Toute fidélité est liée à la vérité.
Point besoin d'être un philosophe en quête de la vérité éternelle, — si cette
race existe encore... —, pour s'attacher à elle au travers des petites et
grandes fidélités de l'existence. La plupart des hommes n'a pas besoin de se
questionner sans cesse sur ce qu'est la vérité. Une lumière naturelle est
envoyée dans les cœurs et guide les intelligences. Alors, bien sûr, la liberté
de chacun peut ensuite repousser ce qui est donné gratuitement. Cela se produit
souvent puisque nous préférons vivre dans l'obscurcissement. Malgré tout, la
plupart du temps, même si notre pratique ne correspond pas forcément à l'idéal
que nous reconnaissons, nous préférons la vérité au mensonge. Ce qui est faux
peut être un choix conscient de notre part, mais nous l'accueillons comme tel
et nous ne le grimons en nouvelle vérité que dans un second temps, en
connaissance de cause. Il n'empêche que nous continuons à savoir où se trouve
le vrai. Notre regard manque certainement à la lumière avec, cependant, une
étrange capacité à en repérer les rayons les plus ténus.
Ce que Dieu fait est vérité pour
l'homme de foi. Le mensonge est en revanche une production négative de nos
propres incapacités. Nous sommes des as pour le créer par nous-mêmes.
Vivre pour le mensonge n'a aucun
sens, chacun en est convaincu. Il n'empêche que nous penchons volontiers vers
ce qui n'est pas. Il faut être pétri par l'humilité pour ne pas se considérer
comme l'origine de ce que l'on connaît et pour s'incliner devant un absolu immuable.
Les esprits forts du XVIIIe siècle nous ont appris à secouer les
chaînes de la servitude en exigeant que notre raison vagabonde librement. Il en
résulte une vacuité totale et un affadissement de notre intelligence qui,
livrée à elle-même et édifiant ses propres repères, n'est semblable qu'à une
chèvre sauvage déracinant tout sur son passage.
L'homme contemporain n'aime pas
manquer. Or, tout amour est un manque, toute fidélité est la reconnaissance de
ce manque. Être face à la vérité conduit à s'incliner et non point à prendre
possession. La familiarité avec la vérité est le voisinage avec un hôte
illustre qui, le temps d'une vie humaine si courte, a décidé de descendre dans
notre foyer pour s'y reposer un moment. Avec délicatesse, nous pouvons
l'accueillir mais jamais la cueillir pour la conserver égoïstement et la
regarder se dessécher.
Lorsque Philippe Jaccottet essaie
d'exprimer quelque chose de la démarche poétique, il lève un peu le voile sur
cette relation avec la vérité qui ne fait que se prêter. Dans L'Ignorant, Le
travail de poète,
il note :
L'ouvrage d'un regard d'heure en
heure affaibli
n'est pas plus de rêver que de former des pleurs,
mais de veiller comme un berger et d'appeler
tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort. [...]
Dans l'ombre et l'heure d'aujourd'hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d'hier. Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s'éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s'applique l'appauvri,
comme un homme à genoux qu'on verrait s’efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu.
n'est pas plus de rêver que de former des pleurs,
mais de veiller comme un berger et d'appeler
tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort. [...]
Dans l'ombre et l'heure d'aujourd'hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d'hier. Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s'éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s'applique l'appauvri,
comme un homme à genoux qu'on verrait s’efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu.
La vérité, elle aussi, est accueillie
à genoux et il faut l'extirper, plus que jamais, des cendres accumulées par le
Catoblépas 1, lui qui la cache faute de pouvoir la détruire.
Elle est épaisse cette vérité, comme une tranche de pain noir coupée nette par
la lame du couteau de paysan sur la table familiale d'une ferme disparue. Elle
ne laisse point tomber de miettes, elle a besoin d'être mâchée tout entière et
elle satisfait l'appétit. Point d'apprêt maniéré pour cette vérité au goût
franc et fort.
L'éveil de l'amour de la vérité est
lorsque l'âme regarde honnêtement ses illusions abandonnées, lorsqu'elle se
secoue d'un sommeil abrutissant et non point réparateur sous les sortilèges du
Catoblépas. Il faut d'abord accepter son manque et ses limites pour s'ouvrir à
ce qui est transcendant. Simone Weil écrivait dans ses Cahiers qu'aimer
la vérité signifie supporter le vide et par suite, accepter la mort car cet
amour ne se scelle pas sans arrachement. Dans L’Attente de Dieu, elle
livre comment, adolescente, elle avait traversé une crise intellectuelle
crucifiante en constatant qu'elle ne pouvait pas atteindre le royaume
transcendant de la vérité contemplé par un Platon ou un Aristote. Et puis,
soudain, elle reçut une révélation intérieure de la certitude que n'importe
quel homme peut y accéder à condition de la désirer et d'appliquer son
attention à cette quête. Elle ne découvrirait que plus tard l’Évangile et
lierait alors indéfectiblement l'un avec l'autre le malheur et la vérité à
cause de la figure du Christ. Dans La Connaissance surnaturelle, elle
parle de cette similitude :
Par l'effet d'une disposition
providentielle, la vérité et le malheur sont l'une et l'autre muets. Par ce
mutisme la vérité est malheureuse. Car l'éloquence seule est heureuse ici-bas.
Par ce mutisme, le malheur est vrai. Il ne ment pas. [...] Par l’effet d'une
autre disposition providentielle, la vérité et le malheur ont l'un et l'autre
de la beauté.
[...] Le silence du Christ frappé et bafoué, c'est le double silence ici-bas de
la vérité et du malheur.
Il ne fait aucun doute que le
Catoblépas est passé maître dans l'art oratoire. Il est bavard. Le monde est
atteint de logorrhée verbale depuis la naissance des temps. Il l'est plus
encore depuis que l'opinion relative supplante la vérité absolue dans les
préférences de notre liberté.
Celui qui a décidé d'aimer la vérité
est entraîné en des lieux qu'il n'aurait pas choisis et connaît des
tribulations qui mettront son âme à l'épreuve. Édith Stein, — sainte Thérèse
Bénédicte de la Croix —, écrivait dans son ouvrage Être fini et être éternel
que le philosophe :
doit approfondir les raisons
elles-mêmes et les comprendre, c'est-à-dire être saisi par elles au point
d'être acculé à se décider pour elles, à les partager personnellement jusqu'en
leurs conséquences...
Tout homme peut être saisi de façon
identique et être conduit au même dépouillement, à la même ascèse exigeant un
total don de sa personne.
Aimer la vérité, c'est être fidèle
dans la forme et dans le fond, être fidèle aux règles du jeu, pour reprendre
une expression de Charles Péguy. Ces règles du jeu refusent toute confusion,
genre pourtant dont notre époque est friande, mélangeant tout volontairement,
ne respectant pas la différence, la diversité, le raffinement des mots, des
idées, détruisant les frontières entre les choses et les êtres, s'apitoyant plus
sur un chat maltraité que sur un enfant avorté. Le poète écrit dans sa Note
conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, texte
posthume :
Il faut que toute réalité soit
pure ; et séparée. Il faut que ce soit bien le blé qui aille à la meule, et
la grappe qui aille au pressoir. Il faut que ces fruits de la terre ne soient
pas contaminés. Il faut qu'il soient rapportés loyalement et séparément aux
pieds du Créateur.
Telle est la piété profonde et
l'inébranlable fidélité du génie. Lui aussi il est un fruit de la terre. Que me
dites-vous alors, qu'il y aurait un moissonneur qui aurait vaincu un
vendangeur. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire. Et qu'est-ce que c'est
qu'une moisson qui aurait vaincu une vendange. Quelle est cette confusion. Quelle
est cette impiété. Que chacun fasse sa récolte, ceux qui en sont chargés. Il
n'y en a pas tant, qui en sont chargés. Que chacun rapporte ce qu'il est chargé
de rapporter. Je ne veux même pas savoir ce que c'est qu'un moissonneur qui
vainc un autre moissonneur, un vendangeur qui vainc un autre vendangeur.
Respect des différents ordres,
respect aussi de la tâche de chacun, ceci afin de correspondre pleinement à la
vocation de sa propre nature. Ce qui appartient de façon éminente au génie, et
encore plus à la sainteté, doit être aussi partie intégrante de l'être de tout
homme de bonne volonté. Le Catoblépas est talentueux dans l'art de semer la
confusion, comme son Maître le fut, dans le Jardin d'Éden, lorsqu'il fit croire
à Adam et Ève que l'arbre de la connaissance du bien et du mal ne faisait qu'un
avec l'arbre de vie. La vérité est toujours plus simple que toutes les arguties
qui se tissent autour d'elle pour la renier ou pour la blesser. Elle consiste à
respecter notre nature, à ne pas en violer les limites et à procéder de même
pour la nature des autres êtres. Elle se refuse à tordre ce qui est, à le
défigurer, à le soumettre par la force.
Elle n'intéresse que l'homme, pas
l'animal ou la machine. Ces derniers ne mentent pas. Ils ne peuvent pas dire la
vérité non plus et ne sont pas attirés par sa quête. Ceci est un privilège
humain dont nous usons bien mal car nous sommes faits pour la vérité et nous
sommes peu fiables lorsqu'il s'agit de la dire, de l'aimer. La vérité se donne
pourtant à nous sans réserve, en pleine lumière. Elle est sans fond et
inépuisable, certes, mais elle ne se cache pas à plaisir puisqu'elle est pour
la lumière, essence de la lumière. Le mensonge, en revanche, nous enrobe de
farine en réussissant à nous convaincre que tout est hors de notre portée, que
nous ne supporterions pas la vision de ce qui est vrai.
Le savoureux Père Brown, mis en scène
par Chesterton dans ses enquêtes, affirme dans La Perruque pourpre :
Je connais le Dieu inconnu, dit le
petit prêtre avec une certitude aussi inébranlable qu'une tour de granit. Je
connais son nom : c'est Satan. Le véritable Dieu est devenu chair et est
descendu parmi nous. Et je vous le dis, tout homme gouverné par le mystère
l'est par le mystère d'iniquité. Si le diable vous dit que quelque chose est
trop horrible pour être contemplé, contemplez-le. S'il vous parle d'une chose
trop terrible à entendre, entendez-là, si vous croyez une vérité insupportable,
supportez-là.
Le Malin, avec son aide le
Catoblépas, ne manque pas une occasion pour nous convaincre que la vérité, sa
vérité, morcelée, changeante comme un caméléon, est la bouée de sauvetage, le
phare à ne pas perdre du regard. Il redoute que l'homme ne s'aventure hors des
sentiers battus par lui et ses sbires. Il sait que l'amour du vrai ne va jamais
sans hardiesse, aussi cultive-t-il une race de pleutres, de médiocres timorés
et peureux, de dénonciateurs jaloux et ambitieux. À tel point que nous haïssons
le vrai réclamant de notre part un tel courage, une telle témérité.
Contrairement à ce qu'affirmait Renan, la vérité n'est pas triste, elle ne
blesse pas. Saint Augustin, dans un de ses Sermons disait au
contraire : « Aeterna est dulcedo veritatis ». Malgré cette suavité, elle ne semble
pas aiguiser notre appétit. Saint Paul, déjà, s'en étonnait, lorsqu'il écrivait
aux Galates :
Je serais donc devenu votre ennemi,
parce que je vous ai dit la vérité ?
La vérité fait peur car nous savons
qu'elle transforme, contrairement au mensonge qui pétrifie et nous permet de ne
rien remettre en cause dans notre manière d'être et d'agir. Nous choisissons
souvent contre elle une de nos favorites, la sincérité recherchée comme un but
en soi. Évidemment, nous dérapons car la sincérité nous renferme sur
nous-mêmes, sur notre moi égoïste, tandis que la vérité ouvre les portes et
nous délivre. Nous préférons demeurer dans la cage. En cultivant la sincérité
au lieu d'aimer la vérité, nous justifions l'indéfendable, allant jusqu'à
considérer que le mensonge peut être une grande vertu quand il fait du bien.
Nous savons que le meilleur se corrompt toujours et qu'il ne suffit pas
d'idéaliser par une sincérité utopique un exercice de la raison qui est souvent
cahotant.
