Il y a bien des années, je m'en
souviens, je m'étais rendu pour la première fois à l'Assemblée des supérieurs
majeurs d'Angleterre et du pays de Galles 1. Un peu nerveux, j'endossai
mon habit religieux et descendis affronter la foule. Et voilà que, sur le
palier, je fus stoppé par une religieuse à l'aspect revêche que je n'avais
jamais rencontrée auparavant. Elle me dévisagea d'un œil torve et me dit :
« Il faut vraiment que vous soyez bien peu sûr de vous pour que vous vous
mettiez ça sur le dos ! »
Où sont parties toutes les vocations ?
Il y a belle lurette que nous,
religieux, nous nous interrogeons sur notre identité. Qui sommes-nous ?
Comment nous insérons-nous dans le tissu et la structure de l'Église ?
Sommes-nous des clercs, des laïcs ou des hybrides à part ?
Il me semble que nous n'obtiendrons
aucune réponse valable si nous ne partons pas du fait que nous partageons avec
la plupart des hommes de notre époque une crise d'identité. Qu'est-ce qui nous
différencie ? Eh bien, certainement pas l'absence de crise d'identité. Tel
est le lot commun que nous partageons avec les autres. Cette crise ne vaut la
peine qu'on y réfléchisse que dans la mesure où elle nous aide à vivre la Bonne Nouvelle pour toutes ces âmes
inquiètes, hantées par la même question : qui suis-je ?
Veuillez me pardonner si je partage
avec vous quelques observations des plus simplistes sur la question suivante :
pour quelle raison le problème de l'identité est-il une obsession de la
modernité ? En ce siècle, et tout particulièrement depuis 1945, nous avons
été les témoins d'une profonde transformation sociale. En Europe — et aussi
sans doute aux États-Unis —, nous avons assisté à l'affaiblissement de toutes
les formes d'institutions qui donnaient une identité, définissaient une
profession, un rôle, une vocation. Les universités, les professions médicales
ou juridiques, les syndicats, les Églises, la presse, les différents métiers,
toutes ces institutions ne fournissaient pas seulement des moyens pour gagner
sa vie, un métier à exercer, mais aussi une manière d'être un homme, un
sentiment de vocation. Être musicien, avocat, enseignant, infirmière,
charpentier, plombier, agriculteur, prêtre, etc., ce n'était pas seulement
avoir une profession ; c'était être quelqu'un. On appartenait à une
corporation dotée d'institutions qui définissaient un comportement approprié,
on partageait une sagesse, une histoire, une solidarité.
Ce que nous avons pu constater au
cours de ces dernières années, c'est l'aspect corrosif d'un modèle nouveau,
plus simple, de société. En effet, nous nous sommes tous trouvés membres du
marché global, achetant et vendant, achetés et vendus. Les institutions
fondamentales de la société civile qui soutenaient les professions ou les
vocations ont beaucoup perdu de leur autorité et de leur indépendance. Comme
tout le reste, elles doivent courber la tête devant les impératifs du marché.
Quel choix faire de sa propre vie ?
Cela est devenu de moins en moins clair au fil des années. Il fallait répondre
aux exigences de l'offre et de la demande. Ce n'était pas seulement nous,
religieux, qui perdions le sens de la vocation : c'était l'idée même de
vocation qui posait problème. Nicholas Boyle, philosophe anglais, a écrit :
« Il n'y a plus de vocations pour qui que ce soit ; la société n'est
pas constituée de gens qui engagent leur vie de telle ou telle manière, mais de
fonctions qui doivent être remplies dans la mesure où il y a un désir à
satisfaire »2. Toutes ces professions, ces métiers, ces
savoir-faire, étaient comme de petits écosystèmes qui offraient des manières
différentes d'être un être humain. Ces écosystèmes se sont affaiblis, se sont
écroulés, comme les fragiles habitats des crapauds ou des escargots. La société
est en voie d'homogénéisation. Tout ce qui subsiste, c'est l'individu et
l'État, voire la consommation et le marché. C'est plus simple, mais plus
solitaire, plus vulnérable.
Dans l'Église, je le crains, nous
avons reçu de plein fouet ce même vent glacé, qui nous a laissés avec une communauté
plus simple, mais aussi moins sûre d'elle-même. L'Église, en effet, fait partie
de la société civile. Nous avons été les témoins d'une société complexe avec
toutes sortes d'institutions qui nous procuraient une identité. Nous aussi,
nous avions des universités, des écoles, des professions et, par-dessus tout,
des ordres religieux qui proposaient aux gens des vocations, des identités
respectées et honorées.
L'Église avait toutes sortes de
hiérarchies et de structures qui se contrebalançaient les unes les autres. Une
mère supérieure ou une directrice d'école catholique, c'était une personne avec
laquelle il fallait compter. Les prêtres tremblaient lorsqu'ils sonnaient à
leur porte. Mais, d'une certaine façon, notre Église a subi la même
transformation que le reste de la société. Ce qui nous est resté, ce n'est pas
le consommateur individuel, l'État ou le marché, mais le croyant individuel et
la hiérarchie. Nous avons perdu confiance dans les autres identités. Et c'est
là sans doute l'une des raisons pour laquelle le problème du sacerdoce et de
l'aspirant à la prêtrise est une question si grave pour nous. Pour la raison
que, si vous ne pouvez pas mettre un pied sur cette échelle, vous ne pouvez
devenir une personne de quelque importance.
Nous, religieux, qui sommes-nous ?
