Toute ma vie, je me suis fait une
certaine idée de la France : un sentiment
me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a, en moi, d'affectif imagine
naturellement la France, telle une princesse des contes ou la madone aux
fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai, d'instinct, l'impression que la Providence l'a créée
pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la
médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie,
imputable aux fautes des Français, non au génie de
la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que
la France n'est réellement
elle-même qu'au premier
rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de
dispersion que son peuple porte en lui-même ; que
notre pays, tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine
de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne
peut être la France sans la grandeur.
Cette foi a grandi en même temps que
moi dans le milieu où je suis né. Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition,
était imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m'en a découvert
l'Histoire. Ma mère portait à la patrie une passion intransigeante à l'égal de
sa piété religieuse. Mes trois frères, ma sœur, moi-même, avions pour seconde
nature une certaine fierté anxieuse au sujet de notre pays. Petit Lillois de
Paris, rien ne me frappait davantage que les symboles de nos gloires :
nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de Triomphe
dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides. Rien ne
me faisait plus d'effet que la manifestation de nos réussites nationales :
enthousiasme du peuple au passage du Tsar de Russie, revue de Longchamp,
merveilles de l'Exposition, premiers vols de nos aviateurs. Rien ne
m'attristait plus profondément que nos faiblesses et nos erreurs révélées à mon
enfance par les visages et les propos : abandon de Fachoda, affaire
Dreyfus, conflits sociaux, discordes religieuses. Rien ne m'émouvait autant que
le récit de nos malheurs passés : rappel par mon père de la vaine sortie
du Bourget et de Stains, où il avait été blessé ; évocation par ma mère de
son désespoir de petite fille à la vue de ses parents en larmes : « Bazaine
a capitulé ! ».
Adolescent, ce qu'il advenait de la
France, que ce fût le sujet de l'Histoire ou l'enjeu de la vie publique,
m'intéressait par-dessus tout. J'éprouvais donc de l'attrait, mais aussi de la
sévérité, à l'égard de la pièce qui se jouait, sans relâche, sur le
forum ; entraîné que j'étais par l'intelligence, l'ardeur, l'éloquence
qu'y prodiguaient maints acteurs et navré de voir tant de dons gaspillés dans
la confusion politique et les divisions nationales. D'autant plus qu'au début
du siècle apparaissaient les prodromes de la guerre. Je dois dire que ma prime
jeunesse imaginait sans horreur et magnifiait à l'avance cette aventure
inconnue. En somme, je ne doutais pas que la France dût traverser des épreuves
gigantesques, que l'intérêt de la vie consistait à lui rendre, un jour, quelque
service signalé et que j'en aurais l'occasion.
Quand j'entrai dans l'armée, elle
était une des plus grandes choses du monde. Sous les critiques et les outrages
qui lui étaient prodigués, elle sentait venir avec sérénité et, même, une
sourde espérance, les jours où tout dépendrait d'elle. Après Saint-Cyr, je fis,
au 33ème Régiment d'Infanterie, à Arras, mon apprentissage d'officier.
Mon premier colonel : Pétain, me démontra ce que valent le don et l'art de
commander. Puis, tandis que l'ouragan m'emportait comme un fétu à travers les
drames de la guerre : baptême du feu, calvaire des tranchées, assauts,
bombardements, blessures, captivité, je pouvais voir la France, qu'une natalité
déficiente, de creuses idéologies et la négligence des pouvoirs avaient privée
d'une partie des moyens nécessaires à sa défense, tirer d'elle-même un
incroyable effort, suppléer par des sacrifices sans mesure à tout ce qui lui
manquait et terminer l'épreuve dans la victoire. Je pouvais la voir, aux jours
les plus critiques, se rassembler moralement, au début sous l'égide de Joffre, à
la fin sous l'impulsion du Tigre. Je
pouvais la voir, ensuite épuisée de pertes et de ruines, bouleversée dans sa
structure sociale et son équilibre moral, reprendre d'un pas vacillant sa
marche vers son destin, alors que le régime, reparaissant tel qu'il était
naguère et reniant Clemenceau, rejetait la grandeur et retournait à la
confusion.
Pendant les années suivantes, ma
carrière parcourut des étapes variées : mission et campagne en Pologne,
professorat d'histoire à Saint-Cyr, École de guerre, cabinet du Maréchal,
commandement du 19ème Bataillon de Chasseurs à Trèves, service
d'état-major sur le Rhin et au Levant. Partout, je constatais le renouveau de
prestige que ses succès récents valaient à la France et, en même temps, les
doutes qu'éveillaient, quant à l'avenir, les inconséquences de ses dirigeants.
Au demeurant, je trouvais, dans le métier militaire, l'intérêt puissant qu'il
comporte pour l'esprit et pour le cœur. Dans l'armée, tournant à vide, je
voyais l'instrument des grandes actions prochaines.
Il était clair, en effet, que le
dénouement de la guerre n'avait pas assuré la paix. L'Allemagne revenait à ses
ambitions, à mesure qu'elle recouvrait ses forces. Tandis que la Russie
s'isolait dans sa révolution ; que l'Amérique se tenait éloignée de
l'Europe ; que l'Angleterre ménageait Berlin pour que Paris eût besoin
d'elle ; que les États nouveaux restaient faibles et désaccordés, c'est à
la France seule qu'il incombait de contenir le Reich. Elle s'y efforçait, en
effet, mais d'une manière discontinue. C'est ainsi que notre politique avait,
d'abord, usé de la contrainte sous la conduite de Poincaré, puis tenté la
réconciliation à l'instigation de Briand, cherché, enfin, un refuge dans la
Société des Nations. Mais l'Allemagne se gonflait de menaces. Hitler approchait
du pouvoir.
À cette époque, je fus affecté au
Secrétariat général de la défense nationale, organisme permanent dont le
Président du Conseil disposait pour la préparation à la guerre de l'État et de
la nation. De 1932 à 1937, sous quatorze
ministères, je me trouvai mêlé, sur le plan des études, à toute l'activité
politique, technique et administrative, pour ce qui concernait la défense du
pays. J'eus, notamment, à connaître des plans de sécurité et de limitation des
armements qu'André Tardieu et Paul-Boncour présentèrent respectivement à
Genève ; à fournir au cabinet Doumergue des éléments pour ses décisions,
quand il choisit de prendre une autre voie après l'avènement du Führer ; à
tisser la toile de Pénélope du projet de loi d'organisation de la nation pour
le temps de guerre ; à m'occuper des mesures que comportait la
mobilisation des administrations civiles, des industries, des services publics.
Les travaux que j'avais à faire, les
délibérations auxquelles j'assistais, les contacts que je devais prendre, me
montraient l'étendue de nos ressources, mais aussi l'infirmité de l'État. Car
c'est l'inconsistance du pouvoir qui s'étalait en ce domaine. Non certes, que les
hommes qui y figuraient manquassent d'intelligence ou de patriotisme. Au
contraire, je voyais passer à la tête des ministères d'indiscutables valeurs
et, parfois, de grands talents. Mais le jeu du régime les consumait et les
paralysait. Témoin réservé, mais passionné, des affaires publiques, j'assistais
à la répétition continuelle du même scénario. À peine en fonction, le Président
du Conseil était aux prises avec d'innombrables exigences, critiques et surenchères,
que toute son activité s'employait à dérouter sans pouvoir les maîtriser. Le
Parlement, loin de le soutenir, ne lui offrait qu'embûches et défections. Ses
ministres étaient ses rivaux. L'opinion, la presse, les intérêts, le tenaient
pour une cible désignée à tous les griefs. Chacun, d'ailleurs, lui-même tout le
premier, savait qu'il n'était là que pour une courte durée. De fait, après
quelques mois, il lui fallait céder la place. En matière de défense nationale,
de telles conditions interdisaient aux responsables cet ensemble de desseins
continus, de décisions mûries, de mesures menées à leur terme, qu'on appelle
une politique.
C'est pourquoi, le corps militaire,
auquel l'État ne donnait d'impulsions que saccadées et contradictoires,
s'enfermait dans son conformisme. L'armée se figeait dans les conceptions qui
avaient été en vigueur avant la fin de la dernière guerre. Elle y était
d'autant plus portée que ses chefs vieillissaient leur poste, attachés à des
errements qui avaient, jadis, fait leur gloire.
Aussi, l'idée du front fixe et
continu dominait-elle la stratégie prévue pour une action future.
L'organisation, la doctrine, l'instruction, l'armement, en procédaient
directement. Il était entendu qu'en cas de guerre la France mobiliserait la
masse de ses réserves et constituerait un nombre aussi grand que possible de
divisions, faites, non pas pour manœuvrer, attaquer, exploiter, mais pour tenir
des secteurs. Elles seraient mises en position le long de la frontière
française et de la frontière belge, — la Belgique nous étant, alors,
explicitement alliée, — et y attendraient l'offensive de l'ennemi.
Quant aux moyens : tanks,
avions, canons mobiles et pivotants, dont les dernières batailles de la grande
guerre avaient montré qu'ils permettaient, déjà, la surprise et la rupture et
dont la puissance n'avait cessé de grandir depuis lors, on n'entendait s'en
servir que pour renforcer la ligne et, au besoin, la rétablir par des
contre-attaques locales. Les types d'engins étaient fixés en conséquence :
chars lents, armés de pièces légères et courtes, destinés à l'accompagnement de
l'infanterie et non point aux actions rapides et autonomes ; avions de chasse
conçus pour la défense du ciel, auprès desquels l'armée de l'air comptait peu
de bombardiers et aucun appareil d'assaut ; pièces d'artillerie faites
pour tirer à partir d'une position fixe avec un étroit champ d'action
horizontal, mais non pas pour pousser à travers tous les terrains et faire feu
dans tous les azimuts. Au surplus, le front était, à l'avance, tracé par les
ouvrages de la ligne Maginot que prolongeaient les fortifications belges.
Ainsi, serait tenue par la nation en armes une barrière à l'abri de laquelle
elle attendrait, pensait-on, que le blocus eût usé l'ennemi et que la pression
du monde libre l'acculât à l'effondrement.
Une telle conception de la guerre
convenait à l'esprit du régime. Celui-ci, que la faiblesse du pouvoir et les
discordes politiques condamnaient à la stagnation, ne pouvait manquer d'épouser
un système à ce point statique. Mais aussi, cette rassurante panacée répondait
trop bien à l'état d'esprit du pays pour que tout ce qui voulait être élu,
applaudi ou publié n'inclinât pas à la déclarer bonne. L'opinion, cédant à
l'illusion qu'en faisant la guerre à la guerre on empêcherait les belliqueux de
la faire, conservant le souvenir de beaucoup de ruineuses attaques, discernant
mal la révolution apportée, depuis, à la force par le moteur, ne se souciait
pas d'offensive. En somme, tout concourait à faire de la passivité le
principe même de notre défense nationale.
Pour moi une telle orientation était
aussi dangereuse que possible. J'estimais qu'au point de vue stratégique elle
remettait à l'ennemi l'initiative en toute propriété. Au point de vue
politique, je croyais qu'en affichant l'intention de maintenir nos armées à la
frontière, on poussait l'Allemagne à agir contre les faibles, dès lors
isolés : Sarre, pays rhénans, Autriche, Tchécoslovaquie, États baltes,
Pologne, etc. ; qu'on détournait la Russie de se
lier à nous ; qu'on assurait à l'Italie que, quoi qu'elle fit, nous
n'imposerions pas un terme à sa malveillance. Au point de vue moral, enfin, il
me paraissait déplorable de donner à croire au pays qu'éventuellement la guerre
devait consister, pour lui, à se battre le moins possible.
À vrai dire, la philosophie de
l'action, l'inspiration et l'emploi des armées par l'Etat, les rapports du
gouvernement et du commandement, m'occupaient depuis longtemps. À cet égard,
j'avais déjà manifesté ma pensée par quelques publications : la
Discorde chez l'ennemi, le Fil de l'épée, un certain nombre d'articles de
revue. J'avais fait en public, par exemple à la Sorbonne, des conférences sur
la conduite de la guerre. Mais, en janvier 1933, Hitler devenait le maître du
Reich. Dès lors, les choses ne pouvaient que se précipiter. Faute que personne
proposât rien qui répondît à la situation, je me sentis tenu d'en appeler à
l'opinion et d'apporter mon propre projet. Mais, comme l'affaire risquait
d'avoir des conséquences, il me fallait m'attendre à ce qu'un jour se posent
sur moi les projecteurs de la vie publique. C'est avec peine que j'en pris mon
parti après vingt-cinq ans passés sous les normes militaires.
Sous le titre : Vers l'armée
de métier, je lançai mon plan et mes idées. Je proposais de créer d'urgence
une armée de manœuvre et de choc, mécanique, cuirassée, formée d'un personnel
d'élite, qui s'ajouterait aux grandes unités fournies par la mobilisation. En
1933, un article de la Revue politique et parlementaire me servit
d'entrée en matière. Au printemps de 1934, je fis paraître le livre qui
exposait les raisons et la conception de l'instrument qu'il s'agissait de
construire.
