D'emblée, nous bloquons liberté et indépendance. Comme si la liberté était le pouvoir d'aller ou de ne pas aller en tel sens plutôt que dans tel autre. Être libre est souvent pour nous équivalent de faire-ce-que-nous-voulons, mais entendu dans un sens négatif : ne pas être empêché de faire ce que nous voulons. À la limite, la liberté coïnciderait avec l'absence de tout contrôle, avec la possibilité de caprice et de vagabondage absolu. Les délectations d'un état de disponibilité, savamment protégé contre tout risque de fixation, nous entretiennent dans le mirage d'une liberté qui ne serait qu'indécision. Et l'indétermination réussit à faire passer ses charmes pour ceux de la liberté. Faut-il, comme Hamlet, rester irrésolu pour être libre ? Trop de romanciers et de philosophes d'aujourd'hui nous l'ont fait croire... jusqu'au suicide !
Avant les cris de Rimbaud dans
« Le bateau ivre »1, les blasphèmes de Nietzsche ou
l'assurance de Simone de Beauvoir dans La force de l'âge, Chateaubriand dans
la forêt vierge du Nouveau-Monde, en bon disciple de Rousseau, avait déjà
succombé au charme de l'irrésolution. La page est célèbre :
Dans
l'espèce de délire qui me saisit, je ne suivais aucune route ; j'allais
d'arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en
moi-même : ici, plus de chemins à suivre, plus de villes, plus d'étroites
maisons, plus de présidents, de républiques, de rois, surtout plus de lois, et
plus l'hommes. Des hommes ? Si : quelques
bons sauvages qui ne s'embarrassent de moi, ni moi d'eux ; qui, comme moi
encore, errent libres où la pensée les mène, mangent quand ils veulent, dorment
où et quand il leur plaît. Et pour essayer si j'étais enfin rétabli dans mes
droits originels, je me livrais à mille actes de volonté, qui faisaient enrager
le grand Hollandais qui me servait de guide, et qui, dans son âme, me croyait
fou...
Essais
historiques sur les Révolution, p. 106
Liberté
primitive, je te retrouve enfin. Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi,
qui se dirige au hasard et n'est embarrassé que du choix de ses ombrages...
Voyage
en Amérique, p. 34
La liberté de l'homme se réduit-elle
à l'indécision de l'oiseau ou de la mouche ?
Pour
comprendre ce qu'est la liberté, il faut toujours se rappeler où elle prend naissance.
Il n'y a de liberté pour l'homme qu'au nom de la présence de deux amours : celui du bonheur, et celui des
choses qui conduisent au bonheur.
Être libre, c'est d'abord pour nous
exercer le pouvoir de désirer le bonheur, tout le bonheur dont nous sommes
capables, c'est le pouvoir d'épanouir complètement toutes nos forces
d'achèvement. Or, ce pouvoir, l'homme ne peut pas s'en défaire. Il est inscrit
en lui, qu'il le veuille ou non. On ne peut pas ne pas désirer le bonheur, et
le bonheur dans toute son amplitude, infinie.
Mais ce
pouvoir du bonheur nous met dans une situation disproportionnée ; en effet, nous voulons plus que ce
que nous pouvons nous donner. L'esprit de l'homme juge de la valeur des choses
par rapport aux exigences de son désir ; or, ces exigences sont sans limites. Notre désir,
notre volonté, notre amour sont naturellement fixés sur une réalité trop grande
et trop forte pour qu'aucun bonheur particulier puisse y répondre. Il faut donc
en tirer les conséquences pour la liberté.
