Éloigne-toi de moi, car je suis un
pécheur.
Pourquoi suis-je encore en train de
parler avec toi ? Le souffle de ma bouche te touche comme un poison et te
souille. Éloigne-toi de moi et défais ce lien impossible entre nous.
Il fut un temps où j'étais un pécheur
entre d'autres pécheurs, et je pouvais alors saisir le présent de ta grâce, le
présent de ton repentir, comme le mendiant reçoit la petite monnaie qu'on lui
jette. Je pouvais m'en servir pour acheter du pain et de la soupe, et ainsi
vivre par toi. J'avais le droit de goûter la joie du repentir. Il m'était
permis de savourer l'herbe amère de la contrition comme un bienfait de ta
grâce. La douceur de ta grâce l'emportait sur l'amertume de ma faute.
Mais aujourd'hui ? Que faire ?
Dans quelle cachette me glisser afin que tu ne me voies plus, que je ne te sois
plus à charge, que l'odeur de ma pourriture ne t'incommode plus ? Je t'ai
offensé en plein visage et la bouche qui s'est posée mille fois sur tes lèvres
divines a aussi baisé les lèvres du monde et prononcé cette parole : « Je
ne le connais pas ». Et en vérité je ne le connais pas, cet homme. Si je le
connaissais, je n'aurais pas pu le trahir ainsi : d'une manière si
effrénée, si naturelle. Ou, si je le connaissais par hasard, en tout cas je ne
l'aimais pas. Car l'amour ne trahit tout de même pas ainsi, il ne se détourne
pas de l'air le plus innocent, l'amour n'oublie pourtant pas l'amour. Que j'aie
pu t'abandonner, après tout ce qui s'est passé entre nous, prouve seulement une
chose : que je n'étais pas digne de ton amour, que moi-même je n'ai jamais réellement possédé
l'amour.
Ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est
pas de l'humilité, c'est tout simplement la vérité, si je te dis : c'est
assez. Je ne veux pas qu'un rayon de ta pureté s'égare encore dans mon enfer.
Il est beau que l'amour se penche vers ce qui est vil, mais intolérable qu'il
devienne vil lui-même avec ce qui est vil. Il y a une trahison qu'il n'est pas
possible de réparer. Éternellement il en restera quelque chose, jamais mon
regard ne pourra de nouveau rencontrer ton regard. Je jetterai les trente
deniers dans le temple — mais, je t'en prie, ne confonds pas cet acte avec le
repentir. Ce mot prétentieux ne convient pas ici. Mon âme tient les lèvres
fermées afin qu'aucun mot ne lui échappe. Mon acte est assez éloquent par
lui-même, il crie vers le ciel, il eût été préférable qu'il criât vers l'enfer.
Accorde-moi ce dernier bienfait et détourne-toi, je ne peux plus contempler ce
visage couvert de crachats. Lave-toi, rends la pureté à ton visage, et
laisse-moi là où je suis, là où est ma vraie place. Cette fois-ci, je sais qui
je suis. Cette fois-ci, c'est définitif.
Tu sais bien pourtant ce que ton
apôtre a dit :
Pour
ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté le don céleste, qui ont eu
part au Saint-Esprit, qui ont goûté la douceur de la parole de Dieu et les
merveilles du monde à venir, et qui pourtant sont tombés, il est impossible de
les renouveler une seconde fois en les amenant à la pénitence, eux qui pour
leur part crucifient de nouveau le Fils de Dieu et le livrent à l'ignominie.
Lorsqu'une terre, abreuvée par la pluie qui tombe souvent sur elle, produit une
herbe utile à ceux pour qui on la cultive, elle a part à la bénédiction de Dieu ;
mais, si elle ne produit que des épines et des chardons, elle est jugée de
mauvaise qualité, tout près d'être maudite, et l'on finit par y mettre le feu.
À présent, c'est assez de fumier
autour de l'arbre stérile ; celui-ci voulait te prouver, à mon avis, que
trop de soin ne fait pas de bien : arrache-le — et qu'on n'en parle plus.
