Les brebis du Seigneur ne sont pas
des moutons de Panurge. Elles sont libres. Cela nous est d'ailleurs clairement
indiqué dans l'allégorie du Bon Pasteur, toujours dans l'évangile de saint
Jean. Au moment même où le Christ se désigne lui-même comme la Porte des brebis,
il insiste sur leur liberté d'aller et de venir : « Si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé. Il entrera et sortira et trouvera
des pâturages » (Jn 10, 9). Curieuse formule qui a fait
reculer plus d'un traducteur. Certains écrivent par exemple : « Il ira
et viendra… » On peut effectivement aller
et venir dans une cage, ce serait d'ailleurs tout ce que nous aurions à y faire, pour
peu qu'elle se trouve suffisamment vaste. Le Christ n'est pas une cage : étant entré par lui, nous pouvons
ensuite entrer et sortir. Sortir du Christ ? Oui, parce que nous n'oublierons jamais la Porte des Brebis. Au milieu de
nos routes et de nos déroutes, nous reviendrons toujours à lui qui est chemin.
LE LAXISME EST-IL
CHRISTIQUE ?
Je me hasarderai à proposer deux
raisons à cette sécurité des brebis sous le bon Pasteur.
Le Christ nous aura marqué à
l'intime de nous-mêmes, au point que cette liberté même que nous lui opposons
vient de lui ; et, vraiment libre, elle nous ramènera inexorablement
à lui. Je ne développe pas ici longuement ce point, j'y reviendrai. Il est tout
de même étonnant de constater que, culturellement, dans l'histoire de
l'humanité, l'athéisme même, ce libre refus de Dieu, est un produit dérivé du
christianisme, comme Nietzsche l'a montré 1.
Mais il y a une deuxième raison,
plus grande encore : lui, le Bon Pasteur, se souvient de chacun d'entre
nous : « Je connais mes brebis ». Il n'oubliera
jamais ceux qui ont fait partie de ses brebis. N'ayons pas peur de le perdre.
Nos égarements mêmes nous ramènent à lui. La première grâce est ineffaçable. Où
irions-nous, sinon en lui ? Si nous ne nous égarons pas
volontairement, mais seulement par l'effet de cette liberté des enfants de Dieu
qu'il a mise en nous, nous nous retrouverons toujours, car il nous retrouvera,
quitte à nous prendre un moment sur son épaule, comme la brebis perdue (voir Lc 15, 4 s).
Cette Bonté infinie n'engendre-t-elle pas une forme de laxisme ? C'est le
reproche que l'on a fait au Christ de son temps déjà, puisqu'on le traitait de
glouton par comparaison à son cousin Jean le Baptiseur,
qui, lui, ne se nourrissait que de
sauterelles. Dans une parabole étonnante, on comprend que le Christ est du côté
de ceux qui jouent de la flûte et Jean-Baptiste du côté de ceux qui se sont
lamentés. Laxistes ou rigoristes, ni les uns ni les autres n'obtiennent aucun
écho au sein de cette génération, dont,
quelques versets plus loin, le Christ dit qu'elle est pire que les habitants de
Sodome, étant absolument dénuée d'Esprit 2. Tous les
moyens ont été utilisés pour la tourner vers le salut. Sans résultat :
À qui comparerais-je cette génération ? Elle est semblable à des gamins assis sur les places et qui crient aux autres : « Nous avons joué de la flûte et VOUS n'avez pas dansé ; nous avons chanté un thrêne 3 de lamentation et vous ne vous
êtes pas frappé la poitrine ». Jean est venu sans manger ni boire
et l'on dit « Il est possédé du démon ». Le Fils de l'homme est venu qui mange et boit, et on dit : « Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des
pécheurs ». Ne voyez-vous donc pas que justice
a été rendue à Dieu étant données ses œuvres ?
Mt 11, 16-19 4
Quelles sont les œuvres de
Dieu ? Jean-Baptiste et Jésus. L'un et l'autre pourtant sont
apparemment en échec. Ce n'est donc pas le laxisme du Christ qui serait moins
efficace, puisque la rigueur de Jean-Baptiste ne l'est pas davantage.
L'accusation que le public lance au Christ « Glouton », « ivrogne »... est extrêmement grave dans un contexte biblique. Joachim Jérémias n'hésite pas à la rapprocher d'un texte du Deutéronome sur les
fils récalcitrants et la manière dont il convient de les traiter :
Notre fils que voici est insupportable ! Pas moyen de nous faire
obéir ! C'est un glouton et un ivrogne. — Alors tous ses concitoyens lui jetteront des pierres jusqu'à ce que mort
s'ensuive. Ainsi extirperas-tu le mal de chez toi.