Pourquoi ? Traitant, d'abord, de
la couverture de la France, je montrais que la géographie qui organise
l'invasion de notre territoire par le nord et le nord-est, la nature du peuple
allemand qui le porte aux grandes ambitions, le sollicite vers l'ouest et lui
trace comme direction : Paris, à travers la Belgique, le caractère du
peuple français qui l'expose à être surpris au début de chaque conflit, nous
commandaient de tenir une fraction de nos forces toujours en éveil, prête à se
déployer tout entière, à tout instant. « Nous ne pouvons, écrivais-je,
nous en remettre, pour supporter le premier choc, à la défensive hâtive de
formations mal assurées. Le moment est venu d'ajouter à la masse de nos
réserves et de nos recrues, élément
principal de la résistance nationale, mais lente à réunir
et lourde à mettre en œuvre, un instrument de manœuvre capable d'agir sans
délai, c'est-à-dire permanent, cohérent, rompu aux armes ».
Ensuite, j'invoquais la technique.
Depuis que la machine dominait l'ordre guerrier, comme le reste, la qualité de ceux
qui avaient à mettre en œuvre les machines de guerre devenait un élément
essentiel du rendement de l'outillage. Combien était-ce vrai, surtout, pour les
engins nouveaux : chars, avions, navires, que le moteur avait engendrés,
qui allaient se perfectionnant à un rythme très rapide et qui ressuscitaient la
manœuvre. Je notais : « Il est
de fait, dorénavant, que sur terre, sur mer et dans les airs, un personnel de
choix, tirant le maximum d'un matériel extrêmement puissant et varié, possède
sur des masses plus ou moins confuses une supériorité terrible ». Je
citais Paul Valéry : « On verra
se développer les entreprises d'hommes choisis, agissant par équipes,
produisant en quelques instants, à une heure, dans un lieu imprévus des
événements écrasants ».
Abordant les conditions que la
politique, à son tour, imposait à la stratégie, je constatais que celle-ci ne
saurait se borner à la stricte défense du territoire puisque celle-là devait
étendre son champ d'action au-delà des frontières. « Bon gré, mal gré, nous faisons partie d'un certain ordre établi dont
tous les éléments se trouvent solidaires... Ce qu'il advient, par exemple, de
l'Europe centrale et orientale, de la Belgique, de la Sarre, nous touche
essentiellement... De combien de sang et de larmes payâmes-nous l'erreur du
Second Empire qui laissa faire Sadowa sans porter l'armée sur le Rhin ?...
Nous devons donc être prêts à agir au dehors, à toute heure, en toute occasion.
Comment, pratiquement, le faire, s'il faut, pour entreprendre quoi que ce soit,
mobiliser nos réserves ? ». Au surplus, dans la concurrence qui
renaissait entre l'Allemagne et nous au point de vue de la puissance guerrière,
nous ne pouvions manquer d'être distancés sur le terrain de la masse. En
revanche, « étant donné nos dons
d'initiative, d'adaptation, d'amour-propre, il ne tenait qu'à nous de
l'emporter quant à la qualité ». Je concluais ce Pourquoi ? comme suit : « Un instrument de manœuvre préventif et répressif, voilà de quoi nous
devons nous pourvoir ».
Comment ? Le moteur fournissait les
éléments de la réponse : « le
moteur qui s'offre à porter ce que l'on veut, où il le faut, à toutes les
vitesses et distances ;... le moteur qui, s'il est cuirassé, possède une
telle puissance de feu et de choc que le rythme du combat s'accorde avec celui
des évolutions ».
Partant de là je fixais le but à
atteindre : « Six divisions de
ligne et une division légère, motorisées tout entières, blindées en partie,
constitueront l'armée propre à créer l'événement ». La composition
qu'il convenait de donner à cette armée était nettement précisée. Chacune des
divisions de ligne devait comporter : une brigade blindée à deux
régiments, l'un de chars lourds, l'autre de chars moyens, et un bataillon de
chars légers ; une brigade d'infanterie, comprenant deux régiments et un
bataillon de chasseurs et portée en véhicules tous terrains ; une brigade
d'artillerie, pourvue de pièces tous-azimuts, formée de deux régiments servant
respectivement des canons courts et des canons longs et complétée par un groupe
de défense contre avions. Pour seconder ces trois brigades, la division aurait
encore : un régiment de reconnaissance ; un bataillon du génie ;
un bataillon de transmissions ; un bataillon de camouflage ; des
services. La division légère, destinée à l'exploration et à la sûreté éloignée,
serait dotée d'engins plus rapides. En outre, l'armée elle-même disposerait de
réserves générales : chars et canons très lourds, génie, transmissions,
camouflage. Enfin, une forte aviation d'observation, de chasse et d'assaut
serait organiquement attachée à ce grand corps : un groupe pour chaque
division, un régiment pour le tout, sans préjudice des actions d'ensemble que
mènerait l'armée mécanique de l'air en conjugaison avec celles de l'armée
mécanique au sol.
Mais, pour que l'armée de choc fût à
même de tirer le meilleur rendement possible du matériel complexe et coûteux
dont elle serait équipée, pour qu'elle puisse agir soudain, sur n'importe quel
théâtre, sans attendre des compléments, ni procéder à des apprentissages, il
faudrait la composer d'un personnel professionnel. Effectif total : 100
000 hommes. La troupe serait donc formée d'engagés. Servant six ans dans le corps d’élite, ils se trouveraient pendant ce
temps façonnés par la technique, l'émulation, l'esprit de corps. Ils
fourniraient, ensuite, les cadres aux contingents et aux réserves. Alors, était
décrit l'emploi de ce bélier stratégique pour la rupture d'une résistance bien
établie. Mise en place effectuée à l'improviste, en
une seule nuit, ce que rendraient possible la motorisation de tous les
éléments, leur capacité d'évoluer dans tous les terrains l'utilisation du
camouflage actif et passif. Attaque déclenchant 3 000 chars, disposés en
plusieurs échelons sur un front moyen de 50 kilomètres, suivis et appuyés de
près par l'artillerie décentralisée, rejoints sur les objectifs successifs par
les fantassins portés avec leurs moyens de feu et d'organisation du sol, le
tout étant articulé en deux ou trois corps d'armée, éclairé et soutenu par
l'aviation propre aux divisions et à l'armée. Progression de tout le système
atteignant normalement une cinquantaine de kilomètres au cours d'une journée de
bataille. Après quoi et si l'adversaire persistait à opposer une résistance
continue, regroupement général, soit pour élargir latéralement la brèche, soit
pour reprendre l'effort vers l'avant, soit pour tenir le terrain conquis.
Mais, une fois la muraille percée, de
plus vastes perspectives pourraient, soudain, se découvrir. L'armée mécanique
déploierait, alors, l'éventail de l'exploitation. J'écrivais, à ce sujet :
« Souvent, le succès remporte, on se
hâtera d'en cueillir les fruits et de pousser dans la zone des trophées. On
verra l'exploitation devenir une réalité, quand elle n'était plus qu'un rêve...
Alors, s'ouvrira le chemin des grandes victoires, de celles qui, par leurs
effets profonds et rapidement étendus, provoquent chez l'ennemi un ébranlement
général, comme la rupture d'un pilier fait, quelquefois, crouler la
cathédrale... On verra des troupes rapides courir au loin derrière l'ennemi,
frapper ses points sensibles, bouleverser son dispositif... Ainsi, sera
restaurée cette extension stratégique des résultats d'ordre tactique qui
constituait, jadis, la fin suprême et comme la noblesse de l'art... »
Mais le peuple et l'État adverses, à un certain point de détresse et dans l'anéantissement
de l'appareil de leur défense, pourraient, eux-mêmes, s'effondrer.
D'autant plus et d'autant plus vite
que « cette aptitude à la surprise
et à la rupture se conjuguait parfaitement bien avec les propriétés, désormais
essentielles, des aviations de combat ». J'évoquais l'armée de l'air
préparant et prolongeant par ses bombardements les opérations menées au sol par
l'armée mécanique et, réciproquement, celle-ci conférant, par l'irruption dans
les zones ravagées, une utilité stratégique immédiate aux actions destructives
des escadres aériennes.
Une si profonde évolution de l'art
exigeait celle du commandement. Ayant mis en relief le fait que, désormais, la
radiophonie donnait le moyen de relier entre eux les éléments de l'armée
future, je terminais l'ouvrage en montrant quels procédés le commandement
devait employer pour mener l'instrument nouveau. Pour les chefs, il ne
s'agirait plus de diriger, par ordres anonymes, à partir de postes enterrés, une
lointaine matière humaine. Au contraire, la présence, le coup d'œil, l'exemple,
redeviendraient essentiels au milieu du drame mouvant, rempli d'aléas imprévus
et d'occasions instantanées, que serait le combat des forces mécaniques. La
personnalité du chef importerait beaucoup plus que les recettes codifiées. « Serait-ce pas tant mieux, demandais-je, si l'évolution
devait ainsi favoriser l'élévation de ceux qui, dans les heures tragiques, où
la rafale balaie les conventions et les habitudes, se trouvent seuls debout et,
par là, nécessaires ? »
Pour finir, j'en appelais à l'État.
Pas plus qu'aucun autre corps, l'armée, en effet, ne se transformerait
d'elle-même. Or, le corps spécialisé devant amener de profonds changements dans
l'institution militaire, en même temps que dans la technique et la politique de
la guerre, c'était aux pouvoirs publics qu'il incombait de le créer. Certes, il
y faudrait, cette fois encore, un Louvois ou un Carnot. D'autre part, une
pareille réforme ne pouvait être qu'une partie d'un tout, un élément dans
l'effort de rénovation du pays. « Mais,
si cette refonte nationale devait commencer par l'armée, il n'y aurait là rien
que de conforme à l'ordre naturel des choses. Alors, dans le dur travail qui
doit rajeunir la France, son armée lui servira de recours et de ferment. Car l'épée
est l'axe du monde et la grandeur ne se divise pas ».
Pour dresser ce projet d'ensemble,
j'avais, naturellement, mis à profit les courants d'idées déclenchés à travers
le monde par l'apparition du moteur combattant. Le général Estienne, apôtre et
premier Inspecteur des chars, imaginait, dès 1917, d'en faire agir un bon
nombre à grande distance en avant de ceux qui accompagnaient l'infanterie.
C'est pour cela qu'à la fin de 1918, d'énormes engins de 60 tonnes commençaient
à sortir des usines. Mais l'armistice avait arrêté la fabrication et confiné la
théorie dans la formule de l'action
d'ensemble complétant celle de l'accompagnement.
Les Anglais, qui s'étaient montrés des précurseurs en engageant le Royal Tank
Corps, à Cambrai en 1917, dans une action massive et profonde, continuaient à
nourrir la conception du combat autonome de détachements cuirassés, conception
dont le général Fuller et M. Liddell Hart étaient les protagonistes. En France,
en 1933, le commandement, réunissant au camp de Suippes des éléments épars,
mettait à l'essai un embryon de division légère pour la sûreté et la découverte.
D'autres voyaient plus large encore.
Le général von Seeckt, dans son ouvrage : Pensées d'un soldat, paru
en 1929, évoquait les possibilités qu'une armée de qualité, — sous-entendu la
Reichswehr de 100 000 hommes servant long terme, — possédait par rapport à des
masses sans cohésion, — dans son esprit, celles des Français. Le général
italien Douhet, calculant les effets que les bombardements aériens pourraient
produire sur les centres de l'industrie et de la vie, jugeait l'armée de l'air
capable d'emporter, à elle seule, la décision. Enfin, le Plan maximum, soutenu à Genève par M. Paul-Boncour en 1932,
proposait d'attribuer à la Société des Nations une force professionnelle,
disposant de tous les chars et de tous les avions d'Europe et qui serait chargée
de la sécurité collective. Mon plan visait à bâtir en un tout et pour le compte
de la France ces vues fragmentaires mais convergentes.
L'ouvrage souleva, d'abord, de
l'intérêt mais point d'émotion. Tant que Vers l'armée de métier parut
n'être qu'un livre remuant des idées dont la hiérarchie userait à son gré, on voulut
bien y voir une originale théorie. Il ne venait à l'esprit de personne que
notre organisation militaire pût en être modifiée. Si j'avais eu l'impression
que rien ne pressait, en effet, j'aurais pu m'en tenir à faire valoir ma thèse
dans les milieux spécialisés, comptant que, l'évolution aidant, mes arguments
feraient leur chemin. Mais Hitler, lui n'attendait pas.
Dès octobre 1933, il rompait avec la
Société des Nations et prenait, d'office, sa liberté d'action en matière
d'armements.
Les années 1934 et 1935 voyaient le
Reich déployer un immense effort de fabrication et de recrutement. Le régime
national-socialiste affichait sa volonté de briser le traité de Versailles en
conquérant le Lebensraum. Il fallait
à cette politique un appareil militaire offensif. Certes, Hitler préparait la
levée en masse. Peu après son avènement, il instaurait le service du travail
et, ensuite, la conscription. Mais, en outre,
il avait besoin d'un instrument d'intervention pour
trancher les nœuds gordiens, à Mayence, à Vienne, à Prague, à Varsovie, et pour
que la lance germanique, pourvue d'une pointe aiguisée, fût en mesure de
pénétrer d'un seul coup au cœur de la France.