Comment nous insérons-nous dans le tissu et la structure de l'Église ?
Souvent, nous tentons d'y répondre en nous situant par rapport à la hiérarchie.
Sommes-nous des laïcs ou des clercs, ou bien nous insérons-nous quelque part
entre les deux ? Ou bien nous pouvons répondre en nous plaçant face à la
hiérarchie, comme des individus serrant les poings contre l'Église institutionnelle. Mais ce n'est
pas la carte qui convient. C'est comme si on cherchait les montagnes Rocheuses
sur une carte qui donne les frontières des États américains. Sont-elles dans le
Colorado ou dans le Wyoming ? Pourquoi ne pouvons-nous voir les montagnes ?
Cette carte de l'Église qu'est la
hiérarchie est bonne et valable. Nous y figurons tous d'une manière ou d'une
autre. Certains religieux sont des laïcs, certains sont prêtres, et certains
sont même évêques ! Mais nous ne pouvons recourir à cette carte pour
situer la vie religieuse. Elle ne montre pas qui nous sommes vraiment, tout
comme les Rocheuses ne figurent pas sur une carte qui présente les frontières
des États. Et on ne peut même pas y trouver d'indices sur leur emplacement. Là
où il n'y a pas de villes, il pourrait y avoir aussi des montagnes. Il faut
donc un autre genre de cartes si on veut voir clairement les montagnes.
Bien souvent, les gens se plaignent
de la cléricalisation de l'Église. Il semble paradoxal qu'à Vatican II nous
ayons proclamé une autre théologie de l'Église. Nous avions découvert une
nouvelle théologie du laïcat : nous étions tous membres du peuple de Dieu
en pèlerinage vers le Royaume.
Mais, en fait, l'Église a donné
l'impression de devenir de plus en plus cléricale.
Au lieu d'attribuer ce phénomène à un
sinistre complot, il faut, me semble-t-il, le mettre au compte de la profonde
transformation de la culture occidentale. Dans un monde de marché global, il
n'y a pas de véritable place pour des gens qui ont une vocation, qu'il s'agisse
d'enseignants, d'infirmières ou de religieux. Un emploi n'est qu'une réponse à
la demande. Et lorsque l'Église catholique est entrée à grand fracas dans le
monde moderne, quand Jean XXIII a ouvert toutes grandes les fenêtres, un vent
froid a balayé, dans l'Église aussi, toutes les formes d'identités fragiles des
vocations.
Face à la cléricalisation de
l'Église, il y a bien sûr des mesures qui peuvent être prises pour assurer des
postes d'influence aux laïcs et aux femmes, desserrer la prédominance d'une
caste cléricale. Mais c'est là le sujet d'une autre conférence. Ce que je
voudrais dire ici, c'est ceci : ce serait une erreur de penser que la
réponse à notre crise d'identité serait d'abolir toute hiérarchie et de
préconiser une Église qui ressemblerait davantage à notre société libérale,
individualiste. Cela ne nous donnerait pas ce que nous recherchons. Ce que nous
pouvons voir dans notre propre société, dans les rues de nos grandes cités
sauvages, c'est que cet individualisme est cruel. Il crée des déserts urbains où
bien peu de gens peuvent s'épanouir.
Une anthropologue, Mary Douglas,
affirme même que la situation des femmes, par exemple, serait encore pire dans
une société plus individualiste. « Les processus de l'individualisme,
écrit-elle, écrasent ceux qui échouent sur le plan économique et ne peuvent que
créer des laissés-pour-compte ou des mendiants. Les membres de la culture
individualiste n'ont pas conscience de leur comportement d'exclusion. La
situation des personnes exclues de manière non intentionnelle, par exemple des
clochards dormant dans les rues, choque les visiteurs provenant d'autres
cultures »3.
Selon Mary Douglas, une société saine
est une société dotée de toutes sortes de structures et d'institutions qui se
contrebalancent, donnant la parole aux différents groupes, de telle sorte
qu'aucune manière d'être homme ne domine et qu'aucune carte unique ne vienne
nous dire comment sont les choses. Ce dont nous avons peut-être besoin, c'est
de ne pas reproduire le désert homogénéisé du monde de la consommation, mais
d'être plus semblables à une forêt tropicale possédant de multiples niches
écologiques pour les manières différentes d'être un homme.
En ce sens, nous avons besoin, non
pas de moins de hiérarchie, mais de plus de hiérarchie. Il nous faut toute une
gamme d'institutions et de structures qui donnent voix et autorité aux différentes
manières d'être membres du peuple de Dieu comme femmes, couples mariés,
universitaires, médecins, religieux. Au Moyen Âge, il en était davantage ainsi.
L'empereur et la noblesse, les grandes abbayes de femmes et d'hommes, les
universités et les ordres religieux, tout cela fournissait des foyers
alternatifs de pouvoir et d'identité. On disposait de cartes plus nombreuses où
les gens pouvaient se retrouver.
J'ai lu autrefois chez le cardinal
Newman — mais je n'ai pas pu retrouver le passage — que l'Église est
florissante quand nous reconnaissons différentes formes d'autorité. Il nomme
spécifiquement la tradition, la raison et l'expérience. Chacune d'entre elles
exige le respect et a besoin d'institutions et de structures pour la soutenir :
la tradition est sauvegardée par les évêques, la raison par l'Université, et
l'expérience par tous les types d'institution, depuis les ordres religieux
jusqu'à la vie conjugale, là où les gens entendent la Parole et y réfléchissent
dans leur vie.