Dt 22, 18 s
Le Christ est traité en « fils récalcitrant », parce qu'il veut danser et jouer
de la flûte... Plusieurs fois les Judéens
ont voulu le lapider, comme dans
cet extrait du Deutéronome... La raison ?
Ils n'admettent pas sa légèreté
par rapport à la loi... On dirait aujourd'hui : ils récusent
son laxisme. Ils refusent sa décontraction par rapport aux préceptes, cette
manière qu'il avait de se placer, lui, au-dessus des prescriptions divines.
Mais le Christ note qu'il en a été de même avec Jean-Baptiste, annonçant des
châtiments, se revêtant de la rigueur de la Loi et vivant une vie de
mortification. Lui aussi a été haï par ceux qu'ils venaient réveiller. Au fond,
dans le plan providentiel, c'est la rigueur de Jean-Baptiste qui autorise le
laxisme du Christ. Quant au public, il ne réagit ni à l'un ni à l'autre et
tue les deux, la mort de Jean-Baptiste annonçant celle de son cousin.
La manière dont le Christ se
décrit lui-même face à Jean-Baptiste est significative de ce qu'il entend par
son Royaume : non pas un Royaume où l'on s'abstiendrait de jeûner,
mais un Royaume où le jeûne même est une joie : « Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête ! »
Comme dit saint Thomas d'Aquin
dans son commentaire de ce passage :
Les hommes sont attirés vers une vie bonne de deux manières : les uns sont sensibles à la manifestation de la sainteté ; les autres y viennent par une bonté familière. Le Seigneur et Jean se partagent
ces deux voies : Jean ou plutôt le Seigneur par
Jean a choisi la voie de l'austérité. Par lui-même, il a choisi la voie de la
douceur. Mais aucune des deux ne suffit à convertir cette génération. 5
La question n'est pas celle des
moyens employés pour toucher les âmes ils ont tous été utilisés avec le même
insuccès. Cette parabole nous mène donc a relativiser la pastorale,
c'est-à-dire l'art des moyens à utiliser pour conduire les âmes vers Dieu. La
pastorale du Christ et celle de Jean‑Baptiste apparaissent à l'opposé l'une de
l'autre, mais cela n'empêche pas qu'elles recueillent l'une et l'autre le
scepticisme de cette génération. C'est que la foi est au-delà des moyens censés
la procurer.
Reste à savoir si certains moyens
sont objectivement meilleurs que d'autres, s'il faut préférer l'austérité ou la
douceur, Jean ou le Christ. Jansenius, dans son commentaire, reprenant
les mots de Thomas, souligne que l'austérité émeut les hommes et les tourne
vers la sainteté. Mais, ajoute-t-il, seule la douceur du Christ est
imitable 6.
Le prétendu laxisme est nécessaire, d'une certaine façon,
et c'est Jansenius qui le souligne ! Pourquoi ? Il est seul
viable. On ne vit que de la douceur du Christ même lorsque l'on s'est ému de
l'austérité de Jean-Baptiste. L'austérité correspond à la grâce d'un seul homme
tandis que la douceur et la miséricorde s'appliquent à tous les hommes : elles sont
vivantes dans le cœur de chacun.
Le laxisme autoproclamé du Christ se découvre dans un autre texte, la parabole
de l'intendant d'iniquité, au chapitre 16 de saint Luc. Parabole mystérieuse
et sans doute constituée de deux récits :
celui qui concerne l'intendant
lui-même, son attitude face à sa mauvaise réputation, et celui qui concerne le « Mammon d'iniquité » avec lequel on peut au moins se
faire des amis. On a proposé toutes sortes de lectures de cette parabole.
Aucune n'est parfaite et l'on achoppe souvent sur cette dualité
d'inspiration : il y a d'une part une réflexion sur la Justice, que
l'on peut rattacher à la demande du Notre Père : « Remettez-nous nos dettes ». Et il y a d'autre part une
réflexion sur l'argent et sur son ambiguïté profonde. Laissons de côté cette
deuxième partie et centrons-nous sur l'intendant qui remet les dettes. On a dit
du mal de sa gestion autour de lui. Les gens le trouvent trop laxistes. Et lui
ne cherche pas à se refaire une virginité, si je puis l'écrire ainsi. Il veut
montrer que sa méthode est la bonne. Il persévère donc dans des pratiques qu'il
avait déjà utilisées manifestement, tant il montre son assurance et son
autorité :
Il convoqua l'un après l'autre les débiteurs de son maître et dit au premier : « Combien dois-tu à mon maître ? » « Cent barils d'huile ». « Assieds-toi, prends ton billet et
écris vite : cinquante ». Il dit à un autre : « Et toi, combien dois-tu ? » « Cent mesures de blé ». « Prends ton billet et
écris : quatre-vingt ».
