mardi 23 août 2016

En souriant... Eugène Labiche, Cette charge écrasante qu'on appelle la reconnaissance

SCÈNE VII
ARMAND ; puis HENRIETTE
ARMAND, seul : Je n'y comprends plus rien... je suis abasourdi !
HENRIETTE, entrant par la droite, au fond : Ah ! monsieur Armand !
ARMAND : Mademoiselle Henriette !
HENRIETTE : Avez-vous causé avec papa ?
ARMAND : Oui, mademoiselle.
HENRIETTE : Eh bien ?
ARMAND : Je viens d'acquérir la preuve de sa parfaite antipathie.
HENRIETTE : Que dites-vous là ? C'est impossible.
ARMAND : Il a été jusqu'à me reprocher de l'avoir sauvé au Montenvers... J'ai cru qu'il allait m'offrir cent francs de récompense.
HENRIETTE : Cent francs ! par exemple !
ARMAND : Il dit que c'est le prix !...
HENRIETTE : Mais c'est horrible !... c'est de l'ingratitude...
ARMAND : J'ai senti que ma présence le froissait, le blessait... et je n'ai plus, mademoiselle, qu'à vous faire mes adieux.
HENRIETTE, vivement : Mais pas du tout ! restez !
ARMAND : à quoi bon ? c'est à Daniel qu'il réserve votre main.
HENRIETTE : Monsieur Daniel ?... mais je ne veux pas !
ARMAND, avec joie : Ah !
HENRIETTE, se reprenant : Ma mère ne veut pas ! elle ne partage pas les sentiments de papa ; elle est reconnaissante, elle ; elle vous aime... Tout à l'heure elle me disait encore : « M. Armand est un honnête homme... un homme de cœur, et ce que j'ai de plus cher au monde, je le lui donnerai... »
ARMAND : Mais ce qu'elle a de plus cher... c'est vous !
HENRIETTE, naïvement : Je le crois.
ARMAND : Ah ! mademoiselle, que je vous remercie !
HENRIETTE : Mais c'est maman qu'il faut remercier.
ARMAND : Et vous, mademoiselle, me permettez-vous d'espérer que vous aurez pour moi la même bienveillance ?
HENRIETTE, embarrassée : Moi, monsieur ?...
ARMAND : Oh ! parlez, je vous en supplie...
HENRIETTE, baissant les yeux : Monsieur, lorsqu'une demoiselle est bien élevée, elle pense toujours comme sa maman.
Elle se sauve.
SCÈNE VIII
ARMAND ; puis DANIEL
ARMAND, seul : Elle m'aime ! elle me l'a dit !... Ah ! je suis trop heureux !... ah !...
DANIEL, entrant : Bonjour, Armand.
ARMAND : C'est vous... (À part) Pauvre garçon !
DANIEL : Voici l'heure de la philosophie... M. Perrichon se recueille... et, dans dix minutes, nous allons connaître sa réponse. Mon pauvre ami !
ARMAND : Quoi donc ?
DANIEL : Dans la campagne que nous venons de faire, vous avez commis fautes sur fautes...
ARMAND, étonné : Moi ?
DANIEL : Tenez, je vous aime, Armand... et je veux vous donner un bon avis qui vous servira... pour une autre fois ! Vous avez un défaut mortel !
ARMAND : Lequel ?
DANIEL : Vous aimez trop à rendre service... c'est une passion malheureuse !
ARMAND, riant : Ah ! par exemple !
DANIEL : Croyez-moi... j'ai vécu plus que vous, et dans un monde... plus avancé ! Avant d'obliger un homme, assurez-vous bien d'abord que cet homme n'est pas un imbécile.
ARMAND : Pourquoi ?
DANIEL : Parce qu'un imbécile est incapable de supporter longtemps cette charge écrasante qu'on appelle la reconnaissance ; il y a même des gens d'esprit qui sont d'une constitution si délicate...
ARMAND, riant : Allons ! développez votre paradoxe !
DANIEL : Voulez-vous un exemple ? M. Perrichon
PERRICHON, passant sa tête à la porte du pavillon Mon nom !