La poire ou le gâteau
Ce n'est pas
du tout parce qu'il peut rester dans l'indécision qu'un homme est libre. Ce
n'est pas parce que j'hésite
entre la poire et le gâteau que je suis libre, mais parce que j'aime mieux
le gâteau que je reste libre à l'égard de la poire, ou plus exactement, si
entre une promenade et faire oraison, je reste libre à l'égard de la promenade,
c'est que j'aime Dieu davantage. L'homme est libre, non parce qu'il peut rester
indécis, mais bien parce qu'il ne peut pas se défaire d'une suprême décision : celle du bonheur, et infini. C'est
parce que notre détermination à
la béatitude est nécessaire que nous sommes libres à l'égard de tout ce qui conduit à
la béatitude. C'est parce que l'homme aime le bonheur qu'il reste libre en face
de tout ce qui le conduit au bonheur. Par une déplorable confusion, beaucoup
prennent pour liberté ce qui n'est que le signe de la pauvreté humaine : à savoir le fait que nous avons à gagner les moyens du bonheur, que
nous ne les avons pas en naissant, et que ce non-avoir nous laisse dans une
certaine indifférence, due à ce que le bonheur (même
Dieu) ne se présente dans nos vies que comme un bien partiel. C'est vrai, notre
désir abrite une indifférence passive qui résulte de sa faiblesse, de son état
de pauvreté, de dépendance. C'est vrai, nous demeurons ouvert aux séductions de
multiples influences.
Mais le
pouvoir de dire oui ou non n'est pas dû à cette faiblesse, malheureuse
indifférence négative, indétermination semblable à la glaise du potier. La
vraie liberté est due à l'irrévocable 2. C'est parce que
l'homme n'est fait que pour le bien, le bonheur dans toute son amplitude, qu'il
n'est pas déterminé automatiquement par tous les biens qui sont limités. C'est à l'intérieur de l'amour du bonheur
infini que l'on est affranchi de l'automatisme de la séduction des biens finis.
Nous le comprenons en regardant la vie de certains hommes possédés
par une grande passion : ils demeurent très extérieurs, très libres à l'égard de ce qui préoccupe les
autres. C'est parce qu'il était possédé par l'amour de la musique, que sans
doute Beethoven restait très affranchi des détails vestimentaires ou
culinaires.
Finalement,
les seuls hommes libres ne sont-ils pas les saints ? Aucun témoignage n'est plus fort
que le leur. Saint Vincent de Paul à la cour de Louis XIII était sans doute l'un des seuls qui fût libre en face
des titres et des points d'honneur de ce petit monde. Une autre passion
l'habitait qui le libérait. Bernadette Soubirous sut rester étrangement libre à
Nevers des histoires d'un petit collège féminin de province. Peu d'hommes
eurent autant d'humour et de liberté en face de la Légion d'honneur ou des
hommages que le Curé d'Ars. Ne citons encore que le seul exemple d'Ignace de
Loyola : « Vers la fin
de sa vie, le médecin avait interdit à Ignace de penser à des choses qui pourraient le
mettre en mélancolie, car cela accroîtrait son mal : "Je me suis
demandé quelles choses pouvaient me faire du chagrin, et je n'en ai point
trouvé, sinon que le Pape détruisît la Compagnie tout entière. Mais de cela
même je pense que, si je me recueillais en oraison durant un quart d'heure, je
serais aussi joyeux qu'avant" ».
C'est parce
qu'ils aimaient passionnément une réalité qui les dépassait qu'ils étaient libres.
Reste bien
sûr que nous pouvons ne pas considérer concrètement cet infini de bonheur. Nous
pouvons décider de ne plus penser au bonheur, décider de nous étourdir ou de
nous endormir. Il est juste que l'homme désire, veuille de façon absolument
nécessaire le bonheur, le bien, la fin dernière de sa vie tant qu'il les
considère en esprit, abstraitement. Mais concrètement, il ne veut que des
réalités qui existent, et alors il les veut de façon non nécessaire. Nous
savons bien que nous sommes orientés vers le bien suprême, mais nous pouvons
détourner le regard et le fixer sur de pauvres bonheurs. Malheur cependant à qui croirait que sa liberté
résulte de cet écart :
non pas sa liberté, mais sa misère !
Pour être
libre, il faut être docile
Ainsi, notre
vie est dominée par une mesure, celle du bonheur. Notre volonté est conduite
par une loi, celle de l'épanouissement. Nous ne pouvons nous défaire de cette
loi, elle est inévitable. Elle est notre nature même. Nous ne pouvons pas
désirer moins pour nous que tout le bien possible, si toutefois nous désirons.
La liberté ne s'oppose pas à la loi. Bien au contraire, il n'y a de liberté
qu'au nom de cette loi du bonheur.