L'amour de la vérité n'est jamais
satisfait contrairement au jeu de la sincérité qui se contente de maigres
consolations. L'homme qui aime le vrai sait que le règne de la vérité ne se
produit jamais en ce monde, qu'il est en attente et que la croix est lourde à
porter durant ce pèlerinage. Il faut être Talleyrand, en 1792, pour oser
proclamer :
Depuis que le règne de la vérité est
arrivé…
Le règne de la vérité est à implorer
car il est à venir, non pas construit par nos propres forces mais descendant
vers nous, adveniat regnum tuum disons-nous dans le Pater. Cela conduisait le tourmenté
Kierkegaard à s'écrier :
Ô mensonge, mensonge où qu'on se
trouve !
En effet l'abîme est colossal entre
notre désir réel de vérité et l'application avec laquelle nous poursuivons
effectivement ce but. Le désir s'éteint et se lasse, aussi fugace qu'une fusée brillante de feu
d'artifice, et l'hypocrisie, la facilité et le mensonge prennent le relais,
nous rendent la vie plus facile, plus supportable, croyons-nous...
L'amour et la vérité sont un ogre qui
dévore toutes les énergies, qui mobilise tous les sens et qui ne laisse point
en repos car il s'applique à ce qui est sans limite. Le cardinal Henri de Lubac
rappelle, dans Nouveaux Paradoxes, ce qu'est la profondeur de la
vérité :
On croit aisément, sans trop y
réfléchir, que la vérité consiste uniquement dans l'affirmation correcte de
certains rapports ; qu'elle s'acquiert toute par questions et réponses ;
que sa possession n'est que la possession d'une somme de renseignements
exacts ; qu'elle peut être possédée tout entière, du moment que l'intelligence
est faite pour elle : bref qu'elle n'a point de profondeur. On croit
qu'elle s'oppose simplement à l'erreur, et l'on ne voit pas qu'elle s'oppose
encore à la « vanité ». Il semble que soit oubliée la thèse si
limpide placée au seuil de la philosophie traditionnelle : ens et verum convertuntur. Car ce corollaire en découle aussitôt, que la possession
du vrai ne saurait être parfaite que dans la possession de l'être. Or, l'être
déborde infiniment la capacité de nos esprits dans leur état terrestre ;
il est atteint par eux, mais non véritablement possédé. La vérité, vaste et
profonde comme l'être, doit donc également déborder nos intelligences, — pour
que celles-ci ne cessent de s'en nourrir. Mais qu'un raisonnement si simple a de
peine à porter ses fruits !
La vérité déborde de toutes parts dès
que nous tentons de la saisir pour l'emprisonner. Sans doute est-ce inhérent à
la faiblesse de notre nature blessée que de ne pouvoir saisir que des brises de
vérité. Ceci étant, malgré cette limitation, l'homme est invisible lorsqu'il
dit la vérité, comme le rappelle saint Thomas d'Aquin dans son Commentaire
sur Job. Cette force rapproche alors l'homme de Dieu, origine de la vérité.
Ceci dit, il faut reconnaître honnêtement que la voix de la vérité dans
l'histoire, — sans parler des humbles inconnus qui lui sont restés aussi
fidèles —, est esseulée, comme saint Jean Baptiste dans le désert, même
lorsqu'elle est écoutée avec intérêt ou avec passion. Celui qui aime la vérité
est condamné au désert, y compris s'il vit dans la foule. Il est nécessairement
un étranger parmi ses semblables. Il est envié et détesté, craint aussi, comme
le Baptiste respecté par Hérode malgré sa parole de feu et ses condamnations.
Il faut dire que le mot même de vrai possède une puissance incomparable
puisqu'il peut s'appliquer à toute chose. Il est un transcendantal comme l'être
et l'un. Y compris le mensonge peut ainsi être vrai ! Il existe un abîme
entre le Vrai Dieu et un vrai pain de campagne, et pourtant, le
même mot essaie, dans les deux cas, d'exprimer quelque chose de la réalité de
Dieu et du pain de campagne.
Ce sont, comme toujours, les Grecs
qui ont réfléchi les premiers à ce que recouvrait ce mystère, justement en enlevant
le voile. Aléthés signifie non
voilé, non oublié, ceci en
opposition avec le Léthé, fleuve de l'oubli. Si une chose n'est plus
cachée, elle se donne à l'intelligence et peut être connue. Ainsi, lorsque nous
affirmons qu'une chose est vraie, nous la mettons en relation avec la
connaissance. Sera dans le vrai celui qui, par l'exercice de son intelligence,
essaiera de connaître l'être des choses. Intus, intérieur, et legere, lire, lire l'intérieur des choses et des êtres, cueillir ce que
chaque chose donne à connaître. Lorsque nous connaissons, lorsque nous
dévoilons, ce qui apparaît est vrai. Et nous ne connaissons qu'en posant la
question de savoir ce que c'est. Éternelle question de l'enfant qui cherche, au
temps de l'initiation, à comprendre en perçant le secret des choses. Éternelle
question aussi de l'homme mûr qui recherche l'essence et l'existence. Et par
notre jugement, nous sommes capables d'affirmer que cette chose est vraiment
dans la réalité. En reconnaissant des essences en dehors de nous, nous
reconnaissons aussi leur existence en disant qu'elles sont : ceci est un
livre, par exemple. Le est tient l'essence du livre au-dessus du néant.
Je sais qu'il s'agit d'un vrai livre.
Voilà pourquoi saint Thomas d'Aquin a
pu définir, dans la Somme théologique Ia,16, la vérité comme La
conformité de l'intelligence et de la chose. L'intelligence pose une
question à l'objet auquel elle se rapporte. La vérité établit une
correspondance entre les deux. L'être dévoile sa vérité lorsque l'intelligence
correspond avec lui. Cette harmonie ne date pas du Moyen Âge et elle n'a que
faire des doutes de l'époque moderne et contemporaine. Elle avait déjà été
soulignée, bien avant Platon et Aristote, par Parménide qui avait ainsi rédigé l'acte
de naissance de la métaphysique en proclamant l'indissoluble relation de l'être
et de la pensée :
L'acte de la pensée et l'objet de la
pensée se confondent.
Sans l'Être, en qui il se prononce, tu ne peux savoir ce qu'est l'acte de penser.
Sans l'Être, en qui il se prononce, tu ne peux savoir ce qu'est l'acte de penser.
Même après la tempête de l'idéalisme
et des nihilismes, Heidegger ne peut que comparer cette affirmation du
philosophe présocratique à une cariatide semblable à celles de l'Érechthéion
sur l'Acropole d'Athènes, défiant les siècles et les destructions, soutenant de
sa force et de son immobilité le narthex du Temple de la sagesse millénaire.
C'est à l'intelligence et à elle
seule que l'être se révèle comme lumière ; sans elle, l'être serait muet
et son message ne serait reçu nulle part. Sans elle, la vérité ne pourrait pas
être aimée. Si l'on tient, comme Jean-Paul Sartre et ses disciples, que
l'existence ne tient aucune essence au-dessus du néant, l'intelligence serait
impuissante à rien connaître. Pour le philosophe de l'absurde, l'être est de
trop pour l'éternité. L'intelligence questionne donc à vide, tout est néant,
rien n'a de sens et, bien entendu, aucune vérité n'existe pour créer une
quelconque correspondance entre l'intelligence et un être qui n'existe pas.
Or, notre expérience d'amoureux de la
vérité, expérience ordinaire, est bien que l'intelligence questionne et que
l'être répond. L'être, à chaque instant, se dévoile à nous tel qu'il est, à
condition que nous ouvrions les yeux, et la marque de cette apparition est la
vérité. Sans pour autant que nous soyons ceux qui créent les essences. Ces
dernières existent indépendamment de nous, posées et maintenues au-dessus du
néant par l'Intelligence Première qui donne à chaque chose une forme la
conservant dans l'être. Notre intelligence ne crée pas la vérité, façonnée par
la Cause Première, mais elle est là pour la recevoir et la comprendre car elle
est la seule, dans la création, à pouvoir le faire. L'amour de la vérité, fruit
d'un exercice de l'intelligence, est alors contemplation.
Toutes les joies que nous pouvons
connaître ne naissent pas du rapport entre ce que nous sommes et ce que nous
avons, mais entre ce que nous sommes et ce qui est. L'acte de contemplation et,
à son sommet, l'acte d'adoration, est le point à atteindre. Nous nous y hissons
rarement, par paresse, par mépris, par dégoût, par peur, mais il n'empêche que
tout notre être ne cesse, malgré nous et les barrages que nous lui opposons, de
se sentir appelé à ce qu'il est. Un obstacle majeur demeure évidemment
l'attachement à l'avoir et aux possessions matérielles qui convainquent l'intelligence,
au ralenti, qu'elle n'a besoin de rien d'autre. L'intelligence se flétrit, au
milieu des dorures, emportée, grisée par la vitesse et la facilité. Les pauvres
sont généralement plus enclins à regarder la vérité car ils sont moins alourdis
par les richesses.
Les esprits pauvres et simples
concèdent plus facilement à leur jugement la capacité de saisir l'être des
choses sans en être pour autant l'origine car ils perçoivent bien que leur être
propre ne tient qu'à un fil mais que ce fil est d'or et qu'il est tissé par un
Autre. Gabriel Marcel, commentant l'identification de l'être et de l'existence
par Étienne Gilson reprenant la formule de saint Thomas d'Aquin : « Ens dicitur
quasi esse habens » :
l'être est ce qui a l'existence, note dans Foi et réalité :
Le jugement seul, qui dit ce qui est
et ce qui n'est pas, atteint finalement la vérité des choses. Il atteint leur
vérité parce que, dans et par les essences, il atteint les actes d'existence.
Certes, les pauvres et les simples
n'exprimeraient pas de cette façon, métaphysique, ce qu'ils expérimentent
journellement. En revanche, ils sont tout à fait capables de saisir cet amour
de la vérité des choses et des êtres quand il les habite.
Pour les autres, dont nous faisons
généralement partie, il est moins aisé d'aimer la vérité car nous sommes
persuadés que nous sommes les maîtres de notre existence et que les choses et
les êtres n'existent que par notre munificence. Nous sommes les honnêtes
gens dont parle magnifiquement et tragiquement Péguy dans
sa Note conjointe sur M Descartes et la philosophie cartésienne :
Les plus honnêtes gens, ou simplement
les honnêtes gens, ou enfin ceux qu'on nomme tels, et qui aiment à se nommer
tels, n'ont point de défauts eux-mêmes dans l'armure. Ils ne sont pas blessés.
Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans
faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure,
une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture
éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière
anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une
cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la
grâce qu'est essentiellement le péché. Parce qu'ils ne sont pas blessés, ils ne
sont plus vulnérables. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte
rien. Parce qu'ils ne manquent de rien on ne leur apporte pas ce qui est tout.
La charité même de Dieu ne panse point celui qui na pas de plaies. C'est parce
qu'un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C'est parce que la
face de Jésus était sale que Véronique l'essuya d'un mouchoir. Or celui qui
n'est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n'est pas sale ne
sera pas essuyé. Les honnêtes gens ne mouillent pas à la grâce.
Pour aimer la vérité, il faut être
perméable à cette grâce et ne pas craindre les blessures, ne pas avoir honte
des échecs.
Peut-être un des obstacles majeurs à
l'émergence de la vérité dans notre paysage familier est-il la conviction
contemporaine que ce qui importe davantage est la sincérité. Cette dernière est présentée comme une valeur éminente,
permanente, alors qu'il s'agit d'un mythe et que celui qui s'engage sur cette
voie risque fort de s'enliser dans des sables mouvants. La sincérité semble
avoir remplacé tout le reste et servir de succédané : faute de grives, on
mange des merles. C'est une vérité à la petite semaine, changeante, subjective,
sujette aux situations et aux émotions. Elle est le pain blanc de l'âme morte,
le joyau de la bible journalistique et la couronne des politiciens ambitieux.