Le commentaire tombe : « Le Seigneur loua l'intendant d'iniquité d'avoir agi de manière avisée » (Lc 16, 5-8).
Les commentateurs, me semble-t-il, n'ont pas assez remarqué l'autorité de
l'intendant : c'est lui qui interroge, on ne le supplie pas. C'est
lui qui tranche sur la ristourne : 50 ou 20%,
selon ce que chacun peut payer. Il
commande au débiteur de s'asseoir, c'est-à-dire d'agir en toute sécurité,
malgré ce que l'action peut avoir d'apparemment contraire à la justice. Il va
faire modifier les écritures (« prends ton billet »), mais c'est
son droit. De qui s'agit-il ? Pour moi, si on accepte de ne pas
porter immédiatement sur lui le jugement que lui attribue sa réputation, cet
intendant qui diminue nos dettes sans les effacer pour autant, c'est… ce ne
peut être que le Christ. On aurait dans cette parabole le visage du Christ tel
qu'il se critique lui-même : un intendant du Royaume des Cieux,
ayant tout pouvoir sur les biens éternels mais que l'on accuse d'être trop
complaisant (jusqu'à la malhonnêteté) et qui, au lieu de montrer qu'il peut
aussi être juste et sévère, choisit d'utiliser une dernière fois sa méthode
pour faire rembourser les mauvais payeurs 7. Qu'au moins
ils remboursent ce qu'ils peuvent payer (l'un cinquante, l'autre quatre-vingts)
et le Maître (Dieu) aura sauvé ce qu'il y avait à sauver du bien qu'il avait
prêté à ces mauvais payeurs.
C'est dans une perspective un peu
semblable d'un Messie facilitateur et non juge que Clément
d'Alexandrie, autour de 250, dans la Sixième Stromate, parle du Christ comme du « Banquier de Dieu »8 : celui qui fait crédit, mais aussi
celui qui remet les dettes, comme dans le Notre Père, le disciple doit remettre
les dettes que l'on a contractées envers lui.
Il est clair que l'Évangile nous
entretient du laxisme du Christ. Nous ne lui devons pas tout ce dont nous lui
sommes redevables, comme dans la parabole des deux débiteurs, à qui le Maître remet 50 ou 500 deniers, se targuant d'avoir mieux
atteint son but lorsqu'il a remis 500 deniers que lorsqu'il a remis 50 : « Lequel des deux l'aimera davantage ? Celui auquel
il a remis davantage ». Y aurait-il rédemption si nous
étions tenus de rembourser tout ce que nous avons emprunté au Seigneur ? Évidemment non. La Rédemption, c'est forcément quelque
chose comme un moment où le Fils de Dieu, parce qu'il nous a acheté cher (1 Co 6, 20), peut, lui, nous faire crédit...
JUSQU'OÙ VA NOTRE LIBERTÉ ? L'EXEMPLE
DE SARTRE
Ce laxisme va jusqu'à l'athéisme,
non pas que l'athéisme soit une invention du christianisme, mais l'athéisme
issu du christianisme, celui de Nietzsche, celui de Sartre, est foncièrement
différent de l'athéisme ancien. Ce n'est pas l'affirmation froide de
l'inexistence de Dieu, mais une sorte de déploration dans laquelle l'amour est
toujours là, même s'il s'est transformé en haine. Voyez la formule de Sartre
dans L'Existentialisme est un humanisme, cette petite conférence dans
laquelle il a popularisé son approche existentielle : « Si Dieu existait, ce serait une raison supplémentaire pour nous de le
combattre ». Comme l'expliquait naguère Claude Tresmontant, l'athéisme devient ici antithéisme.
Mais n'est-ce pas la même chose
chez Nietzsche, qui s'est installé dans la délicieuse ambiguïté de la mort de Dieu ?