Mais
attention, pour admettre ceci, il ne faut pas penser à une loi extérieure. Si
liberté et nécessité ne s'opposent pas, c'est qu'il s'agit d'une nécessité,
d'une mesure, d'une loi intérieures. Être libre, c'est pour nous rejoindre le plus pleinement
possible cette mesure du bien. Plus nous coïncidons avec elle, plus nous sommes
affranchis des succédanés inférieurs que les êtres et les choses nous proposent.
Nous ne sommes libres qu'à cause de cette mesure, de cette loi qui existe à l'intérieur de notre affectivité.
Mais cette
mesure n'est rendue possible que par une attention constante à la volonté de Dieu, sinon la
liberté est mesurée par moins que le bonheur, elle l'est par des biens
particuliers, elle a comme perdu son aimantation. Ainsi, pour être libre, il
faut être docile, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Notre liberté a
besoin d'une docilité :
accepter la lumière du bien, la régulation du meilleur.
Il faut même
aller beaucoup plus loin :
cette docilité est une défense, la seule d'ailleurs, contre tout
accaparement illégitime et destructeur. Celui qui, dans l'échelle
du bonheur, s'arrête consciemment avant d'avoir voulu Dieu, rend sa propre
liberté contradictoire. La liberté qui se laisse circonscrire par un bien
limité, abdique sa vitalité infinie et se laisse dominer et posséder. Celui qui
prend pour dieu une idole (un visage humain, son travail, un plaisir) se rend
esclave de cette idole.
D'où vient
que si souvent on oppose liberté et loi, liberté et nécessité 3 ? Sans doute de
ce qu'on oublie qu'il s'agit ici de la loi du bien. Or, quand il s'agit du
bien, les mots trahissent. La loi propre au désir du bien n'a rien de semblable
à une loi physique, à
une loi de biologie. C'est notre tendance à retomber dans le biologique,
dans un régime de loi semblable à une gravitation universelle, qui complique tout quand
nous pensons à la liberté.
Or, le propre du bien est d'amener celui qui le subit à se déterminer
soi-même. Le bien commande, oui, mais en attirant. C'est de l'intérieur
seulement qu'il commande. Sa loi est une loi d'attirance, qui passe forcément
par l'amour. En réalité, le pouvoir de choisir est toujours au service du
pouvoir de s'achever, et de s'achever par l'attirance du meilleur.
Il n'y a de
liberté pour l'homme qu'au nom de la présence de deux amours. Limiter la
liberté au pouvoir de choix ou à
la possibilité d'indécision, c'est ruiner la liberté ! La seule liberté réelle est celle
qui tient compte de ces deux amours : celui du Bien et celui des biens. Elle n'est pas cette
possibilité de décrocher d'un bonheur, d'un bien, d'un choix pour un autre,
mais le pouvoir de situer et de se déterminer pour des biens particuliers parce
qu'avant ceux-ci on est en état d'amour du Bien total, qu'aucun d'eux ne peut
égaler. Être libre, c'est
pouvoir se faire être, mais d'une façon tout à fait spéciale, c'est pouvoir se faire être
en-face-du-bien ;
être libre, ce n'est pas dominer les choses, mais se dominer en face des
choses, être maître de soi en face du monde parce qu'on est fait pour plus que
lui. Aucune réalité ne peut se présenter à l'homme sans lui apparaître sur un
horizon illimité :
celui du Bien. Être
libre c'est rester capable de lire le décalage entre l'horizon et la
réalité qui nous séduit. Si je peux me laisser prendre par une chose bonne
c'est justement parce que je suis d'abord fait pour l'horizon illimité du
Bonheur, même si je l'oublie. Et c'est ce qui nous distingue des bêtes. Un
animal ne peut que rechercher des choses bonnes, il ne voit en elles que de
l'utile ou du nuisible ;
l'homme, en les désirant, sait qu'il peut y lire le Bien et le suivre : alors il se sait libre. Être libre, c'est se décider en restant
capable de lire les choses, de voir qu'elles sont
limitées.
Dieu n'est pas contre la liberté
Une fois
admis que l'homme est fait pour le bonheur, on ne peut plus penser que Dieu
puisse s'opposer à la liberté.
En effet, qui peut assurer à
notre horizon d'être sans limites ?