Les hommes ont ouvert ton cœur, de la
blessure ont coulé l'eau et le sang, les hommes en ont bu et ils ont retrouvé
la santé, ils se sont lavés et ils sont devenus purs. Mais j'ai fait tout autre
chose. J'ai frappé l'amour en plein cœur. J'ai tué l'amour. J'ai atteint la
moelle la plus intime de l'amour, sachant ce que je faisais, et j'ai touché la
fibre la plus tendre de sa vie. Il s'est effondré, il n'est plus. Un cadavre
est suspendu à la croix, je suis assis à distance et rumine ma honte et ma
perte. Je suis le fils de perdition.
J'ai abusé de ta croix et de ta miséricorde.
Tout est consommé jusqu'à la dernière goutte. Même le retour du fils prodigue,
même la brebis égarée dans les épines, la drachme perdue ; tout est
gaspillé et hors d'usage. On peut jouer cette scène vingt fois, cinquante fois
peut-être, mais à la fin elle devient insipide et perd tout attrait. Et de nouveau
j'entends ton apôtre :
Si
nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il
ne reste plus de sacrifice pour les péchés ; il n'y a plus qu'à attendre
un jugement terrible et le feu jaloux qui dévorera les rebelles. Celui qui a
violé la loi de Moïse meurt sans miséricorde, sur la déposition de deux ou
trois témoins ; de quel châtiment plus sévère pensez-vous que sera jugé digne
celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour profane le
sang de l'alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura outragé
l'Esprit de la grâce ?
Car
nous le connaissons, celui qui a dit : « À moi, la vengeance !
c'est moi qui paierai de retour ! » Et encore : « Le Seigneur
jugera son peuple. Il est effroyable de tomber entre les mains du Dieu vivant ! »
Il y a une communauté des saints. Il
y a aussi une communauté des pécheurs. Peut-être n'en forment-elles qu'une
seule. Cette chaîne, cette vague qui se propage de jour en jour, d'année en année, de siècle en
siècle, ce fleuve sanglant de fautes, la route trébuchante des hommes, qui se
traînent péniblement, s'abattent et se relèvent. Une vie unique et brûlante de
faute et de repentir les anime tous, et au milieu de ce fleuve sombre de bonne
et de mauvaise souffrance circulent aussi les gouttes rédemptrices de ton sang,
ô Seigneur. Eux, tu les sauveras.
Mais moi, je suis expulsé de cette
communauté des pécheurs. Rigide et glacé, recroquevillé sur moi-même, je suis
accroupi à l'écart, mon péché est sans exemple. Lorsque ceux-là pèchent, l'ange
de Dieu pleure en leur cœur. Mais en moi il n'y a aucun ange. Lorsque les
autres tombent, un vase secret se brise en eux, et une nostalgie amère s'épanche
comme une offrande. Mais en moi rien ne se brise plus, tout est durci et
inexorablement fermé. Lorsque les autres ont péché, ils ont encore le droit de
prier ; mais quelle prière pourrais-je encore réciter, qui ne serait pas
saluée par les moqueries de l'enfer ? Comment pourrais-je encore croire ce
que je te dis en priant : « Je regrette de t'avoir offensé », « Je
veux t'aimer » ? Par expérience, je détiens la preuve que ce n'est
pas vrai. Dans les autres, c'est l'Esprit saint offensé qui gémit. En moi, tout
reste muet. C'est là sans doute ce qu'on appelle le péché contre l'Esprit. Les
autres tombent à genoux au pied de la croix. Je suis tombé derrière la croix.
Les autres sont les sujets d'une divine pédagogie : il était bon que tu
m'aies humilié, peuvent-ils dire, car j'ai appris ainsi à connaître ta justice
et ta miséricorde.
J'ai depuis longtemps dépassé cette
pédagogie, chez moi la faute n'a plus aucun bon côté. Elle est toute ronde et
pleine, et de toutes parts inexpugnable, comme une boule de fer et de feu.