Les renseignés, d'ailleurs,
n'ignoraient pas que le Führer tendait à imprimer sa marque à la nouvelle armée
allemande ; qu’il écoutait volontiers les officiers naguère groupés autour
du général von Seeckt, tels Keitel, Rundstedt, Guderian, partisans de la
manœuvre, de la vitesse, de la qualité et, de ce fait, orientés vers les forces
mécaniques ; qu'enfin, adoptant les théories de Goering, il voulait une
aviation dont l'action pût être directement liée à la bataille terrestre. Je
fus, bientôt, avisé que lui-même s'était fait lire mon livre, dont ses
conseillers faisaient cas. En novembre 1934, on apprit que le Reich créait les
trois premières Panzerdivisions. Un ouvrage, publié à cette époque par le
colonel Nehring, de l'état-major de la Wehrmacht, spécifiait qu'elles auraient
une composition pour ainsi dire identique à celle
que je proposais pour nos futures divisions cuirassées. En mars 1935, Goering annonçait
que le Reich était en train de se donner une puissante armée de l'air et que
celle-ci comprendrait, outre beaucoup de chasseurs, de nombreux bombardiers et
une forte aviation d'assaut. D'ailleurs, bien que ces mesures fussent autant de
violations flagrantes des traités, le monde libre se bornait à y opposer la
protestation platonique de la Société des Nations.
Il m'était insupportable de voir
l'ennemi du lendemain se doter des moyens de vaincre, tandis que la France en
restait privée. Pourtant, dans l'incroyable apathie où était plongée la nation,
aucune voix autorisée ne s'élevait pour réclamer qu'on fît le nécessaire.
L'enjeu était tel qu'il ne me parut pas permis de me réserver, si minces que
fussent mon importance et ma notoriété. La responsabilité de la défense
nationale incombait aux pouvoirs publics. Je décidai de porter le débat devant
eux.
Je fis, d'abord, alliance avec André
Pironneau, rédacteur en chef de l'Écho de Paris, puis directeur de l'Époque.
Il prit à tâche de faire connaître le projet d'armée mécanique et de tenir
le pouvoir en haleine par l'aiguillon d'un grand organe de presse. Liant sa
campagne à l'actualité, André Pironneau publia
quarante articles de fond qui rendirent le sujet familier. Chaque fois que les
événements tournaient l'attention du public vers la défense nationale, mon amical
collaborateur démontrait dans son journal la nécessité de créer le corps
spécialisé. Comme on savait que l'Allemagne portait l'essentiel de son effort
d'armement sur les engins d'attaque et d'exploitation, Pironneau poussait les
cris d'alarme qu'ailleurs l'indifférence étouffait obstinément. Il prouva à vingt
reprises, que la masse cuirassée allemande, appuyée par l'aviation, pourrait
faire crouler soudain notre défense et jeter dans notre peuple une panique
qu'il ne surmonterait pas.
Tandis qu'André Pironneau faisait sa
bonne besogne, d'autres journalistes et critiques posaient, tout au moins, la question.
Tels : Rémy Roure et le général Baratier, dans le Temps, Jean-Marie
Bourget, les généraux de Cugnac et Duval dans le Journal des Débats, Émile Buré et Charles Giron dans l'Ordre, André
Lecomte dans l'Aube, le colonel Émile Mayer, Lucien Nachin, Jean
Auburtin, dans diverses revues, etc. Cependant,
le bloc des faits acquis était trop compact pour qu'on pût l'entamer à coups
d'articles de presse. Il fallait faire saisir du problème les instances
politiques du pays.
M. Paul Reynaud me parut, par
excellence, qualifié pour cette entreprise. Son intelligence était de taille à
en embrasser les raisons, son talent, à les faire valoir ; son courage, à
les soutenir. En outre, tout notoire qu'il fût, M. Paul Reynaud donnait
l'impression d'être un homme qui avait son avenir devant soi. Je le vis, le
convainquis et, désormais, travaillai avec lui.
À la tribune de la Chambre des
députés, il fit, le 15 mars 1935, une intervention saisissante, montrant
pourquoi et comment notre organisation militaire devait être complétée par une
armée mécanique de qualité. Peu après, comme le gouvernement demandait le vote
des deux ans, M. Paul Reynaud, tout en donnant son accord, déposa une
proposition de loi tendant à « la
création immédiate d'un corps spécialisé de dix divisions de ligne, une
division légère, des réserves générales et des services, formé de militaires
servant par contrat et qui devrait être complètement mis sur pied au plus tard
le 15 avril 1940 ». Pendant trois ans, M. Paul Reynaud affirma sa
position par plusieurs discours qui remuèrent profondément la pâte
parlementaire, par un ouvrage intitulé : le Problème militaire
français, par de vigoureux articles et interviews, enfin par des entretiens
sur le sujet avec des politiques et des militaires importants. Ainsi prenait-il
la figure d'un homme d'État novateur et résolu, naturellement désigné pour
exercer le pouvoir en cas de difficultés graves.
Comme je croyais bon que la mélodie
fût jouée sur des instruments divers, je m'appliquai à mettre d'autres hommes
publics dans le jeu. M. Le Cour Grandmaison, séduit par ce qui, dans l'armée de
métier, répondait à nos traditions, s'en fit noblement l'apôtre. Trois députés
de gauche : Philippe Serre, Marcel Déat, Léo Lagrange dont le talent
convenait pour mettre en relief le côté révolutionnaire de l'innovation,
acceptèrent d'entrer en ligne. Le premier le fit, en effet, et d'une manière si
brillante qu'il prit rang de grand orateur et, peu après, entra au
gouvernement. Le second, sur les dons de qui je comptais particulièrement, fut,
après son échec aux élections de 1936, attiré dans une voie opposée. Le
troisième se trouva empêché, par le parti dont il était membre, d'affirmer ses
convictions. Mais, bientôt, des hommes aussi considérables que M. Paul-Boncour
à la Chambre et le Président Millerand au Sénat me firent entendre qu'ils étaient,
à leur tour, favorables à la réforme.
Cependant, les organismes officiels
et leurs soutiens officieux, plutôt que de reconnaître d'évidentes nécessités
et d'accepter le changement, quitte à en aménager la formule et les modalités,
s'accrochèrent au système en vigueur. Malheureusement, ils le firent d'une
manière si catégorique qu'ils se fermèrent à eux-mêmes la voie de la
résipiscence. Pour combattre la conception de l'armée mécaniste, ils
s'appliquèrent à la défigurer. Pour contredire l'évolution technique, ils
s'employèrent à la contester. Pour résister aux événements, ils affectèrent de
les ignorer. Je vérifiai, à cette occasion, que la confrontation des idées, dès
lors qu'elle met en cause les errements accoutumés et les hommes en place, revêt
le tour intransigeant des querelles théologiques.
Le général Debeney, glorieux
commandant d'armée de la grande guerre, qui, en 1927, en sa qualité de Chef
d'état-major général, avait élaboré les lois d'organisation militaire,
condamnait formellement le projet. Dans la
Revue des Deux Mondes, il exposait avec autorité que tout conflit
européen serait tranché, en définitive, sur notre frontière du nord-est et que
le problème consistait à tenir solidement celle-ci. Il ne voyait donc rien à
changer aux lois, ni à la pratique, insistant seulement pour que l'on renforçât
le système qui en était issu. Le général Weygand intervenait à son tour dans la
même Revue des Deux Mondes. Admettant, a priori, que ma conception séparerait l'armée en deux
tronçons : « à aucun prix, deux armées ! » protestait-il. Quant
au rôle que j'assignais au corps spécialisé, il n'en niait pas l'intérêt, mais
affirmait qu'il pouvait être rempli par des éléments déjà constitués : « Nous avons, expliquait-il, une réserve mécanisée, motorisée et montée.
Rien n'est à créer, tout existe ». Le 4 juillet 1939, parlant en
public à Lille, le général Weygand devait proclamer encore qu'à son avis il ne
nous manquait rien.
Le maréchal Pétain crut devoir entrer
en ligne. Il le fit dans une préface au livre du général Chauvineau : Une
invasion est-elle encore possible ? Le Maréchal y professait que les
chars et les avions ne modifiaient pas les données de la guerre et que
l'élément principal de la sécurité française était le front continu étayé par
la fortification. Le Figaro publiait, sous la signature de Jean Rivière,
une série d'articles inspirés et rassurants : Les chars ne sont pas
invincibles, La faiblesse des chars, Quand les hommes politiques s'égarent, etc.
Dans le Mercure de France, un
général Trois étoiles rejetait le
principe même de la motorisation : « Les Allemands, déclarait-il, étant
naturellement offensifs, doivent naturellement avoir des Panzerdivisions. Mais
la France, pacifique et défensive, ne peut être que contre-motorisatrice ».
D'autres critiques usaient de la
raillerie. Celui d'une grande revue littéraire écrivait : « On est gêné pour apprécier, avec la
courtoisie qu'on voudrait, des idées qui avoisinent l'état de délire. Disons
simplement que M. de Gaulle a été devancé, il y a nombre d'années, par le père
Ubu, qui était grand tacticien, lui aussi, avec des idées modernes. e Comme nous
serons de retour de Pologne, disait-il, nous imaginerons, au moyen de notre
science en physique, une machine à vent pour transporter toute l'armée ».
Si le conformisme du parti de la
conservation se montrait foncièrement hostile, celui du parti du mouvement
n'était pas mieux disposé. Léon Blum, dans le Populaire de novembre-décembre 1934, exprimait sans
ménagements l'aversion et l'inquiétude que lui inspirait mon plan. En plusieurs
articles : Soldats de métier et armée de métier, Vers l'armée de
métier ?, À bas l'armée de métier !, il se dressait, lui aussi,
contre le corps spécialisé. Il le faisait, non point en invoquant l'intérêt de
la défense nationale, mais au nom d'une idéologie qu'il intitulait démocratique
et républicaine, et qui, dans ce qui était militaire, voulait
traditionnellement voir une menace pour le régime. Léon Blum jetait donc
l'anathème contre un corps de professionnels, dont, à l'en croire, la
composition, l'esprit, les armes, mettraient automatiquement la République en
danger.
Ainsi étayées à droite et à gauche,
les instances officielles se refusèrent à tout changement. Le projet de M. Paul
Reynaud fut rejeté par la commission de l'armée de la Chambre. Le rapport,
présenté à ce sujet par M. Senac et rédigé avec la collaboration directe de
l'Etat-major de l'armée, concluait que la réforme proposée « était inutile, non souhaitable, et qu'elle
avait contre elle la logique et l'Histoire ». À la tribune de
l'assemblée, le général Maurin, ministre de la Guerre, répondait aux orateurs
favorables au corps de manœuvre : « Quand nous avons consacré tant d'efforts à construire une barrière
fortifiée, croit-on que nous serions assez fous pour aller, ,en avant de cette
barrière, à je ne sais quelle aventure ? » Il ajoutait :
« Ce que je vous dis là, c'est la
pensée du gouvernement qui, tout au moins en ma personne, connaît parfaitement
le plan de guerre ». Ces paroles, qui réglaient le sort du corps
spécialisé prévenaient, en même temps, les bons entendeurs d'Europe que, quoi
qu'il advînt, la France n'entreprendrait rien d'autre que de garnir la ligne
Maginot.
Comme il était à prévoir, la
réprobation ministérielle s'étendait à ma personne. Toutefois, ce fut par
éclats épisodiques, non par formelle condamnation. C'est ainsi qu'à l'Élysée, à
la fin d'une séance du Conseil supérieur de la défense nationale dont
j'assurais le secrétariat, le général Maurin m'interpella
vivement : « Adieu, de
Gaulle ! Là où je suis, vous n'avez plus votre place ! »
Dans son cabinet, il criait à des visiteurs qui lui parlaient de moi :
« Il a pris un porte-plume :
Pironneau, et un phonographe : Paul Reynaud. Je l'enverrai en Corse ! » Cependant, tout en faisant gronder le
tonnerre, le général Maurin eut la hauteur d'âme de ne pas le lancer. Peu
après, M. Fabry, qui le remplaçait rue Saint-Dominique, et le général Gamelin,
qui succédait au général Weygand comme Chef d'état-major général tout en
restant à la tête de l'État-major de l'armée,
adoptèrent à l'égard du projet la politique négative de leurs prédécesseurs et,
vis-à-vis de moi, la même attitude gênée et irritée.
Au fond, les hommes responsables,
tout en maintenant le statu quo, ne laissaient pas d'être secrètement
sensibles à mes raisons. Ils étaient, d'ailleurs,
trop avertis pour ajouter entièrement foi à leurs propres objections. Quand ils
déclaraient excessives les idées que je répandais au sujet des possibilités de
la force mécanique, ils n'en étaient pas moins inquiets devant celle que se forgeait
le Reich. Quand ils prétendaient suppléer aux sept divisions de choc par autant
de grandes unités ordinaires de type défensif et quand ils appelaient
celles-ci : motorisées, parce qu'elles seraient transportées en camions,
ils savaient, mieux que personne, qu'il y avait là, simplement, un jeu de mots.
Quand ils alléguaient qu'en adoptant le corps spécialisé on couperait notre
armée en deux, ils affectaient de méconnaître que le service de deux ans, voté
depuis qu'avait paru mon livre, permettait, au besoin, d'introduire dans le
corps d'élite une certaine proportion de soldats du contingent ; qu'il
existait une marine, une aviation, une armée coloniale, une armée d'Afrique,
une gendarmerie, une garde mobile, qui étaient spécialisées, sans dommage pour
la cohésion de l'ensemble ; enfin, que ce qui fait l'unité des diverses
forces nationales, c'est non pas l'identité de leur matériel et de leur
personnel mais le fait de servir la même patrie, sous les mêmes lois, autour du
même drapeau.