Par la sincérité, tout est absout, tout est béni et sanctifié. Il suffit qu'un
écrivain soit sincère pour qu'il puisse publier en toute impunité ses pires
crasses intimes. Or, cette sincérité constamment affichée et exhibée peut être
la pire des convenances et des hypocrisies. On peut faire semblant de ne pas
être menteur et la sincérité feinte est un maquillage particulièrement
efficace. Si l'on se penche avec plus d'attention sur le sens du mot sincérité,
on se rend compte qu'il signifie la capacité d'exprimer avec vérité ce que l'on
sent et ce que l'on pense.
Voilà un exercice bien périlleux et
quasiment impossible car tout extérioriser, absolument tout ce que l'on pense
et ce que l'on sent, conduit à rendre la vie infernale. Serait-on insincère et
menteur lorsqu'on contrôle des émotions qui seraient néfastes pour nous-mêmes
et pour les autres ? Est-on insincère lorsqu'on force notre nature à
réagir contre ses inclinations premières, ceci pour remplir notre devoir d'état
ou pour briser notre égoïsme ? Est-on insincère lorsque nous transcendons
nos antipathies, nos agacements et que nous réussissons à maintenir avec les
autres une relation somme toute harmonieuse ?
André Gide, grand spécialiste de la
sincérité, disait que quand il voulait savoir ce qu'elle est, il regardait un
chien ronger un os. En effet, un animal est totalement et continuellement
sincère : il suit sans vergogne ses impulsions du moment et exhibe sans
problème tous ses instincts. Le petit enfant, avant l'âge de raison, a tendance
à procéder de même, puis il apprend peu à peu à passer du stade de la sincérité
sans frein à l'accueil de la vérité.
La sincérité n'est que la porte
ouverte à ce qui est le plus élémentaire dans notre nature. Elle ne peut pas
avoir la prétention d'être un reflet de l'âme. S'abandonner à ses
humeurs par sincérité ne reviendra jamais au même que d'obéir à sa volonté par
devoir. En suivant la vérité nous montrons moins ce que nous sommes,
nous sommes moins sincères peut-être, mais nous nous rapprochons davantage de
ce que nous devons être.
Gustave Thibon note dans L'Équilibre
et l'harmonie :
Si l'on fait de la sincérité, à
n'importe quel niveau et à n'importe quel prix, une valeur absolue, on sape du
même coup toutes les vertus sur lesquelles repose l'édifice individuel et
social : domination de soi, discipline intérieure et extérieure, pudeur,
politesse, etc. Et la seule vérité qui demeure est celle du chaos...
Ce délitement est particulièrement
contemporain puisque la rengaine à chacun
sa vérité, devenue d'ailleurs à
chacun ses vérités, révèle une mise au pinacle de toutes les chimères de la
sincérité, couronnement de l'opinion.
Les frères Goncourt écrivaient dans leur Journal en 1864 :
Ce qui fait la grande tristesse de ce
temps-ci et des hommes de ce temps-ci, c'est qu'il cherche en tout la vérité et
la trouve.
Pourtant très relativistes, ils
touchaient cependant du doigt le travers de leur époque qui ne ferait
qu'empirer : considérer que l'opinion personnelle, envers toutes les
choses et tous les êtres, mérite d'être baptisée vérité. Dans un siècle où la blague,
comme ils aiment à le répéter, semble être la règle commune, ce qui prime est
le moi volage, à la traîne de toutes les nouveautés lancées en l'air par le
Catoblépas, et certainement pas le règne de l'équilibre et de la mesure. Gustave
Thibon parle, pour le XXe siècle, d'« idéal de
décomposition », victoire d'une sincérité qui exige la mise à nu de
toutes les émotions. Tout le monde expose tout en public, sans vergogne, sans
pudeur, sans respect de soi et d'autrui, tandis que d'autres se complaisent à
renifler et à fouiller les placards de leurs voisins, persuadés de faire œuvre
pie. Il s'agit de la sincérité de la maison qui s'écroule à force de vouloir
montrer dans le détail tous les matériaux qui la composent. Entre l'hypocrisie
et l'exhibitionnisme se dessine pourtant une troisième voie qui évite les
pièges de l'une et de l'autre en invitant à la fidélité à ce qu'il y a de
meilleur en nous et non pas de plus instinctif. Effort qui semble être surhumain
et inutile à l'homme du XXIe siècle qui confond la profondeur et les
bas-fonds.
Il ne peut être nié que bien des
êtres humains recherchent ce qu'ils regardent encore comme le vrai, — par
ailleurs ensemble très hétéroclite dans le contexte actuel —, mais cela ne mène
à rien puisque les prémices sont faussés par cette prééminence du moi et de
l'opinion. D'où des divagations incessantes, des idéologies fumeuses, des affirmations
médiocres qui finissent toutes en eau de boudin. Il ne suffit pas de ressentir un
vide, un manque pour être aussitôt comblé. Bien souvent, cette faim et cette
soif se contentent de satisfaction médiocre et instantanée.
Certains esprits s'accommodent fort
bien du trouble naissant parfois lors d'une recherche erronée de la vérité,
croyant la trouver là où elle ne gît pas car elle n'est pas un trésor caché par
l'homme mais une lumière qui surgit. De tels êtres passent à côté de la vérité,
même lorsqu'ils pourraient la contempler face à face. Marguerite Yourcenar
prête à l'empereur vieillissant, dans les Mémoires d'Hadrien, ces
paroles teintées de cynisme :
L'homme passionné de vérité, ou du
moins d'exactitude, est le plus souvent capable de s'apercevoir, comme Pilate,
que la vérité n'est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes,
des hésitations, des replis, des détours qu'un esprit plus conventionnel n’aurait
pas. À certains moments, d'ailleurs peu nombreux, il m'est même arrivé de
sentir que l'empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous
tous.
L'empereur mentait-il par
pitié ? Ou bien parce qu'il n'estimait pas la vérité à sa juste valeur,
c'est-à-dire bien au-dessus de sa tête couronnée de lauriers ? Souvent le
mensonge manié avec adresse et sous prétexte d'humanité est un poison qui tue
sans douleur, une sorte de narcotique qui endort peu à peu la méfiance et finit
par transformer le regard. Le Catoblépas apparaît alors nimbé de divinité. Bien
des mensonges flattent. Notre époque, plus encore que les précédentes, en sait
quelque chose. Ils sont peut-être pires que ceux qui dénigrent car encore plus
faux, pas seulement poison mais encens empoisonné. C'est le mensonge de
l'hypocrisie qui défigure le plus profondément la vérité. Voilà pourquoi le
Christ n'a jamais cessé de combattre ce mensonge dans sa prédication terrestre.
Il est plus dommageable que les vices et la débauche. Peut-être
le péché contre l'Esprit, dont parle le Messie comme étant impardonnable,
réside-t-il dans cette prostitution de la lumière... L'auréole de l'hypocrite
est un crachat à la face de la vérité, plus que le péché de la Madeleine
voluptueuse. La sainteté elle-même risque de sombrer dans une vanité qui a
besoin de purification.
Gustave Thibon écrit dans L'ignorance
étoilée :
Fausses auréoles. Le visage du saint
disparaît deus la lumière de l'auréole comme celui de l'hypocrite se cache sous
la nuit du masque. Mais le pire des pharisaïsmes — celui que je ne peux pas
m'empêcher de pressentir aujourd'hui chez les héros dont la grandeur m'éblouissait
autrefois — c'est de se faire un masque de lumière elle-même. Car la sainteté,
aussi longtemps qu'elle n'a pas fait l'unité totale de l'homme, implique
toujours une sorte de dédoublement — une lutte entre le centre divin de l'âme
et les passions de la chair et du moi. Mais si ce dédoublement s'opère mal, si
—comme dans l'opération d'un cancer— quelques cellules impures (orgueil
ressentiment, mépris des hommes) restent mêlées au noyau divin, le dualisme du saint
devient celui d'un acteur qui joue un rôle héroïque et le culte de la
perfection dégénère en représentation théâtrale. « Le faux Hector est un
vrai comédien », disait saint Augustin. Et combien de comédiens, même parmi
les vrais Hectors ! Rien n’a plus besoin de purification que ce qu'on
appelle la pureté Et d'autant plus que les souffrances et les sacrifices des
héros confèrent, à l'intérieur même de l'âme, une espèce de passeport divin à
l'orgueil et au mensonge. Où est le saint qui n'aurait jamais besoin de prier
ainsi : Seigneur, sanctifie cette ébauche impure qu'on prend pour ma
sainteté ? Et combien d'auréoles ne sont-elles pas en partie des masques ?
Entre les opinions jetées à tout
vent, s'exhibant sans pudeur et sans souci de la vérité, et les dissimulations
hypocrites et mensongères, il est bien ardu de se frayer un chemin débouchant
sur la lumière... Notre époque aime les maquillages et prétend s'exposer dans
une liberté totale, sans souci du transcendant qui est nié, sans respect de ce
qui est en amont et sans prêter attention aux conséquences dans le présent.
Tout semble être dangereusement enflé, alourdi de suffisance et de médiocrité.
Il suffit qu'une voix proclame, de temps en temps, telle bribe de vérité
oubliée, — autrefois reconnue par presque tous —, pour que des cris outragés
retentissent aussitôt, dénonçant l'intolérance, la réaction, l'intégrisme, le
fondamentalisme et l'inévitable et inénarrable racisme. Alors la plupart des téméraires
d'un moment choisissent de se taire, de battre retraite, de s'enfermer dans
quelque tour d'ivoire ou de s'exiler dans le château de l'âme.
D'ailleurs, il arrive que ce qui est
véritablement profond et vrai se cache sous des apparences futiles. Les
grandeurs d'établissement sont utiles aux grandeurs réelles. Chacune mérite
respect selon son ordre propre. Encore faut-il ne pas s'arrêter en chemin et ne
pas attacher trop longtemps son regard à ce qui ne brille que d'un feu fugace
et en partie trompeur. La passion de la vérité ne peut jamais passer par le
mépris des choses les plus ordinaires et les plus simples qui proviennent de la
créativité humaine. Le premier mouvement devrait être le silence de la
contemplation afin de discerner ce qui est bien et bon. Et puis, dans un second
temps, elle doit manier avec précaution le trésor précieux qu'elle aura
rassemblé. Sinon, c'est l'émergence de la folie, tare congénitale des pires
rationalismes de l'histoire. Pensons par exemple au Siècle des lumières, dont nous proclamons être les fiers héritiers
par l'explosion meurtrière de la Révolution de 1789 : loin d'être le
creuset de la vérité qu'il prétendait maîtriser, il est avant tout le triomphe
d'une double mutilation, celle de la nature de l'homme, — en éradiquant la
sagesse millénaire —, et celle du surnaturel, — en écrasant l’infâme, en tuant Dieu.
À ces pièges usés jusqu'à la corde, —
car le Catoblépas ne possède malgré tout qu'une imagination limitée —, doit
répondre la nouveauté éternelle de ce qui a toujours été. La vérité exige la
sainteté.
Comme l'écrit Simone Weil dans L'Attente de Dieu :
Un type nouveau de sainteté, c'est un
jaillissement, une invention. Toutes proportions gardées, en maintenant chaque
chose à son rang, c'est presque l'analogue d'une révélation nouvelle de
l'univers et de la destinée humaine. C'est la mise à nu d'une large portion de
vérité et de beauté jusque-là dissimulées par une couche épaisse de poussière.
Il y faut plus de génie qu'il n'en a fallu à Archimède pour inventer la
mécanique et la physique. Une sainteté nouvelle est une invention plus
prodigieuse.
Quelle sainteté pour la vérité
immuable ? Quelle sainteté pour contrer l'opinion et l'hypocrisie ?
La vérité ne souffre pas de division, elle ne peut être qu'une. La sainteté,
quant à elle, peut revêtir différents visages car elle n'est que le vêtement
qui permet d'entrer dans la contemplation parfaite de l'Amour. Charles Péguy
parle de deux sortes de saints dans Le Porche du mystère de la deuxième
vertu :
Il y a un double recrutement des saints
qui sont dans le ciel.
Il y a ceux qui viennent, il y a ceux qui sortent des justes.
Et il y a ceux qui sortent des pécheurs.
Et c'est une entreprise difficile.
C'est une entreprise impossible à l'homme.