Ce dont nous avons besoin, ce n'est
pas de l'individualisme du désert urbain moderne, mais de quelque chose qui
ressemble davantage à une forêt tropicale avec toutes sortes de niches
écologiques pour des animaux étranges qui peuvent prospérer, se multiplier et
louer Dieu dans des centaines de voies différentes.
Nous, religieux, qui sommes-nous et
quelle est notre vocation dans l'Eglise ? La réponse à cette question est
d'importance. Mais non pas seulement parce qu'elle pourrait nous donner la
confiance pour aller de l'avant ou même attirer de nouvelles vocations. Elle
est importante parce que, pour l'aborder, nous devons réfléchir à cette crise
d'identité qui afflige la plupart des gens aujourd'hui. Nul n'est créé par Dieu
pour être uniquement un consommateur ou un travailleur, pour être acheté et
vendu sur la place du marché comme un esclave.
Si nous pouvons retrouver confiance
en notre vocation, alors nous serons peut-être capables de manifester quelque
chose de la vocation humaine. Le problème que nous devons affronter concerne la
signification même de l'être humain.
L'identité en tant que vocation
J'ai lu l'autre jour l'histoire d'un
jeune Américain appelé Jimmy, qui s'est trouvé en difficulté parce que sa
famille et lui-même insistaient sur son droit à porter des boucles d'oreilles
dans son école. Et ils se fondaient sur le principe que « tout individu a
le droit de choisir qui il est ». Bien entendu, en un sens, on voudrait
dire bravo à ce Jimmy. Oui, en un sens, il a raison.
C'est à lui qu'il revient d'être
quelqu'un, d'avoir une identité, de faire des choix qui ont un sens et de dire :
« C'est moi. Je veux porter ces boucles d'oreilles ». Mais on ne peut
choisir d'être absolument n'importe qui. Si je décidais de porter des boucles
d'oreilles, un blouson de cuir et de circuler sur une moto à Rome, j'ai
l'impression que mes frères élèveraient des objections et diraient : « Timothy,
mais ce n'est pas toi ! » Du moins, j'espère qu'ils réagiraient
ainsi. Je ne puis décider de devenir un punk, pas plus que je ne puis décider
d'être Thomas d'Aquin.
Être quelqu'un, c'est être capable de
prendre des décisions d'importance au sujet de sa propre vie. Mais ces décisions
doivent tenir ensemble, constituer un récit. Avoir une identité, c'est, pour
les choix que chacun fait tout au long de sa vie, avoir une direction, une
unité narrative 4. Ce que je fais aujourd'hui doit prendre sens à la
lumière de ce que j'ai fait auparavant. L'une des raisons pour lesquelles les
professions et les métiers étaient si importants pour l'identité humaine, c'est
le fait qu'ils procuraient une structure à de larges segments de la vie d'une
personne. Être un musicien, un homme de loi ou un charpentier, ce n'est pas seulement
ce que l'on fait ; c'est une vie, de la jeunesse à la vieillesse, avec la
détente et le travail, dans la maladie et la bonne santé.
Mais notre vocation de religieux met
en lumière la structure narrative la plus profonde de tout être humain. Lors de
mon premier cours au noviciat, le maître des novices avait tracé un grand
cercle au tableau en nous disant : « Eh bien, mes amis, voilà toute
la théologie que vous avez besoin de savoir. Tout vient de Dieu et tout va vers
Dieu ». La réalité s'est avérée quelque peu plus complexe ! Mais
l'affirmation de notre foi est que toute vie humaine est la réponse à la
demande de Dieu de partager la vie de la Trinité. Tel est, en profondeur, le
sens de toute vie humaine. Je découvre qui je suis en répondant à cet appel.
Ce qu'il a dit à Isaïe, il me le dit,
à moi : « Avant ma naissance, le Seigneur m'a appelé ; dès le
sein de ma mère, il m'a donné un nom ». Un nom, ce n'est pas une étiquette
commode, c'est une invitation. Être quelqu'un, ce n'est pas choisir une
identité sur un rayon de supermarché (Hell's Angel, pop star, franciscain).
C'est répondre à celui qui me convoque à la vie : « Samuel, Samuel ! »
dit la voix dans la nuit. Et Samuel répond : « Parle, Seigneur, ton
serviteur écoute ».
Jimmy — j'espère qu'il porte
maintenant ses boucles d'oreilles — a en partie raison. L'identité consiste à
faire des choix. Mais il ne s'agit pas seulement de choisir celui que vous
voulez être, comme l'on choisit la couleur de ses chaussettes. Le choix consiste
à répondre à cette voix qui appelle à la vie. L'identité est un don et
l'histoire de ma vie est faite de tous les choix que je fais d'accepter ou de
refuser ce don.
Paul écrit aux Corinthiens : « Il
est fidèle, le Dieu qui vous a appelés à la communion de son Fils, Jésus-Christ
notre Seigneur » (1 Co 1, 9). Ce que je voudrais vous suggérer ce matin,
c'est que la vie religieuse est une manière particulière et radicale de dire
oui à cet appel. D'une manière très forte et nue, elle met en évidence la texture
de toute vie humaine, qui est réponse à un appel. Dans notre bizarre manière de
vivre, nous explicitons le drame de toute recherche humaine d'identité, car
tout être humain essaie de capter l'écho de la voix de Dieu l'appelant par son
nom. D'autres vocations chrétiennes, comme le mariage, le font aussi, mais de
manière différente, comme je le montrerai plus loin.
