grande pitié, c'est à cause de tous ceux
qui ne veulent pas faire de politique.
« À la cour du Dauphin, à
Bourges, chacun est occupé à se faire bien voir du roi. Ils sont tous là en
train de faire des manières et des sourires qui ressemblent à des grimaces,
pour essayer de se faire remarquer. C'est vrai que cela leur rapporte, le
Dauphin jette sa bourse pleine d'écus à celui-là, parce qu'il l'a fait bien
rire, il donne un château à cet autre qui a su faire un beau compliment, il
promet une fortune à celui-ci qui l'a bien flatté et il laisse toute une ville
à qui lui fait cadeau d'un petit chien. On ne se fait pas de soucis, on parle
de la dernière mode, des sottises de toutes ces grandes dames, de la longueur
des chaussures qu'on appelle des poulaines et qui sont si ridicules qu'on ne peut
même plus marcher avec.
« Tous les jours c'est une
nouvelle fête, un nouveau banquet, un nouveau bal. Tous les jours, il faut
inventer une nouvelle occasion de rire et s'amuser.
« Et pendant ce temps-là, le
beau royaume de France s'en va de partout en grande pitié, comme un vieux
manteau tout usé et mangé par les vers et les mites. Les ministres aiment mieux
aller à la chasse que de travailler à leur table et l'argent de la France coule
entre leurs doigts comme si c'était l'eau de la rivière.
« Dans les châteaux, ce n'est
guère mieux, les seigneurs trouvent toujours qu'ils s'ennuient et ils ne savent
jamais quoi inventer de nouveau pour se distraire, tant pis si cela coûte trop
cher, quand ils n'ont plus d'argent, ils vont voler les paysans. Ce sont eux, les
seigneurs, qui sont chargés de protéger et de défendre les villages, mais au
lieu de cela ils pillent les maisons, ils emmènent les hommes comme prisonniers
et ils ne veulent les rendre que contre une bonne somme d'argent, ils emmènent
les troupeaux et si on a la mauvaise idée de se plaindre, ils mettent le feu
aux récoltes et aux maisons.
« Dans l'armée, cela ne vaut pas
plus cher. Les maréchaux et les capitaines ne veulent en faire qu'à leur tête,
ils sont jaloux les uns des autres, ils se disputent entre eux, ils sont
toujours en chamailleries et préfèrent se quereller plutôt que d'aller se
battre avec l'ennemi. Ils veulent tous commander. Si ce n'est pas à eux qu'on
demande de diriger la bataille, ils font exprès de donner des ordres de travers
à leurs soldats pour pouvoir dire ensuite que c'était certain qu'on perdrait
cette bataille, puisque ce n'était pas eux qu'on avait pris pour commander. Il
n'y a qu'une chose qui les intéresse, c'est de pouvoir prendre comme
prisonniers quelques grands seigneurs anglais ou bourguignons, alors ils les
revendent à l'ennemi contre une bonne somme d'argent. Ils font la guerre le
cœur léger, comme s'il s'agissait d'une promenade. Comme si c'était pour se
promener qu'ils envoient les pauvres soldats se faire tuer sous les arbalètes
anglaises !
« Tu vois, ma pauvre Jeannette,
la politique, c'est un mot qu'on a trop oublié. C'est pour cela que la France
est en train de périr dans une si grande pitié ! »
Et dans le secret de son
cœur, Jeannette ne peut s'empêcher de penser à cette voix dans le jardin, à
droite du côté de l'église, à l'heure de midi. Elle disait :
― Jeannette ! Jeannette ! Va au secours du roi de
France.
― Maman, demande alors Jeannette, est-ce qu'on peut être une
sainte en faisant de la politique ?
― Il y a mille manières d'être sainte, répond la maman, il y
a autant de manières d'être sainte qu'il y a de manières pour Dieu de nous
appeler. Être sainte, c'est répondre oui à l'appel de Dieu.
« Dieu en appelle certains à
servir les pauvres, il en appelle d'autres à sauver les païens, pourquoi est-ce
qu'on ne pourrait pas être sainte en servant son pays et en le sauvant ?
« Celui qui dit qu'il aime Dieu
et qui n'aime pas son frère est un menteur ! dit l'apôtre saint Jean. Si
on n'aime pas les autres, on ne peut pas être un saint. Celles qui se font
religieuses pour soigner les malades le font à cause de l'amour des autres.
C'est leur manière d'aimer Dieu. Ceux qui partent très loin pour porter
l'Évangile aux païens, ils le font pour l'amour des païens. C'est leur manière
d'aimer Dieu. Et ceux qui font de la politique, ils cherchent eux aussi quelle
est la meilleure manière d'aimer les autres, ils travaillent à ce qui est le
mieux pour le bien des autres, c'est une belle manière de charité, cela. Il me
semble que c'est une bonne manière d'aimer Dieu que de chercher ensemble quelle
est la meilleure politique qui fera le bonheur de tout un village, de toute une
ville, de tout un pays. Faire de la bonne politique, c'est une bonne manière de
faire de la charité, et la charité, c'est ce qui est le plus nécessaire pour
être saint ».
La maman se lève, l'eau de la soupe
du soir chante à gros bouillons dans la grosse marmite de fonte.
Tout est calme. Une grande paix
habite la maison. Les hommes ne vont pas tarder à rentrer, mais déjà, une voix
est entrée en secret dans le cœur de Jeannette, c'est comme une faim, une faim
du cœur qui tire et tiraille.
― Jeannette ! Jeannette ! Il te faut aller en France,
va Jeannette, Dieu t'aidera !
Jean Debruynne, in Jeannette de Domrémy