Que de savoir quels sont les plus grands saints.
Ils sont tellement grands les uns et les autres.
Il y a ceux qui viennent, il y a ceux qui sortent des justes.
Et il y a ceux qui sortent des pécheurs.
Et c'est une entreprise difficile.
C'est une entreprise impossible à l'homme.
Que de savoir quels sont les plus grands saints.
Ils sont tellement grands les uns et les autres.
Il y a deux extractions (et tous
pourtant, ensemble, également ils sont des saints dans le ciel. Sur le même pied) (Des saints de Dieu).
Il y a deux extractions, ceux qui viennent des justes et ceux qui viennent des pécheurs.
Ceux qui n'ont jamais inspiré d'inquiétudes sérieuses
Et ceux qui ont inspiré une inquiétude
Mortelle.
Ceux qui n'ont pas fait jouer l'espérance et ceux qui ont fait jouer l'espérance.
Ceux dont on n’a jamais rien craint, rien redouté de sérieux, et ceux dont on a failli désespérer, Dieu nous en garde.
Quel grand combat.
Ceux dont on n'a jamais rien entendu dire.
Et ceux dont on a entendu dire
La parole
Mortelle.
Il y a deux extractions, ceux qui viennent des justes et ceux qui viennent des pécheurs.
Ceux qui n'ont jamais inspiré d'inquiétudes sérieuses
Et ceux qui ont inspiré une inquiétude
Mortelle.
Ceux qui n'ont pas fait jouer l'espérance et ceux qui ont fait jouer l'espérance.
Ceux dont on n’a jamais rien craint, rien redouté de sérieux, et ceux dont on a failli désespérer, Dieu nous en garde.
Quel grand combat.
Ceux dont on n'a jamais rien entendu dire.
Et ceux dont on a entendu dire
La parole
Mortelle.
La vérité saisie par ces saints, ceux
venus des justes et ceux venus des pécheurs, Antigone ou Marie Madeleine, est
que le bonheur offert par le monde est un carcan. Il faut en être délivré comme
il faut être délivré de la routine de l'argent, de l'impasse du succès, du
contentement de soi, des charmes de la facilité. Ils se rejoignent dans cette
commune découverte. Nous ne donnons jamais aux mots que nous employons, comme
eux les emploient aussi, la même signification. Nous croyons parler d'une
réalité identique, comme le bonheur, et soudain, en chemin, nous nous rendons
compte que nous sommes étrangers l'un à l'autre car nos attentes sont opposées.
Celui qui aime vraiment la vérité ne
dissout pas ses pensées et ses sentiments dans le marécage du monde. Il va
toujours jusqu'au bout une fois qu'il a décidé de marcher. Il a le désir
d'atteindre les limites et, une fois en présence de celle-ci, il s'arrête un
instant afin de trouver un autre passage, comme l'alpiniste suspend son geste
pour trouver la meilleure prise dans la cheminée et se hisser plus haut. Ce
n'est qu'en essayant d'aller jusqu'au bout que l'homme a alors le droit de
constater et d'affirmer que ce qu'il a accompli n'est que de la paille, ut palea, comme le considéra saint Thomas d'Aquin face à la
prodigieuse architecture de sa Somme théologique.
Point de scepticisme dans un tel
aveu, contrairement au découragement ou au dégoût qui nous saisissent lorsque
notre peu d'effort n'est pas couronné par la récompense que nous espérions.
Notre époque est savante pour cultiver un scepticisme de décomposition,
simplement parce qu'elle se venge ainsi de son impuissance à se hausser
jusqu'aux vérités relatives, elle qui nie l'existence de la vérité absolue.
Scepticisme du ressentiment qui possède les médiocres, les paresseux, les
idéologues, les mondains, les envieux. Produit de la Révolution française ayant
germé dans le libertinage qui la précéda, il est personnifié dans la figure
d'un Talleyrand, comme celui de la Grèce décadente est résumé dans le
dilettantisme de Lucien de Samosate. Par-dessus les siècles, un même dérapage
fait surface. Le pire est qu'il se prétend toujours aristocratie de l’intelligence.
Accepter de ne pas avoir prise sur
tout ne remet pas en cause l'amour de la vérité et ne conduit pas au
scepticisme rancunier. Le renoncement permet au contraire de ne pas vivre dans
l'imaginaire en ambitionnant ce qui ne peut pas être. Il se garde de la vanité,
sans pour autant éteindre le désir d'avancer encore davantage. Et puis, s'il
est arrachement en quelque sorte, il n'arrache pas que du vide puisqu'il a
d'abord planté des racines. La quête amoureuse de la vérité n'est pas une
drogue de qualité supérieure chargée d'assurer l'équilibre, de protéger de la
désespérance. Elle ne conduit pas dans des paradis artificiels où l'âme serait
miraculeusement à l'abri de toute blessure. Les amours trop grandes ou trop
pures pour la terre condamnent au contraire les amants à être conduits au
tombeau par un monde qui ne peut que les haïr, qu'il s'agisse de Prométhée,
d'Antigone, de Socrate et bien sûr, à un niveau suprême, du Christ. Ce qui est
crucifié par le monde sur le Golgotha est cet extrême de l'amour que le Catoblépas
poursuit irrémédiablement de son ressentiment. L'amoureux de la vérité est un
explorateur. Parcourir ainsi les mondes inconnus comporte plus de danger que la
promenade quotidienne et à heure fixe d'Emmanuel Kant dans une bourgade
endormie d'Allemagne. Il n'est pas étonnant que ceux qui s'y risquent
s'entendent dire par le roi Créon : « Va
donc aimer chez les morts », et par le procurateur
Pilate : « Qu'est-ce
que la vérité ? »
En effet, notre monde porte aux nues
ceux qui, souvent à grand renfort de publicité et d'argent, risquent leur vie
et celle des autres pour atteindre des prouesses dont l'utilité reste à
démontrer, mais en revanche, il méprise ou ignore celui qui risque tout, dans
le silence et l'humilité, pour partir à la découverte de ce qui est invisible.
La vérité mérite que l'on s'y donne avec folie et qu'on jette par-dessus bord
toute frilosité. Les mystiques sont ceux qui n'ont pas hésité à affronter les
pôles, l'équateur et les tropiques hostiles de cette vérité qui peut blesser,
qui gèle et qui brûle. Si le terme n'avait pas été tellement édulcoré et revêtu
d'une façade de carton-pâte, nous pourrions parler d'un amour fou à propos de
l'amour de la vérité.
Marguerite Yourcenar, sans être
d'abord métaphysicienne, mais réagissant en poète du verbe, ne se trompe pas en
décelant en tout amour une marque ou une annonce de l'amour du plus haut. Dans Feux,
elle note :
Ce qui semble évident, c'est que
cette notion de l'amour fou, scandaleux parfois, mais imbu néanmoins d'une
sorte de vertu mystique, ne peut guère subsister qu'associée à une forme
quelconque de foi en la transcendance, ne fût-ce qu'au sein de la personne
humaine, et qu'une fois privé du support de valeurs métaphysiques et morales
aujourd'hui dédaignées, peut-être parce que nos prédécesseurs ont abusé
d'elles, l'amour fou cesse vite d'être autre chose qu'un vain jeu de miroirs ou
qu'une manie triste.
L'enchevêtrement du bien et du mal en
ce monde peut briser l'élan de cet amour fou pour la vérité et conduire celui
qui aime à démissionner ou à battre en retraite. Si le regard se veut pur, il
se heurtera à ce qui défigure les visages créés pour le baiser de la vérité.
Faut-il pour autant accepter les masques et faire son deuil du mensonge qui
tente de rogner toute réalité ? Une telle démission serait se condamner à
pourrir sur pied dans le verger du Catoblépas. Réagir et poursuivre sans peur
l'exigence choisie pour atteindre la vérité, c'est risquer d'être brisé. Ce
dilemme ne mérite pas d'hésitation. Mieux vaut plonger tête baissée dans ces remous
plutôt que de végéter, de se languir et de dépérir sous des apparences de
prospérité.
Combien d'âmes contemporaines
sont-elles prêtes à se jeter ainsi à l'aventure ? Une poignée sans doute.
Nous sommes tellement éloignés de ces foules de moines attirés par le désert d'Égypte
aux premiers siècles de l’ère chrétienne ou de ces disciples de la pauvreté
suivant en masse saint François d'Assise... Dans une société où le loisir, le
plaisir ont remplacé l'effort, tout ce qui exige un dépassement de soi est regardé
comme un sacrifice inacceptable et la vérité s'effrite faute de désir, de
constance, de patience, d'amants pour la courtiser et pour la servir.
La vérité non aimée est une plaie qui
ne cessera de grandir au XXIe siècle et qui conduira à signer définitivement
l'apostasie en train de se réaliser depuis deux siècles, nous précipitant sous
la double domination de la finance et de l'islam. Nous atteignons des sommets
dans l'art de cette blague déjà
dénoncée par les auteurs lucides du XIXe siècle, canular universel
prenant le pas sur l'amour de la vérité. Nous évoluons dans la farce. Non point
au sens où l'entend Karl Marx lorsqu'il définit l'histoire d'abord comme un
événement authentique se transformant ensuite en farce, mais au sens où la
modernité, par son commerce et sa technique, nous a entraînés dans une double
dégradation de nous-mêmes et du monde. Tout est devenu simulacre, jeu,
carnaval.
Jean Baudrillard, dans son petit
essai incisif Carnaval et cannibale, décrit ainsi notre potlatch
occidental :
Nous [l'Occident], c'est tout ce par
quoi un être humain garde quelque valeur à ses propres yeux dont nous faisons
le sacrifice délibéré. Notre potlatch à nous, c'est celui de l'indignité, de
l'impudence, de l'obscénité, de l'avilissement, de l'abjection. C'est tout le
mouvement de notre culture — c'est là où nous faisons monter les enchères.
Notre vérité est toujours du côté du dévoilement, de la désublimation, de
l'analyse réductrice — c'est la vérité du refoulé, de l'exhibition, de l'aveu,
de la mise à nu — rien n'est vrai s'il n'est désacralisé, objectivé, dépouillé
de son aura, traîné sur scène. Notre potlatch, c'est celui de l'indifférence —
indifférenciation des valeurs, mais aussi indifférence à nous-mêmes. Si nous ne
pouvons pas mettre en jeu notre propre mort, c'est que nous sommes déjà morts.
Et c'est cette indifférence et cette abjection que nous lançons aux autres
comme un défi : le défi de s'avilir en retour, de nier leurs propres
valeurs, de se mettre à nu, de se confesser, d'avouer — bref, de répondre par
un nihilisme égal au nôtre.
Ainsi, par notre mépris de la vérité,
entraînons-nous, à notre suite, le monde entier. Le Catoblépas ne néglige aucun
peuple, aucune culture. L'ombre s'étend et dévore peu à peu les quelques
clairières encore baignées de lumière. Non contents de nous vautrer dans le
néant, nous n'avons de cesse de convaincre les autres de nous y rejoindre, de
trouver par eux-mêmes les voies de leur propre abjection.
Depuis des décennies, nous n'avons
pas faibli dans notre agression contre toutes les cultures de vie alors que
nous élaborions notre anti-culture de mort. Qu'exportons-nous aujourd'hui avec
le plus d'acharnement, sinon nos antivaleurs, ceci d'autant plus facilement que
nous possédons, pour ce faire, l'argent, le pouvoir, les moyens techniques, les
institutions mondialistes ? L'obscénité, la pornographie, le féminisme, la
théorie du genre, l'avortement, la contraception, l'eugénisme, l'euthanasie, la
libéralisation des drogues, le relativisme généralisé... toutes données de
notre Occident flageolant, fruits avariés de notre rejet de la vérité, arrivant
de force sur la table des petits et des pauvres aux quatre coins de la
planète...
Nous dépensons tant d'énergie à
planifier ce que Musil énonce en ces termes dans L’Homme sans qualités :
— Que feriez-vous si vous aviez pour
un jour le gouvernement du monde ?
— Sans doute ne me resterait-il plus
qu'à abolir la réalité !