Tout laisser
Lorsque nous, religieux, discutons de
notre identité, vous pouvez être pratiquement sûrs qu'avant longtemps
l'adjectif « prophétique » viendra sur le tapis. Nos vœux sont en
contradiction tellement directe avec les valeurs de notre société, qu'il est
approprié d'en parler comme d'une prophétie du Royaume. L'exhortation
apostolique Vita consecrata emploie ce terme. Je suis aux anges quand
d'autres personnes recourent à cet adjectif à notre sujet, mais je suis
réticent quand j'entends les religieux le revendiquer pour eux-mêmes. Cela
pourrait être teinté d'arrogance : « Les prophètes, c'est nous ! »
Souvent, nous ne le savons pas. Et j'ai l'impression que les vrais prophètes
hésiteraient à s'approprier ce titre. Comme Amos, ils tendent à rejeter une
telle prétention et disent : « Je ne suis ni prophète, ni fils de
prophète ». Je préfère penser que nous sommes ceux qui laissent derrière
eux les signes habituels de l'identité.
Le
jeune homme riche demande à Jésus : « Que me reste-t-il à faire ? »
Jésus lui dit : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Et puis
viens, et suis-moi ». Entendant cela, le jeune homme s'en alla tout
triste, car il avait de grands biens.
Mt 19, 20-22
En premier lieu, notre vocation
montre quelque chose sur la vocation de l'homme en raison de ce que nous
laissons derrière nous. Nous abandonnons bien des choses qui donnent une
identité aux êtres humains dans notre monde : argent, statut, partenaire
dans le mariage, carrière. Dans une société où l'identité est si fragile, si
mal assurée, nous laissons derrière nous tout ce en quoi les hommes recherchent
la sécurité, les soutiens de notre inquiète interrogation sur ce que nous
sommes. Sans cesse, nous posons la question : qui sommes-nous ? Mais
nous sommes des gens qui refusons les balises habituelles de l'identité. Voilà
ce que nous sommes. Il n'est pas étonnant que nous ayons des problèmes !
Nous le faisons de manière à mettre en lumière la vraie identité et la vraie
vocation de tout être humain. Tout d'abord, nous montrons que toute identité
humaine est un don. Nulle identité autocréée n'est jamais au niveau de ce que
nous sommes. Toute petite identité que nous pouvons nous forger dans cette
société est vraiment trop petite. Ensuite, nous montrons que l'identité
humaine, en définitive, n'est pas donnée maintenant. C'est l'histoire entière
de nos vies, du début jusqu'à la fin et au-delà, qui nous montre qui nous
sommes.
Saint Jean écrit :
Bien-aimés,
dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n'a pas
encore été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation, nous serons
semblables à Lui parce que nous Le verrons tel qu'Il est.
1 Jn 3, 2
Rejeter loin de nous tout soutien,
c'est un signe que toute identité humaine est une surprise, un don et une
aventure.
Permettez-moi de concrétiser cela à travers
quelques exemples. Il va de soi qu'il ne saurait aucunement être question d'un
traité complet de théologie sur les vœux ; il s'agit simplement de
quelques suggestions sur la manière dont ils touchent à la question de
l'identité humaine.
L' obéissance
Dans l'Ordre dominicain, lorsqu'on
fait profession, on met ses mains entre celles de son supérieur, et l'on promet
obéissance. Je crois bien que, dans toutes nos congrégations, d'une manière ou
d'une autre, le pincement au cœur se produit lorsqu'on se met entre les mains
de ses frères et de ses sœurs, et que l'on dit : « Me voici ;
envoyez-moi où vous voulez ».
Erik Erikson définit ainsi la
perception de l'identité : « Le sentiment de savoir où l'on va, et la
reconnaissance, intérieurement anticipée, de la part de ceux qui comptent »5.
Eh bien, l'obéissance efface carrément ce sentiment de savoir où l'on va. On
nous donne la splendide liberté de ne pas savoir où l'on nous dirige. Le
religieux est une personne libérée du fardeau d'avoir une carrière.
La carrière est l'une des façons par
lesquelles l'être humain trace la longue histoire de sa vie et, ce faisant,
entrevoit ce qu'il est. La carrière, du moins pour ceux qui sont assez heureux
pour en avoir une, assure séquence et structure aux étapes de la vie d'une
personne, à mesure qu'elle grimpe les barreaux de l'échelle, qu'il s'agisse
d'une université, de l'armée ou de la banque. Lorsque j'ai fait ma profession,
le 29 septembre 1966, ma carrière a pris fin. Je suis religieux et ne pourrai
jamais être autre chose. On m'a dit qu'il existe en France un document
juridique qui englobe dans la liste des sans-profession
les prêtres et les prostituées. Alors que j'étais aumônier d'université, mon
rôle, je m'en souviens, était d'être dans le campus une personne sans rôle, un rôdeur avec préméditation, comme le dit
la police anglaise lorsqu'elle arrête des individus suspects.
Et ce ne sont pas seulement nos
frères et nos sœurs qui nous convoquent pour que nous allions là où nous sommes
envoyés. Nous obéissons aux voix de ceux qui nous lancent un appel de
différentes manières. Je me souviens d'un dominicain français qui était venu à
Oxford apprendre le bengali. Il avait été prêtre-ouvrier pendant seize ans, il
fabriquait des voitures chez Citroën ou bien, plus souvent qu'à son tour, il
prenait la tête des grèves, veillant à ce que l'on ne produise pas de voitures !