C'était donc avec chagrin que je
voyais ces hommes éminents se faire, en vertu d'une sorte de loyalisme à
l'envers, non point des guides exigeants, mais des porte-parole rassurants.
Pourtant, sous leur apparente conviction, je sentais leur nostalgie des
horizons qui leur étaient ouverts. Premier épisode d'une longue série
d'événements, où une part de l'élite française, condamnant chacun des buts que
je serais amené à poursuivre, mais, au fond d'elle-même, désolée de s'en tenir
à l'impuissance, m'accorderait, à travers ses blâmes, le triste hommage de ses remords.
Le destin suivait son cours. Hitler,
sachant maintenant à quoi s'en tenir sur notre compte, ouvrait la série des
coups de force. Déjà, en 1935, à l'occasion du plébiscite de la Sarre, il avait
créé une atmosphère si menaçante que le gouvernement français abandonnait la
partie avant qu'elle ne fût jouée et qu'ensuite les Sarrois, attirés et
intimidés par le déchaînement germanique, votaient en masse pour le IIIe
Reich. Mussolini, de son côté, bravant les sanctions de Genève grâce à l'appui
du ministère Laval et à la tolérance du cabinet Baldwin, passait à la conquête
de l'Éthiopie. Soudain, le 7 mars 1936, l'armée allemande franchit le Rhin.
Le traité de Versailles interdisait
aux troupes du Reich
l'accès des territoires de la rive gauche, que l'accord de Locarno avait, en
outre, neutralisés. En droit strict, nous pouvions les réoccuper, dès lors que
l'Allemagne reniait sa signature. Si le corps spécialisé avait existé, ne
fût-ce qu'en partie, avec ses engins rapides et son personnel prêt à marcher
sur l'heure, la force naturelle des choses l'aurait, du coup, porté sur le
Rhin. Comme nos alliés, Polonais, Tchèques, Belges, étaient prêts à nous
soutenir et les Anglais engagés d'avance, Hitler eût certainement reculé. Il était, en effet, au début de
son effort d'armement et encore hors d'état d'affronter un conflit généralisé.
Mais, pour lui, un tel échec, infligé par la France, à cette époque, sur ce
terrain, risquait d'avoir, dans son propre pays, des conséquences désastreuses.
En jouant un pareil jeu, il pouvait, d'un seul coup, tout perdre.
Il gagna tout. Notre organisation, la
nature de nos moyens, l'esprit même de notre défense nationale, sollicitèrent
vers l'inaction un pouvoir qui n'y était que trop porté et nous empêchèrent de
marcher. Puisque nous n'étions prêts qu'à tenir notre frontière en nous
interdisant à nous-mêmes de la franchir en aucun cas, il n'y avait pas à
attendre une riposte de la France. Le Führer en était sûr. Le monde entier le
constata. Le Reich, au lieu de se voir contraint de retirer ses troupes
aventurées, les établit, sans coup férir, dans tout le territoire rhénan, au
contact immédiat de la France et de la Belgique. Des lors M. Flandin, ministre
des Affaires étrangères, pouvait bien, l'âme ulcérée, se rendre à Londres pour
s'informer des intentions de l'Angleterre ; M. Sarraut, Président du
Conseil, pouvait bien déclarer que le gouvernement de Paris « n'admettrait pas que Strasbourg fût à portée
de canon allemand » ; la diplomatie française pouvait bien
obtenir de la Société des Nations un blâme de principe pour Hitler, ce
n'étaient là que gestes et mots en face du fait accompli.
À mon sens, l'émotion que l'événement
provoqua dans l'opinion pouvait être salutaire. Les pouvoirs publics étaient en
mesure d'en profiter pour combler de mortelles lacunes. Bien qu'on fût absorbé,
en France, par les élections et par la crise sociale qui les suivit, tout le
monde se trouvait d'accord pour renforcer la défense du pays. Si l'effort était
porté sur la création de l'instrument qui nous manquait, l'essentiel pouvait
être sauvé. Il n'en fut rien. Les crédits militaires considérables, ouverts en
1936, furent employés à
compléter le
système existant, mais non à le modifier.
J'avais eu, pourtant, quelque espoir.
Dans le grand trouble qui agitait, alors, la nation et que la politique
encadrait dans une combinaison électorale et parlementaire intitulée Front populaire, il y avait, me
semblait-il, l'élément psychologique qui permettait de rompre avec la
passivité. Il n'était pas inconcevable qu'en présence du national-socialisme
triomphant à Berlin, du fascisme régnant à Rome, du phalangisme approchant de
Madrid, la République française voulût, tout la fois, transformer sa structure
sociale et réformer sa force militaire. Au mois d'octobre, Léon Blum, Président
du Conseil, m'invita à venir le voir. Il se trouva que notre entretien eut lieu
l'après-midi même du jour où le roi des Belges avait déclaré mettre fin à
l'alliance avec la France et avec l'Angleterre. Le roi alléguait que, si son
pays était attaqué par l'Allemagne, cette alliance ne le protégerait pas. « En effet, proclamait-il, étant donné les possibilités des forces
mécaniques modernes, nous serions seuls, en tout état de cause ».
Avec chaleur, Léon Blum m'assura de
l'intérêt qu'il portait à mes idées.
— Pourtant,
lui dis-je, vous les avez combattues.
— On
change d'optique, répondit-il, quand
on devient chef du gouvernement.
Nous parlâmes, d'abord, de ce qui se
passerait si, comme il fallait le prévoir, Hitler marchait sur Vienne, sur
Prague ou sur Varsovie.
— C'est
très simple, fis-je observer, suivant
l'occurrence, nous rappellerons nos disponibles ou nous mobiliserons nos
réserves. Alors, regardant par les créneaux de nos ouvrages, nous assisterons
passivement à l'asservissement de l'Europe.
— Eh !
quoi ? s'écria Léon Blum, voudriez-vous
que nous portions un corps expéditionnaire en Autriche, en Bohême, en
Pologne ?
— Non !
dis-je. Mais, si la Wehrmacht s'avance le
long du Danube ou de l'Elbe, que n'irions-nous au Rhin ? Tandis qu'elle
déboucherait sur la Vistule, pourquoi n'entrerions-nous pas dans la Ruhr ?
Au reste, le fait seul que nous serions capables de ces ripostes empêcherait,
sans doute, les agressions. Mais notre actuel système nous interdit de bouger.
Au contraire, le corps cuirassé nous y déterminerait. N'est-il pas vrai qu'un
gouvernement peut trouver quelque soulagement à se sentir orienté
d'avance ?
Le Président du Conseil en convint de
bonne grâce, mais déclara :
— Il
serait, certes, déplorable que nos amis d'Europe centrale et orientale soient,
momentanément, submergés. Toutefois, en dernier ressort, rien ne serait fait,
pour Hitler, tant qu'il ne nous aurait pas abattus. Comment y
parviendrait-il ? Vous conviendrez que notre système, mal conformé pour
l'attaque, est excellent pour la défense.
Je démontrai qu'il n’en était rien.
Rappelant la déclaration publiée le matin par Léopold III, je fis remarquer que
c'était l'infériorité où nous plaçait, par rapport aux Allemands, l'absence
d'un corps d'élite mécanique qui nous coûtait l'alliance belge. Le chef du
gouvernement ne le contesta pas, bien qu'il pensât que l'attitude de Bruxelles
n'eût pas seulement des motifs stratégiques.
— En
tout cas, dit-il, notre front
défensif et nos ouvrages fortifiés protégeraient notre territoire.
— Rien
n'est moins sûr, lui répondis-je, déjà,
en 1918, il n'y avait plus de front inviolable. Or, quels progrès ont fait,
depuis, les chars et les avions ! Demain, l'action concentrée d'un nombre
suffisant d'engins sera susceptible de rompre, dans un secteur choisi,
n'importe quelle barrière défensive. Une fois la brèche ouverte, les Allemands
seront en mesure de pousser, loin derrière nos lignes, une masse rapide et
cuirassée appuyée par leur armée de l'air. Si nous en avons autant, tout pourra
être réparé. Sinon, tout sera perdu.
Le Président du Conseil me déclara
que le gouvernement, approuvé par le Parlement, avait décidé d'engager, en
dehors du budget ordinaire, de grandes dépenses pour la défense nationale et
qu'une part importante des crédits devait être consacrée aux chars et a l'aviation. J'appelai son attention sur le fait que, parmi
les avions dont la construction était prévue ; presque tous seraient
destinés à l'interception et non à l'attaque. Quant aux chars, il s'agissait,
pour les neuf dixièmes, de Renault et
de Hotchkiss du type 1935, modernes
dans leur genre, mais lents, lourds, armés de petits canons courts, faits pour
accompagner le combat de l'infanterie mais pas du tout pour constituer un
ensemble autonome de grandes unités. Au reste, on n'y songeait pas. Notre
organisation resterait donc ce qu'elle était.
— Nous
allons, remarquai-je, construire
autant d'engins et dépenser autant d'argent qu'il en faudrait pour l'armée
mécanique et nous n'aurons pas cette armée.
— L'emploi
des crédits affectés au département de la Guerre, observa le Président, est l'affaire de M. Daladier et du général
Gamelin.
— Sans
doute, répondis-je. Permettez-moi,
cependant, de penser que la défense nationale incombe au gouvernement.
Pendant notre conversation, le
téléphone avait sonné dix fois, détournant l'attention de Léon Blum sur de
menues questions parlementaires ou administratives. Comme je prenais congé et
qu'on l'appelait encore, il fit un grand
geste las.
— Voyez,
dit-il, s'il est facile au chef du
gouvernement de se tenir au plan que vous tracez quand il ne peut rester cinq
minutes avec la même idée !
J'appris bientôt que le Président du
Conseil, quoique frappé par notre entretien, n'ébranlerait pas les colonnes du
temple et que l'on appliquerait, tel quel, le plan prévu antérieurement.
Désormais, notre chance d'équilibrer, en temps voulu, la force nouvelle du
Reich me semblait fort compromise. J'étais convaincu, en effet, que le
caractère d'Hitler, sa doctrine, son âge, l'impulsion même qu'il avait donnée
au peuple allemand, ne lui permettaient pas d'attendre. Les choses iraient, maintenant,
trop vite pour que la France rattrapât son retard, ses dirigeants l'eussent-ils
voulu.
Le 1er mai 1937, défilait,
à travers Berlin, une Panzerdivision complète, survolée par des centaines
d'avions, L'impression produite sur les spectateurs et, d'abord, sur M.
François-Poncet, ambassadeur de France, et sur nos attachés militaires fut
celle d'une force que rien, sauf une force semblable, ne pourrait arrêter. Mais
leurs rapports ne firent pas modifier les dispositions prises par le
gouvernement de Paris. Le 11 mars 1938, Hitler réalisait l'Anschluss. Il
lançait sur Vienne une division mécanique, dont le seul aspect ralliait le
consentement général et avec laquelle, le soir même, il entrait triomphalement
dans la capitale autrichienne. En France, loin de tenir compte de cette rude
démonstration, on s'appliqua à rassurer le public par la description ironique
des pannes subies par quelques chars allemands au cours de cette Marche forcée.
On ne se laissait pas davantage éclairer par les leçons de la guerre civile
espagnole, où les tanks italiens et les avions d'assaut allemands, si réduit
que fût leur nombre, jouaient le rôle principal dans tout combat ou ils
paraissaient.
En septembre, le Führer, avec la
complicité de Londres, puis de Paris, exécutait la Tchécoslovaquie. Trois jours
avant Munich, le chancelier du Reich, parlant au Palais des Sports de Berlin,
avait mis les points sur les i, au milieu des rires de joie et des hourras
d'enthousiasme. « Maintenant,
criait-il, je puis avouer publiquement ce
que, déjà, vous savez tous. Nous avons réalisé un armement tel que le monde
n'en a jamais vu ! » Le 15 mars 1939, il arrachait au Président
Hacha l'abdication définitive et entrait à Prague le même jour. Après quoi, dès
le 1er septembre, il se lançait sur la Pologne. Dans ces actes
successifs d'une seule et même tragédie, la France jouait le rôle de la victime
qui attend son tour.
Pour moi, j'assistais à ces
événements sans surprise, mais non sans douleur. Après avoir, en 1937,
participé aux travaux du Centre des Hautes Etudes Militaires, j'avais reçu le
commandement du 507ème Régiment de Chars, à Metz. Mes obligations de
colonel et mon éloignement de Paris me privaient des facilités et des contacts
nécessaires pour soutenir ma grande querelle. D'autre part, M. Paul Reynaud
était entré, au printemps de 1938, dans le cabinet Daladier, avec la charge de
la Justice, puis celle des Finances. Outre que la solidarité ministérielle le
liait, dorénavant, le rétablissement de notre équilibre économique et monétaire
constituait une tâche si pressante qu'elle absorbait le ministre. Surtout,
l'obstination montrée par le pouvoir à cultiver un système militaire statique
pendant que le dynamisme allemand se déployait sur l'Europe, l'aveuglement d'un
régime qui poursuivait ses jeux absurdes en face d'un Reich prêt à bondir sur
nous, la stupidité des badauds qui acclamaient l'abandon de Munich, n'étaient,
en vérité, que les effets d'un profond renoncement national. À cela, je ne
pouvais rien. Toutefois, en 1938, sentant se lever la tempête, je publiai La
France et son armée. J'y montrais comment, de siècle en siècle, l'âme et le
sort du pays se reflètent constamment au miroir de son armée ; ultime
avertissement que, de ma modeste place, j'adressais à la patrie à la veille du
cataclysme.