La « mort de Dieu » est un
concept engendre par la liberté chrétienne. Nietzsche en emprunte l'expression
a un cantique de Luther. Il va bien évidemment plus loin que Luther, vers le « Néant plein » de l'éternel retour et vers la Volonté de puissance de
l'Homme qui s'accomplit en Surhomme... Pour le Maître de la Réforme, comme pour
tous les chrétiens, Dieu est mort en Jésus-Christ, qui est le Verbe de Dieu,
deuxième personne de la Trinité. Si Jésus est mort sur la Croix, on peut dire
que Dieu est mort puisque Jésus est Dieu... La Mort (cessation de la vie) est
incompatible avec Dieu, qui est la Vie, mais, tel est le mystère du Christ, en
lui une mort humaine est attribuée au Vivant, c'est-à-dire mystérieusement
vivifiée.
Au contraire, Nietzsche, dans sa
perspective, inverse le donné chrétien. Pour lui, Dieu est mort car les hommes
l'ont tue. Dieu est mort parce que la liberté humaine, infinie par la seule
vertu de sa proclamation, ne pouvait plus supporter son existence. Cet
événement est d'ordre culturel, ce qui renvoie à l'idée que la mise à mort de
Dieu « au couteau »9,
est un acte collectif, un
monstrueux prodige du sacrilège. Selon Nietzsche, ce sacrilège doit être la
source du bonheur moderne, il est au principe du véritable Gai savoir comme
de toute philosophie nouvelle.
C'est là le nouveau Pari d'un
Pascal inversé, fondateur d'un nouveau monde, inventeur de nouveaux paradigmes
dont nous vivons encore aujourd'hui et que Nietzsche décrit ainsi :
En vérité, nous les philosophes,
les esprits libres, la nouvelle que Dieu est mort, nous nous sentons illuminés
d'une nouvelle aurore ; notre cœur en cela déborde de gratitude, de
stupeur, de pressentiment, d'attente ; finalement, l'horizon nous paraît
de nouveau libre ; la mer, notre mer est de nouveau ouverte devant nous.
Peut-être n'a-t-il jamais existé une mer aussi
ouverte ? 10
C'est l'allégresse libératrice
d'une foi athée que Nietzsche décrit ici, une foi athée qui se perçoit
elle-même sur le modèle — inversé — de la foi chrétienne, prétendant
avoir dépassé le nihilisme dans un Oui
absolu 11 qui suffit à faire sens, qui n'a plus à chercher un
sens, qui est l'autre nom de la liberté absolue, c'est-à-dire de la liberté par
rapport à tout sens ou plus précisément de la liberté comme sens pluriel. Ce Oui de Nietzsche, il ne le cache pas,
c'est l'Amen du chrétien, une foi non dans la raison et dans ses constructions
mais dans la Vie et sa puissance. La puissance de la vie ? C'est l'amour !
Nietzsche n'ose pas s'aventurer
jusqu'à l'amour. Mais certains athées, ceux auxquels le Tout donne une sorte de
vertige, peuvent être particulièrement accessibles à l'amour. Pourquoi ? Parce qu'ils
ne calculent plus rien. Lorsque tout est comme rien, il ne reste que
l'amour : une immense compassion totalement désintéressée, celle dont
Sartre, dans certains de ses plus beaux élans, a donne une image contre tous
ceux qu'il appelait les salauds, les gens trop bien dans leur peau que ne
trouble plus le malheur du monde.
« Le devenir-athée, dit
Sartre dans un texte peu connu sur Kierkegaard, est une longue entreprise difficile,
un rapport absolu avec ces deux infinis, l'homme et l'univers »12. Être athée, au fond pour Sartre, c'est, au-delà de la nausée que cela provoque,
accepter ce rapport absolu avec deux infinis, accepter d'être tout, puisqu'il
n'y a pas de Dieu pour totaliser le tout. Il faut bien faire son travail ! On en
mourrait pour le monde, comme Dieu l'a fait lui-même dans l'Évangile. C'est que
Sartre refuse Dieu, mais il ne peut pas, il ne sait pas refuser l'Absolu, qui
est comme en déshérence et qu'il appartient au philosophe de ressaisir, un
Absolu dont le philosophe sait qu'il ne peut le ressaisir que par un amour sans
limite. Dans ses Carnets, Sartre ne parle pas d'amour, mais il est très
clair sur le sens historique de son
athéisme, sur cette relativité de l'histoire athée qui devient un absolu dans
le sujet :
Je me suis choisi dans le XXe siècle. Pour parler comme
Heidegger, c'est du XXe siècle et de ses problèmes que je
me fais annoncer à moi-même ce que je suis […]. Je ne suis l'Absolu que parce que
je suis historique. Voilà ce que je veux dire : si l'on considère que je subis l'histoire, alors je ne suis que relativité.