— J'aimerais bien savoir comment vous
vous y prendriez ! »
Et encore :
Sans doute certaines personnes
s'imaginent-elles encore avoir une vie personnelle et avoir une volonté propre.
Mais cette sorte de gens paraît ce absurde aux autres, sans qu'on sache encore
bien pourquoi.
Exagéré ? Sans doute pas car
nous avons souvent le sentiment diffus que nous ne sommes plus enracinés dans
la réalité et qu'il ne dépend plus de notre volonté, de notre liberté de
réagir. Alors nous nous raccrochons à nos pauvres branches, sans toujours
réaliser qu'elles nous sont tendues par le Catoblépas. Il nous faudrait regarder
sans crainte nos ténèbres pour pénétrer de nouveau dans la lumière. Or nous
n'en prenons pas la direction. Mais rien n'est perdu cependant. Si l'on voit
vraiment, réellement, les êtres et les choses tels qu'ils sont, nous n'aurons
plus la fâcheuse habitude de désespérer, de nous décourager, de nous révolter
ou de critiquer. Nous serons conduits plutôt à l'émerveillement, à
l'admiration, parfois à la vénération, sans pour autant encenser les défauts
découverts en cours de route. Nous y sommes souvent empêchés par notre tendance
à vouloir à tout prix évacuer le mal en le remplaçant par un bien à notre
mesure et selon nos valeurs. Nous comparons, nous soupesons, nous confrontons
et, pour finir, plus rien ne trouve grâce à nos yeux. De là la célèbre et
humoristique formule de Chesterton à propos de George Bernard Shaw qu'il
aimerait voir admirer ses pieds avec une stupeur religieuse, comme il l'écrit
dans Hérétiques :
Je l'imagine murmurant à
lui-même : « Quels sont ces deux êtres splendides et industrieux que
je vois partout me servir sans que je sache pourquoi ? Quelle fée marraine
les fit trotter du pays des elfes jusqu'à moi le jour de ma naissance ?
Quel dieu des confins, quel dieu barbare des jambes dois-je me concilier avec
du feu et du vin de peur qu'ils ne me quittent ? »
Notre époque est celle de
l'insatisfaction permanente de tous ceux qui sont nantis, alors que les pauvres
ne vivent pas dans la frustration puisqu'ils embrassent la réalité beaucoup
plus volontiers.
Chesterton souligne
admirablement :
La vérité, c'est que toute
appréciation véritable repose sur un certain mystère d'humilité et presque
d'obscurité. L'homme qui déclara : « Bienheureux celui qui ne
s'attend à rien car il ne sera pas déçu »fit un éloge bien insuffisant,
mensonger même. La vérité est la suivante : « Bienheureux celui qui
ne s'attend à rien, car il sera glorieusement surpris ». L'homme qui ne
s'attend à rien voit les roses plus rouges que ne les voit le commun des
mortels, l'herbe plus verte et le soleil plus éblouissant. Bienheureux celui
qui ne s'attend à rien, car il possédera les villes et les montagnes ;
bienheureux celui qui est doux, car il recevra la terre en partage. Tant que
nous ne comprenons pas que les choses pourraient ne pas exister, nous ne
pouvons comprendre qu'elles existent. Tant que nous ne voyons pas
l'arrière-plan des ténèbres, nous ne pouvons admirer la lumière comme une chose
unique et créée. Dès que nous avons vu ces ténèbres, toute lumière devient
claire, soudaine, aveuglante et divine. Tant que nous ne nous représentons pas
le néant, nous sous-estimons la victoire de Dieu et ne pouvons concevoir aucun
des trophées de Son ancien combat. La vérité se manifeste par un million de
mystifications extravagantes, dont celle que nous ne savons rien tant que nous
ne nous rendons pas compte de ne rien savoir.
L'étonnement socratique face à la
vérité débouche non pas sur une possession maladive et brutale de cette vérité
mais sur un couronnement par cette vérité. Voilà pourquoi celui qui ne s'attend
à rien d'extraordinaire, parce qu'il est ordinaire et humble, se retrouve
prince d'un monde qui dépasse celui dans lequel il souffre en silence. Le
Catoblépas essaie toujours de nous convaincre qu'il faut savoir ce que l'on
veut, qu'il faut poursuivre avec acharnement les objets de nos désirs car nous
sommes maîtres de notre univers. Et qu'il faut aussi constamment passer d'un
objet à l'autre car le désir est mouvant, que tout est relatif. Il n'aime pas
Platon ce monstre avachi. Il lui reproche de ne pas tenir que tout change. Oh !
certes, les choses matérielles et visibles changent ! Mais les qualités abstraites,
les idées générales et invisibles, elles, ne changent pas. Notre connaissance
de ces dernières est peut-être limitée, mais elles sont aussi invariables que
la position de l'équateur et des tropiques.
Comme l'écrit le poète Philippe
Jaccottet dans Paysages avec figures absentes :
Du plus visible, il faut aller
maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et
le plus vrai.
Tous les mystiques, parce qu'ils ont
fait l'expérience du néant, sont capables de contempler la permanence
sous-jacente à l'apparent éparpillement. Nous, nous sommes surtout attachés à
la vitesse, pensant y trouver la clef du coffre de nos insatisfactions. Nous,
nous parcourons des distances, pensant y découvrir de nouveaux mondes. Or, même
si le monde est une sphère que l'on peut sillonner très rapidement, ce qui se
livre se situe plus à nos pieds et sous nos yeux qu'au centre de l'Antarctique
ou dans les abysses des océans. Le jardinier qui bêche son potager a plus de
chance de découvrir quelques bribes de vérité que le touriste en mal de
dépaysement. Notre cœur continue de battre, mais il ne se dilate guère pour
simplement accepter la vie et en tirer profit avec humilité.
Notre époque a considérablement
renversé sens dessus-dessous nos esprits très compliqués. Elle a perdu le sens
des réjouissances humaines les plus ordinaires, essayant de nous convaincre, —
et elle y réussit assez bien —, qu'il vaut mieux les abandonner au profit des
constructions tarabiscotées de notre imagination et de nos prouesses
techniques. Feuilleter
un des nombreux magazines proposant à tout un chacun de multiples loisirs,
voyages, activités, est révélateur : tout doit sortir de l'ordinaire.
C'est à celui qui renchérira le plus sur l'attrait de ce qui est présenté comme
rare, cher, sortant des normes. Or tout a trait à ce qui, normalement, compte
le moins dans l'existence : l'alimentation, le vêtement, le sport, les amusements,
la vie économique... Cette recherche constante de ce qui étonne, choque,
surprend, est une fausse simplicité bien qu'elle se présente généralement comme
un retour vers le naturel : faire une cure à base d'herbes amères plutôt
que de s'attabler joyeusement en bonne compagnie autour d'une chère savoureuse.
Incroyable cette fringale qui nous saisit lorsqu'il s'agit de changer ses
habitudes, de les remplacer par d'autres qui sont plus pesantes et moins
attrayantes, simplement parce que nous avons en horreur la vérité des choses
simples.
Nous avons ainsi abaissé notre vie.
Au lieu de prendre soin des choses d'en haut en recevant avec enthousiasme les
choses simples d'en bas, nous avons délaissé les choses d'en haut et nous
triturons les choses d'en bas avec des moues d'enfants difficiles et
capricieux, jamais satisfaits, jamais heureux. Faudra-t-il récupérer dans les
larmes et la douleur ce magnifique héritage que nous délaissons ?
Ce qui rend aujourd'hui la vérité
plus distante, ce n'est pas le progrès technique ou les désirs idéologiques.
C'est la fermeture de notre cœur qui est devenu encore plus mécanique que les
métropoles dans lesquelles nous vivons pour la plupart sur cette terre. Nous ne
cessons de penser à des réformes pour améliorer nos conditions de vie, sans
voir que le changement nécessaire est celui de notre cœur. Tant que ce dernier
ne se retournera pas vers les idées générales, vers le sage et le religieux,
tout effort demeurera vain et stérile. Tant que nous n'aurons pas fait brûler
de nouveau le désir en nous, et la simple joie, le bonheur des jours
ordinaires, sachant que tout cela nous est donné d'en haut, nous piétinerons
avec le dégoût et l'ennui au cœur. Tant que nous ne penserons pas à autre chose
qu'à tout ce dont nous avons besoin, nous manquerons de tout et nous laisserons
passer la grâce.
Le Sauveur ne prêche-t-Il pas à la
foule de Galilée, dans l'Évangile selon saint Matthieu :
C'est pourquoi je vous dis : ne
vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez ou boirez ; ni
pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la
nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du
ciel. ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des greniers,
et votre Père céleste les nourrit. Ne voulez-vous pas beaucoup plus
qu'eux ? Qui de vous, à force de soucis, pourrait ajouter une coudée à sa
taille ? Et pourquoi vous inquiétez-vous pour le vêtement ?
Considérez les lys des champs comme ils croissent : ils ne travaillent, ni
ne filent. Et cependant, je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa
gloire, na pas été vêtu comme l'un d'eux. Que si Dieu revêt ainsi l'herbe des
champs, qui est aujourd'hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas
bien plus pour vous, gens de peu de foi ? Ne vous mettez donc point en
peine, disant : que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous
vêtirons-nous ? Car ce sont les Gentils qui recherchent toutes ces choses,
et votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le
royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus. N'ayez
donc point de souci du lendemain. Le lendemain aura souci de lui-même. À chaque
jour suffit sa peine.
Une telle invitation devrait suffire
à l'âme du croyant. Pourtant ce dernier se laisse prendre tout autant que le
païen ou l'incroyant aux pièges des sirènes du Catoblépas. Ce qui nous empêche
d'adhérer pleinement à l'appel de la vérité est la peur de manquer. Plus cette
crainte se creuse, plus le désir d'accumuler, de thésauriser augmente, plus la
réalité nous échappe. En voulant combler le vide, nous laissons passer le
moment présent qui est l'image du futur. Nous n'embrassons pas la vie car nous
nous inquiétons toujours de ce qu'elle sera demain, si demain il y a. Et cette
angoisse nous pousse aussi à consommer le plus possible en remplissant ses
poches, comme un enfant goulu perché dans un cerisier la bouche pleine, les
mains occupées et des cerises écrasées barbouillant ses culottes courtes. Nous
voulons double et triple ration de tout, maintenant et demain au lieu de
s'incliner sur ce qui est délicatement offert, goutte à goutte.
Très souvent, nous déclarons, avec
découragement et impatience, ne plus rien comprendre à ce qui nous arrive, à la
façon dont notre vie poursuit sa route, ceci malgré tous nos efforts
volontaristes pour modeler les choses à notre gré. Tout simplement parce que
nous compliquons ce qui est clair et nous simplifions à l'extrême ce qui est
complexe. Le résultat est un beau chaos idéologique et spirituel où toutes les
références, tous les repères, toutes les valeurs, tout ce qui est permanent
s'est évanoui, nous laissant benêts et désemparés, ou bien orgueilleux et sûrs
de nous. Ne devrions-nous pas plutôt considérer cet admirable principe d'égalité
qu'est le péché originel, et donc la folie des hommes, pour découvrir que nous
avons tous la possibilité de devenir des héros et des saints ? L'humilité qui y conduit se heurte à
l'inaltérable orgueil nous envahissant à chaque fois que nous n'avons aucune
raison de nous enorgueillir ! Et pire que cela, lorsqu'elle se casse le
nez sur l'hypocrisie pharisaïque qui a, elle, bien des raisons légitimes de
s'enorgueillir.
La vérité se dévoile lorsque le moi
est réduit à rien, c'est-à-dire lorsque la vie est accueillie dans sa totalité,
dans sa simplicité. Sinon, nous remplissons tous les vides de notre personne
envahissante et nous risquons de nous asphyxier faute d'oxygène pour vivifier
l'âme. Pour l'homme qui se décharge de toutes les prétentions, qui refuse de
s'autodétruire en se prenant pour le maître blasé de l'univers, tout se revêt
d'une coloration unique. Il n'exige rien. Il ne rêve pas d'un ciel différent de
celui qui est. Il s'émerveille devant celui qui est car il connaît trop bien la
morsure des ténèbres. Il ne fuit pas l'hiver qui loin d'être la saison de
l'agression du froid et de la mort est la saison de la paix, de la sérénité, du
dépouillement, de l'abandon. Il ne craint pas l'hiver qui est faiblesse et
abaissement car il y trouve un chemin d'humilité.