Quand, en septembre 1939, le
gouvernement français, à l'exemple du cabinet anglais, accepta d'entrer dans le
conflit déjà commencé en Pologne, je n'eus pas le moindre doute qu'il le
faisait avec l'illusion qu'en dépit de l'état de guerre on ne se battrait pas à
fond. Comme commandant des chars de la 5ème Armée, en Alsace, c'est
sans aucun étonnement que je vis nos forces mobilisées s'établir dans la
stagnation, tandis que la Pologne était foudroyée en deux semaines par les
Panzerdivisions et les escadres aériennes. Il est vrai que l'intervention
soviétique hâtait l'écrasement des Polonais. Mais, dans l'attitude de Staline,
faisant, tout à coup, cause commune avec Hitler, on discernait sa conviction
que les Français resteraient immobiles, qu'ainsi le Reich avait les mains
libres et qu'il était préférable de partager avec lui la proie, plutôt que
d'être la sienne. Tandis que les forces ennemies se trouvaient, presque en
totalité, employées sur la Vistule, nous ne faisions rien, en effet, à part
quelques démonstrations, pour nous porter sur le Rhin. Nous ne faisions rien,
non plus, pour mettre l'Italie hors de cause en lui donnant le choix entre
l'invasion française et la cession de gages de sa neutralité. Nous ne faisions
rien, enfin, pour réaliser tout de suite la jonction avec la Belgique en
gagnant Liège et le canal Albert.
Encore, l'école dirigeante
voulait-elle voir dans cet attentisme une fructueuse stratégie. À la radio, les
gouvernants, en premier lieu le Président du Conseil, et, dans la presse,
maints notables, s'appliquaient à faire valoir les avantages de l'immobilité,
grâce à laquelle, disaient-ils, nous maintenions sans pertes l'intégrité du
territoire. M. Brisson, directeur du Figaro, s'informant de mon opinion
au cours d'une visite qu'il me faisait à Wangenbourg et m'entendant regretter
la passivité de nos forces, s'exclamait : « Ne voyez-vous pas que nous avons, d'ores et déjà, gagné la Marne
blanche ? » Passant à Paris, en janvier, et dînant rue de Rivoli
chez M. Paul Reynaud, j'y rencontrai Léon Blum.
— Quels
sont vos pronostics ? me dit celui-ci.
— Le
problème, répondis‑je, est de savoir
si, au printemps, les Allemands attaqueront vers l'Ouest pour prendre Paris ou
vers l'Est pour atteindre Moscou.
— Y
pensez-vous ? s'étonna Léon Blum. Les
Allemands attaquer à l'Est ? Mais pourquoi iraient-ils se perdre dans les
profondeurs des terres russes ? Attaquer à l'Ouest ? Mais que
pourraient-ils faire contre la ligne Maginot ?
Le Président Lebrun visitant la 5ème Armée, je lui présentai mes chars. « Vos
idées me sont connues, me dit-il aimablement. Mais, pour que l'ennemi les applique, il semble bien qu'il soit trop
tard ».
C'est pour nous qu'il était trop
tard. Le 26 janvier, toutefois, je tentai un dernier effort. Aux 80 principales
personnalités du gouvernement, du commandement, de la politique, j'adressai un
mémorandum destiné à les convaincre que l'ennemi prendrait l'offensive avec une
force mécanique, terrestre et aérienne, très puissante ; que, de ce fait,
notre front pouvait être, à tout moment, franchi ; que, faute de disposer
nous-mêmes d'éléments de riposte équivalents, nous risquions fort d'être
anéantis ; qu'il fallait décider, tout de suite, la création de
l'instrument voulu ; que, tout en poussant les fabrications nécessaires,
il était urgent de réunir, en un corps de réserve mécanique, celles des unités
existantes ou en cours de formation qui, à la rigueur, pouvaient y figurer.
Je concluais : « à aucun prix, le peuple français ne doit
tomber dans l'illusion que l'immobilité militaire actuelle serait conforme au
caractère de la guerre en cours. C'est le contraire qui est vrai. Le moteur
confère aux moyens de destruction modernes une puissance, une vitesse, un rayon
d'action, tels que le conflit présent sera, tôt ou tard, marqué par des mouvements,
des surprises, des irruptions, des poursuites, dont l'ampleur et la rapidité
dépasseront infiniment celles des plus fulgurants événements du passé... Ne
nous y trompons pas ! Le conflit qui est commencé pourrait bien être le
plus étendu, le plus complexe, le plus violent de tous ceux qui ravagèrent la
terre. La crise, politique, économique, sociale, morale, dont il est issu,
revêt une telle profondeur et présente un tel caractère d'ubiquité qu'elle
aboutira fatalement à un bouleversement complet de la situation des peuples et
de la structure des États. Or, l'obscure harmonie des choses procure à cette
révolution un instrument militaire, — l'armée des machines, — exactement
proportionné à ses colossales dimensions. Il est grand temps que la France en
tire la conclusion ».
Mon mémorandum ne provoqua pas de
secousse. Pourtant, les idées lancées et les preuves étalées finissaient par
faire quelque effet. À la fin de 1939, il existait deux divisions légères
mécaniques et on en formait une troisième. Toutefois il ne s'agissait que
d'unités de découverte, qui eussent été très utiles pour éclairer les manœuvres
d'une masse cuirassée, mais dont le rendement serait faible dès lors que cette
masse n'existait pas. Le 2 décembre 1938, le Conseil supérieur de la guerre,
sur l'insistance du général Billotte, avait décidé la création de deux
divisions cuirassées. L'une était formée au début de 1940. L'autre devait
l'être au mois de mars. Des chars de 30 tonnes du type B, dont les premiers
exemplaires existaient depuis quinze ans et dont on fabriquait, enfin !
trois centaines, armeraient ces divisions. Mais chacune, quelle que fût la
qualité des engins, serait très loin d'avoir la puissance que j'avais proposée.
Elle comprendrait 120 chars ; j'en aurais voulu 500. Elle disposerait d'un
seul bataillon d'infanterie se déplaçant en camions ; suivant moi, il en
fallait 7 en véhicules tous-terrains. Elle posséderait 2 groupes
d'artillerie ; c'étaient 7 groupes, dotés de pièces tous-azimuts, que je
jugeais nécessaires. Elle n'aurait pas de groupe de reconnaissance ; à mon
sens, elle en avait besoin. Enfin, je ne concevais l'emploi des unités
mécaniques que sous la forme d'une masse autonome, organisée et commandée en
conséquence. Au contraire, il n'était question que d'affecter les divisions
cuirassées à divers corps d'armée d'ancien type, autrement dit de les fondre
dans le dispositif général.
Les mêmes velléités de changement,
qui, à défaut de volonté, apparaissaient sur le plan militaire, se faisaient
jours dans le domaine politique. L'espèce d'euphorie que la drôle de guerre
avait, d'abord, entretenue dans le personnel dirigeant, commençait à s'effacer.
En mobilisant des millions d'hommes, en consacrant l'industrie à la fabrication des armes, en engageant d'énormes dépenses,
ou amorçait dans la nation des bouleversements dont les effets apparaissaient,
déjà, aux politiques alarmés. Rien, d'ailleurs, n'annonçait chez l'ennemi
l'affaiblissement progressif que l'on attendait du blocus. Sans qu'on préconisât
tout haut une autre politique de guerre, dont on n'avait pas les moyens, chacun
tournait, cependant, son malaise et ses aigreurs contre celle qui était
pratiquée. Conformément aux habitudes, le régime, incapable d'adopter les
mesures qui eussent assuré le salut, mais cherchant à donner le change à
lui-même et à l'opinion, ouvrit une crise ministérielle. Le 21 mars, la Chambre
renversait le cabinet Daladier. Le 23, M. Paul Reynaud formait le gouvernement.
Appelé à Paris par le nouveau
Président du Conseil, je rédigeai, à sa demande, une déclaration nette et brève
qu'il adopta telle quelle pour la lire au Parlement. Puis, tandis que, déjà,
les intrigues bruissaient dans les coulisses, je fus au Palais-Bourbon assister
d'une tribune à la séance de présentation.
Celle-ci fut affreuse. Après la
déclaration du gouvernement, lue par son chef devant une Chambre sceptique et
morne, on n'entendit guère, dans le débat, que les porte-parole des groupes ou
des hommes qui s'estimaient lésés dans la combinaison. Le danger couru par la
patrie, la nécessité de l'effort national, le concours du monde libre,
n'étaient évoqués que pour décorer les prétentions et les rancœurs. Seul, Léon
Blum, à qui, pourtant, nulle place n'avait été offerte, parla avec élévation.
Grâce à lui M. Paul Reynaud l'emporta,
quoique d'extrême justesse. Le ministère obtint la confiance à une voix de
majorité. « Encore, devait me
dire plus tard M. Herriot, Président de la Chambre, je ne suis pas très sûr qu'il l'ait eue ».
Avant de regagner mon poste, à
Wangenbourg, je demeurai quelques jours auprès du Président du Conseil installé
au Quai d'Orsay. C'était assez pour apercevoir à quel point de démoralisation
le régime était arrivé. Dans tous les partis, dans la presse, dans
l'administration, dans les affaires, dans les syndicats, des noyaux très
influents étaient ouvertement acquis à l'idée de cesser la guerre. Les
renseignés affirmaient que tel était l'avis du maréchal Pétain, ambassadeur à
Madrid, et qui était censé savoir, par les Espagnols, que les Allemands se prêteraient
volontiers à un arrangement. « Si
Reynaud tombe, disait-on partout, Laval
prendra le pouvoir avec Pétain à ses côtés. Le Maréchal, en effet, est en
mesure de faire accepter
l'armistice par le Commandement ». Par milliers d'exemplaires, circulait un
dépliant, portant sur ses trois pages l'image du Maréchal, d'abord en chef
vainqueur de la grande guerre avec la légende : « Hier, grand
soldat ! »,
ensuite en ambassadeur : « Aujourd'hui,
grand diplomate ! », enfin en personnage immense et
indistinct : « Demain ? ».
Il faut dire que certains milieux
voulaient voir l'ennemi bien plutôt dans Staline que dans Hitler. Ils se
souciaient des moyens de frapper la Russie, soit en aidant la Finlande, soit en
bombardant Bakou, soit en débarquant à Stamboul, beaucoup plus que de la façon
de venir à bout du Reich. Beaucoup professaient tout haut l'admiration qu'ils
éprouvaient à l'égard de Mussolini. Quelques-uns, au sein même du gouvernement,
travaillaient à obtenir que la France achetât les bonnes grâces du Duce en lui
cédant Djibouti, le Tchad, une part d'un condominium sur la Régence tunisienne.
De leur côté, les communistes, qui s'étaient bruyamment ralliés à la cause
nationale tant que Berlin s'opposait à Moscou, maudissaient la guerre capitaliste dès l'instant où s'étaient
accordés Molotov et Ribbentrop. Quant à la masse, désorientée, sentant qu'à la
tête de l'État rien ni personne n'était en mesure de dominer les événements,
elle flottait dans le doute et l'incertitude. Il était clair qu'un revers grave
susciterait dans le pays une vague de stupeur et d'effroi qui risquerait de
tout emporter.
Dans cette atmosphère délétère, M.
Paul Reynaud s'efforçait d'établir son autorité. C'était d'autant plus
difficile qu'il se trouvait en conflit permanent avec M. Daladier, auquel il
succédait à la présidence du Conseil, mais qui restait au gouvernement comme
ministre de la Défense nationale et de la Guerre. Cette situation étrange ne
pouvait être modifiée, car le parti radical, sans la tolérance duquel le ministère
serait tombé, exigeait que son chef y demeurât en attendant d'en reprendre la
tête à la première occasion. D'autre part, M. Paul Reynaud, dans son désir
d'élargir son infime majorité, tâchait de dissoudre les préventions des modérés
à son égard. Opération délicate, car une large fraction de la droite souhaitait
la paix avec Hitler et l'entente avec Mussolini. Le Président du Conseil se
trouva ainsi conduit à appeler auprès de lui, comme sous-secrétaire d'État, M.
Paul Baudouin, très actif dans ces milieux, et à le nommer secrétaire du Comité
de guerre qu'il venait d'instituer.
À la vérité, M. Paul Reynaud avait
pensé me confier cette fonction. Le Comité de guerre, qui assurait la conduite
du conflit et réunissait, à cette fin, les principaux ministres ainsi que les
commandants en chef de l'armée, de la marine et de l'air, pouvait jouer un rôle
capital. Préparer ses délibérations, assister à ses séances, notifier ses
décisions et en suivre l'exécution, c'était la charge de son secrétaire.
Beaucoup de choses pourraient dépendre de la manière dont elle serait exercée.