Dieu seul. Un
animal subit sa proie. L'homme désire en situant ce qu'il désire sur un
horizon, et c'est en cela qu'il est libre. C'est Dieu qui, en faisant naître
notre désir de bonheur et en lui gardant son ouverture, est à la source de notre liberté. Au
lieu de s'y opposer, c'est lui qui l'assure. Plus l'homme est attaché au Bien
et se laisse attirer par lui, plus il devient maître de son choix en face d'un
bien particulier.
Plutôt que de
voir entre Dieu et notre désir de liberté une opposition, il faut dire au
contraire : parce que
Dieu est infaillible, en face de nous, l'homme peut être libre. Plutôt que de
desserrer l'absolu de la volonté divine pour chercher à sauver la liberté
humaine, il faut au contraire le resserrer au maximum. Nous ne pouvons rien
faire hors de lui, sans lui. Dieu ne nous regarde pas agir comme nous regardons
le mouvement d'une marionnette. C'est, en lui, avec lui, que nous avons la vie
et le mouvement. Mais pour le découvrir, il faut voir en intériorité. Si loin
que je remonte du côté de la source (qui est moi-même), toujours Dieu est là.
Il n'y a aucun moment où je puisse dire : c'est fini, Dieu n'est plus là, mon choix n'est que de
moi. Plus je m'abîme en ce mystère, plus je trouve que mon choix est de Dieu
sans cesser d'être de moi. Ce qui ne veut absolument pas dire qu'une partie de
ce choix me revienne de droit, l'autre revenant Dieu. Non, tout est de Dieu,
tout est de moi, mais à
des points de vue différents. Dieu ne subit pas ma liberté. Il me crée
libre, et à cause de cela
seulement me voit libre.
Dire que la
volonté divine est d'une efficacité souveraine, c'est dire qu'elle obtient non
seulement que ce qu'elle veut s'accomplisse, mais que cela s'accomplisse comme
elle le veut. À certaines choses, Dieu a préparé des intermédiaires
nécessaires, à d'autres il a
préparé des intermédiaires libres, parce qu'il voulait que ces réalités
surviennent de façon libre : mais les unes et les autres dépendent à tout moment de
Dieu pour être intermédiaires et causes.
Ainsi, ma
liberté n'est pas à imaginer
comme celle d'un pantin tout remonté à l'avance (comme si Dieu prévoyait toutes les
possibilités d'aller et venue du pantin pour en tirer le moins mauvais parti,
après coup seulement). Et Dieu n'est pas plus à imaginer comme agissant en collaboration avec moi, à côté de moi, comme un autre
moi-même (Dieu n'est pas sur le bord du fleuve tirant dans un sens le bateau
que le pilote voudrait faire aller ailleurs). Non, Dieu nous donne maintenant
d'être en rapport avec nos actes et nos choix, de telle façon qu'ils soient
libres. Redisons-le :
« Le bien, c'est ce qui nous donne d'agir par
nous-même » (Plotin),
mais d'agir du dedans, par l'intermédiaire d'un amour qui n'existe qu'à cause
de Dieu, et ne trouve son véritable horizon qu'en lui.
Le vin ne peut donner que l'extase du vin
Il est une
autre conséquence :
à savoir que la
liberté n'est pas indifférente au choix du bien ou du mal. Comme si c'était là
deux branches d'une même fourche, d'une bifurcation l'une à gauche, l'autre à droite. Agir mal, ce n'est pas
seulement choisir à droite, si le
bien est à gauche, mais
c'est d'abord pervertir en soi et pour soi l'ordre du bien. C'est édifier pour
soi un faux ordre de valeurs, qui restreigne l'amplitude du Bien infini. On a
construit une hiérarchie de valeurs, de biens qui ne correspond plus à l'ordre réel. Même si on ne
regarde qu'une partie de l'horizon, cela ne l'empêche pas d'être infini. On
peut décider que ceci ou cela nous tiendra lieu de bien suprême, mais on ne
peut pas pervertir les choses elles-mêmes. Le vin par exemple ne peut donner
que l'extase du vin. La liberté de mal faire ou de se tromper n'a rien de
souhaitable, l'option pour le moins bon limite la vraie liberté, tandis que le
choix pour le meilleur rend encore plus libre.