Et voici que maintenant Nicolas et son provincial étaient arrivés à la
conviction que sa vie était entrée dans une nouvelle étape, et qu'il se
rendrait à Calcutta pour y vivre avec les plus pauvres. Je m'entends encore lui
demander ce qu'il avait l'intention de faire. Il me répondit que ce n'était pas
à lui de le dire. On lui dirait ce qu'il fallait faire.
L'appel pressant peut venir des gens
les plus surprenants. Nos frères du Viêt-Nam ont subi de nombreuses années de
persécution, d'emprisonnement, et bien souvent ont dû se cacher au milieu des
habitants. L'un d'entre eux, un homme charmant prénommé François, après s'être
caché pendant un certain temps, fut soudain arrêté par la police et jeté en prison.
Et il a dit à ceux qui l'arrêtaient : « Je devrais vous remercier.
Car nous, les dominicains, nous vivions entre nous, mais lorsque vous êtes
venus nous chercher, vous nous avez envoyés vers les gens ».
Le vœu d'obéissance nous interpelle
au-delà de toutes les identités qu'une carrière pourrait nous donner, et aussi
au-delà de toutes les identités que nous pourrions jamais construire. Le vœu
désigne une identité ouverte à tous ceux dont la vie ne mène nulle part, qui
n'ont jamais eu de carrière, qui n'ont jamais eu d'emploi, passé un examen ou
réussi quoi que ce soit dans la vie. Notre renoncement à une carrière est le
signe que toutes les vies humaines, en définitive, vont quelque part, même si
en apparence elles se heurtent à une impasse, car il y a un Dieu qui convoque
chacun d'entre nous à la vie.
Chaque année, la commission Justice et Paix de la Conférence irlandaise des supérieurs majeurs
élabore une critique du budget du gouvernement, et les ministres tremblent dans
l'attente dudit document. Mais un jour, après un rapport tout particulièrement
sauvage, le premier ministre, Charlie Haughley, l'écouta en disant qu'il était
difficile de prendre au sérieux des critiques émanant d'un groupe qui
s'intitulait majeurs et supérieurs. La commission en prit bonne
note et se dénomme désormais Conférence
des religieux.
La chasteté
Si le vœu de chasteté est parfois si
difficile à vivre, c'est qu'il touche à bien des aspects de notre identité. Les
autres intervenants vont sans doute en parler en long et en large ! Et
c'est pourquoi je me contenterai d'en dire seulement quelques mots.
Pour la plupart des êtres humains, le
signe le plus fondamental de leur identité est l'existence d'un autre être pour
lequel ils sont le centre et le cœur : leur mari, leur femme ou leur
partenaire. Cela, nous ne l'avons pas. Quelque nombreux que soient ceux que
j'aime et qui m'aiment, je ne puis me définir moi-même par un tel type de
relation. C'est là une telle perte, une telle privation, que, je le crois, elle
ne peut être vécue de manière féconde que si ma propre vie est nourrie en
profondeur par la prière.
L'un des points les plus douloureux,
du moins pour moi, est que l'on se refuse la possibilité d'avoir des enfants.
Dans certaines sociétés, cela signifie que l'on ne peut jamais être accepté
comme un homme. Je me rappelle la désolation d'un jeune prêtre nouvellement
ordonné qui était allé célébrer l'eucharistie dans un couvent à Édimbourg.
Lorsque la porte d'entrée finit par s'ouvrir, la religieuse le dévisagea et dit :
« Oh, c'est vous, père, j'attendais un homme ».
Cela me fait aussi penser à un frère
américain, dont l'un des prénoms était Marie, en vertu d'une pieuse coutume
irlandaise. Il était en train de pester contre un monde rempli de gens bizarres
et pervers. Un autre frère laissa tomber le journal qu'il était en train de
lire et lui dit : « Allons, allons, vous croyez que vous êtes
vous-même normal. Vous vous appelez Marie et vous portez une robe ».
On laisse derrière soi père, mère,
frère, sœur, le réseau tout entier de relations humaines qui donne à chacun un
nom et une place dans le monde.
J'ai visité l'Angola pendant la
guerre civile. Je n'oublierai jamais une rencontre avec les postulants et les
postulantes à la capitale, Luanda. Ils étaient coupés de leurs familles par les
conflits qui entouraient la ville et se trouvaient confrontés à un dilemme
moral. Devaient-ils tenter de franchir la zone de guerre pour retrouver leurs
familles et les soutenir pendant cette terrible épreuve ? Ou bien
devaient-ils rester auprès de l'Ordre ? Pour des Africains, avec leur sens
profond de la famille, c'était là une douloureuse situation. Je n'oublierai
jamais la jeune religieuse qui se leva en disant : « Laissez les
morts enterrer les morts, nous devons rester pour prêcher l'Évangile ».
Ainsi donc, nos vies sont marquées
par une grande absence, par un vide. Mais cela ne prend sens que si nous le
vivons comme le chapitre d'une histoire d'amour qui est le profond mystère de
toute vie humaine. Cela doit donc être vécu passionnément comme signe de cet
amour de Dieu qui appelle chaque être humain à la plénitude de la vie. Sinon,
tout n'est que désert et stérilité.
Ainsi, à travers notre vœu de
chasteté, nous devons être signe de ce qu'est la destinée de tout être humain.