Mais, si M. Paul Reynaud paraissait souhaiter qu'elle le fût par moi, M.
Daladier, lui, ne voulait pas y consentir. Au messager du Président du Conseil,
qui venait, rue Saint-Dominique, lui
parler de ce désir, il répondait, tout de go : « Si de Gaulle vient ici, je quitterai ce
bureau, je descendrai l'escalier et je téléphonerai à Paul Reynaud qu'il le
mette à ma place ».
M. Daladier n'était nullement hostile
à ma personne. Il l'avait prouvé, naguère, en prenant lui-même, comme ministre,
la décision de m'inscrire au tableau d'avancement, dont la cabale des bureaux
essayait de m'écarter. Mais M. Daladier, qui, depuis plusieurs années, portait
la responsabilité de la défense nationale, avait épousé le système en vigueur.
Sentant que les événements allaient trancher, d'un jour à l'autre, assumant à
l'avance les conséquences de leur arbitrage estimant que, de toute façon, il
était trop tard pour changer l'organisation, il tenait, plus que jamais, aux
positions qu'il avait prises. Mais, pour moi, assurer le secrétariat du Comité
de guerre malgré l'opposition du ministre de la Défense nationale était,
évidemment, impossible. Je repartis pour le front.
Auparavant, j'avais été voir le
général Gamelin qui me convoquait à son quartier du château de Vincennes. Il
s'y trouvait dans un cadre semblable à celui d'un couvent, entouré de peu
d'officiers, travaillant et méditant sans se mêler au service courant. Il
laissait le général Georges commander le front Nord-Est, ce qui pouvait aller
tant qu'il ne s'y passait rien, mais deviendrait, sans doute, insoutenable si
la bataille s'engageait. Le général Georges était, quant à lui, installé à la
Ferté-sous-Jouarre avec une partie de l'État-major, tandis que d'autres bureaux
fonctionnaient à Montry sous la direction du général Doumenc, major-général. En fait, l'organe du
commandement suprême était coupé en trois tronçons. Dans sa thébaïde de
Vincennes, le général Gamelin me fit l'effet d'un savant, combinant en laboratoire
les réactions de sa stratégie.
Il m'annonça, tout d'abord, qu'il
voulait porter de deux à quatre le nombre des divisions cuirassées et me fit
connaître sa décision de me donner le commandement de la 4ème,
laquelle serait formée à partir du 15 mai. Quels que fussent les sentiments que
m'inspirait, du point de vue général, notre retard, peut-être irrémédiable,
quant aux forces mécaniques, j'éprouvai une grande fierté à me voir appelé
comme colonel au commandement d'une division. Je le dis au général Gamelin. Il
me répondit simplement. « Je
comprends votre satisfaction. Quant à votre inquiétude je ne la crois pas
justifiée ».
Le Généralissime me parla, alors, de
la situation, telle qu'il la voyait. Dévoilant une carte où étaient portés le
dispositif de l'ennemi et le nôtre, il me dit qu'il s'attendait à l'attaque
prochaine des Allemands. Celle-ci, d'après ses prévisions, serait dirigée
principalement sur la Hollande et la Belgique et viserait le Pas-de-Calais pour
nous couper des Anglais. Divers indices lui donnaient à penser que l'ennemi exécuterait,
au préalable, une opération de couverture ou de diversion vers les pays
scandinaves. Lui-même se montrait, non seulement confiant dans ses propres
dispositions et dans la valeur de ses forces, mais satisfait et, même,
impatient de les voir mettre à l'épreuve. À l'entendre, je me convainquis qu'à
force de porter en lui-même un certain système militaire et d'y appliquer son
labeur, il s'en était fait une foi. Je crus sentir aussi que, se reportant
à l'exemple de Joffre dont il avait été, dans les débuts de la grande
guerre, le collaborateur immédiat et, quelque peu, l'inspirateur, il s'était
convaincu qu'à son échelon l'essentiel était d'arrêter, une fois pour toutes,
sa volonté sur un plan défini et de ne s'en laisser ensuite détourner par aucun
avatar. Lui, dont l'intelligence, l'esprit de finesse, l'empire sur soi,
atteignaient un très haut degré, ne doutait certainement pas que, dans la
bataille prochaine, il dût finalement l'emporter.
C'est avec respect, mais aussi
quelque malaise, que je quittai ce grand chef, s'apprêtant, dans son cloître, à
assumer tout à coup une responsabilité immense, en jouant le tout pour le tout
sur un tableau que j'estimais mauvais.
Cinq semaines après, éclatait la
foudre. Le 10 mai, l'ennemi, ayant auparavant mis la main sur le Danemark et
presque toute la Norvège, entamait sa grande offensive. Celle-ci serait, de
bout en bout, menée par les forces mécaniques et
par l'aviation, la masse suivant le mouvement sans qu'il fût jamais besoin de
l'engager à fond. En deux groupements : Hoth et Kleist, dix divisions
cuirassées et six motorisées se ruaient vers l'ouest. Sept de ces dix Panzers,
traversant l'Ardenne, atteignaient la Meuse en trois jours. Le 14 mai, elles
l'avaient franchie, à Dinaut, Givet, Monthermé, Sedan, tandis que quatre
grandes unités motorisées les appuyaient et les couvraient, que l'aviation
d'assaut les accompagnait sans relâche et que les bombardiers allemands,
frappant derrière notre front les voies ferrées et les carrefours, paralysaient
nos transports. Le 18 mai, ces sept Panzers étaient réunies autour de
Saint-Quentin, prêtes à foncer, soit sur Paris, soit sur Dunkerque, ayant
franchi la ligne Maginot, rompu notre dispositif, anéanti l'une de nos armées.
Pendant ce temps, les trois autres, accompagnées de deux motorisées et opérant
dans les Pays-Bas et le Brabant, où les Alliés disposaient de l'armée
hollandaise, de l'armée belge, de l'armée britannique et de deux armées
françaises, jetaient dans
cet ensemble de 800
000 combattants un trouble qui ne serait pas réparé. On peut dire qu'en une
semaine le destin était scellé. Sur la pente fatale, où une erreur démesurée
nous avait, de longtemps, engagés, l'armée, l'État, la France, roulaient,
maintenant, à un rythme vertigineux.
Il existait, pourtant, 3 000 chars
français modernes et 800 automitrailleuses. Les Allemands n'en avaient pas
plus. Mais les nôtres étaient, comme prévu, répartis dans les secteurs du
front. Ils n'étaient, d'ailleurs, pour la plupart, nullement construits, ni armés, pour faire partie d'une masse de manœuvre. Même, les
quelques grandes unités mécaniques portées à l'ordre de bataille furent
engagées séparément. Les trois divisions légères, jetées vers Liège et vers
Breda à la découverte, durent refluer rapidement et furent, alors, étalées pour
tenir un front. La 1ère
Division cuirassée,
remise à un corps d'armée et lancée seule à la contre-attaque, le 16 mai, à l'ouest
de Namur, fut enveloppée et détruite. Le même jour, la 2ème,
transportée en chemin de fer vers Hirson, voyait ses éléments, à mesure de leur
débarquement, successivement engloutis dans la confusion générale. La veille,
au sud de Sedan, la 3ème Division, qui venait d'être constituée, disloquée
tout aussitôt entre les bataillons d'une division d'infanterie, s'enlisait par
fragments dans une contre-attaque avortée. Eussent-elles été, d'avance,
réunies, ces unités mécaniques, en dépit de leurs déficiences auraient pu
porter à l'envahisseur des coups redoutables. Mais, isolées les unes des
autres, elles n'étaient plus que lambeaux six jours après la mise en marche des
groupements cuirassés allemands. Quant à moi, discernant la vérité à travers
des bribes de nouvelles ; il n'était rien que je n'eusse donné pour avoir
eu tort.
Mais la bataille, fût-elle
désastreuse, arrache le soldat lui-même. Celle-ci me saisit à mon tour. Le 11
mai, je reçois l'ordre de prendre le commandement de la 4ème Division
cuirassée, qui, d'ailleurs, n'existe pas, mais dont les éléments, venus de
points très éloignés, seront mis, peu à peu, à ma disposition. Du Vésinet, où
est d'abord fixé mon poste, je suis appelé, le 15 mai, au Grand Quartier
Général pour y recevoir ma mission.
Celle-ci m'est notifiée par le
Major-général. Elle est large. « Le
commandement, me dit le général Doumenc, veut établir un front défensif sur l'Aisne et sur l'Ailette pour barrer
la route de Paris. La VIe Armée, commandée par le général Touchon et
formée d'unités prélevées dans l'Est, va s'y déployer. Avec votre division,
opérant seule en avant dans la région de Laon, vous avez à gagner le temps
nécessaire à cette mise en place. Le général Georges, Commandant en chef sur le
front Nord-Est, s'en remet à vous des moyens à employer. D'ailleurs, vous
dépendrez de lui seul et directement ; le commandant Chomel assurera la
liaison ».
Le général Georges me reçoit, calme,
cordial, mais visiblement accablé. Il me confirme ce qu'il attend de moi et
ajoute : « Allez, de
Gaulle ! Pour vous, qui avez, depuis longtemps, les conceptions que
l'ennemi applique, voilà l'occasion d'agir ». Les bureaux font,
ensuite, diligence pour diriger vers Laon, à mesure que ce sera possible, les
éléments qui me sont destinés. Je constate que l'État-major, submergé par les
innombrables problèmes de mouvements et de transports que posent, partout, la
surprise et le bouleversement subis dans ces terribles jours, s'acquitte au
mieux de sa tâche. Mais on sent que l'espoir s'en va et que le ressort est
cassé.
Je file jusqu'à Laon, établis mon
poste à Bruyères, au sud-est de la ville, et parcours les environs. En fait de
troupes françaises, il n'y a, dans la région, que quelques éléments épars
appartenant à la 3ème Division de Cavalerie, une poignée d'hommes
qui tient la citadelle de Laon et le 4ème Groupe autonome
d'Artillerie, chargé d'un éventuel emploi d'engins chimiques, oublié là par
hasard. Je m'annexe ce groupe, formé de braves gens qui n'ont d'armes que des
mousquetons, et les dispose, pour la sûreté, le long du canal de Sissonne. Le
soir même, les patrouilles ennemies prennent, déjà, leur contact.
Le 16, rejoint par un embryon de mon
état-major, je fais des reconnaissances et recueille des informations.
L'impression que j'en retire est que de grosses forces allemandes, qui ont débouché
des Ardennes par Rocroi et par Mézières, marchent, non pas vers le sud, mais
vers l'ouest pour gagner Saint‑Quentin, en se couvrant à gauche par des
flancs-gardes portées au sud de la Serre. Sur toutes les routes venant du nord,
affluent de lamentables convois de réfugiés. J'y vois, aussi, nombre de
militaires désarmés. Ils appartiennent aux troupes que l'offensive des Panzers
a mises en débandade au cours des jours précédents. Rattrapés dans leur fuite
par les détachements mécaniques de l'ennemi, ils en ont reçu l'ordre de jeter
leurs fusils et de filer vers le sud pour ne pas encombrer les routes. « Nous n'avons pas, leur a-t-on crié, le temps de vous faire prisonniers ! »
Alors, au spectacle de ce peuple
éperdu et de cette déroute militaire, au récit de cette insolence méprisante de
l'adversaire, je me sens soulevé d'une fureur sans bornes. Ah ! c'est trop
bête ! La guerre commence infiniment mal. Il faut donc qu'elle continue.
Il y a, pour cela, de l'espace dans le monde. Si je vis, je me battrai, où il
faudra, tant qu'il faudra, jusqu'à ce que l'ennemi soit défait et lavée la
tache nationale. Ce que j'ai pu faire, par la suite, c'est ce jour-là que je
l'ai résolu.
Pour commencer, j'attaquerai demain
matin avec les forces, quelles qu'elles soient, qui me seront parvenues.
Avançant vers le nord-est d'une vingtaine de kilomètres, je tâcherai
d'atteindre, sur la Serre, Moncornet, nœud des routes vers Saint-Quentin, Laon
et Reims. Ainsi, je couperai la première, que l'ennemi ne pourra plus utiliser
dans sa marche à l'ouest, et je barrerai les deux autres qui, autrement, le
mèneraient tout droit au front ténu de la VIe Armée. À l'aube du 17
mai, j'ai reçu 3 bataillons de chars : un du type B, (46ème Bataillon),
renforcé d'une compagnie de type D2 et appartenant à la 6ème Demi-brigade ;
les 2 autres du type Renault 35, (2ème et 24ème Bataillons)
formant la 8ème Demi-brigade. Je les lance en avant sitôt que paraît
le jour. Culbutant sur leur route les éléments ennemis qui, déjà, envahissent
le terrain, ils atteignent Montcornet. Jusqu'au soir, ils combattent aux abords
et à l'intérieur de la localité, réduisant maints nids de résistance et
attaquant au canon les convois allemands qui tâchent de passer. Mais, sur la
Serre, l'ennemi est en force. Nos chars, que rien ne soutient, ne peuvent,
évidemment, la franchir.