Dieu ne veut pas le mal
Une autre
conséquence doit être le refus d'établir un parallèle entre la prédestination
au bien et la réprobation, entre le ciel et l'enfer. Dieu veut le ciel pour les
élus, on ne peut pas dire qu'il veut l'enfer. En effet, Dieu ne peut pas orienter une
liberté vers le mal :
l'affirmer serait affirmer que Dieu veut se détruire lui-même. En effet,
pour que l'on puisse dire que Dieu veut d'une certaine manière le mal, il
faudrait qu'il y eut un autre bien que Dieu préférât à lui-même, auquel le mal s'oppose.
Dieu ne serait plus Dieu s'il y avait quelque chose qu'il puisse préférer à
lui-même. Tout son désir —
et il n'y a rien de moins égoïste — est de vouloir partager tout ce qu'il possède.
Il n'y a pas
de prédestination positive au mal. L'Église a toujours lutté contre les jansénismes de toute
sorte. Dieu ne veut pas la peine comme un but. Il n'y a pas même rapport entre
la volonté divine et les effets de la réprobation d'une part, et la volonté
divine et les effets de la prédestination d'autre part. La récompense est un
but : c'est Dieu
qui veut se donner lui-même en partage. Le châtiment n'est pas un but. Il y a
un vouloir positif dans la prédestination : elle est bien cause de la grâce et de la Gloire. La
réprobation est d'abord permission, elle n'est pas cause de ce qui a lieu à présent chez le pécheur, la faute.
Dieu respecte seulement ce vouloir de refus de la part de l'homme. « Non deserens, nisi deseratur. Il
n'abandonne jamais que ceux qui l'abandonnent » (Concile du Vatican II, session
III, chap. 3).
On peut dire
en première conclusion que Dieu respecte toujours la liberté. Ce respect
pouvant prendre deux formes :
1. Respect de la liberté en tant
qu'elle implique la possibilité de mal faire, permission du mal. Si Dieu ne
permettait jamais le mal, on ne peut pas dire qu'il respecterait vraiment la
liberté : ce ne serait
pas sérieux. Dieu a bien toujours la volonté que tous agissent bien, mais pour
certains cette volonté en reste à l'état du don d'un capital qui ne fructifiera pas.
2. Respect de la liberté, consacrée
par l'acte bon. Ceci est la prédestination au bien. La dot initiale de bonté
aboutit vraiment à son fruit et
répond à la volonté
ultime de Dieu.
Dieu a aussi son enfer, c'est son amour pour les
hommes.
NIETZSCHE.
Reste la
question de savoir pourquoi Dieu respecte la liberté sous une forme chez les
uns, et sous une autre pour les autres. On sait la réponse de saint Augustin,
que l'on peut ramener à
cette idée :
« C'est la question à ne pas poser... Si tu es attiré, suis ton
attrait ; si tu n'est
pas attiré, demande à l'être. Mais ne demande pas pourquoi le voisin ne l'est
pas ». Il ne
faudrait pas voir là seulement une réponse verbale. Autrement dit, nous avons
une prise sur la prédestination, qui est de la demander. L'incertitude où nous
laisse cette doctrine doit être le fondement de la prière et non pas le
fondement d'une inquiétude stérile qui détournerait de la prière.
On peut alors
reprendre l'objection :
mais puisque la prière ne change rien, comment comprendre ce que l'on
dit :
« On a une prise sur la prédestination qui est de la
demander ».
Il est bien
vrai que l'on ne demandera pas (de fait) la prédestination sans une grâce.
Cette grâce est elle-même un signe de prédestination. Mais, justement, la
facilité évidente avec laquelle on peut demander une telle grâce (si la
question nous intéresse) nous permet de toucher du doigt — expérimentalement — que la volonté divine respecte et
consacre la liberté. (On pourrait aller jusqu'à dire que, de notre côté,
l'attitude est facile :
il n'y a qu'à le vouloir
assez pour la demander.)
Le secret de la prière
Nous pouvons
aller plus loin encore dans la réponse. Nous avons rappelé plus haut que la
Providence n'est pas infaillible et efficace seulement quant au résultat
qu'elle poursuit, mais aussi quant à la façon dont elle veut que ce résultat soit procuré
et à tout ce qui doit être mis en œuvre pour l'obtenir. Or, Dieu a voulu que
certaines choses arrivent grâce à certains intermédiaires et il ne peut pas
être frustré en cette volonté. Si donc la Providence nous demande de prier pour
obtenir un résultat, c'est qu'elle désire la prière comme intermédiaire. Et
dire que la prière ne servirait à rien, ce serait nier l'efficacité absolue de
la Providence.