Si l'on comprend au contraire que je me fais dans l'histoire, alors me voici à
ma place — un absolu. 13
Ce texte, paru dans des Carnets
qui ont été livrés au public pour la première fois en 1983 — de manière posthume donc — résonne comme la confession de
l'athée. Plus clairement que Nietzsche (Sartre avait ce génie français de la
clarté), la future idole de Saint-Germain des Prés, qui n'est à l'époque où il
écrit ces lignes qu'un brillant normalien livre ici quelque chose comme le fond
de son cœur : l'homme (il veut dire :
l'homme qui a un destin — et il emploie
lui-même ce terme 14) est le là de l'être, le lieu de l'absolu.
Devenir athée, c'est le comprendre. Pour Sartre, devenir athée est la seule
manière (au XXe siècle) d'accéder à l'Absolu,
c'est-à-dire au fond de se sauver. Ce souci du salut, on le retrouve dans les
dernières lignes de ce livre si personnel Les Mots :
Puisque j'ai perdu mes chances de mourir inconnu, je me flatte quelquefois
de vivre méconnu. Grisélidis pas morte. Pardaillan m'habite
encore. Et Strogoff. Je ne relève que d'eux, qui ne
relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour
ma part, je ne m'y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à
qui perd gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs d'autrefois pour que
tout me soit rendu au centuple. En ce cas je serais Philoctète. Magnifique et
puant, cet infirme a donné jusqu'à son arc sans condition. Mais
souterrainement, on peut être sûr qu'il attend sa récompense. [...] Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier jour,
contre les séductions de « l'élite ». Jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un « talent » :
ma seule affaire était de me sauver — rien dans les mains, rien dans les poches — par le travail et la foi. Du coup,
ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage, je me suis mis tout entier à l’œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l'impossible salut au magasin des
accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les
hommes, et qui les vaut tous, et que vaut n'importe qui. 15
Ce texte est volontiers allusif et
donc un peu obscur. Sartre veut manifestement rester méconnu de ses lecteurs. Il ne se livre pas sans une vraie
réserve. On ne peut pas manquer de voir cependant que ce qui est le final de
son autobiographie est traversé de résonances chrétiennes, à commencer par
l'expression croire en Dieu, l'image de rendre
au centuple, le rang
social comme séduction, la folie (qui est érasmienne, plus sage que toutes les sagesses, dirait saint Paul),
le fait d'être propriétaire d'un talent (avec les
guillemets dans le texte originel, qui sont une manière de dire qu'il cite
l'Évangile et n'entend pas le mot talent au sens courant, mais au sens que lui
a donné la parabole éponyme). Enfin bien sûr, il y a l'idée du salut, un salut
qui ne peut être que par les œuvres (ici :
« le
travail ») puisque Dieu n'existe pas dans sa « pure option » et que la foi
a pour objet justement cet absolu qu'est le sujet. Mais quel est le
sujet ? Comment peut-il être considéré comme le lieu de l'absolu, ainsi
que Sartre l'envisageait déjà dans ses Carnets de la Guerre que nous
venons de citer ? Au fond, c'est la question de Heidegger sur le Dasein, avec d'autres
mots, non pas ceux du technicien allemand, mais ceux du moraliste français 16. Quels sont ces mots ? « Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous
et que vaut n'importe qui ». Si l'homme est athée, c'est-à-dire
s'il est le lieu de l'absolu, « ayant rangé l'impossible Salut au
magasin des accessoires », alors il est aussi vrai qu'un
homme vaut un homme (qui jugera l'homme pour dire que tel vaut moins qu'un
autre), mais aussi qu'un homme les vaut tous puisqu'il est le Dasein, le lieu de l'être, le sens, le seul sens, et qu'il serait quelque chose
comme dieu, si dieu existait.
Si l'on essaie de se résumer, pour
cet athée qu'est Sartre et en raison même de la conscience qu'il a de son
athéisme, la philosophie est bien l'art du salut (Pascal sur ce point a raison,
il est resté maître du terrain, trois siècles après son fameux Pari). C'est sa
seule signification, c'est en cela qu'elle peut se nommer elle-même, sans rire,
une quête de l'absolu. Mais la où la religion, avec Luther, est allée, au-delà
de toute philosophie, jusqu'au salut par la foi seule et, au surplus, jusqu'au
salut sans les œuvres, Sartre inverse la position : certes, nous
allons le voir, il garde la foi et ne la sacrifie pas à la Raison, il est trop
philosophe pour commettre cette étroitesse impardonnable, celle de Monsieur Homais et du stupide XIXe siècle. Mais il donne toute
efficacité non à la foi mais aux œuvres, à ce qu'il appelle le travail. C'est
sans doute le sens spirituel de son adhésion au marxisme.