Dans la journée, arrive le 4ème
Bataillon de Chasseurs. À peine débarqué, je l'emploie à réduire, près de
Chivres, une avant-garde adverse qui a laissé passer nos chars et s'est,
ensuite, révélée. C'est bientôt fait. Mais, depuis le nord de la Serre,
l'artillerie allemande tire sur nous. La nôtre est loin d'être en place. Tout
l'après-midi, les Stukas, fondant du ciel et revenant sans cesse, bombardent en
piqué nos chars et nos camions. Nous n'avons rien pour leur répondre. Enfin,
des détachements mécaniques allemands, de plus en plus nombreux et actifs,
escarmouchent sur nos arrières. Enfants perdus à 30 kilomètres en avant de
l'Aisne, il nous faut mettre un terme à une situation pour le moins aventurée.
La nuit venue, je place au contact de
l'ennemi le régiment de reconnaissance, 10ème Cuirassiers, qui vient
de me rejoindre et je ramène vers Chivres les chars et les chasseurs. Il y a,
sur le terrain, plusieurs centaines de morts allemands et nombre de camions
ennemis brûlés. Nous avons fait 130 prisonniers. Nous n'avons pas perdu 200 hommes.
À l'arrière, sur les routes, des réfugiés ont cessé de fuir. Certains, même,
rebroussent chemin. Car le bruit court dans leurs tristes colonnes que les
troupes françaises ont avancé.
Maintenant, c'est, non plus au
nord-est, mais au nord de Laon, qu'il faut agir car d'importantes forces
ennemies, venant de Marle et allant vers l'ouest, se dirigent sur La Fère en
longeant le cours de la Serre. En même temps, les flancs-gardes allemandes
commencent à se répandre au sud et menacent d'atteindre l'Ailette. La 4ème
Division cuirassée emploie la nuit du 18 au 19 mai à se mettre en place aux
débouchés nord de Laon. Entre-temps, j'ai reçu des renforts : le 3ème
Cuirassiers, soit 2 escadrons de chars Somua, et le 322ème Régiment
d'Artillerie à 2 groupes de 75. En outre, le général Petiet, commandant la 3ème
Division légère de Cavalerie, m'a promis l'appui de ses canons mis en batterie
à hauteur de Laon.
Il est vrai que, sur quelque 150
chars dont je dispose, à présent, 30 seulement sont du type B et armés de 75,
une quarantaine du type D2 ou de marque Somua avec de petits canons de 47, et
que le reste : Renault 35 n'a que des pièces courtes de 37, efficaces tout
au plus jusqu'à 600 mètres. Il est vrai que, pour les Somua, chaque équipage
est formé d'un chef de char qui n'a jamais tiré le canon et d'un conducteur qui
n'a pas fait quatre heures de conduite. Il est vrai que la division comporte un
seul bataillon d'infanterie, transporté, d'ailleurs, en autobus et, de ce fait,
vulnérable à l'extrême au cours de ses déplacements. Il est vrai que,
l'artillerie vient d'être constituée au moyen de détachements fournis par de
multiples dépôts et que beaucoup d'officiers font la connaissance de leurs
hommes littéralement sur le champ de bataille. Il est vrai qu'il n'y a pas,
pour nous, de réseau-radio et que je ne puis commander qu'en dépêchant des
motocyclistes aux échelons subordonnés et, surtout, en allant les voir. Il est
vrai qu'il manque à toutes les unités beaucoup des moyens de transport,
d'entretien, de ravitaillement qu'elles devraient, normalement, comporter.
Cependant, il se dégage, déjà, de cet ensemble improvisé, une impression
d'ardeur générale. Allons ! les sources ne sont pas taries.
Le 19, à l'aube, en avant ! Les
chars de la division, par objectifs successifs, sont dirigés sur Crécy,
Mortiers et Pouilly. Ils doivent y atteindre les ponts et couper à l'ennemi la
route de La Fère. L'artillerie les accompagne. À droite, le régiment de
reconnaissance et le bataillon de chasseurs assurent la couverture sur la
rivière du Baranton et une découverte est portée vers Marle. La matinée se
passe bien. Nous arrivons sur la Serre, après avoir mis en fuite divers
éléments adverses qui s'infiltraient dans la région. Mais, au nord de la
rivière, l'ennemi est en position. Il tient en force les passages et détruit
ceux de nos chars qui tentent de les aborder. Son artillerie lourde entre en
ligne. En fait, nous sommes au contact des grandes unités allemandes qui
affluent vers Saint-Quentin. Pour pouvoir franchir le cours d'eau et pousser
nos chars plus avant, il nous faudrait de l'infanterie, que nous n'avons pas,
et une artillerie plus puissante. Au cours de ces heures difficiles, je ne puis
m'empêcher d'imaginer ce qu'eût pu faire l'armée mécanique dont j'avais si
longtemps rêvé. Qu'elle eût été là, ce jour-là, pour déboucher soudain vers
Guise, l'avance des Panzerdivisions était arrêtée du coup, un trouble grave
jeté dans leurs arrières, le groupe d'armées du Nord en mesure de se ressouder
à ceux du Centre et de l'Est.
Mais, il n'y a, au nord de Laon, que
de bien pauvres moyens. Ce sont donc les Allemands qui passent la Serre. Ils le
font, depuis la veille, à Montcornet où nous ne sommes plus. À partir de midi,
ils le font également à Marle. Avec nombre de blindés, de canons automoteurs,
de mortiers portés en auto, de fantassins motorisés, ils attaquent notre droite
sur la rivière du Baranton et nos arrières à Chambry. Voici, maintenant, les
Stukas ! Jusqu'à la nuit ils vont nous bombarder, redoutables aux
véhicules qui ne peuvent sortir des routes et aux pièces d'artillerie à
découvert. Au début de l'après-midi, le général Georges m'envoie l'ordre de ne
pas poursuivre. Le déploiement de la VIe Armée est accompli et ma
division doit être, incessamment, employée à d'autres tâches. Je décide de
retarder l'ennemi d'un jour encore, en regroupant la division, pour la nuit,
autour de Vorges,
prête à l'attaquer dans son flanc s'il veut pousser de Laon sur
Reims ou sur Soissons, et en repassant l'Aisne seulement le lendemain.
Le mouvement s'exécute en ordre, bien
que, partout, l'adversaire tente de nous accrocher. Pendant la nuit, la
guérilla ne cesse pas aux issues des cantonnements. Le 20 mai, la 4ème
Division cuirassée
se dirige vers Fismes et vers Brame, littéralement au milieu des Allemands qui foisonnent sur
le parcours, tiennent de multiples points d'appui et attaquent nos colonnes
avec de nombreux blindés. Grâce aux chars, qui, à mesure,
nettoient chemins et abords, nous atteignons l'Aisne sans accident grave.
Cependant, à
Festieux, le 10ème Cuirassiers, régiment de
reconnaissance, qui forme l'arrière-garde avec un bataillon de chars, ne se
dégage qu'avec peine et, sur le plateau de Craonne, les trains de la division,
violemment pris à partie, doivent laisser sur place des
camions incendiés.
Tandis que la 4ème Division cuirassée opérait dans le
Laonnais, plus au nord les événements suivaient leur cours au rythme rapide de
la marche des Panzerdivisions.
Le commandement
allemand, ayant décidé de liquider les armées alliées du Nord avant d'en finir
avec celles du Centre et de l'Est, poussait vers Dunkerque ses forces
mécaniques. Celles-ci reprennent l'offensive à partir de Saint-Quentin, en deux
colonnes : l'une allant droit à l'objectif par
Cambrai et Douai, l'autre filant le long de la côte par Étaples et Boulogne. Entre temps, deux Panzerdivisions s'emparent d'Amiens et d'Abbeville et
y installent, au sud de la Somme, des têtes de pont qui serviront plus tard. Du
côté des Alliés, le 20
mai au soir,
l'armée hollandaise a disparu, l'armée belge recule vers l'ouest, l'armée
britannique et la 1ère
Armée française se
voient coupées de la France.
Sans doute, le commandement français manifeste-t-il l'intention de rétablir le contact
entre les deux tronçons de ses forces, en portant à l'attaque le groupe d'armées du Nord à partir d'Arras vers
Amiens et la gauche du groupe d'armées du Centre à partir
d'Amiens vers Arras. Le 19,
c'est cela qu'a
prescrit le général Gamelin. Le général Weygand, qui le remplace, le 20 mai, et qui, le lendemain, se rendra en Belgique, reprend
l'idée à son compte. Théoriquement, ce plan
est logique. Mais, pour qu'il soit exécuté, il faudrait que le commandement
lui-même ait encore l'espérance et la volonté de vaincre. Or, l'écroulement de
tout le système de doctrines ,
l'organisation,
auquel nos chefs se sont attachés, les prive de leur ressort.
Une sorte d'inhibition morale les fait, soudain, douter de
tout et, en particulier,
d'eux-mêmes. Dès
lors, les forces centrifuges vont, bientôt, se révéler. Le roi des Belges ne tardera pas à envisager la reddition ; Lord Gort, le rembarquement ; le général Weygand, l'armistice.
Pendant que, dans le désastre, se
dissout le commandement,
la 4ème Division cuirassée marche vers
l'ouest. D'abord, il a
été question de lui
faire franchir la Somme pour prendre la tête de
l'attaque que l'on projette vers le nord. Mais l'idée est abandonnée. On a ensuite envisagé de l'employer,
avec d’autres forces, à refouler les Allemands qui ont passé la Somme à Amiens. Mais on renonce à la
faire concourir à cette tentative, pour laquelle on lui prend, cependant, un de ses bataill0ns de chars. Finalement, au cours de la nuit du 26 au 27 mai, le commandant de la division, — nommé général l’avant-veille, — reçoit du général Robert Altmayer, commandant
la Xe Armée qui groupe les forces portées hâtivement sur la basse Somme, l'ordre de prendre, sans délai, la direction d’Abbeville et d'attaquer l'adversaire qui a installé, au sud de la
cité, une tête de pont solidement tenue.
À ce moment, la division stationne autour de Grandvilliers. Mise
en route le 22 mai, par Fismes, Soissons, Villers‑Cotterets, Compiègne, Montdidier, Beauvais,
elle a, en cinq jours, parcouru 180 kilomètres.
On peut dire que, depuis sa naissance dans les champs de Montcornet, elle n'a pas cessé de combattre ou de
marcher. L'état des chars s'en ressent. Il en
est resté une trentaine sur l'itinéraire. En revanche, de précieux compléments
nous ont rejoints en chemin : un
bataillon de chars B (47ème Bataillon) ; un bataillon du type D2 (19ème bataillon), doté d'engins de 20 tonnes, qu'il m'a fallu, malheureusement, détacher devant Amiens ; le 7ème
Régiment de dragons
portés ; un groupe d'artillerie de 105 ; une batterie de défense contre avions ; cinq
batteries de 47 antichars. Sauf le bataillon D2, toutes ces unités ont été improvisées. Mais elles sont, dès leur arrivée, saisies par l'ambiance d'ardeur
qui flotte sur la division. Enfin, pour
l'opération qui vient de m’être prescrite, le 22ème Régiment d'Infanterie coloniale et l’artillerie de la 2ème Division de Cavalerie sont mis à ma disposition. Au total, 140 chars en état de marche et six bataillons d'infanterie, appuyés par six groupes d'artillerie, vont donner l’assaut
au front Sud de la tête de pont.
Je décide d'attaquer
le soir même. Car les avions allemands ne cessent d'épier la division et il n'y
a de chance d'obtenir quelque effet de surprise qu'en hâtant le déclenchement.
Les Allemands, en fait, nous attendent de pied ferme. Depuis une semaine, ils
tiennent, face au sud, Huppy à l'ouest, Bray-les-Mareuil, sur la Somme, à
l'est, et, entre ces deux villages, les bois de Limeux et de Bailleul. En
arrière, ils ont organisé Bienfay, Villers, Huchenneville, Mareuil. Enfin, le
Mont Caubert, qui, de la même rive de la Somme, commande Abbeville et ses
ponts, sert de réduit à leur défense. Ces trois lignes successives sont les
trois objectifs que je fixe à la division.
Celle-ci s'engage à 18 heures :
la 6ème Demi-brigade, chars lourds, avec le 4ème Bataillon
de Chasseurs, sur Huppy ; la 8ème Demi-brigade, chars légers,
avec le 22ème Colonial, sur les bois de Limeux et de Bailleul ;
le 3ème Cuirassiers, chars moyens avec le 7ème Dragons,
sur Bray. C'est le centre qu'appuie principalement l'artillerie. À la nuit
tombée, le premier objectif est pris. Dans Huppy, s'est rendu ce qui reste du
bataillon allemand qui l'occupait. Près de Limeux, nous avons capturé, entre
autres, plusieurs batteries antichars et retrouvé les carcasses des engins de
la brigade mécanique anglaise qu'elles avaient détruits quelques jours plus
tôt.
Avant l'aurore, nous repartons. La
gauche doit prendre : Moyenneville et Bienfay ; le centre :
Huchenneville et Villers ; la droite : Mareuil ; le clou de l'attaque étant l'action des
Chars B, qui, obliquant de l'ouest vers l'est, ont mission de cisailler
l'arrière de la ligne allemande. Pour tout le monde, le but final est le Mont Caubert.
La journée est très dure. L'ennemi, renforcé, s'acharne. Son artillerie lourde,
installée sur la rive droite de la Somme, nous bombarde violemment. D'autres
batteries, tirant du Mont Caubert, nous font également souffrir. Le soir,
l'objectif est atteint. Seul, le Mont Caubert tient toujours. Il y a, sur le
terrain, un grand nombre de morts des deux camps. Nos chars sont très éprouvés.