Dieu nous
invente avec nous, et il veut que notre salut dépende de notre prière en telle
sorte que si par impossible la prière venait à manquer, ce que veut la Providence ne pourrait en
aucune façon être obtenu. Oui, Dieu est infaillible et immuable en ses
desseins, mais dans son projet intervient la prière de ses enfants. Sainte
Catherine de Sienne va jusqu'à faire dire à Dieu : « Je suis enchaîné par les liens de vos désirs, mais ces
chaînes, je les ai moi-même forgées ». Le but de notre prière n'est pas de changer l'ordre
établi par Dieu (c'est-à-dire sa Providence) mais bien d'obtenir ce que Dieu a
décidé d'accomplir par le moyen de cette prière. Dieu a voulu — de façon infaillible — faire dépendre la réalisation de
certaines choses de notre désir, de notre prière. Il lui a plu qu'en ses
desseins intervienne la prière de ceux qu'il aime.
Cette
infaillibilité ne nuit d'ailleurs pas à la liberté de la prière, soit que Dieu
la consacre, soit qu'il respecte le refus. Mais alors il obtiendra de certains
autres hommes cette prière que les premiers ont refusée.
Notre angoisse et Dieu
Reste la
dernière objection. Comment ne pas être dans l'angoisse si, quoi qu'on fasse,
tout dépend du bon plaisir de Dieu ?
Or il est
faux que, quoi qu'on fasse, tout dépende du bon plaisir de Dieu. Car l'effet de
ce bon plaisir, c'est justement qu'on ne fasse pas n'importe quoi. Il y a une
orientation de nos actes, qu'on est vraiment libre de poser, qui tend vers un
secours infaillible donné à
notre liberté au dernier moment de notre vie. Ce dernier acte libre (et
tous ceux qui le préparent) ne peut nous être garanti par aucune de nos
décisions actuelles, si héroïques soient-elles. La fidélité n'est absolument
pas en notre pouvoir.
― Je donnerai ma vie pour toi.
― Tu donneras ta vie pour moi ?...
en vérité, le coq ne chantera pas
avant que tu ne m'aies renié trois fois.
Si, par
ailleurs, Dieu respecte notre liberté, il va falloir dire que la fidélité n'est
pas dans le pouvoir de Dieu. La fidélité n'est alors au pouvoir de personne, et
l'objection se retourne :
comment ne pas être dans l'angoisse si, quoi qu'on fasse, Dieu ne peut pas
nous empêcher de refuser au dernier moment ? « Si Dieu peut faire miséricorde en vain », dit saint Augustin.
Dans cette
nouvelle perspective, au contraire, on a, redisons-le, sur le dernier moment
de notre vie, cette prise infaillible qui consiste à demander le
salut. Si on dit : à quoi bon demander, si le bon plaisir de Dieu n'est
pas de nous sauver ?
Il faut répondre qu'il n'est pas possible que le bon plaisir de Dieu ne
soit pas de nous sauver, si on demande de l'être.
Cette demande
étant déjà un effet de la volonté divine, et cette volonté étant justement de
donner à cet effet une efficacité infaillible pour obtenir le salut. C'est
toujours la grâce qui donne de commencer et, à plus forte raison, de poursuivre
et d'achever l’œuvre
du salut. Quel que soit l'acte considéré, la grâce n'est pas donnée parce qu'on
l'a fait, elle a d'abord été donnée pour le faire.
Aucun texte
n'est plus décisif pour maintenir notre espérance que ceux de la foi de l'Eglise elle-même. Il
faut toujours y revenir. C'est pourquoi nous les citons, il s'agit du IIe
Concile d'Orange :
Si quelqu'un dit que la grâce de Dieu peut être donnée
à la demande de l'homme et que ce n'est pas la grâce elle-même qui nous fait
demander, il contredit le prophète Isaïe ou l'Apôtre qui dit comme lui :
« J'ai été trouvé par ceux qui ne me
cherchaient pas, je me suis rendu visible pour ceux qui ne m'interrogeaient pas »,
Rom. 10,
20 ; Is. 65,
1 (Can. 3).
