SCÈNE
VII
ARMAND ;
puis HENRIETTE
ARMAND, seul : Je n'y comprends plus rien... je suis
abasourdi !
HENRIETTE, entrant par
la droite, au fond : Ah ! monsieur Armand !
ARMAND :
Mademoiselle Henriette !
HENRIETTE : Avez-vous
causé avec papa ?
ARMAND :
Oui, mademoiselle.
HENRIETTE :
Eh bien ?
ARMAND : Je viens d'acquérir la preuve de
sa parfaite antipathie.
HENRIETTE : Que
dites-vous là ? C'est impossible.
ARMAND :
Il a été jusqu'à me reprocher de l'avoir sauvé au Montenvers... J'ai cru
qu'il allait m'offrir cent francs de récompense.
HENRIETTE : Cent francs ! par exemple !
ARMAND : Il dit que c'est le prix !...
HENRIETTE :
Mais c'est horrible !...
c'est de l'ingratitude...
ARMAND : J'ai senti que ma présence le
froissait, le blessait... et je n'ai plus, mademoiselle, qu'à vous faire mes
adieux.
HENRIETTE, vivement :
Mais pas du tout ! restez !
ARMAND :
à quoi bon ?
c'est à Daniel qu'il réserve votre main.
HENRIETTE : Monsieur Daniel ?... mais je ne
veux pas !
ARMAND, avec joie :
Ah !
HENRIETTE, se reprenant :
Ma mère ne veut pas !
elle ne partage pas les sentiments de papa ; elle est reconnaissante, elle ; elle vous aime... Tout à l'heure
elle me disait encore :
« M. Armand est un honnête homme... un homme de cœur, et ce
que j'ai de plus cher au monde, je le lui donnerai... »
ARMAND :
Mais ce qu'elle a de plus cher... c'est vous !
HENRIETTE, naïvement :
Je le crois.
ARMAND : Ah ! mademoiselle, que je
vous remercie !
HENRIETTE :
Mais c'est maman qu'il faut remercier.
ARMAND : Et vous, mademoiselle, me
permettez-vous d'espérer que vous aurez pour moi la même bienveillance ?
HENRIETTE, embarrassée :
Moi, monsieur ?...
ARMAND :
Oh ! parlez, je
vous en supplie...
HENRIETTE, baissant les yeux :
Monsieur, lorsqu'une demoiselle est bien élevée, elle pense toujours comme
sa maman.
Elle se
sauve.
SCÈNE VIII
ARMAND ; puis DANIEL
ARMAND, seul : Elle m'aime ! elle me l'a dit !... Ah ! je suis trop heureux !... ah !...
DANIEL, entrant :
Bonjour, Armand.
ARMAND :
C'est vous... (À part) Pauvre garçon !
DANIEL : Voici l'heure
de la philosophie... M. Perrichon
se recueille... et, dans dix minutes, nous allons connaître sa réponse. Mon
pauvre ami !
ARMAND :
Quoi donc ?
DANIEL : Dans la
campagne que nous venons de faire, vous avez commis fautes sur fautes...
ARMAND, étonné : Moi ?
DANIEL : Tenez, je
vous aime, Armand... et je veux vous donner un bon avis qui vous servira...
pour une autre fois !
Vous avez un défaut mortel !
ARMAND :
Lequel ?
DANIEL : Vous aimez
trop à rendre
service... c'est une passion malheureuse !
ARMAND, riant : Ah ! par exemple !
DANIEL : Croyez-moi...
j'ai vécu plus que vous, et dans un monde... plus avancé ! Avant d'obliger un homme,
assurez-vous bien d'abord que cet homme n'est pas un imbécile.
ARMAND :
Pourquoi ?
DANIEL : Parce qu'un imbécile est incapable
de supporter longtemps cette charge écrasante qu'on appelle la reconnaissance ; il y a même des gens d'esprit qui
sont d'une constitution si délicate...
ARMAND, riant : Allons ! développez votre paradoxe !