Philippe Jaccottet, dans ses Paysages
avec figures absentes, décrit ainsi cette saison, description qui
s'applique tout autant à la vie spirituelle :
La force qu'ici l'hiver célèbre, ce
n'est donc pas celle qui triomphe par le fracas et la rapidité des armes, celle
qui, survenue d'en haut, fauche et piétine, avec des étendards, des trompes,
des panaches, des trophées ; c'est la force qui dure et supporte, celle
qui est en bas, patiente, immobile, recueillie, portant couleurs de bure et de
buis, d'humilité et de silence ; c'est le passé épais, c'est le sombre,
l'immémorial ; c'est comme un monument de pierre qui, au lieu de s'élever
pour imposer, se réduirait à une immense et profonde assise qu'il faudrait se
pencher pour honorer (et le lierre qui ne monte pas, qui reste attaché au sol,
est nommé ‘couronne de terre’) : au-dessus de quoi l'espace s'est fait
d'autant plus vaste, d'autant plus ouvert, parce qu'y passent plus librement
les brillants véhicules du jour, lavés des allusions et des fautes de couleur.
Pour accéder à la vérité, il faut
avancer dans l'hiver, avec l'hiver, avec cette force dans la faiblesse, avec
cette découverte que nous ne sommes pas des surhommes, que nous sentons et
souffrons davantage, que nous vivons et nous réjouissons davantage aussi. Pour
découvrir la vérité, il faut d'abord écrire l'éloge du faible et mépriser la
force selon ce monde. Le Catoblépas est tout bardé de fer. L'amoureux de la
vérité est comme le jeune David prêt à affronter Goliath, en tunique, avec quelques
pierres dans sa besace et une misérable fronde à la main.
Point n'est besoin d'écrire une
nouvelle Somme théologique pour se faire le héraut de la vérité. La
proclamer revêt des formes très diverses qui n'importent pas plus que la langue
que l'on emploie pour dire à l'être aimé comme il est précieux à notre cœur. Et
à chaque fois que l'on dit quelque chose sur la vérité, quelque chose de vrai,
il ne s'agit point là d'un aspect accidentel et partiel. La vérité n'est pas
une sorte de puzzle que nous pourrions reconstituer à partir de tel ou tel
morceau épars. Dire de quelque chose que c'est un morceau de la vérité
reviendrait à soutenir que nous connaissons déjà l'image intégrale et que nous
savons exactement à quelle place nous devons déposer le fragment pour obtenir
peu à peu la figure entière. Connaître la vérité intégrale serait comme un face
à face avec Dieu, ou même comme une identification parfaite avec Lui, ce qui
est impossible pour l'être créé, pour ce qui est mortel. Parler de morceaux de
vérité, même si ce sont des pépites, fait plus penser à un cadavre dépecé qu'à
un organisme resplendissant de santé. Il nous est à tous arrivé, au cours de
promenades enfantines en forêt, de découvrir soudain le fragment d'un animal ou
de ramasser une feuille, une branche perdue, sans pour autant être capable de
reconstituer l'ensemble, sans pouvoir donner un nom à l'être ou à l'espèce.
L'imagination comblait alors le vide et notre cœur battait sans doute à l'idée
que nous étions en possession d'une dent de dragon, d'un talisman précieux ou
de la baguette de Merlin l'Enchanteur. Seule l'enfance possède ce pouvoir,
perdu rapidement par la suite.
Nous ne sommes pas capables
d'embrasser la vérité à partir d'un détail. Avec elle, nous devons être comme
un peintre. Pour construire sa toile, il dessine une ébauche générale et non
pas simplement un trait en quelques coups de crayon, ajoutant à l'adresse de
celui qui regarde son œuvre inachevée :
— Voilà un aspect, à vous de
compléter. De toute façon, la toile n'existe pas.
Un tel peintre ne pourrait pas être
pris au sérieux. La vérité est toujours tout d'un bloc, présente intégralement
lorsqu'elle se livre sans pour autant nous anéantir. Le sceptique aura beau jeu
de maintenir mordicus qu'elle est irrémédiablement absente. Le philosophe
pourra toujours argumenter qu'elle est présente pourtant comme hypothèse mais
qu'elle n'existe pas. Le peintre sage sait qu'il y a une toile dont il a tracé
précisément le dessin pour le tout et ses parties.
Il est clair que plus nous sommes
certains de ce qu'est le bien, plus nous le verrons en toutes choses.
Ce n'est pas la multiplication des expériences qui nous
conduit à une découverte plus pointue de la vérité car on accède à ce qui est
vaste non pas en s'échappant, en s'éclatant comme un feu d'artifice, mais en
contemplant simplement ce qui est à nos pieds. La dite quête de la vérité à
travers le monde comme globe trotter
n'aboutit qu'à la confusion, à l'éparpillement, à la superficialité et au
relativisme. Effleurer en passant les diverses sagesses humaines n'enrichit pas
mais appauvrit car l'habitude est prise d'en rester à ce qui est visible, à ce
qui peut être atteint sans trop d'effort. Ce n'est que dans l'enracinement que
la vérité peut devenir familière. Cela peut être les racines d'un monastère ou
bien les racines de sa famille naturelle, celle de sa patrie, de sa culture, de
sa rue et de son toit.
L'infinitude de l'univers est enclose
dans une cour de ferme ou dans l'âtre paternel. Nous trouvons toujours des
occasions pour fuir cette réalité et, du même coup, nous tournons le dos à la
vérité. Les safaris en Afrique et les trekkings
au Tibet rétrécissent notre horizon et notre esprit. Nous serions prêts à
revenir à dos d'éléphant pour épater notre quartier alors que nous ne sommes
plus capables de regarder nos voisins. Nous préférons à l'humanité de notre
village, de notre cité, à ses habitudes, l'anonymat de peuples et de tribus qui
ne sont en rien astreignants pour nous et qui demeureront à jamais étrangers.
Tout ce qui est ailleurs semble être la vérité, à condition de ne pas la
connaître, de ne pas s'y arrêter. Tout apparaît comme lumineux alors que nos
racines nous accablent.
Cette contemporaine tendance à se
disperser au bout de la planète pour y trouver le vrai est fâcheuse car elle
est lâcheté vis-à-vis de ce qui est proche et de ce qui remet constamment en
question nos choix et ce que nous sommes, qui met en péril nos opinions.
L'aventure se trouve dans notre rue, pas dans la jungle d'Amazonie. Il suffit
de se baisser pour ramasser la vérité. Se projeter en avant et dans l'espace ne
fait pas davantage briller les étoiles et nous risquons bien de les ignorer à
force de ne plus contempler le ciel à partir du pas de notre porte ancestrale.
Nous sommes persuadés que la vérité se situe ailleurs et très loin de notre
jardin où ne poussent ni orchidée, ni cocotier. Il est tellement plus facile et
gratifiant de s'envoler « au-delà des Pyrénées », là où les hommes ne
sont pas gênants, grossiers et insolents comme nos voisins de palier avec leur
marmaille. Nous extrayons avec délice ces vérités
contenues dans le monde animal sauvage, les cultures tribales, les mégapoles
lointaines, les îles sous le vent... Ce sont des vérités bien agréables à tenir dans la paume de sa main car elles
ne se rebiffent point, elles sont soumises à nos caprices de touristes
philosophes. Elles s'inclinent devant nos majestés passagères et ricanent
derrière notre dos.
Et nous finissons par être certains
que toutes ces tromperies, tous ces mensonges que nous nous assenons à
nous-mêmes afin de nous convaincre que nous sommes vraiment dans la bonne
direction, sont la vérité. Nous y croyons sincèrement,
c'est-à-dire sans volonté foncièrement perverse et vicieuse, mais simplement
par habitude de la facilité et tout pleins de suffisance et d'orgueil. Sans
doute dérapons-nous faute d'ambition, c'est-à-dire qu'en fait nous ne sommes
pas assez gourmands et nous nous contentons de petites vérités alors qu'il
faudrait désirer les vérités extraordinaires, celles qui dépassent toute
raison, celles qui appartiennent aux contes
de fées. À force de vouloir être en avance sur tout, nous sommes en
retard. À force de rechercher la vérité aux confins de la terre, nous nous
traînons avec de faux airs de joie et de plaisir. À force de rejeter la vérité
héritée de nos pères, de vouloir construire quelque chose de neuf, d'original,
de rien qu'à nous, nous nous retrouvons les bras ballants, badauds, benêts,
tellement pitoyables dans notre avant-garde qui se reflète médiocrement dans
vingt siècles de Révélation...
Chacun croit toujours être le premier
à découvrir les Indes, pour se rendre compte par la suite, l'âge et
l'expérience aidant, que tout ce remue-ménage et cette prétention n'ont pas
fait quitter le port et que l'île mystérieuse sur laquelle nous pensons aborder
en explorateurs est identique en tous points à celle que nous venons de
quitter. Nous sommes de piètres Christophe Colomb dans le domaine spirituel.
Lorsque nous proclamons nos vérités
en les opposant, — comme une remise en cause radicale —, à la vérité, nous
forçons notre voix, nous haussons le ton, en une désespérée révolte juvénile,
même si nous sommes déjà des vieillards. Ceux qui se signalent ainsi par une
telle assurance sont en fait de pâles imitateurs de ce qui existait avant eux
mais dont ils n'ont cure. Ils affichent des airs solitaires et incompris de
précurseurs persécutés, satisfaits d'attirer un instant l'attention lorsqu'ils
relatent leurs expériences mystiques au retour du Machu Pichu ou de Lhassa, et
puis se dégonflent dès qu'il faut reprendre contact avec la réalité du monde où
ils ont été appelés. Ce qu'ils prenaient pour des vérités uniques, parce que
leurs propres opinions, s'avèrent être des vérités fort anciennes, en partie
défigurées par la vanité humaine.
Trop de confiance en soi est à la
fois un péché et une faiblesse. Elle est le signe de l'échec. Or la tendance contemporaine
est d'être assuré pour tout, au propre et au figuré. La vérité ne peut plus
percer cette carapace. Seul l'homme humble est capable de voir ce qui est dans
sa plénitude et sa simplicité, de goûter les choses pour ce qu'elles sont
vraiment, indépendamment de lui. Son imagination est nourrie par cette réalité.
Elle ne connaît alors point de limites, non pas pour édifier des opinions
prétendant être des vérités, mais pour enrichir sans cesse le paysage de la
tradition. Notre monde s'est rétréci au rythme de notre éparpillement. Notre
esprit évolue dans un cercle étroit tandis que nous portons nos pas sur tous
les continents et que nous sommes connectés
par l'électronique. Nous prétendons à une logique absolue, à une rationalité
fruit de notre liberté et pourtant, nous nous ratatinons en rabâchant à l'envi
les mêmes poncifs tout en ignorant la réalité.
Serait-ce là un signe de folie ?
Folie raisonnable, démence contrôlée peut-être mais ver dans le fruit. Nous
pouvons expliquer de plus en plus de choses, l'univers semble promis à nous
appartenir, mais nous n'appréhendons plus rien d'une manière large et grande.
Homère avait-il parcouru le ciel et l'enfer connus avant de rédiger son Iliade ?
Les constructeurs de cathédrales s'étaient-ils baignés dans le Gange avant
de dessiner les plans de leurs sanctuaires ? Les empereurs de Chine
s'étaient-ils penchés sur la loi romaine avant de gouverner leurs peuples ? Chacun
bénéficie de la même terre nourricière et lève la tête vers des étoiles
identiques. Pour le reste, tous les hommes se contentent de leur lopin de terre
et de leur coin de ciel plus ou moins bleu.
Grâce à Dieu, la plupart des
habitants de cette planète vivent encore dans leur petit monde qui est en fait un balcon panoramique. Ils ne sont pas
obsédés par l'efficacité, la rentabilité et l'usage abusif de la raison. Ils
prennent le temps de croire aux contes de fées et considèrent encore que ce qui
est invisible possède plus de prix que ce qui saute aux yeux. Ils savent
contempler tout en effectuant les tâches les plus ordinaires, les plus
ingrates, les plus rudes. Exigeons-nous une preuve de cette affirmation ?