Concrètement, éthiquement, la foi peut très bien être mise de côté parce que les
œuvres seules sont nécessaires. « Sans équipement, sans outillage,
je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout
entier ». La vie de Sartre, c'est son œuvre. Il n'est que ce
qu'il se fait. « Tout entier », dit-il... Il
n'a rien laissé à la contemplation, très peu (nous verrons quoi dans un
instant) à la foi, très peu à son seul instinct de propriété,
celui qu'il a développé pour son talent hors du
commun. Le talent n'est rien, dit l'Évangile, tant qu'on ne l'a pas fait
fructifier, tant qu'on ne l'a pas transformé en une œuvre.
Dans cette construction sublime du
salut par les œuvres, qui est au fond l'autre nom de l'existentialisme (« Tu es ce que tu fais »), il reste malgré tout quelque chose à la foi.
On ne peut pas l'éliminer purement et simplement et si l'athée Sartre la
mentionne, à côté du travail (« me sauver par le travail et la foi »17), c'est parce qu'il en tient, malgré qu'il en ait, pour
la nécessité d'une foi athée. Quelle est cette foi ? La foi dans
le sujet comme absolu et donc comme libre, infiniment libre.
Cette infinie liberté, dans ce
texte, Sartre lui donne des noms, qui ne sont pas des noms communs (comme dans
un jeu de synonymie), mais des noms propres, parce que la liberté est toujours
en propre ou n'est pas. Il cite donc trois noms propres, que l'on n'attendait
pas en un moment aussi solennel que celui de la clôture de son autobiographie : « Griselidis pas morte »,
Pardaillan, et Strogoff 18. Un conte, un roman de cape et
d'épée et un roman d'aventures pour jeunes... Ces trois références ont de quoi
intriguer. Elles nous ramènent à la jeunesse de Sartre à ses héros et à ses rêves 19. Ces trois
noms propres sont trois manières d'être au monde et trois manières d'avoir un
destin. Trois manières donc d'incarner une foi laïque. Sartre a un très beau
mot que n'aurait pas désavoué Bernanos, chantre de l'enfance héroïque « Je
ne relève que d'eux, qui ne relèvent que de Dieu ». Si ses héros
ne relèvent que de Dieu, on peut en dire autant de la foi athée de Jean-Paul
Sartre : elle ne relève elle aussi que de Dieu finalement, à
travers les personnages si classiques qui matérialisent son rêve quotidien.
Honnêteté ! Elle ne
relève que de Dieu, a travers une sorte de dépit amoureux dans l'âme du jeune
Jean-Paul, qui, quelque part, met en cause l'histoire de la déchristianisation
en France, dont, au fond, cet athéisme est un produit. Mais voici le dépit
amoureux d'abord :
Dieu m'aurait tiré de peine. J'aurais été chef-d'œuvre signé, assuré de
tenir ma partie dans le concert universel. J'aurais attendu patiemment qu'il me
révélât ses desseins et ma nécessité. Je pressentais la religion, je l'espérais,
c'était le remède. Me l'eût-on refusé, je l'eusse inventé moi-même. On ne me la
refusait pas. Élevé dans la foi catholique, j'appris que le Tout Puissant
m'avait fait pour sa gloire : c'était plus que je n'osais rêver.
Mais par la suite, dans le Dieu fashionable qu'on m'enseigna, je ne reconnus
pas celui qu'attendait mon âme : il me fallait un Créateur, on me
donnait un grand patron. Les deux n'étaient qu'un mais je l'ignorais. Je
servais sans chaleur l'Idole pharisaïque et la doctrine officielle me dégoûtait
de chercher ma propre foi. Quelle chance ! Confiance et désolation
faisaient de mon âme un terrain de choix pour y semer le ciel. Sans cette
méprise je serais moine. 20
Et voici la déesse Histoire,
immédiatement après :
Mais ma famille avait été touchée
par le lent mouvement de déchristianisation qui naquit dans la haute
bourgeoisie voltairienne et prit un siècle pour s'étendre à toutes les couches
de la Société.