Une centaine, à peine, est encore en état de marche. Mais, pourtant, un air de
victoire plane sur le champ des combats. Chacun tient la tête haute. Les
blessés ont le sourire. Les canons tirent allégrement. Devant nous, dans une
bataille rangée, les Allemands ont reculé.
Dans son ouvrage Abbeville, historique
de la division allemande Blümm qui tenait la tête de pont, le major Gehring
devait écrire quelques semaines plus tard :
« Que s'était-il passé, dans l'ensemble, le 28 mai ?
« L'ennemi nous avait attaqués avec de puissantes forces blindées. Nos
unités antichars s'étaient battues héroïquement. Mais les effets de leurs coups
avaient été considérablement réduits par la valeur des cuirasses. L'ennemi
était donc parvenu à percer avec ses chars entre Huppy et Caumont. Notre défense
antichars étant écrasée, l'infanterie avait cédé le terrain...
« Tandis que les nouvelles alarmantes affluent à l'état-major de la
division et que, sous le feu incessant de l'artillerie française, il n'y a plus
moyen de communiquer avec aucun des bataillons en ligne, le général commandant
la division se porte lui-même vers l'avant... Il rencontre la troupe en
déroute, la regroupe, la remet en ordre et la conduit sur les positions de
défense préparées à quelques kilomètres en arrière des premières lignes...
« Mais une profonde terreur des chars a pénétré les membres des
soldats... Les pertes sont lourdes... Il n'est pour ainsi dire personne qui
n'ait perdu des camarades bien chers... »
Cependant, des renforts arrivent aux
Allemands. Au cours de la nuit du 27 au 28, ils ont pu relever toutes leurs
unités en ligne. Cadavres et prisonniers nous en fournissent les preuves. Dans
la nuit du 28 au 29, nouvelle relève. Ce sont donc des troupes intactes que
nous allons rencontrer, le troisième jour comme le deuxième. À nous, il ne
parvient rien. Il faudrait, pourtant, peu de chose pour achever le succès. Tant
pis ! le 29 mai, tels que nous sommes, nous attaquerons encore une fois.
Ce jour-là, assaut du Caubert ;
notre principal effort étant porté par ses glacis ouest. De Moyenneville et de
Bienfay, doivent partir nos derniers chars B, ainsi que les Somuas passés de la
droite à la gauche. Le bataillon de chasseurs réduit de plus de moitié le
régiment de reconnaissance diminué des deux tiers, un bataillon de dragons, ont
à les suivre. De Villers, seront lancés les Renault qui nous restent avec le 22ème
Colonial. Pour nous aider, le général Altmayer a prescrit à la 5ème Division
légère de Cavalerie, étirée le long de la Somme en aval de la tête de pont, de
pousser sa droite sur Cambron. Mais elle ne pourra progresser. Il a demandé le
concours de l'aviation de bombardement pour agir sur les issues d'Abbeville,
mais les avions sont ailleurs. À 17 heures, notre action se déclenche. Les
pentes du Mont sont atteintes, mais la crête reste à l'ennemi. Quand la nuit
tombe, les Allemands, appuyés par une artillerie puissante, contre-attaquent
sur les villages de Moyenneville et de Bienfay sans réussir à les reprendre.
Le 30 mai, la 51ème Division écossaise, commandée par le
général Fortune et récemment arrivée en France, vient, toute gaillarde et
pimpante, relever la 4ème Division cuirassée. Celle-ci se regroupe
près de Beauvais. Avec moi, les colonels : Sudre, Simonin, François, pour
les chars ; de Ham, pour le régiment de reconnaissance ; Bertrand,
pour les chasseurs ; Le Tacon, pour les coloniaux ; de Longuemare,
pour les dragons ; Chaudesolle et Ancelme, pour l'artillerie ;
Chomel, pour l’état-major, font le bilan de l'opération. Nous n'avons pu
liquider entièrement la tête de pont d'Abbeville, réduite, pourtant, des trois
quarts. Telle qu'elle est, à présent, l'ennemi ne peut en déboucher en force, à
moins, d'abord, de la reconquérir. Nos pertes sont lourdes ; moindres,
toutefois, que celles de l'adversaire. Nous ramenons 500 prisonniers, qui
s'ajoutent à ceux de Montcornet, et une grande quantité d'armes et de matériel
tombés entre nos mains.
Hélas ! au cours de la bataille
de France quel autre terrain fut ou sera conquis que cette bande profonde de 14
kilomètres ? Mis à part les équipages d'avions abattus dans nos lignes,
combien d'autres Allemands auront été faits prisonniers ? Aux lieu et
place d'une pauvre division, faible, incomplète, improvisée, isolée, quels résultats
n'eût pas obtenus, pendant ces derniers jours de mai, un corps d'élite cuirassé
dont nombre d'éléments existaient, d'ailleurs, bel et bien, quoique contrefaits
et dispersés ? Que l'État eût joué son rôle ; qu'il eût, lorsqu'il en
était temps, orienté son système militaire vers l'entreprise, non la
passivité ; que nos chefs eussent, en conséquence, disposé de l'instrument
de choc et de manœuvre qui fut souvent proposé au pouvoir et au
commandement ; alors nos armes avaient leur chance et la France retrouvait
son âme.
Mais, le 30 mai, la bataille est
virtuellement perdue. L'avant-veille, le roi et l'armée belges ont capitulé. À
Dunkerque, l'armée britannique commence son rembarquement. Ce qu'il reste des
troupes françaises dans le Nord essaie d'en faire autant ; retraite
forcément désastreuse. Avant peu, l'ennemi entamera vers le sud la deuxième
phase de son offensive contre un adversaire réduit d'un tiers et dépourvu, plus
que jamais, des moyens de riposter aux forces mécaniques allemandes.
Dans mon cantonnement de Picardie, je
ne me fais pas d'illusions. Mais j'entends garder l'espérance. Si la situation
ne peut être, en fin de compte, redressée dans la Métropole, il faudra la
rétablir ailleurs. L'Empire est là, qui offre son recours. La flotte est là,
qui peut le couvrir. Le peuple est là qui, de toute manière va subir
l'invasion, mais dont la République peut susciter la résistance, terrible occasion
d'unité. Le monde est là, qui est susceptible de nous fournir de nouvelles
armes et, plus tard, un puissant concours. Une question domine tout : les
pouvoirs publics sauront-ils, quoi qu'il arrive, mettre l’État hors d'atteinte, conserver l'indépendance et sauvegarder
l'avenir ? Ou bien vont-ils tout livrer dans la panique de
l'effondrement ?
À cet égard, — je le prévois sans
peine, — beaucoup de choses dépendront de l'attitude du Commandement. Que celui-ci
se refuse à abaisser le drapeau tant que, suivant les formes du règlement
militaire, « n'auront pas été
épuisés tous les moyens que commandent le devoir et l'honneur », bref,
qu'il adopte, en dernier ressort, la solution africaine, il peut devenir, dans
le naufrage, la bouée de sauvetage de l'État. Qu'au contraire, s'abandonnant lui-même,
il pousse à la reddition un pouvoir sans consistance, quel argument va-t-il
fournir à l'abaissement de la France !
Ces réflexions hantent mon esprit,
tandis que, le 1er
juin, je me rends à
la convocation que m'adresse le général Weygand. Le Commandant en chef me
reçoit au château de Montry. Il montre, comme d'habitude, ce don de clarté et
ce ton de simplicité qui lui sont caractéristiques. Il me fait, d’abord, son compliment au sujet de
l'opération d'Abbeville, pour laquelle il vient de m'attribuer une très
élogieuse citation. Puis, il me demande mon avis sur ce qu'il conviendrait de
faire des quelque 1 200 chars modernes dont nous disposons encore. J'indique au
Généralissime que, suivant moi, ces chars devraient, sans délai, être réunis en
deux groupements : principal, au nord de Paris ; l'autre, au sud de
Reims ; ce qui subsiste des divisions cuirassées en fournirait les noyaux.
Pour le commandement du premier, j'avance le nom du général Delestraint,
Inspecteur des chars. À ces groupements seraient accolées
respectivement trois et deux divisions d'infanterie, dotées de moyens de
transport, avec une artillerie doublée. On aurait ainsi un moyen d'infortune
pour agir dans le flanc de tel ou tel des corps mécaniques allemands, quand, poussant
dans leur direction de marche, après rupture de notre front, ils se trouveraient,
plus ou moins, disloqués en largeur et étirés en profondeur. Le général Weygand
prend acte de mes propositions. Après quoi, il me parle de la bataille.
« Je serai, dit-il, attaqué, le
6 juin, sur la Somme et sur l'Aisne. J'aurai sur les bras deux fois plus de
divisions allemandes que nous n'en avons nous-mêmes. C'est dire que les
perspectives sont bouchées. Si les choses ne vont pas trop vite ; si je
puis récupérer, à temps, les troupes françaises échappées de Dunkerque ;
si j'ai des armes à leur donner ; si l'armée britannique revient prendre
part à la lutte, après s'être ré-équipée ; si la Royal Air Force consent à
s'engager à fond dans les combats du continent ; alors, il nous reste une
chance ». Et le Commandant en chef ajoute en hochant la tête :
« Sinon !... »
Je suis fixé. L'âme lourde, je quitte
le général Weygand.
D'un seul coup, était tombée sur ses
épaules une charge écrasante qu'au surplus il n'était pas fait pour porter.
Quand il avait, le 20 mai, pris le commandement suprême, c'était trop tard,
sans nul doute, pour gagner la bataille de France. On peut penser que le
général Weygand s'en aperçut avec surprise. Comme il n'avait jamais envisagé
les possibilités réelles de la force mécanique, les effets immenses et subits
des moyens de l'adversaire l'avaient frappé de stupeur. Pour faire tête au
malheur, il eût fallu qu'il se renouvelât ; qu'il rompit, du jour au
lendemain, avec des conceptions, un rythme, des procédés, qui ne s'appliquaient
plus ; qu'il arrachât sa stratégie au cadre étroit de la métropole ;
qu'il retournât l'arme de la mort contre l'ennemi qui l'avait lancée et mit
dans son propre jeu l'atout des grands espaces, des grandes ressources et des
grandes vitesses, en y englobant les territoires lointains, les alliances et
les mers. Il n'était pas homme à le faire. Son âge, sans doute, s'y opposait
ainsi que sa tournure d'esprit, mais, surtout, son tempérament.
Weygand était, en effet, par nature,
un brillant second. Il avait, à ce titre, admirablement servi Foch. Il avait,
en 1920, fait adopter par Pilsudski un plan qui sauva la Pologne. Il avait,
comme Chef d'état-major général, fait valoir avec intelligence et courage,
auprès de plusieurs ministres et sous leur autorité, les intérêts vitaux de
l'armée. Mais, si les aptitudes requises pour le service d'état-major et celles
qu'exige le commandement ne sont nullement contradictoires, elles ne sauraient
être confondues. Prendre l'action à son compte, n'y vouloir de marque que la
sienne, affronter seul le destin, passion âpre et exclusive qui caractérise le
chef, Weygand n'y était, ni porté, ni préparé. D'ailleurs, qu'il y eût en cela
l'effet de ses propres tendances ou d'un concours de circonstances, il n'avait,
au cours de sa carrière, exercé aucun commandement. Nul régiment, nulle brigade,
nulle division, nul corps d'armée, nulle armée ne l'avaient vu à leur tête. Le
choisir pour prendre le plus grand risque qu'ait connu notre histoire
militaire, non parce qu'on l'en savait capable, mais sous prétexte « qu'il était un drapeau », ce fut le
fait de l'erreur, — habituelle à notre politique, — qui s'appelle : la
facilité.
Du moins, dès qu'il fut reconnu que
le général Weygand n'était pas l'homme pour la place, il eût fallu qu'il la
quittât, soit qu'il demandât sa relève, soit que le gouvernement en prît,
d'office, la décision. Il n'en fut rien. Dès lors, le Généralissime, emporté
par un courant qu'il renonçait à maîtriser, allait chercher l'issue à sa
portée, savoir : la capitulation. Mais, comme il n'entendait pas en
assumer la responsabilité, son action consisterait à y entraîner le pouvoir. Il
y trouva le concours du Maréchal qui, pour des raisons différentes, exigeait la
même solution. Le régime, sans foi ni vigueur, opta pour le pire abandon. La
France aurait donc à payer, non seulement un désastreux armistice militaire,
mais aussi l'asservissement de l'État. Tant il est vrai que, face aux grands
périls, le salut n'est que dans la grandeur.
Le 5 juin, j'apprends que l'ennemi
reprend l'offensive. Dans la journée, je vais demander ses ordres au général Frère,
commandant la VIIe Armée, dans la zone de qui se trouve ma division.
Tandis qu'autour de lui on dépouille les rapports alarmants et que, sous les
dehors du sang-froid professionnel, percent les doutes et les réticences, ce
bon soldat me dit : « Nous sommes malades. Le bruit court que vous
allez être ministre. C'est bien tard pour la guérison. Ah ! du moins, que
l'honneur soit sauvé ! »
Charles de Gaulle, in Mémoires de
Guerre