Laisse-moi seul. Que ta mère aussi ne
me touche pas. Je ne suis pas pour vous un objet à regarder. Ne gaspillez pas
votre pitié en moi, elle serait mal placée. Qu'il m'arrive ce qui doit
m'arriver. À celui qui est là, à ta droite, tu as promis le paradis. Je le lui
laisse de bon cœur. Il l'a bien mérité. Il ne savait pas ce qu'il faisait.
Soyez heureux, tous les deux ensemble, dans votre jardin céleste. Quant à moi,
ne te torture pas à mon sujet. Je demeure celui qui est à gauche. Et ne me
torture pas non plus avec ta torture. Essaie de m'oublier.
A-t-il fait un éclair ? Le temps
d'une déchirure dans les ténèbres, ne voyait-on pas le fruit sur la croix,
immobile, raide comme la mort, les yeux hagards, absents, pâle comme un ver,
probablement déjà mort ? C'était bien son corps, mais où est son âme ?
Sur quels rivages sans bords, dans quelles profondeurs marines vidées de leurs
eaux, sur le fond de quelles sombres fournaises, s'en va-t-elle, errante ?
Ils le savent tous soudain, ceux qui entourent le gibet : il est parti. Un
vide insondable (non pas la solitude) s'écoule du corps pendu, rien ne
s'attarde plus ici, sinon ce vide fantastique. Le monde avec sa figure s'est
évanoui, il s'est déchiré du haut en bas comme un rideau ; il s'est
englouti, réduit en poussière, il a crevé comme une vessie. Il n'y a plus rien
sinon le rien. Même pas les ténèbres. Le monde est mort. L'amour est mort. Dieu
est mort. Tout ce qui était un rêve que personne ne rêvait. Le présent est le
pur passé. L'avenir n'est rien ; l'aiguille a disparu du cadran. Il n'y a
plus de combat entre l'amour et la haine, entre la vie et la mort. Les deux
partis ont été égalisés, et l'évacuation de l'amour s'est évanouie dans le vide
de l'enfer. L'un a complètement pénétré l'autre, le nadir se trouve au zénith :
Nirvana.
A-t-il fait un éclair ? Le temps
d'une déchirure dans le vide sans formes, la figure d'un cœur n'était-elle pas
visible, voguant dans les tourbillons du vent à travers le chaos sans monde,
chassé comme une feuille ou bien ailé lui-même, errant en tous sens, vibrant
d'une vibration propre, invisible, subsistant seul entre le ciel privé de son
âme et la terre évanouie ?
Chaos. Au-delà du ciel et de l'enfer.
Néant sans formes situé derrière les bornes de la création.
— Est-ce là Dieu ? Dieu est mort
sur la croix.
— Est-ce la Mort ? On ne voit
point de morts.
— Est-ce la fin ? Rien n'est
plus là qui ait une fin.
— Est-ce le commencement ? Le
commencement de quoi ?
Au commencement était le Verbe. Quel
Verbe, quelle parole inintelligiblement informe et privée de sens ? Mais
regardez : quel est cet objet indescriptible qui commence à se dessiner
d'une manière indécise dans le gouffre infini ? Cela n'a ni contenu ni
contour ; sans nom, plus solitaire encore que Dieu, on le voit surgir du
vide absolu. Ce n'est personne. C'est antérieur à tout. Est-ce le commencement ?
C'est petit et indéterminé comme une goutte. Peut-être est-ce de l'eau. Mais
cela ne coule pas. Ce n'est pas de l'eau, c'est plus trouble, moins limpide,
plus consistant que l'eau. Ce n'est pas non plus du sang, car le sang est
rouge, le sang est vivant, le sang s'exprime clairement et en langage humain.
Ce qui est ici n'est ni de l'eau ni du sang, c'est plus ancien que l'un et
l'autre, c'est une goutte du chaos originel. Lentement, lentement, avec une
invraisemblable lenteur, la goutte commence à prendre vie, on ne sait pas si ce
mouvement exprime une lassitude infinie, à l'extrémité de la mort, ou le
premier commencement — mais de quoi ?