Chacun est appelé à cet amour, même ceux dont la vie semble dépourvue
d'affection, qui n'ont ni époux ni épouse, ni famille, ni enfant, ni tribu, ni
clan, ceux qui sont totalement seuls.
La pauvreté
Il est évident que le vœu de pauvreté
nous plonge au cœur de ce qui donne aux hommes leur identité dans le marché
global. C'est le renoncement au statut, qui va de pair avec les revenus, avec
la capacité d'être quelqu'un qui achète et qui vend. Il nous appelle à être un
véritable contre-signe dans notre culture de l'argent. Bien sûr, nous ne sommes
pas souvent ainsi. Tandis que j'écris ces lignes, tout en haut de la colline
qui domine le Tibre, dans notre antique et imposant prieuré de Sainte-Sabine,
je peux apercevoir une petite baraque sur le bord du fleuve, où vit une famille ;
le linge sèche sur une corde. En cas de pluie, si les eaux montent, la maison
sera balayée. Je regarde, et je rougis en me demandant ce que cette famille
pense de nous.
Cela me remet en mémoire que l'une de
nos provinces avait conclu une semaine de discussions sur la pauvreté par un
repas de gala dans un restaurant de luxe. Et l'un des frères de faire cette
remarque : « Eh bien, si la semaine sur la pauvreté aboutit ici, où
irons-nous tous l'an prochain, après toute une semaine à discuter de la
chasteté ? »
Cela dit, partout au cours de mes
voyages, j'ai rencontré des communautés religieuses d'hommes et de femmes de
toutes les congrégations, partageant la vie des pauvres, signes vivants
qu'aucune vie humaine n'est destinée à s'achever sur un monceau d'immondices,
que tout être humain a la dignité d'un fils de Dieu. À Noël dernier, j'ai
célébré la messe de minuit avec l'un de nos frères, Pedro, qui vit
littéralement dans les rues de Paris. Il a célébré la fête avec un millier de
clochards, sous une grande tente. L'autel était fait de boîtes de carton pour
symboliser que le Christ était né cette nuit pour tous ceux qui vivent dans des
boîtes de carton sous les ponts de Paris. Lorsqu'il a fait sauter le bouchon de
la bouteille de vin pour l'offertoire, l'auditoire a éclaté en bravos !
Dans chacun de ces vœux, nous voyons
comment un pilier de l'identité humaine est abandonné. Nous délaissons les
choses habituelles qui nous disent qui nous sommes, que nous avons de
l'importance et que notre vie débouche quelque part. Il n'est pas étonnant que
nous nous interrogions sur notre identité. Mais peut-être notre liberté ne
consiste-t-elle même pas à nous soucier de ce que nous sommes. Nous devons être
bien plus intéressés par Dieu. Comme l'a écrit Thomas Merton :
Vous
m'avez appelé ici, non pour porter une étiquette qui me permettrait de me
reconnaître dans telle ou telle catégorie. Vous ne voulez pas que je
réfléchisse sur ce que je suis, mais sur ce que vous êtes, vous. Ou plutôt,
vous ne voulez même pas que je réfléchisse beaucoup sur quoi que ce soit, car
vous m'élèveriez au-dessus du niveau de la pensée. Et si je suis toujours en
train de me demander ce que je suis, où je suis et pourquoi je suis, comment ce
travail sera-t-il effectué ? 6
Dans son autobiographie La Longue
Marche vers la liberté, Nelson Mandela décrit sa grande fierté et sa grande
joie quand il acheta sa première maison à Johannesburg. Ce n'était pas
grand-chose, mais il était devenu un homme. Un homme doit posséder une terre et
engendrer des enfants. Mais, en raison de sa lutte pour son peuple, il vécut à
peine dans cette maison, et c'est à peine aussi s'il vit sa famille. Il choisit
une voie qui ressemble fort à nos vœux. Il écrit ceci :
C'est
cette aspiration à la liberté de mon peuple pour qu'il vive dans la liberté et
le respect de soi, qui a été le moteur de ma vie, qui a transformé un jeune
homme effrayé en un homme audacieux, qui a poussé un avocat respectueux des
lois à devenir un hors-la-loi, qui a changé un mari plein d'amour pour sa
famille en un homme sans foyer, qui a forcé un homme qui aimait la vie à vivre
comme un moine. Je ne suis pas plus vertueux ou plus enclin au sacrifice que
l'homme d'à côté, mais je découvris que je ne pouvais même pas prendre plaisir
à la pauvre liberté bien limitée qu'on m'autorisait à avoir, lorsque je savais
que mon peuple n'était pas libre. La liberté est indivisible. Les chaînes de
n'importe quel membre de mon peuple étaient les chaînes de tous. Les chaînes de
mon peuple tout entier étaient les miennes. 7
Mandela perdit sa femme, sa famille,
sa carrière, sa fortune et son statut social, tant il était assoiffé de liberté
pour son peuple. Son emprisonnement était le signe de la dignité cachée de son
peuple, qui serait un jour révélée. Peu de communautés religieuses sont aussi
austères que la prison de Robben Island, mais nous aussi nous laissons derrière
nous bien des choses qui pourraient nous donner une identité, en tant que signe
de la dignité cachée de ceux qui sont morts dans le Christ. Comme l'écrit saint
Paul aux Colossiens :
Vous
êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ,
qui est votre vie, paraîtra, alors, vous aussi, vous paraîtrez avec lui en
pleine gloire.