L'athéisme de Sartre est bien un
mélange entre dépit amoureux et conjoncture historique. N'empêche !
Athéisme ou pas, il garde de la foi entrevue dans le culte de l'absolu 21. Il vivra
toujours de ce culte, malgré tous les malentendus.
Sartre athée nous fait sentir, par
contre-position, ce que peut être un agnostique. Contrairement à l'athée, qui
vibre, l'agnostique reste commodément installé dans le relatif et il relativise
tout, jusqu'à cette installation même. C'est pourquoi le réel n'a pas de prise
sur lui, il passe à côté de l'existence, et en devient littéralement insaisissable.
Il est dans un perpétuel « ailleurs », toujours migrant pour employer un
terme que l'on utilise beaucoup en ce moment, jamais « chez lui dans le
monde » comme aurait dit Heidegger. Aucun savoir, aucune foi,
il n'a pas de demeure. Notre monde, terrorisé de se voir assigné à résidence,
cultive cet agnosticisme comme un symptôme de son nomadisme et se garde
soigneusement de l'athéisme, qui, comme un Michel Onfray en porte sans le vouloir le témoignage, exige une forme de foi — une foi
athée.
Abbé Guillaume de Tanoüarn, in Délivrés (cerf)
1. Je ne dis pas
que Nietzsche est le premier ou le seul à être athée. Mais il est le premier à
découvrir la religion de l'athéisme et à la découvrir si étrangement proche du
christianisme.
2.
« Si les
miracles accomplis chez toi l'avaient été dans Sodome, elle serait encore là
aujourd'hui ». On en lit la
raison au verset 21 :
« Ils auraient
fait pénitence ».
3. Lamentation funèbre chantée par les aèdes en Grèce
antique [ndvi].
4. Pour le verset 19, j'ai adopté la traduction de Joachim PREMIAS, dans Les
Paraboles de Jésus, Lyon, Xavier Mappus, 1964
p. 162. Il y a les enfants
qui sont assis au bord du chemin et qui prétendent diriger le jeu en entonnant
tantôt un chant funèbre, tantôt une danse. Mais ils sont toujours à contretemps, ils ne se donnent pas la
peine d'observer les signes des temps, chantant un thrêne quand il faudrait être joyeux et
jouant de la flûte quand il faudrait pleurer. Le dernier mot appartient à l'Histoire qui est comme un premier
Jugement de Dieu :
« Justice a été rendue à Dieu étant données ses œuvres ».
5. THOMAS
D'AQUIN, Commentaire de l'évangile de Matthieu, chap. XI.
6.
C'est Knabenbauer qui cite Jansenius. Je n'ai pas
retrouve cette idée forte dans le commentaire évangélique de l'évêque d'Ypres.
Voici néanmoins ce que l'on peut lire, sous la plume de KNABENBAUER, dans le Commentaire
de Matthieu Paris 1886,
t. I, p. 446 : « Jansenius a
parfaitement raison de souligner que généralement les hommes ont coutume
d'admirer l'austérité de la vie. Donc il est advenu, de par une économie
divine, que par cette
manifestation [austère] de sainteté, les hommes sont conduits à croire dans les paroles de cet homme austère. Mais Jean n'a
pas été envoyé pour que tous puissent imiter l'exemple de sa vie, mais ‘pour qu'il rende témoignage à la lumière’, à laquelle il
confère l'autorité de son austérité. Il n'en est pas de même du Christ.
L'exemple de sa vie est proposé à tous. Son office propre est d'attirer à lui tous les hommes, ce qui ne
peut se faire avec toute l'efficacité requise que par une adaptation [attemperatio] et un accommodement [condescensio cum
omnibus] envers tous ». Étonnantes formules !
7. Comme il en accepte la
perspective dans la parabole des Dix mines (Lc 19,
22) : « Tu
savais que je suis un homme dur [austerusl, retirant ce que je n'ai pas mis en dépôt et moissonnant ce que je n'ai pas
semé... ».
8.
« Soyez de bons
banquiers, sachant reconnaître la bonne et la mauvaise monnaie », CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromates VI, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1997, p. 224 n. I.
9. F. NIETZSCHE,
Le Gai Savoir, n° 125 : c'est le texte célèbre sur le fou qui vient
trop tôt dire que Dieu est mort. Nietzsche précise « sous nos couteaux » : « N'entendons-nous pas le
bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ?