Il suffit de constater la joie des pauvres pour ne pas mettre en doute leur
capacité à percevoir et à recevoir ce que nos esprits tourmentés et sans repos
ne sont pas capables d'accueillir. Une telle pureté est nécessairement appelée
à cueillir la vérité.
Hölderlin a écrit que tout ce qui
jaillit pur, en pureté, tout pur surgissement est énigme.
Il y aurait une circulation invisible
manifestée ainsi par des signes ; les signes seraient frêles, comme nous
sommes friables, mais la circulation continuerait au-delà de toute espèce de
cassure. Un vagabond peut entrevoir cela, recevoir pareille aumône. Vite
dissipée, probablement.
En ce monde nous marchons
sur le toit de l'enfer
et regardons les fleurs.
sur le toit de l'enfer
et regardons les fleurs.
C'est le lieu de citer de nouveau ce
poème d'Issa, le Japonais. Il y a peut-être un lien, pas seulement une
contradiction, entre l'enfer et les fleurs. On pourrait en venir à dire cette
chose folle, qui paraîtra indécente aujourd'hui, qui l'aurait été de tout
temps, car il y a longtemps que l'enfer a émergé à la surface de notre
monde : qu'elles parlent plus haut que lui ; ou qu'elles parlent de
ce qui pourrait l'emporter à la fois sur elles et sur lui.
Fontaine. Soleil clair, soleil
écolier. Et ce matin, pas le moindre reflet de sang ou de feu, pas la moindre
colère, pas la plus petite tentation ! Fontaine, au premier soleil.
Mésanges désormais apaisées.
Une part invisible de nous-mêmes se
serait ouverte en ces fleurs. Ou c'est un vol de mésanges qui nous enlève
ailleurs, on ne sait comment. Trouble, désir et crainte sont effacés, un
instant ; mort est effacée, le temps d'avoir longé un pré.
Même si l'enfer a envahi un monde qui
plie le genou devant lui, il n'en reste pas moins que le soleil clair de la
vérité ne peut s'éteindre pour celui qui a décidé de marcher humblement en
rassemblant les signes qui lui sont donnés. Nos fausses libertés, sous les
coups du Catoblépas, ne sont que des soumissions et Dieu a en horreur la
soumission. La véritable liberté, celle du paysan pauvre qui trace son sillon —
ou qui le traçait —, celle du poète attentif à la réalité, celle de l'enfant
qui joue, celle du moine qui se cloître, mène à l'accueil de ce qui est
immuable. Genou en terre certes, mais pas écrasement du front sur le sol.
J'ai créé cette liberté même. Il y a
plusieurs degrés de mon trône.
Quand une fris on a connu d'être aimé librement, les soumissions n'ont plus aucun goût.
Quand on a connu d'être aimé par des hommes libres, les prosternements d'esclaves ne vous disent plus rien.
Quand on a vu saint Louis à genoux, on n'a plus envie de voir
Ces esclaves d'Orient couchés par terre.
Tout de leur long à plat ventre par terre. Être aimé librement,
Rien ne pèse ce poids ; rien ne pèse ce prix.
C'est certainement ma plus belle invention
Quand on a une fois goûté
D'être aimé librement
Tout le reste n'est plus que soumissions. [...]
Quand une fris on a connu d'être aimé librement, les soumissions n'ont plus aucun goût.
Quand on a connu d'être aimé par des hommes libres, les prosternements d'esclaves ne vous disent plus rien.
Quand on a vu saint Louis à genoux, on n'a plus envie de voir
Ces esclaves d'Orient couchés par terre.
Tout de leur long à plat ventre par terre. Être aimé librement,
Rien ne pèse ce poids ; rien ne pèse ce prix.
C'est certainement ma plus belle invention
Quand on a une fois goûté
D'être aimé librement
Tout le reste n'est plus que soumissions. [...]
Tous les prosternements du monde
Ne valent pas le bel agenouillement droit d'un homme libre.
Toutes les soumissions, tous les accablements du monde
Ne valent pas une belle prière, bien droite, agenouillée, de ces hommes libres-là. Toutes les soumissions du monde
Ne valent pas le point d'élancement
Le bel élancement droit d'une seule invocation
D'un libre amour.
Ne valent pas le bel agenouillement droit d'un homme libre.
Toutes les soumissions, tous les accablements du monde
Ne valent pas une belle prière, bien droite, agenouillée, de ces hommes libres-là. Toutes les soumissions du monde
Ne valent pas le point d'élancement
Le bel élancement droit d'une seule invocation
D'un libre amour.
Ce que nous nommons notre liberté
n'est le plus souvent que cette soumission, — non plus à Dieu désormais en ce
qui concerne nos âmes occidentales —, mais aux idoles qui Le remplacent. Nos
idoles nous ressemblent, elles sont caricature de la vérité, déformation du
bien absolu. Elles sont tellement plus faciles à s'approprier et n'exigent pas
l'attention surnaturelle. Comme elles sont changeantes et remplaçables, elles
ne pèsent pas comme la vérité inébranlable. Elles obéissent aux passions, aux fantaisies,
aux sentiments du jour ou de l'époque. Elles sont régulièrement déboulonnées
avec cependant quelques constantes inamovibles comme le pouvoir, l'argent, le
plaisir. Leur présence est rassurante car elle permet de ne pas peiner à vide,
de ne pas trop penser. Elles sont la preuve que l'homme a toujours besoin de se
dévouer à un ordre particulier, ordre qui, dans ce cas, n'est ni élevé ni
surnaturel. Au lieu d'accepter avec humilité notre relation avec le réel et
avec Dieu, nous préférons nous humilier devant de faux dieux, tous décevants à
la longue.
L'amour de la vérité défigurée se transforme en dévouement intégral pour soi-même
ou pour un être, un objet particulier, concret ou abstrait : Alexandre
pour ses soldats, ou bien la science, l'idéologie du parti, de la société
secrète. Il ne peut d'ailleurs exister confusion qu'en ce qui concerne la
véritable essence de l'amour de la vérité. Le mensonge, l'hypocrisie,
l'étroitesse, les préjugés peuvent se cacher derrière bien des manifestations
de cet attachement. Telle est la contradiction à laquelle l'esprit se heurte
car le désir le plus pur d'amour de la réalité peut être rapidement empoisonné
par nos tensions internes et par les tentations extérieures.
Simone Weil souligne très justement,
dans La Pesanteur et la grâce, cette déchirure qui nous empêche
d'embrasser vraiment ce qui existe de plus beau et de meilleur :
La grande douleur de l'homme qui
commence dès l'enfance et se poursuit jusqu'à la mort, c'est que regarder et
manger sont deux opérations différentes. La béatitude éternelle est un état où
regarder c'est manger. Ce qu'on regarde ici-bas n'est pas réel, c'est un décor.
Ce qu'on mange est détruit, n'est plus réel.
Le péché a produit en nous cette
séparation.
Si de telles contradictions écartèlent
l'homme, elles ne se dénouent que dans l'amour surnaturel. La vérité peut être
perçue malgré cette contradiction, même si sa saisie demeure hors de portée.
Malgré tous ces obstacles, l'amour de la vérité est sans prix. Rien ne peut
l'acheter, ni les mots, ni les idées. Faire
la vérité afin d'advenir à la lumière, tel est le précepte évangélique. Cela
passe par l'amour du prochain. Pour admirer, pour respecter, nous avons
toujours besoin de raison, alors que l'amour n'en a pas besoin. Notre attachement
à la vérité n'est pas le résultat d'une critique, pas plus que notre
attachement aux êtres qui nous sont chers. Nous acceptons ces derniers tels
qu'ils sont, dans leur intégralité, — ou tout au moins le devrions-nous si
notre amour était purifié... Ce que nous aimons vraiment est toujours infini,
au-delà de l'instant, de la fugacité. Au-deçà de ce qui est mortel, ce que nous
aimons, c'est l'immortalité, même si tout est brusquement emporté dans le flux
du temps. Ce qui rend notre vie heureuse est cette présence de l'éternité au
sein des instants de joie. Ce qui est momentané ne suffirait pas à satisfaire
notre soif d'amour.
Chesterton indique ce qui a protégé
l'homme dans son histoire et lui a permis de conserver sa santé mentale tout en
se dirigeant vers la vérité, ceci dans Orthodoxie :
Le mysticisme y est parvenu. Aussi
longtemps que le mystère existe, la santé mentale est préservée : c'est en
supprimant le mystère qu'on engendre un état morbide. L'homme ordinaire a
toujours été sain d'esprit parce qu'il a toujours été un mystique. Il ne refuse
pas la pénombre. Il a toujours un pied sur terre et l'autre dans le royaume des
fées. Il se donne toujours la liberté de douter de ses dieux, mais aussi (à la
différence de l'agnostique contemporain) celle de croire en eux. Il accorde
toujours plus d'importance à la vérité qu'à la cohérence. S'il voit deux
vérités qui semblent se contredire, il les accepte toutes les deux avec leurs
contradictions. Sa vision spirituelle est stéréoscopique, comme sa vision
physiologique : il voit d'autant mieux qu'il perçoit deux images
distinctes en même temps. Ainsi a-t-il toujours cru que le destin existait mais
qu'il existait également le libre arbitre. Ainsi a-t-il cru que le royaume du
ciel appartenait aux enfants, mais qu'ils devaient néanmoins obéir au royaume
de la terre. Il admire la jeunesse parce qu'elle est jeune et la vieillesse
parce qu'elle ne l'est plus. C'est précisément à cet équilibre entre
d'apparentes contradictions que l'homme sain doit sa constance et sa stabilité.
Tout le secret du mysticisme tient à ceci : l'homme peut tout comprendre à
l'aide de ce qu'il ne comprend pas.
Cet homme simple et ordinaire sait
qu'il ne peut regarder face à face la lumière qui, par ailleurs, éclaire toutes
les choses qui l'entourent. Il ne peut soutenir la vision de la source et
pourtant il y remonte insensiblement à chaque fois qu'il refuse de demeurer
dans l'étroitesse de son esprit, à chaque fois qu'il refuse de s'éparpiller aux
quatre coins du monde. C'est encore Chesterton qui note que la croix ouvre ses
bras aux quatre vents, qu'elle est « un sémaphore
pour voyageurs libres ». Et ces
voyageurs ont des racines qui poussent jusqu'au cœur de Dieu. Il est vain de se
proclamer amant de la vérité si le cœur n'est pas capable de se fixer, de
s'arrêter afin de contempler la beauté des choses particulières, afin de se
laisser envahir par cette lumière qui vient d'ailleurs, qui est insoutenable,
qui est nécessaire et dont l'éclat est à nul autre pareil. Charles Péguy, autre
chantre de la simplicité, écrit dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne :
Le
catholique est un garçon qui arrive sur la route et qui trouve très bon pour
lui le poteau indicateur qu'il y a pour tout le monde. Et non seulement cela,
mais ces poteaux indicateurs qui sont pour tout le monde, il ne les consulte
même pas pour savoir sa route. Il la connaît bien sa route, il la sait, il la
voit, il fait comme tout le monde, il suit comme tout le monde. On voit bien la
route. Il consulte les poteaux
indicateurs
pour éprouver une certaine joie qui est une joie rituelle de la route, pour accomplir un certain rite qui est un rite de la route.