DANIEL : Vous me permettrez de ne pas le ranger dans la catégorie des hommes supérieurs.
Perrichon disparaît.
DANIEL : Eh bien, M. Perrichon vous a pris tout doucement en grippe.
ARMAND : J'en ai bien peur.
DANIEL : Et pourtant vous lui avez sauvé la vie. Vous croyez peut-être que ce souvenir lui rappelle un grand acte de dévouement ? Non ! il lui rappelle trois choses : Primo, qu'il ne sait pas monter à cheval ; secundo, qu'il a eu tort de mettre des éperons, malgré l'avis de sa femme ; tertio, qu'il a fait en public une culbute ridicule...
ARMAND : Soit, mais...
DANIEL : Et, comme il fallait un bouquet à ce beau feu d'artifice, vous lui avez démontré, comme deux et deux font quatre, que vous ne faisiez aucun cas de son courage, en empêchant un duel... qui n'aurait pas eu lieu.
ARMAND : Comment ?
DANIEL : J'avais pris mes mesures... Je rends aussi quelquefois des services.
ARMAND : Ah ! vous voyez bien !
DANIEL : Oui, mais, moi, je me cache... je me masque ! Quand je pénètre dans la misère de mon semblable, c'est avec des chaussons et sans lumière... comme dans une poudrière ! D'où je conclus...
ARMAND : Qu'il ne faut obliger personne ?
DANIEL : Oh non ! mais il faut opérer nuitamment et choisir sa victime ! D'où je conclus que ledit Perrichon vous déteste : votre présence l'humilie, il est votre obligé, votre inférieur ! vous l'écrasez, cet homme !
ARMAND : Mais c'est de l'ingratitude !...
DANIEL : L'ingratitude est une variété de l'orgueil... « C'est l'indépendance du cœur », a dit un aimable philosophe. Or, M. Perrichon est le carrossier le plus indépendant de la carrosserie française ! J'ai flairé cela tout de suite... Aussi ai-je suivi une marche tout a fait opposée à la vôtre.
ARMAND : Laquelle ?
DANIEL : Je me suis laissé glisser... exprès ! dans une petite crevasse... pas méchante.
ARMAND : Exprès ?
DANIEL : Vous ne comprenez pas ? Donner à un carrossier l'occasion de sauver son semblable, sans danger pour lui, c'est un coup de maître ! Aussi, depuis ce jour, je suis sa joie, son triomphe, son fait d'armes ! Dès que je parais, sa figure s'épanouit, son estomac se gonfle, il lui pousse des plumes de paon dans sa redingote... Je le tiens ! comme la vanité tient l'homme... Quand il se refroidit, je le ranime, je le souffle... je l'imprime dans le journal... à trois francs la ligne !
ARMAND : Ah bah ? c'est vous ?
DANIEL : Parbleu ! Demain, je le fais peindre l'huile... en tête à tête avec le Mont Blanc ! J'ai demandé un tout petit Mont Blanc et un immense Perrichon ! Enfin, mon ami, retenez bien ceci... et surtout gardez-moi le secret : les hommes ne s'attachent point à nous en raison des services que nous leur rendons, mais en raison de ceux qu'ils nous rendent !
ARMAND : Les hommes... c'est possible... mais les femmes ?
DANIEL : Eh bien, les femmes...
ARMAND : Elles comprennent la reconnaissance, elles savent garder au fond du cœur le souvenir du bienfait.
DANIEL : Dieu ! la jolie phrase !
ARMAND : Heureusement, madame Perrichon ne partage pas les sentiments de son mari.
DANIEL : La maman est peut-être pour vous... mais j'ai pour moi l'orgueil du papa... Du haut du Montenvers ma crevasse me protège !

Eugène Labiche, in Le Voyage de Monsieur Perrichon