Si quelqu'un prétend que Dieu attend notre vouloir
pour nous purifier du péché, et s'il n'admet pas que même notre volonté de
purification est un effet de l'infusion et de l'opération du Saint-Esprit en
nous, il résiste au Saint-Esprit lui-même qui dit par Salomon :
« La volonté est préparée par le
Seigneur » (Prov. 8, 35), et à l'Apôtre en sa prédication salutaire :
« C'est Dieu qui opère en nous le
vouloir et le faire, selon son bon plaisir »,
Phil. 2, 13 (Can. 4).
Si quelqu'un dit que la miséricorde nous est donnée
par Dieu lorsque, sans la grâce, nous croyons, nous voulons, nous désirons,
nous faisons des efforts, nous travaillons, nous prions, nous veillons, nous
étudions, nous demandons, nous cherchons, nous frappons à
la porte, et qu'il ne confesse pas
que notre foi, notre volonté et notre capacité d'accomplir ces actes comme il
faut se font en nous par l'infusion et l'inspiration du Saint-Esprit ;
s'il subordonne l'aide de la grâce
à l'humilité ou à l'obéissance de l'homme et s'il n'admet pas que c'est le don
de la grâce elle-même qui nous permet d'être obéissants et humbles, il résiste
à l'Apôtre qui dit : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? »
1 Cor. 4,
7, et :
« C'est par la grâce de Dieu que je
suis ce que je suis », 1 Cor. 15, 10 (Can. 6) ».
Nous n'avons
plus le droit de vivre dans l'esclavage de l'angoisse, quand Dieu lui-même nous
demande de croire que nous sommes des fils : « Nous avons confiance que celui qui a commencé en vous
cette belle œuvre la mènera à son terme jusqu'au jour du Christ Jésus » (Phil. 1, 6) ; « C'est par la
grâce que vous êtes sauvés, ...
et cela ne vient pas de vous : c'est le don de Dieu » (Eph. 2, 8).
La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant
C'est une
découverte difficile pour l'homme que de comprendre à quel point Dieu fait tout
dans notre vie chrétienne, bien que nous restions libres.
Celui qui sait combien la découverte d'une amitié a pu changer sa vie le soupçonne
plus aisément. Certes, cette comparaison laisse intacte l'infinie distance qui
sépare un cœur humain du cœur de Dieu. Il faut traverser de redoutables
purifications pour passer d'un régime à l'autre, faute de quoi la comparaison
en question sera source d'illusions plutôt que de lumière. Mais précisément pour accepter
ces purifications, il faut en fin de compte le même esprit, transposé au plan
surnaturel, que celui qui est requis pour traverser les obscurités, les
souffrances, les séparations d'une vie d'amour... « parce que c'est pour lui ». Le progrès ne se fait pas en
refusant celui que l'on aime, mais en acceptant d'avoir de moins en moins
besoin de l'aspect sensible de sa présence. À celui qui aime Dieu il est
proposé de ne pas s'arrêter aux expériences passées, mais d'avancer dans la
foi, de dépasser ces expériences liées à une psychologie de débutant. C'est l'épreuve de toute
vie avec Dieu. Le point de référence ne doit pas rester une expérience passée,
aussi profonde fût-elle, de telle sorte qu'on croirait régresser si l'on
n'avait plus les mêmes impressions. Alors que, progressivement, Dieu amène à la réalité, si l'on est fidèle à n'attendre de lui pas moins que
lui-même.
C'est de Dieu que j'attends mon bonheur
Pour celui
qui aime, il n'y a pas de conflit entre son bonheur et celui de l'autre,
l'amitié consistant à
ne pas vouloir séparer les deux. N'est-ce pas ce qu'affirment tous ceux qui
ont essayé de tracer l'itinéraire de la vie spirituelle ? Que ce soit, avec saint Grégoire
de Nysse, le dessein vivant de la Parole de Dieu s'assimilant notre vie ; avec saint Bernard, la rééducation
de l'amour et l'apprentissage des motifs de l'amitié divine ; avec sainte Thérèse d'Avila et saint Jean
de la Croix, les étapes d'une conversion perpétuellement active pour se prêter
aux initiatives divines :
ce qui est en jeu est toujours une attention à la vie de l'Autre parce qu'on l'aime. Cela a pu
commencer parce qu'on aimait aimer... Mais dès qu'on croit à l'initiative divine, un seuil est
franchi. Quels que soient les retards et les faux pas, il sera difficile
d'oublier, pour celui qui a mis les lèvres
à la coupe. Une seconde conversion est en train. On a compris que
l'essentiel était « d'avoir été
saisi par quelqu'un ».