DANIEL : Voulez-vous
un exemple ? M. Perrichon
PERRICHON, passant sa
tête à la porte du
pavillon : Mon nom !
DANIEL : Vous me
permettrez de ne pas le ranger dans la catégorie des hommes supérieurs.
Perrichon disparaît.
DANIEL : Eh bien, M. Perrichon vous a pris
tout doucement en grippe.
ARMAND : J'en ai bien peur.
DANIEL : Et pourtant
vous lui avez sauvé la vie. Vous croyez peut-être que ce souvenir lui rappelle
un grand acte de dévouement ? Non ! il lui rappelle trois choses : Primo, qu'il ne sait
pas monter à cheval ;
secundo, qu'il a eu tort de mettre des éperons, malgré l'avis
de sa femme ; tertio, qu'il a fait
en public une culbute ridicule...
ARMAND :
Soit, mais...
DANIEL : Et, comme il
fallait un bouquet à
ce beau feu d'artifice, vous lui avez démontré, comme deux et deux font
quatre, que vous ne faisiez aucun cas de son courage, en empêchant un duel...
qui n'aurait pas eu lieu.
ARMAND :
Comment ?
DANIEL : J'avais pris
mes mesures... Je rends aussi quelquefois des services.
ARMAND :
Ah ! vous voyez bien !
DANIEL : Oui, mais,
moi, je me cache... je me masque ! Quand je pénètre dans la misère de mon semblable,
c'est avec des chaussons et sans lumière... comme dans une poudrière ! D'où je conclus...
ARMAND :
Qu'il ne faut obliger personne ?
DANIEL : Oh non ! mais il faut opérer nuitamment et
choisir sa victime !
D'où je conclus que ledit Perrichon
vous déteste :
votre présence l'humilie, il est votre obligé, votre inférieur ! vous l'écrasez, cet homme !
ARMAND :
Mais c'est de l'ingratitude !...
DANIEL : L'ingratitude
est une variété de l'orgueil... « C'est l'indépendance du cœur », a dit un aimable philosophe. Or,
M. Perrichon est le carrossier
le plus indépendant de la carrosserie française ! J'ai flairé cela tout de
suite... Aussi ai-je suivi une marche tout a fait opposée à la vôtre.
ARMAND :
Laquelle ?
DANIEL : Je me suis laissé glisser...
exprès ! dans une
petite crevasse... pas méchante.
ARMAND : Exprès ?
DANIEL : Vous ne
comprenez pas ?
Donner à un carrossier
l'occasion de sauver son semblable, sans danger pour lui, c'est un coup de
maître ! Aussi, depuis
ce jour, je suis sa joie, son triomphe, son fait d'armes ! Dès que je parais, sa figure
s'épanouit, son estomac se gonfle, il lui pousse des plumes de paon dans sa
redingote... Je le tiens !
comme la vanité tient l'homme... Quand il se refroidit, je le ranime, je le
souffle... je l'imprime dans le journal... à trois francs la ligne !
ARMAND : Ah bah ? c'est vous ?
DANIEL : Parbleu !
Demain, je le fais peindre l'huile... en tête à tête avec le Mont Blanc ! J'ai demandé un tout petit Mont
Blanc et un immense Perrichon !
Enfin, mon ami, retenez bien ceci... et surtout gardez-moi le secret : les hommes ne s'attachent point à nous en raison des services que
nous leur rendons, mais en raison de ceux qu'ils nous rendent !
ARMAND :
Les hommes... c'est possible... mais les femmes ?
DANIEL : Eh bien, les
femmes...
ARMAND :
Elles comprennent la reconnaissance, elles savent garder au fond du cœur le
souvenir du bienfait.
DANIEL : Dieu !
la jolie phrase !
ARMAND :
Heureusement, madame Perrichon
ne partage pas les sentiments de son mari.
DANIEL : La maman est
peut-être pour vous... mais j'ai pour moi l'orgueil du papa... Du haut du Montenvers ma crevasse
me protège !
Eugène Labiche, in Le Voyage de
Monsieur Perrichon