Col. 3, 3
Le matin de Pâques, Pierre et le
disciple bien-aimé rivalisent de vitesse pour se rendre au tombeau vide. Pierre
ne voit qu'une perte, l'absence d'un corps. L'autre disciple voit avec les yeux
de quelqu'un qui aime, et il voit un vide rempli de la présence du Ressuscité.
Notre vie aussi peut sembler marquée par une absence et une perte, mais ceux
qui voient avec les yeux de l'amour peuvent la voir remplie de la présence du
Seigneur ressuscité.
Je n'entends élever aucune prétention
exclusive en faveur de notre vocation de religieux ou de religieuses. Toutes
les vocations humaines, comme médecins, enseignants, travailleurs sociaux,
etc., disent quelque chose sur cette vocation humaine consistant à répondre à
l'appel de Dieu qui nous invite dans le Royaume. Ce qui est spécifique à notre
vocation, c'est qu'elle montre cette destinée universelle à travers l'abandon
des autres identités. L'exhortation apostolique Vita consecrata parle de
nous comme de symboles eschatologiques.
Et cela est certainement vrai. De plus, cela m'enchante. Comme il serait
agréable de mettre sur sa demande de passeport, au-dessous de la profession, symbole eschatologique. Mais on pourrait
rétorquer que, plus que nous encore, c'est le mariage qui est le symbole eschatologique.
C'est la consommation de l'amour, ce shabbat
de l'esprit humain, lorsque deux personnes reposent dans l'amour mutuel, qui
nous donne un symbole de ce Royaume auquel nous aspirons. Peut-être sommes-nous
un signe du voyage, et les couples mariés un signe de la destinée.
Une écologie pour s'épanouir
J'ai essayé de donner une définition
de l'identité de la vie religieuse. C'est une définition paradoxale parce
qu'elle nous définit comme ceux qui abandonnent l'identité telle que la
comprend notre société. Mais nous ne pouvons nous arrêter ici, quelque envie
que nous en ayons !
Dans notre société, hostile à l'idée
globale de vocation et en passe de subvertir la perception de l'identité et de
la vocation de tout être humain, une définition bien claire ne suffit pas.
C'est comme si on essayait de réconforter les tigres menacés d'extinction avec
une définition bien troussée de la « tigritude » !
Dans ce désert humain qu'est le
marché global, il nous faut bâtir un contexte où les religieux puissent
véritablement s'épanouir et être une invitation vitale à marcher sur la route
du Seigneur. Ce que fait un ordre ou une congrégation religieuse, c'est offrir
un tel contexte. Dans le monde d'aujourd'hui, nous pouvons être tentés de
penser les ordres religieux comme des multinationales en compétition :
achetez-vous de l'essence jésuite à haut degré d'octane ou de l'essence
franciscaine sans plomb ? Mais l'image qui me vient plutôt à l'esprit,
c'est que chaque institut est comme un écosystème qui abrite une bizarre forme
de vie. Pour prospérer comme papillon, il vous faut plus qu'une jolie définition ;
il vous faut un contexte écologique qui vous fera passer de l'œuf à la
chenille, et du cocon au papillon. Certains papillons ont besoin de chardons,
de mares et de certaines plantes rares, sans quoi ils n'y arrivent pas. Pour
d'autres variétés de papillons, la présence de crottes de mouton semble vitale.
Chaque congrégation religieuse est différente, offrant une niche écologique
différente, en vue d'une façon particulière d'être un être humain. Je
résisterai à la tentation de préciser à quelles variétés de papillons nos
divers ordres religieux me font penser. Du moins pour le moment !
Un ordre religieux est comme un
environnement. Construire la vie religieuse, c'est comme implanter une réserve
naturelle sur une ancienne zone construite. Il nous faut planter quelques
chardons ici, creuser une mare là, et ainsi de suite. Qu'est-ce que nos frères
et nos sœurs doivent faire prospérer au long de ce voyage, alors qu'ils
laissent derrière eux carrière, richesse, statut et l'assurance d'un unique
partenaire ? De quoi ont-ils besoin en faisant ce dur pèlerinage du
noviciat à la tombe ? Chaque congrégation a ses propres exigences, ses
propres besoins écologiques, son identité propre.
Et ceci me conduit à un paradoxe
apparent : j'ai défini l'identité de la vie religieuse par le fait que
l'on abandonne son identité, qu'on laisse derrière soi les soutiens, les
repères qui disent aux gens ce qu'ils sont. Et pourtant nos ordres et nos
congrégations nous offrent bel et bien des identités. Chacun d'entre eux a son
style différent. C'est la raison pour laquelle il y a ces désopilantes
plaisanteries sur les Jésuites, les Franciscains et les Dominicains remplaçant
une ampoule électrique.
Je me souviens que lorsque je dis à
un de mes grands-oncles, un bénédictin, que j'avais l'intention de devenir dominicain,
il parut hésiter et me demanda : « Es-tu sûr que ce soit une bonne
idée ? Est-ce qu'ils ne sont pas supposés être plutôt intelligents ? »
Il s'interrompit et poursuivit : « Au fait, j'y pense, j'ai connu des
tas de dominicains stupides ! »
Mais le paradoxe n'est qu'apparent.