Cet équilibre
délicat entre la convoitise sacrée du bien divin et le désintéressement de la
charité, qui a tourmenté les théologiens et fait errer les quiétistes, cet
équilibre est concrètement vécu, d'emblée, dans la simplicité de la vie par
ceux qui aiment à la manière
dont on aime quelqu'un. Finalement, il s'agit de donner sa vie à quelqu'un. Il
n'y a pas d'autre explication à
chercher.
Bernard Bro, op, in Dieu seul est
humain
1. Je finis par trouver sacré le
désordre de mon esprit »
(Une saison en Enfer).
2. Sartre parlera de
condamnation : « Nous
sommes condamnés être libres » (cf. L'Être et le Néant, p. 514). Nous ne sommes pas libres de ne
pas être libres. Il y aurait beaucoup à dire ; c'est vrai, mais d'une certaine
façon : nous ne
sommes pas condamnés seulement à la liberté, nous sommes condamnés au désir du
bien, du meilleur. Ce qui est bien différent. Il y a une liberté qui finalement
est signe d'imperfection. Si le bonheur et la vérité étaient non plus des buts à
atteindre, mais des buts atteints, la liberté de choix deviendrait inutile.
3. Il existe en français de
nombreuses études pour qui veut approfondir ce problème. On aurait intérêt à se reporter d'abord à :
— Y. SIMON, Traité du libre
arbitre. Ed. Sciences et
Lettres, Liège, 1951. Ouvrage bref,
142 pages, qui est sans doute l'exposé
le plus pénétrant et le plus abordable de l'ensemble du problème, et J. MOUROUX, les chapitres 7 et 8 du Sens chrétien de l'homme, Aubier, 1945.
— Signalons quelques études qui ont
mérité de devenir classiques : D. SERTILLANGES,
Saint Thomas d'Aquin, Alcan,
1925, t. II. pp.
211-288 ; J. MARITAIN, De Bergson à Thomas d'Aquin, pp. 189-218 ; J. LAPORTE, Le libre arbitre et l'attention, d'après
saint Thomas d'Aquin, dans Rev. de Mét. et de Morale (1931-1934) ; L.-B. GEIGER, Philosophie réaliste et liberté, dans Rev. des Sciences Phil. et Théol. (1955), pp. 387-407 ; De la Liberté, ibid. (1957), pp. 601-631 ; R. DALBIEZ, Le moment de la liberté, dans Rev. Thom. (1948), pp. 180-190 ; M.-J. NICOLAS, La Liberté humaine et le problème du mal, dans Rev. Thom. (1948), pp. 191-217 ; O. LOTTIN,
Libre arbitre et liberté depuis saint Anselme jusqu'à la fin du XIIIe siècle, Duculot, Gembloux (1942) ; P. RICŒUR, Philosophie
de la volonté, Aubier, Paris (1950).
— Sur les implications spirituelles
de la liberté :
P.-R. RÉGAMEY, Pour une
technique de la libération spirituelle, dans La Vie Spirituelle, juillet
1955, pp. 5-24 ; L.-B. GUERARD DES LAURIERS,
La liberté spirituelle, dans le cahier de La Vie
Spirituelle :
Le Saint Esprit ; J. GAÏATH, La conception de la liberté chez
Grégoire de Nysse, Vrin,
Paris (1953) ; G. DE PLINVAL, Aspects du déterminisme et de la liberté dans la doctrine de saint Augustin, dans Rev. des Ét. August. (1955), pp. 345-376.
— Des études comparatives : J. PINSK, La renaissance de la liberté, dans Suppl. Vie Spir., novembre 1955, pp 412-427 ; les volumes
collectifs : Structures et
libertés, Ét. Carmélitaines,
1958 (Massignon,
Destouches, Journet,
Lacombe), Christianisme et liberté, dans Recherches et débats, mai
1952, cahier n° 1 ; M. RIO, La
Liberté, Alsatia,
Paris, 1961.