Chut, chut ! Retiens le souffle
de tes pensées. Encore beaucoup trop tôt maintenant pour songer à l'espérance.
Beaucoup trop faible encore le germe pour parler tout bas d'amour. Mais
observe-le : à présent il se met tout de même à bouger. C'est tout juste
un faible ruisseau, à peine liquide. Beaucoup trop tôt pour parler d'une
source. C'est un suintement, perdu dans le chaos, qui va sans direction, sans
pesanteur. Mais déjà plus abondamment. Une source dans le chaos. Qui jaillit du
pur néant. Qui jaillit d'elle-même. Ce n'est pas le commencement de Dieu qui,
éternellement et d'une manière souveraine, se pose lui-même dans l'existence,
lumière, vie et béatitude trinitaires. Ce n'est pas le commencement de la
création qui s'échappe doucement et tout en dormant des mains du Créateur.
C'est un commencement sans pareil. Comme si la vie s'élevait en naissant de la
mort. Comme si la lassitude — si grande que depuis longtemps déjà aucun sommeil
ne pouvait plus la réparer —, comme si la suprême désagrégation de la force
parvenue à l'extrême limite de l'épuisement se mettait à fondre, commençait à
couler — parce que couler est peut-être un signe et un symbole de la lassitude
incapable de tenir bon plus longtemps, et parce que tout ce qui est fort et
ferme finit par se dissoudre en eau. Mais la naissance qui s'est passée au
commencement n'a-t-elle pas eu lieu aussi à partir de l'eau ? Et cette
source dans le chaos, cette lassitude qui s'écoule, n'est-elle pas le
commencement d'une nouvelle création ?
Enchantement du Samedi saint. La
source jaillie du chaos reste sans direction. Est-ce le résidu de l'amour du
Fils qui, épanché jusqu'à la dernière goutte — car tout contenant s'est brisé
et le monde, le vieux monde, a passé —, cherche à remonter vers le Père à
travers le néant ombreux ? Ou bien cet amour, sans force, inconscient,
coule-t-il, malgré tout, en direction opposée, à la rencontre d'une nouvelle
création, pas du tout subsistante encore, encore informe, même pas encore mise
au monde ? Protoplasme s'engendrant lui-même, le premier germe des
nouveaux cieux et de la nouvelle terre ? À présent la source jaillit
toujours plus abondante. Certainement elle s'échappe d'une plaie, elle est
comme la fleur, le fruit d'une plaie, elle s'élance de cette plaie comme un
arbre. Mais la plaie n'est plus douloureuse, le temps de la souffrance est
depuis longtemps écoulé, l'origine est dépassée, d'hier date l'éclosion de la
source d'aujourd'hui. Ce qui s'épanche à présent, ce n'est plus la souffrance
qui souffre, c'est la souffrance soufferte. Non plus l'amour qui offre, mais
l'amour offert. Seule la plaie est là : béante, porte grande ouverte,
chaos, nada, d'où la source s'écoule au-dehors. Plus jamais cette porte
ne se fermera. De même que la première création n'a jamais été qu'un
jaillissement toujours nouveau sortant du néant, ainsi ce monde nouveau, non
encore enfanté, compris dans le premier jaillissement créateur, ne surgira
jamais d'ailleurs que de la plaie qui ne se fermera plus. Toute figure, à
l'avenir, s'élèvera de ce vide béant, toute santé tirera sa force de la plaie
créatrice. Arc de triomphe de la vie plein de majesté ! Les armées de la
grâce, cuirassées d'or, débouchent de toi, portant des lances de feu. Grotte
profonde d'où s'échappe le fleuve de vie ! Intarissables, les flots se
pressent pour sortir de toi, éternellement flots d'eau et de sang, baptisant
les cœurs païens, étanchant la soif des âmes altérées, déferlant sur les
déserts du péché, répandant des richesses surabondantes, remplissant à déborder
tout contenant, comblant à l'excès tout désir.
Hans Urs, cardinal von Balthasar, in Le Cœur du
monde