Au cœur de l'Évangile, les huit Béatitudes nous parlent de la réalité mystérieuse du Royaume de Dieu. Et comme celui-ci nous est rendu présent en la personne de notre Seigneur Jésus-Christ, les Béatitudes nous parlent donc avant tout de lui ; elles sont une icône fidèle du visage du Christ, de la Sainte Face de Jésus. Notre-Seigneur est tout entier présent dans ces huit paroles, qui nous révèlent le comportement de l'homme nouveau, recréé à l'image de Dieu. La pauvreté, la douceur, la pureté, la justice, la miséricorde, la paix... sont donc avant tout des rayons de la gloire de Dieu qui illumine le visage de son Christ.
Il n'est pas difficile d'écrire, face
à chacune des Béatitudes, les antithèses que propose le monde : à la pauvreté
de cœur il oppose la richesse et la suffisance ; à la douceur, la dureté
et l'indifférence ; aux larmes, la joie superficielle et
l'autosatisfaction ; à la faim et soif de justice, la manipulation et le
non-respect de l'autre ; à la miséricorde, l'intransigeance et la vengeance ;
à la pureté de cœur, l'égoïsme et l'amoralisme ; au désir de paix,
l'intrigue et la violence ; à la persévérance dans l'injustice subie pour
le Royaume, la lâcheté et la compromission avec les idées dominantes.
Là où est ton trésor, là aussi sera
ton cœur » (Mt 6, 21) nous dit Jésus ; la mesure de mon désir de vivre les
Béatitudes me révèle la mesure de ma conversion au Christ et à la Sagesse
paradoxale des Évangiles. Et la mesure de mes résistances me révèle la mesure
de mon attachement aux contre‑valeurs que nous fait miroiter le Satan. Nous
pourrions fort bien mettre en scène la célèbre parabole des Deux Étendards proposée par saint Ignace
de Loyola dans ses Exercices spirituels, à partir des Béatitudes et de leurs
antithèses, chacune caractérisant respectivement le camp du Christ et celui de
l'Ennemi. Pour celui qui demeure encore dans l'ombre de la mort, les Béatitudes
ne suscitent que mépris, ironie, dédain et indifférence. Le combat spirituel ne
s'engage que lorsque nous envisageons de quitter l'étendard du Prince de ce
monde auquel le péché nous a soumis. Ne nous étonnons donc pas d'éprouver les
exigences du Sermon sur la montagne comme un arrachement douloureux. S'engager à
la suite du Christ sur la voie des Béatitudes signifie entreprendre un
véritable exode, une sortie de nous-même ; ou encore : consentir à la
mort du vieil homme.
L'inévitable passage au désert est
une épreuve de vérité qui peut même nous conduire à verser des larmes devant le
triste état de notre cœur de pierre. Mais « heureux sommes-nous » si
nous ressentons douloureusement la contradiction interne entre notre désir
profond et notre impuissance à y répondre : « Heureux celui qui
pleure : il sera consolé ». Oui, heureux,
car cette désolation, voire ces larmes, procèdent du gémissement de l'Esprit ;
elles accompagnent l'enfantement de l'Homme nouveau. C'est dans cette pauvreté
consentie que s'annoncent la vraie liberté et la joie que nul ne pourra nous
ravir. L'Esprit triomphera progressivement de nos résistances et les
transformera en un humble désir, que le Seigneur se hâtera de venir combler, en
nous donnant le bonheur de pouvoir demeurer avec Jésus pauvre, doux, pur,
pacifique, patient et miséricordieux.