Ces lignes sont d'autant plus
percutantes qu'elles furent parmi les dernières de ce manuscrit laissé inachevé
par la mobilisation de Péguy puis par sa mort au champ d'honneur dans la terre
charnelle. La marche de tout homme vers la vérité — et Péguy s'y était engagé
avec son esprit, son âme, son sang et ses tripes —, ne peut s'accomplir que
dans cette joie relevée ici par le poète. Cette joie intérieure doit
accompagner tout pèlerin, même lorsque le cœur se fait lourd à cause des peines,
des souffrances, des échecs. Il suffit de se baisser pour ramasser une
étonnante collection d'objets précieux épars dans la Création et ces constantes
découvertes ne lassent jamais, elles émerveillent le cœur et l'esprit. L'homme
amoureux de la vérité ne cesse d'être surpris et la surprise est le plus grand
des plaisirs dont on fasse l'expérience. L'enfance s'y lance sans hésitation,
l'âge de la maturité est souvent plus réticent et préfère ce qui est planifié
et préparé, ne se doutant pas qu'il passe à côté des joies les plus pures de
l'existence. Encore faut-il mettre la bride sur le cou de l'insatiable appétit de nos sentiments en sachant fixer
des limites à notre volonté. Nous sommes surtout atteints de scepticisme, et
aussi de quelques autres travers, et nous finissons par affirmer que nous avons
le droit de tout faire mais que de toute façon, rien ne sert à rien. À force de
remise en cause, de rancœur, de rébellions adolescentes, d'orgueil et de
prétention à dépasser toutes les limites, nous avons détruit toute autorité, à
la fois humaine et divine. Nous nous épuisons en une vaine quête de la raison
qui se mord la queue comme un serpent venimeux et nous nous infligeons à
nous-mêmes notre propre mort.
Si l'amour de la vérité est ainsi
remplacé par une raison qui se fracasse la tête contre les murs de la pensée
humaine, sommes-nous donc condamnés à périr et à nous enfoncer dans les
ténèbres ? Peut-être pas, car il est possible que nous ayons atteint déjà
la limite de notre refus des limitations, que nous ayons épuisé notre capacité
à nous révolter sans prendre de risque. Hilaire Belloc, le
célèbre écrivain britannique ami inséparable de Chesterton, répondrait par ces
mots rapportés par ce dernier :
Ne soyez pas troublé, je vous en
supplie, par la montée de forces déjà en voie de dissolution. Vous vous êtes
trompé d'heure : ce n'est plus la nuit, mais déjà le matin.
Le scepticisme sauvage occidental
s'auto-dévore, se condamnant à ne plus rien connaître, sauf à arborer le moi comme une
de ces idoles qu'il prétendait détruire et tenir en horreur. S'étant attaqué à
tort, il manque désormais de munitions et se retrouve cigale devant la réalité
qui lui survit. Signe des époques décadentes, déjà dans l'Antiquité, qu'une
pensée qui détruit la possibilité de penser. Nous sommes ici en présence d'un
mal absolu. Le cours lent et régulier de la pensée est détourné pour aboutir à
un abîme sans fond puisque aucune vérité n'est possible et qu'il faut brûler
aujourd'hui ce qui était adoré hier.
Le bienheureux cardinal John Henry
Newman s'attacha très tôt à montrer comment la vérité peut être appréhendée
dans l'écoulement du temps à condition de ne pas sombrer dans le scepticisme
qui tue la raison. Son chef-d'œuvre dans ce domaine sera L'Essai sur le
développement de la doctrine chrétienne où il écrit par exemple :
Les vérités les plus hautes et les
plus admirables, bien qu'elles aient été révélées au monde une fois pour toutes
par des maîtres inspirés, ne sauraient être comprises d'emblée par ceux qui les
reçoivent ; mais comme elles ont traversé des milieux humains, elles n'en
ont demandé que plus de temps et une pénétration d'esprit plus profonde pour
être parfaitement mises en lumière. C'est là ce qu'on peut appeler la théorie de
développement de la doctrine.
Le sceptique rejette tout en bloc à
partir du moment où il ne comprend pas. Une attitude plus humble lui
permettrait sans doute de mieux exercer sa conscience. En fait, il déteste la
vie et cherche toujours par toutes sortes de moyens à attiédir la passion pour
l'existence dans les sociétés où il sévit. La certitude de l'être ne lui
apparaît plus car il ne fixe son regard que sur l'inconvénient de naître. Le
sceptique, qui, souvent, fait appel de façon grandiloquente à l'exercice de sa
seule conscience pour affirmer sa liberté se méprise en fait lui-même en
n'accordant à sa conscience aucun fondement originaire.
Le cardinal Joseph Ratzinger, inspiré
par la célèbre lettre du cardinal Newman au duc de Norfolk en réponse aux
attaques de Gladstone contre le Vatican et les catholiques en 1874, parle à
juste titre, dans Conscience et vérité, de deux niveaux de la
conscience : celui de l'acte de jugement bien sûr, mais aussi, le
précédant et le fondant, un niveau ontologique qui est « une mémoire
originelle du bien et du vrai » plantée en nous, « une
tendance intime de l'être de l'homme, fait à l'image de Dieu, vers ce qui est
conforme à Dieu ». Cette réminiscence par laquelle « depuis sa
racine, l'être ressent une harmonie avec certaines choses et se trouve en contradiction
avec d'autres » est un « sens intérieur, une capacité de
reconnaissance, de telle manière que celui qu'elle interpelle, s'il n'est pas
intérieurement replié sur lui-même, est capable d'en reconnaître l'écho en
lui ».
L'impératif catégorique kantien ne
peut que conduire l'homme, en réaction, à tout rejeter. En revanche, agir
selon sa conscience en accueillant sa dimension ontologique, sa mémoire,
correspond au véritable être de l'homme et l'aide à accomplir sa nature. Par
cette conscience éclairée qui plonge ses racines non pas vers le bas mais vers
le haut — car la vérité et la sainteté marchent souvent sur la tête... —,
l'homme peut reconnaître que tout ce qui l'entoure est un miracle, que chaque
chose semble avoir échappé à un cataclysme, à un naufrage, à un raz-de-marée. Chaque
être humain est un Robinson dressant l'inventaire de ce que les flots rejettent
du vaisseau fracassé. Nos rues abritent de ces mendiants au bord de la folie,
un pied dans un autre monde, qui comptent et recomptent sans relâche leurs
dérisoires possessions composées de rebuts et de déchets soigneusement serrés
dans des sacs en plastique. Sans doute ont-ils une conscience plus vive que la
nôtre du fait que ces maigres biens ont tous échappé au désastre et qu'il s'en
est fallu de peu pour qu'ils ne sombrent pas dans le néant, pour qu'ils
émergent du rien. Ainsi notre vie qui a su vaincre tant d'adversité et qui est
advenue au jour, non point par hasard mais comme une éclosion merveilleuse et
unique.
Chesterton, dans Orthodoxie, révèle
que, à son regard, il est surprenant de constater que n'importe quel passant
dans la rue est un « Grand aurait-pu-ne-pas-être ». Ainsi
est-il revêtu d'une dimension sacrée. Il a suffi d'un presque-rien, d'un je-ne-sais-quoi
pour que cet être soit, pour qu'il se maintienne dans l'existence malgré tant
d'oppositions, d'agressions, de dangers, d'obstacles. Cette intense fragilité
flotte en un perpétuel miracle. Cela est le signe que le monde ne s'explique
pas par lui-même, qu'une vérité y est inscrite et qu'elle est la clef de nos
rêves et de nos désirs légitimes.
Cette révélation est une
source inépuisable d'admiration, de joie, mais aussi de tristesse et de
nostalgie lorsque ce que nous croyions immortel s'évanouit soudain et va
rejoindre le royaume originaire. Pour accueillir cette source, notre esprit
doit déjà vivre dans la cité de Dieu, même si nous sommes nécessairement, pour
ces temps, citoyens de ce monde.
[...] Parce que l'amour de la vérité est en
danger, tout le reste court le risque d'être anéanti : la patrie, la
culture, la langue, la communauté, la famille, la morale, les vertus,
l'autorité. Certes, la vérité, emportée et malmenée par les flots, ne coule
point et on peut la reconnaître, alors que nous somme secoués dans les
tourbillons, lorsqu'elle sort de la bouche de celui qui l'aime et qui la fait
découvrir. Pourtant, la vie n'a pas diminué de prix au cours des millénaires.
Rien n'est plus poignant que les soubresauts d'un être qui refuse l'agonie ou
d'un prisonnier qui cherche à se libérer de ses liens. L'apathie de notre
époque, sous couvert d'autonomie acquise et de libres choix, est révélatrice de
l'héritage de cette conscience malheureuse léguée par les maîtres penseurs.
Il n'est plus temps de s'aveugler sur
la force des ennemis qui entreront dans la brèche si le relativisme,
l'indifférence et la paresse continuent de prévaloir. On peut opposer à
l'infini l'optimisme de rigueur au pessimisme épouvantail. Cela ne sert de rien
et ne nous empêchera pas de nous aplatir sans cesse un peu plus bas devant le
Catoblépas. Et pourtant, le monde ne se réduit pas à ce que cette Bête en a
fait. Il est d'abord celui dont nous sommes comptables car il nous a été remis
en mains propres par le propriétaire nous chargeant de l'entretenir et de le
faire fructifier. Nous ne pouvons pas l'incriminer ; c'est nous que nous
devons juger. Cela est tellement plus simple de jeter la pierre afin de nier le
désastre ou d'en accuser quelque bouc émissaire.
Comment aimer la vérité sans reconnaître
le péché ? Comment aimer la vérité lorsque la conviction repose dans un va
et vient continu, dans des entrées et des sorties, n'importe où, n'importe
quand, pourvu que le plaisir en surgisse et le fugace bonheur ? Charles Péguy souligne que la grande idée chrétienne est que
tout ne peut pas recommencer. Dans son Dialogue de l'histoire et de l'âme
charnelle, il écrit :
Combien
cette idée chrétienne, cette grande idée chrétienne [...] ne se
contrarie-t-elle pas précisément à (toute) la frivolité moderne, très
précisément, très ponctuellement, bord à bord bout pour bout, tête à
tête ; à toute la théorie, à toute cette frivolité, à toute la vanité
moderne, à toute la prétention moderne, qui dit, qui veut, qui entend,
justement, qui prétend précisément tout recommencer, quand elle veut, comme
elle veut, à son gré, à son caprice, au vent de sa folie, à sa fantaisie, au
vent de sa passion, frivole, et selon le grincement de sa girouette, qui veut
toujours tout reprendre, d'une main, et tout refaire. [...] Ainsi le monde
moderne, mon ami, ne veut que ceci : reprendre, refaire, recommencer,
constamment recommencer simplement l'irréversible. Et lequel des deux a raison,
mon ami, du monde chrétien ou du monde moderne, de celui qui ne veut pas
recommencer l'irréversible ou de celui qui veut le recommencer, je veux dire
simplement lequel des deux a raison dans le détail même, dans le temporel, dans
l'expérience, dans notre pain quotidien, dans notre petite expérience, de tous
les jours, de notre expérience humaine...
Dans le monde chrétien, il n'y a pas
de grattage effectué par un clerc de notaire sur des registres déjà anciens.
Rien ne s'efface, rien ne disparaît. Nulle oblitération, nulle annulation. Là
réside ce qui est vrai. Dans cette permanence. Là où se côtoient le bien et le
mal ; ce qui a été réussi, ce qui est un échec ; ce qui est sainteté,
ce qui est peccamineux. Voilà l'étonnant respect du christianisme pour ce qui
est, pour ce qui a été. Le passé n'est jamais passé dans le monde chrétien. Il
demeure présent. L'amour de la vérité navigue dans ces eaux mêlées d'où surgit
l'unité. Tout demeure dans la création. Et tout demeure dans l'action des
hommes. Cela peut faire trembler de crainte mais aussi apporter consolation et
sérénité.
À une époque où il est de mode écologique de prôner le recyclage, nous
découvrons que presque tout est conservé et non point transformé. Un éternel
recommencement est un leurre, et ce serait une tragique angoisse. Même si ce
sont perpétuellement les mêmes vices et les mêmes vertus qui guident nos
actions, ces dernières sont toujours nouvelles et uniques. Il existe cette
sorte de fixité dans la mouvance. Ce qui ne change pas est la vérité à
atteindre, celle à découvrir, à embrasser. Et l'amour qui l'étreint est
toujours d'une identique essence. Il ne provient pas de nous, car, de notre
cœur seul, rien ne peut jaillir par soi-même. On ne refait point la vérité,
c'est elle qui nous façonne et nous laisse sans repos.
Père Jean-François Thomas sj, in Les
mangeurs de cendres
1. Catoblépas, animal si bête qu’il se mange les pieds
sans s’en apercevoir. Gustave Flaubert.