Ne sentons-nous pas l'odeur de la
putréfaction divine ? Même les dieux se putréfient ! Dieu est
mort ! Dieu reste mort !
Et nous l'ayons tué ! Comment nous
consolons-nous, nous les plus assassins de tous les assassins ? La chose la
plus sainte et la plus puissante qu'ait jusqu'ici possédée le monde est saignée
à blanc, égorgée sous nos couteaux. Qui nous lavera en nous purifiant ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quels rites
d'expiation, quelle fête sacrée devons-nous inventer ? » Pour une analyse puissante de ce texte, voir Karl
JASPERS, Nietzsche,
Introduction à sa philosophie, Paris, Gallimard, 1950, p. 247 s., avec ce mot de Nietzsche expliquant la mort de
Dieu : « L'homme ne supporte pas que vive
un pareil témoin ».
10. Sur Nietzsche
et Pascal, on trouve un bel ensemble de textes dans Georges MOREL, Nietzsche, t. II, Analyse de la maladie, Paris, Aubier
Montaigne, 1985, p. 175-176. Voir F. NIETZSCHE, Le Gai
Savoir, n° 338.
11.
« Le
fait de dire Oui et Amen » dans Ainsi
parlait Zarathoustra, paragraphe Le convalescent. Ce Oui,
chez Nietzsche est bien religieux, puisqu'il est le synonyme de l'Amen.
12. Jean-Paul
SARTRE, Situations IX, « L'universel singulier » [1966], éd. Gallimard 1972, p. 189.
13. J.-P. SARTRE, Carnets, Gallimard 1995 p. 244.
Dans L'Être et le néant, Paris Gallimard, 1980 p. 243,
on trouve un étonnant corrélât de
cette quête de l'Absolu en soi-même :
« Le pour-soi
[la conscience] est double fuite du monde. [...] Le possible est le libre terme de la fuite. Le pour-soi ne peut fuir vers
un Transcendant qu'il n'est pas. Mais seulement vers un transcendant qu'il est.
C'est ce qui ôte toute possibilité d'arrêt à cette fuite perpétuelle. [...] Ainsi courons-nous après un possible que notre course même fait apparaître,
qui n'est rien que notre course et qui se définit par là-même comme hors
d'atteinte ». Écrire : le
pour soi ne peut fuir vers un transcendant qu'il n'est pas, c'est évidemment préjuger de la solution du problème
existentiel et l'interpréter a priori
de manière purement athée. PLATON dans le Théétète (176a) disait lui : « La fuite, cette entrée en ressemblance [homoiosis] avec Dieu ». On doit remarquer cet accord
étrange entre Platon et Sartre sur l'idée que la conscience fuit le monde.
Parce qu'elle l'est en définitive, pense Sartre. Parce qu'il n'est pas,
explique Platon.
14. Par ses
origines protestantes, il croit à la prédestination, il se sait
prédestiné.
15. J.-P. SARTRE, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 212.
16. Il faudrait
réfléchir sur le fait que Sartre est essentiellement un moraliste, qu'il n'est
ni un politique ni un pur spéculateur ou un pur métaphysicien. Sa métaphysique
est elle-même morale, comme celle de Spinoza.
17. En
intervertissant les deux termes du couple classique : la foi et les
œuvres. Cette interversion signifie que le travail est tout et que la foi athée
n'est rien sans lui.
18. Grisélidis est l'héroïne d'une légende dont Boccace est le
premier interprète, dont Charles Perrault fit un Conte en vers et que reprendra
Massenet dans l'un de ses meilleurs opéras :
elle est tentée par le diable qui
cherche atteindre sa fidélité à son mari, puis son amour maternel.
Elle est plus forte que toutes les épreuves.
Pardaillan est une série de capes et d'épées, parue au début du XXe qui est encore une leçon d'héroïsme.
Roman de Jules Verne, Michel Strogoff met en scène un courrier du Tsar, qui doit à tout prix remplir sa mission dans les meilleurs délais.
Pardaillan est une série de capes et d'épées, parue au début du XXe qui est encore une leçon d'héroïsme.
Roman de Jules Verne, Michel Strogoff met en scène un courrier du Tsar, qui doit à tout prix remplir sa mission dans les meilleurs délais.
19. Il est question par le menu de ces personnages et du culte que leur voue le
jeune Sartre dans Les Mots, p. 106 s.
20.
Ibid., p.78-79.
21. La description
de l'athée old school, ibid., p. 79
s. est bien celle d'un homme qui
reste tourmenté par l'absoluité de sa position métaphysique.