Nous l'avons bien compris, les
Béatitudes ne sont pas un code de morale : leur dynamisme est entièrement
celui de l'amour, qui désire partager les valeurs, les joies, mais aussi les
souffrances et les humiliations de l'être aimé, afin de ne jamais être séparé
de lui. Avec le Christ et dans l'Esprit, elles nous font entrer dans une autre
logique que celle du monde ; une logique déconcertante et à vrai dire
révolutionnaire, qui annonce un renouvellement radical des relations des hommes
avec Dieu et entre eux. Voici ce que Benoît XVI confiait aux Jeunes rassemblés à
Marienfeld le 20 août 2005 :
Les
saints sont les vrais réformateurs. Pour le dire de manière plus radicale
encore : c'est seulement des saints, c'est seulement de Dieu que vient la
véritable révolution, le changement décisif du monde. Au cours du siècle qui
vient de s'écouler, nous avons vécu les révolutions dont le programme commun
était de ne plus rien attendre de Dieu, mais de prendre totalement dans ses
mains la cause du monde, pour en transformer la condition. Et nous avons vu
que, ce faisant, un point de vue humain et partial était toujours pris comme la
mesure absolue des orientations. L'absolutisation de ce qui n'est pas absolu
mais relatif s'appelle totalitarisme. Cela ne libère pas l'homme, mais lui ôte
sa dignité et le rend esclave. Ce ne sont pas les idéologies qui sauvent le
monde, mais seulement le fait de se tourner vers le Dieu vivant, qui est notre
créateur, le garant de notre liberté, le garant de ce qui est véritablement bon
et vrai. La révolution véritable consiste uniquement dans le fait de se tourner
vers Dieu, qui est la mesure de ce qui est juste et qui est, en même temps,
l'amour éternel. Qu'est-ce qui pourrait bien nous sauver sinon l'amour ?
Jésus ne laisse sur ce point aucun
doute : le Royaume des cieux appartient exclusivement aux « pauvres
de cœur », ces anawim qui sont l'objet de la première Béatitude,
celle qui les récapitule toutes, y compris les béatitudes implicites des autres
lectures de la liturgie de ce jour :
Heureux
ceux qui ne s'appuient pas sur leur propre justice, mais qui cherchent celle
qui vient du Seigneur : ils ‘seront à l'abri au jour de la colère de Dieu’
(1ère lecture).
Heureux
ceux que ‘le monde prend pour fous : Dieu les a choisis pour couvrir de
confusion les sages’. Heureux ceux qui sont ‘faibles dans le monde, Dieu les a
choisis pour couvrir de confusion ce qui est fort’. Heureux ceux qui sont ‘d'origine
modeste, qui sont méprisés dans le monde, ceux qui sont considérés comme rien :
Dieu les a choisis pour détruire ce qui est quelque chose, afin que personne ne
puisse s'enorgueillir devant Dieu’ » (2ème lecture).
Non pas que Dieu soit jaloux de notre
gloire, bien au contraire, puisqu'il veut nous rendre participants de la sienne. Mais il ne veut pas que ses
enfants s'égarent dans l'illusion mensongère de l'orgueil. « Notre
sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption » (2ème lecture) sont en Jésus-Christ, lui que le Père nous a envoyé pour
que nous puissions partager sa vie filiale. Aussi, « celui qui veut
s'enorgueillir, qu'il mette son orgueil dans le Seigneur » (2ème lecture) et non dans les hommes ou en lui-même. Seuls ceux qui « auront
pour refuge le nom du Seigneur pourront paître et se reposer sans que personne
puisse les effrayer » (1ère
lecture),
car le Seigneur prendra lui-même soin d'eux comme un Père prend soin de ses
enfants.
Seigneur,
dans les Béatitudes tu nous révèles l'unique chemin de sainteté, c'est-à-dire
d'une vie conforme à la tienne. C'est ce chemin qu'ont osé emprunter les saints
d'hier comme ceux d'aujourd'hui, et c'est encore ce chemin que parcourront les
saints de demain. Envoie sur nous l'Esprit de sainteté, que nous trouvions l'audace
de nous mettre nous aussi en route vers le Royaume en adoptant résolument les
valeurs évangéliques. Donne-nous l'enthousiasme des vrais réformateurs, de ces
hommes et de ces femmes qui par leur dévouement et leur exemple, ont fait
progresser l'humanité sur le chemin de la charité, en adoptant la charte des
Béatitudes.
Père Joseph-Marie Verlinde, in L'anneau et la couronne IV (Parole et Silence)