Chaque congrégation offre une identité, mais il s'agit d'une façon particulière
de marcher à la suite du Seigneur, une manière particulière d'oubli de soi. Un
carme devrait être heureux d'être carme, non pas parce que cela lui donne un
statut, mais parce que c'est une manière particulière de l'abandonner. Je dois
trouver mon plaisir dans mon Ordre, avec ses histoires, ses saints, ses
traditions, de manière à trouver le courage de laisser derrière moi tout ce que
notre société considère comme important. J'aime beaucoup l'anecdote du bienheureux
Réginald d'Orléans, l'un des tout premiers frères, qui, sur son lit de mort,
déclara qu'il n'avait eu aucun mérite à être dominicain tant il avait aimé
cette vie. J'ai besoin de récits comme celui-là pour m'encourager à m'épanouir
comme religieux pauvre, chaste et obéissant, pour pouvoir prendre plaisir à
cette vie, comme une liberté et non comme une prison. J'ai besoin de récits
comme celui-là pour me libérer de la préoccupation de moi-même.
Voilà pourquoi j'ai une grande
sympathie pour les jeunes religieux qui réclament aujourd'hui des signes clairs
de leur identité en tant que membres d'un ordre religieux. La tendance de ma
génération, élevée dans un profond sentiment d'identité catholique et même
dominicaine, fut de rejeter les symboles qui nous mettaient à part des autres,
comme l'habit religieux, et de nous immerger dans la modernité, de nous laisser
tenter par ses doutes et de partager ses interrogations.
Et cela était juste et fécond. Mais les
jeunes qui viennent aujourd'hui chez nous sont souvent les fruits de cette
modernité, et ils ont été hantés par ses interrogations depuis leur enfance.
Ils ont parfois d'autres besoins, ils recherchent des signes clairs de
participation à une communauté religieuse, afin de les soutenir dans cette très
étrange manière d'être un être humain.
Une remarque pour finir : nous
avons besoin d'un cadre de vie qui nous soutienne dans notre croissance
personnelle. Le fait que nous soyons appelés à laisser derrière nous ce que
notre société regarde comme le symbole du statut et de l'identité ne signifie
pas que nous soyons à l'abri des difficultés pour devenir des êtres humains,
adultes et responsables. Nous connaissons tous des frères qui veulent des
ordinateurs toujours plus onéreux tout en proclamant que le vœu de pauvreté les
dispense de se préoccuper de l'argent.
Ce que nous pouvons voir de nos
propres yeux, c'est que l'abandon de la famille, du pouvoir, de l'argent et de
l'autodétermination ne fait pas de nous des demi-portions. Nul n'oserait dire
que Nelson Mandela est une personnalité falote ! Mais cette croissance en
maturité exige que nous traversions des moments de crise. Nos communautés
sont-elles alors pour nous des soutiens ? Nous aident-elles à vivre ces
moments de mort comme des temps de re-naissance aussi ? On demandait un
jour à un vieux moine ce que l'on faisait dans le monastère. Il répondit :
« Oh, nous tombons et nous nous relevons, nous tombons et nous nous
relevons, nous tombons et nous nous relevons »8. Nous avons
besoin d'un environnement où nous puissions tomber et nous relever alors que,
titubants, nous marchons vers le Royaume.
Conclusion
Permettez-moi de conclure en résumant
en une minute le voyage que nous avons entrepris dans cette conférence.
La question que l'on m'avait posée
était la suivante : quelle est l'identité de la vie religieuse aujourd'hui ?
J'y réponds en disant qu'il nous faut la replacer dans le contexte d'une
société où la plupart des gens souffrent d'une crise d'identité. Le marché
global efface tout sens de vocation, que l'on soit médecin, prêtre ou
conducteur d'autobus.
La valeur de la vie religieuse est
qu'elle donne une expression frappante de ce qu'est la destinée de tout être
humain. En effet, tout être humain découvre sa propre identité en répondant à
l'appel que Dieu lui lance pour partager la vie divine. Nous sommes appelés à
apporter une réponse particulière et radicale à cette vocation en laissant
derrière nous toute autre identité qui pourrait séduire nos cœurs. D'autres
vocations, telles que le mariage, procurent des expressions autres à cette
destinée humaine.
Mais je concluais tout à l'heure en
disant qu'il ne suffit pas de s'arrêter à une belle définition. Nous avons
besoin de quelque chose de plus pour que nous puissions poursuivre notre route.
Chaque ordre ou congrégation se doit d'offrir le nécessaire cadre de vie pour
nous soutenir en chemin. Et si nous ne sommes pas séduits par la société de
consommation, si nous voulons offrir des îlots de contre-culture, nous devons
travailler d'arrache-pied pour construire cet environnement pour que nos frères
et nos sœurs puissent s'épanouir dans notre marche en avant.
Timothy Radcliffe, Que votre joie
soit parfaite
1. Cette conférence a été donnée le 8 août 1996, lors de
l'assemblée de la Conférence des supérieurs majeurs des États-Unis à Arlington
et publiée dans Origins, 5 septembre 1996.
2. Understanding
Thatcherism, New Blackfriars, p. 320.
3. In the
Wilderness : The Doctrine of Defilement in the Book of Numbers, Sheffield,
1993, p. 46.
4. Voir Alasdair MACINTYRE, After Virtue : à Study of
Moral Theory, Londres, 1981, chap. 15.
5. Cité par
Theodore ZELDIN, An Intimate History of Humanity, Londres, 1955, p. 380.
6. Épilogue
Meditatio Pauperis in Solitudine.
7. The Long Walk
to Freedom, p. 750.
8. Cité par Joan
CHITTESTER, The Fire in These Ashes, Kansas City, 1995, p. 7.